Chantal Deckmyn

Lire la ville. Manuel pour une hospitalité de l’espace public

Paris, Éditions La Découverte, 2020, 280 p. | commenté par : Pedro Gomes

Lire la ville. Manuel pour une hospitalité de l’espace public est un ouvrage de Chantal Deckmyn, architecte-urbaniste et socio-anthropologue, formée également à la philosophie et à la psychanalyse. Selon la notice biographique de la page 2, l’auteure a fondé en 1997 l’association Lire la ville, « à la fois un atelier urbain et une agence de reconversion professionnelle œuvrant auprès de populations et de lieux urbains à divers titres disqualifiés », au sein de laquelle « elle a formé une équipe d’écrivains, d’artistes, d’architectes, de paysagistes et de philosophes ». Si le titre de l’ouvrage dévoile un projet éditorial très ambitieux, la pluridisciplinarité de la formation et la richesse du parcours professionnel de Chantal Deckmyn révèlent une auteure apte à relever le défi.

Ce manuel est issu d’une étude financée par la fondation Abbé Pierre[1] sur la place des SDF dans la ville. La situation de ces derniers, « les habitants les plus exposés », « permet de comprendre à quel point l’espace public dans ses vertus éducatives, civilisatrices, citoyennes, est en train de disparaître » (Regnier, 2020, p. 23) et « a grandement besoin d’être défendu » (Deckmyn, 2020, p. 9). Ce point de départ résonne fortement avec les travaux du géographe Don Mitchell (1995) discutant de « la fin de l’espace public » à partir de l’oppression des sans-abri à Berkeley. Pourtant, là où Mitchell se concentre sur des enjeux démocratiques et de droit à la ville, Chantal Deckmyn fait le pari de renouer avec une autre tradition de la pensée américaine sur les espaces publics : celle du manuel de design urbain (voir, entre autres, Carr et al., 1992 ; Cooper Marcus et Francis 1990 ; Whyte, 1990), que l’on retrouve surtout dans les références que l’auteure fait à leur semblable européen, Jan Gehl. C’est bien la femme de terrain et du monde opérationnel qui tient la plume, donc, pour ce livre que le quatrième de couverture destine à un large lectorat, soit « tout un chacun, des élus et des aménageurs aux amoureux de la poétique urbaine ».

L’ouvrage comporte neuf chapitres. Le premier, introductif et très sommaire (intitulé « Un lecteur averti »), est important, car il explique l’objectif du manuel et son organisation. Excepté les deux premiers et les deux derniers, tous les autres chapitres ont une structure quasi identique. Celle-ci ne comprend ni introduction ni conclusion et se compose de fiches thématiques portant sur des types d’espace ou des domaines d’action. L’auteure y expose tout d’abord les enjeux en matière d’hospitalité puis explicite l’utilité directe et les bénéfices indirects pour les personnes, et ensuite pour la ville, et de potentiels effets indésirables de la mise en place des principes d’action défendus. S’ensuit une liste d’exemples et contre-exemples qui précède des préconisations quant à la marche à suivre. Chaque chapitre se termine par une rubrique « pour en savoir plus » qui le plus souvent renvoie à l’histoire ou à des œuvres artistiques ayant trait à la thématique. La structure, sûrement nécessaire pour que le manuel soit « un outil maniable, à l’intérieur duquel on puisse facilement aller et venir » (p. 11), ne rend toutefois pas facile la lecture d’un seul trait. Le livre est par ailleurs très riche d’illustrations et d’exemples, démontrant la vaste expérience et l’expertise de son auteure. Ce travail remarquable est d’une utilité certaine pour les lecteurs, qui y trouveront tant matière à réfléchir qu’une pédagogie de la ville, des solutions à expérimenter, ou encore des arguments pour plaidoyer auprès des décideurs et des concitoyens.

Le deuxième chapitre quant à lui expose « Le rôle de l’espace public », notamment dans son fonctionnement social. À la fin de ces deux premiers chapitres, le concept opératoire de l’ouvrage s’avère bien celui de l’espace public et non celui de l’hospitalité, résumé assez rapidement comme un « espace non hostile » et par la suite simplement mentionné, référence à Jacques Derrida comprise, tout au long de l’ouvrage. Or, ces dernières années, la recherche urbaine et sociale s’est emparée de cette notion pour discuter des pratiques d’accueil des étrangers, en particulier les plus vulnérables d’entre eux (voir les travaux de Michel Agier). C’est cette pensée par la condition d’un public spécifique, condition marquée par sa vulnérabilité – qui plus est, est le propos de l’étude à la base de cet ouvrage ! – que l’auteure paraît refuser, affirmant qu’un espace accueillant pour les plus vulnérables l’est pour tout le monde, de la même manière que l’hostilité des espaces publics, exacerbée par des dispositifs sécuritaires et/ou anti-SDF, affecte tous les groupes sociaux et toutes les catégories d’usagers. Par ailleurs, l’auteure critique de façon répétée les écueils d’approches catégorielles des groupes fragiles, notamment certains dispositifs à destination des SDF, qui les concentrent et les écartent de la ville dans son ensemble. C’est un choix que je considère comme problématique et sur lequel je reviendrai à la fin de ce compte-rendu.

