Nancy Fraser : pour une conception de la justice spatiale au-delà des oppositions binaires

| commenté par : Philippe Gervais-Lambony | Claire Hancock | Sophie Moreau

Le présent texte fait partie d’un ensemble issu de séances de séminaire organisées par la revue JSSJ en 2016 et 2017. Il s’agissait d’échanger sur les lectures des membres du comité de rédaction et du conseil scientifique, dans le cadre d’une démarche qui caractérise notre collectif : mobiliser des textes ne traitant pas directement d’espace, venant de la philosophie politique ou de la philosophie morale, pour penser leurs possibles applications sur des questions spatiales, théoriques et/ou empiriques. Ici nous proposons trois lectures de textes de Nancy Fraser, chacune est suivie d’un exemple d’application sur un terrain ou objet de recherche (texte en italique).

Nancy Fraser est l’une des autrices majeures de la philosophie politique contemporaine. Ses textes, d’une écriture limpide, claire et pédagogique, développent des interrogations qui sont au centre de nos débats sur une certain nombre d’oppositions qu’elle met d’ailleurs en cause : universel/singulier (diversité) ; socio-économique / culturel ; distribution / reconnaissance / procédural ; individuel/collectif.

Nous nous appuierons ici, successivement, sur trois textes dont la chronologie permet aussi d’ébaucher une meilleure compréhension de l’évolution d’une pensée : « Rethinking Recognition », New Left Review, 3, 2000 | Qu’est-ce que la justice sociale, La Découverte, 2005, chapitres 2 et 3 | « Abnormal justice », chapitre 4 de l’ouvrage Scales of Justice, Columbia University Press, 2009.

 

« Rethinking Recognition », New Left Review, 3, 2000.

Fraser présente dans cet article trois piliers ou dimensions de la justice mais qui n’ont pas tou-te.s le même statut : la dimension économique (redistribution), la dimension « culturelle » (terme que j’utilise faute de mieux, il n’est pas de Fraser, qui parle de reconnaissance) et la dimension politique (la parité de participation).

Selon Fraser la question de la redistribution a été « déplacée » ou « évincée » en Amérique du Nord au cours des années 1970 par l’émergence de revendications dites « identitaires » : mouvement de demande de « reconnaissance » des minorités, Afro-américain.e.s, femmes, homosexuel.le.s, etc. Outre que ce déplacement pose problème en soi (si un certain « culturalisme » évince totalement les enjeux économiques de la justice), il s’est révélé très opportun pour le libéralisme triomphant des Reagan et autres Thatcher.

Autre conséquence problématique : ce qu’elle qualifie de problème de la réification des identités, leur essentialisation, et le fait que parlent en fait au nom des minorités certaines élites bien spécifiques qui s’arrogent le droit de « dire » l’identité mais occultent les relations de pouvoir au sein des groupes (une classe moyenne afro-américaine surtout masculine dans le cas du mouvement pour les Civil Rights, des femmes blanches de classe moyenne ou supérieure dans le mouvement féministe, les gays plutôt que les lesbiennes ou trans parmi les LGBT, etc.). À cela s’ajoute la difficulté, pour les groupes dominés, de se dire alors que le langage a été forgé par les dominants et que c’est l’ensemble du vocabulaire qui sert à désigner les dominés qu’il faudrait resignifier pour renverser le stigmate.

La critique que porte Fraser à ces « identités » telles que mises en avant par les discours tendant à demander leur « reconnaissance », c’est qu’elles sont pensées sur le modèle de l’identité individuelle, et sur un mode psychologique : or cela pose problème de passer d’une conception de la reconnaissance d’une identité individuelle à la reconnaissance d’une identité de groupe. Cela comporte aussi le risque de faire apparaître le « déni de reconnaissance » (misrecognition) comme quelque chose qui se joue dans les relations interpersonnelles (par exemple l’injure raciste, sexiste ou homophobe d’un invididu envers un autre) alors que ce sur quoi Fraser insiste, c’est la dimension institutionnelle et structurelle de ce déni de reconnaissance.

Au total, Fraser renvoie « culturalisme » simpliste et « économisme » simpliste dos-à-dos en montrant bien qu’on ne peut penser l’un à l’exclusion de l’autre, et que chacun est susceptible de conduire à des dérives si l’on fait abstraction des imbrications étroites du culturel et de l’économique dans la constitution des injustices sociales.

Pour dépasser ce dualisme, la solution que propose Fraser est de penser le « troisième pilier » de la justice, la « parité de participation » : elle insiste sur le déni de reconnaissance comme déni d’un statut de « partenaire à part entière de l’interaction sociale » à certains groupes constitués comme inférieurs de manière institutionnalisée (donc pas seulement dans le discours et les représentations). On peut appliquer cette idée dans la recherche urbaine par exemple en considérant les processus de consultation pour le réaménagement d’un espace public : il s’agit alors non seulement de se demander qui participe ou qui ne participe pas (et avec quelles chances d’infléchir la formulation d’un projet), mais de se demander qui est a priori exclu du débat car considéré comme illégitime à s’exprimer et construit comme indésirable (les SDF, dealers, prostitué-e-s, jeunes…).