Le chapitre suivant, « L’espace public comme contenant pour la vie sociale et individuelle », compile des fiches sur le sol urbain, sur les « pliures » entre espace public et espaces privés ainsi que sur l’entretien de l’espace public. Dans ce chapitre, le positionnement disciplinaire de l’auteure devient plus clair. En ressort une vision de l’espace public qui est résolument celle d’une architecte : l’espace public (toujours au singulier) est un « contenant de la vie sociale » et est décrit par des métaphores de vide et de plein. Fortement attachée aux formes des espaces publics de la ville traditionnelle (ou « constituée », selon ses mots), l’auteure épouse une conception finalement essentialiste et normative de l’espace public en tant qu’espace extérieur de propriété publique et espace de l’anonymat, du vivre ensemble et de la démocratie. Ce faisant, elle incarne pleinement la période à laquelle elle a étudié la socio-anthropologie à Lyon. D’une grande influence au début des années 2000, cette approche correspondant à une espèce d’apogée d’une politique d’espace public inspirée de Barcelone, et considérablement ancrée dans la conception de l’espace public comme élément structurant de la ville et de son identité, était en même temps très liée à l’affirmation d’une école lyonnaise de la sociologue urbaine autour d’Isaac Joseph et de sa relecture d’auteurs tel Erving Goffman. Pourtant, en adoptant cette conception classique de l’espace public, l’auteure fait fi du travail plus récent de certains chercheurs. Ceux-ci, plutôt que de partir des formes des espaces publics, s’intéressent aux usages et pratiques de sociabilité des habitants des périphéries pour montrer l’existence d’une vie publique dans ces territoires (Desjardins et Fleury, 2014 ; Rougé et Aragau, 2019). Une approche comme celle de l’auteure, qui disqualifie les espaces de l’urbanisme moderne en tant que non-lieux ou autres formulations peu élogieuses, ne risque-t-elle pas de renforcer des préjugés selon lesquels les espaces périphériques sont majoritairement hostiles et stériles et ainsi de freiner encore plus l’émergence, lente mais plutôt certaine, de politiques d’espace public sur ces territoires (Dufranc et Gomes, 2018 ; TVK et al., 2019) ?

Le chapitre suivant, « Un maillage de mini-services », propose des fiches sur du mobilier urbain qui peut être présent dans les espaces publics (bancs, fontaines, toilettes et kiosques multiservices), ainsi que sur les bains publics. Les approches servicielles de la production urbaine (Baraud-Serfaty et al., 2018), y compris des espaces publics (Brandão et Brandão, 2018), sont une tendance très forte qui entraîne la pensée sur les espaces publics, centrée sur l’individu, vers les usages et la gestion, là où on réfléchissait auparavant surtout en termes de livraison d’un espace, entendu tel un ensemble d’objets et/ou de produits immobiliers. Dans ce chapitre, Chantal Deckmyn fait précisément cet exercice, en montrant la manière dont, dans l’espace public, des objets familiers, parfois de plus en plus rares, peuvent être conçus en tant que fournisseurs de services d’hospitalité. Commencerait donc à s’opérer un glissement de l’espace public comme concept structurant du raisonnement vers celui de l’hospitalité, glissement qui s’accentue dans le chapitre suivant. Celui-ci, « Des lieux, publics ou privés, à l’usage public », porte notamment sur des parkings, des gares, des lieux de culte, des centres commerciaux ouverts et des équipements accessibles au public. Ici encore, l’auteure livre plusieurs pistes stimulantes pour concevoir ces lieux en tant que lieux de vie publique et d’hospitalité, faisant écho à un des derniers concepts à la mode dans la géographie urbaine britannique : l’« infrastructure sociale » (Latham et Layton, 2019). Les différents éléments étudiés jusqu’ici, qui constituent pour la plupart des objets discrets, commencent à être davantage assemblés dans le chapitre suivant, dédié à l’« Urbanité, une ville attentionnée », avec des fiches sur la signalétique (dont la question de la langue), la nature en ville, la nuit urbaine et la « sûreté non agressive ». Chacune à leur manière, ces fiches montrent ce que sont, pour l’auteure, les non-sens et les erreurs de l’urbanisme contemporain et la façon dont ces pratiques peuvent être infléchies et devenir plus vertueuses.

Le septième chapitre, le dernier comportant des fiches, semble encore faire prendre un virage au fil rouge de l’ouvrage, cette fois-ci vers « Un développement de la ville et des rénovations urbaines pensées autrement ». Il inclut une fiche sur « Les occupations sans titre dites squats » et une autre sur « Les bidonvilles comme des embryons de ville ». Chantal Deckmyn y érige en modèles d’intervention sur la ville des friches culturelles telles la Belle de Mai et des occupations temporaires comme Les Grands Voisins, d’une part, et d’autre part des méthodes de travail fortement tributaires de l’existant, notamment dans les établissements les plus précaires, telles que celles de Patrick Bouchain ou l’urbanisme tactique de Teddy Cruz. Ce chapitre est particulièrement intéressant et à mettre en perspective des diverses « marches à suivre » précédentes et des chapitres à venir. Dans leur ensemble, toutes ces pistes et recommandations m’ont évoqué une critique de l’exposition sur l’urbanisme tactique à laquelle participait Cruz (entre autres) au MOMA de New York. Rédigé par le géographe Neil Brenner (2015), ce texte pointe le caractère très « anti-planning » de ces approches de la production urbaine. La posture de Deckmyn semble être également anti-planning, non seulement par sa critique acerbe de l’urbanisme moderne et réglementaire, mais aussi, et surtout, par son apparent refus d’une approche d’ensemble de l’espace public (ou pourquoi pas de l’hospitalité), tel un schéma directeur qui rassemblerait les différentes entrées de ce manuel. Chaque fiche préconise de réunir un collectif de professionnels de l’urbain et de la municipalité (mais pas les personnes vulnérables elles-mêmes) pour inventorier, identifier des brèches et nourrir des appels d’offres subséquents. Ce sont des propositions qu’il faut prendre en considération, d’autant plus qu’elles pourraient être vraisemblablement mises en œuvre, puisqu’elles expriment des modalités d’action de plus en plus légitimées par les pouvoirs publics en France[2].

Chez l’auteure, cette apparente opposition à l’urbanisme est aussi une question de savoirs, savoirs experts, mobilisés par les pratiques urbanistiques, qu’elle critique dans le chapitre huit, consacré à la présentation de sa démarche pour « Écouter, lire et écrire la ville ». Elle y aborde le refus de l’objectivité de l’étude ou du diagnostic pour privilégier, à la place, une méthode d’écriture de récits et de témoignages, par des écrivains professionnels ou amateurs. Leur cumul ferait ressortir autant de points de vue et d’aspects, seuls à même de pouvoir nourrir des projets humanistes et imprégnés d’imaginaire contre les méfaits du cadre de référence de l’urbanisme contemporain. Dans ce chapitre, on aurait souhaité un positionnement plus clair de la démarche que Chantal Deckmyn développe depuis 1997 face aux nombreux exemples d’utilisation de la matière sensible et/ou artistique dans la production des espaces publics. On peut citer, à titre d’exemples, la commande de textes à des écrivains pour les cahiers des charges des aménagements d’espace public à Lyon dans les années 1990, l’essor des méthodes sensibles dans les études préopérationnelles ou même la place croissante des artistes dans les projets d’urbanisme (Arab et al., 2016). Ce chapitre illustre bien comment l’auteure dresse un portrait à charge d’une certaine manière de faire l’urbanisme, souvent laissée plutôt dans l’implicite que vraiment disséquée, et épouse un engagement, pour le coup fort explicite, en faveur d’une éthique de la ville où les plus fragiles seraient bienvenus. Entre ce compromis éthique, la critique générale et le caractère très particulier de ses recommandations, un élément manque : la façon dont on produit les espaces publics aujourd’hui, non pas leurs formes, mais les processus. Si l’auteure refuse l’urbanisme de la table rase, elle semble défendre une table rase des pratiques instituées. Mais comment identifier précisément celles dont Chantal Deckmyn parle, dans un contexte de grande pluralité des modalités de faire et de s’organiser pour faire ?

Le dernier chapitre, « Comment penser une ville plus éthique ? », revient sur un ensemble de principes issus des canons de l’urbanisme culturaliste et des démarches incrémentales que l’auteure partage : respect du contexte, importance de l’imaginaire urbain, densification et structuration douce des tissus, articulation de l’initiative individuelle avec l’intérêt général… Le discours architectural sur la ville et l’espace public resurgit ici et la spécificité de l’hospitalité en tant que problématique de la production de la ville s’estompe.

Ce manuel se termine ainsi en réaffirmant une approche spatialiste de l’espace public et de l’hospitalité, rendant d’autant plus visibles, à mon avis, deux problèmes considérables dans un manuel pour l’hospitalité de l’espace public. Ces problèmes découlent tous deux du refus des approches catégorielles, comme Chantal Deckmyn les nomme, et qui l’empêchent, par extension, de penser en termes de groupes sociaux, d’une part, et de publics d’autre part.

Dès lors, il me semble presque paradoxal que, dans un ouvrage dont le point de départ est la place des sans-abri dans la ville, aussi peu de réflexion explicite porte sur les inégalités sociales et ce qu’elles impliquent en matière d’accès à l’espace. Par exemple, en affichant la friche culturelle comme un modèle d’hospitalité, Chantal Deckmyn ne se questionne pas sur ses publics ou sur son rôle dans la montée en gamme des quartiers ; ou encore sur la manière dont des efforts sincères d’amélioration des espaces publics n’ont pas su empêcher le creusement de nouvelles inégalités dans l’accès au logement et aux « mini-services » de la part des publics les plus fragiles.

Loin d’être anecdotique, lorsqu’il s’agit d’identifier les « effets potentiellement indésirables » des propositions défendues dans ses fiches, l’auteure liste souvent les éventuels conflits d’usage qui dans la plupart des cas seraient résolus, d’après elle, grâce à des mesures relativement simples. Ce faisant, elle refuse de considérer le conflit tel un élément constitutif de l’espace public (Koch et Latham, 2013), au sein duquel des groupes sociaux se retrouvent dans une concurrence de fait pour l’appropriation des espaces publics. Car c’est finalement une thèse contraire à la sienne, thèse selon laquelle l’espace public, parce que propriété de l’État et appartenant à tous, ne saurait être approprié/appropriable par quiconque. C’est peut-être à cause de cette réduction de la question de l’hospitalité à un ensemble de solutions techniques et de gestion ainsi qu’à un engagement éthique avec l’autre que Chantal Deckmyn n’aborde ni l’urbanisme participatif ni la démocratie participative comme instruments dans la création (pas toujours aisée) d’espaces publics hospitaliers. Les passages sur les bidonvilles et les squats montrent qu’elle est sensible aux expertises d’usage, mais semble moins encline à reconnaître les porteurs de ces expertises en tant qu’acteurs politiques, insistant davantage sur la posture des experts de l’urbain et des élus par rapport à ces territoires.

Finalement, et sans confondre les espaces publics urbains matériels qui intéressent l’auteure avec la sphère publique, il serait sûrement possible d’inclure dans un tel manuel une discussion sur la dimension politique d’un espace public hospitalier. Deckmyn affirme que l’espace public est politique par définition en tant qu’espace de la citoyenneté, mais il aurait été éventuellement plus fructueux d’envisager le rapport entre espace public, hospitalité et le politique d’une manière processuelle, en termes de publicisation, ainsi que le suggèrent Stéphane Tonnelat et Cédric Terzi (2013). Comment conceptualiser politiquement la question de l’hospitalité, comment la rendre visible dans un espace physique et communicationnel et, enfin, de quelle façon créer l’adhésion d’une multitude d’individus à ce sujet, et, ce faisant, les constituer en public ? Un espace public hospitalier pourrait alors être celui qui permettrait aux plus fragiles de contribuer à l’émergence de l’hospitalité en tant que problème politique, mobilisant un public concret, au-delà des améliorations des conditions matérielles de l’espace et d’accès aux services. Un autre moyen pour politiser l’hospitalité de l’espace public dans cet ouvrage aurait été de s’inspirer des théories de la justice et du cosmopolitisme telles qu’elles sont retravaillées par le géographe Kurt Iveson (2007) et qui refusent précisément l’idée d’un public universel en soulignant la diversité des publics et des luttes qu’il faut mener pour être reconnu comme public d’un espace et d’un débat. De quelle manière les plus fragiles, par exemple les SDF, pourraient-ils et elles interpeller le public, utiliser collectivement la parole en tant qu’un des publics de la ville, à partir, justement, de leurs existences concrètes dans les espaces publics ? Un espace public hospitalier peut-il se construire sans l’affirmation comme sujets politiques de celles et ceux qui sont définis, avant tout, par ce qu’ils n’ont pas ?

[1] Organisation non-gouvernementale française œuvrant contre le mal-logement et pour les droits des mal-logés.

[2] À titre d’exemple, l’État français a récemment primé les auteurs des démarches tactiques et incrémentales appréciées par Deckmyn. Il a notamment attribué le grand prix de l’urbanisme à Patrick Bouchain et inclus dans le palmarès des jeunes urbanistes de « collectifs » tels Etc., Plateau Urbain, Yes We Camp, et sélectionné Encore Heureux comme commissaire de la participation française à la Biennale de Venise autour des « lieux infinis »…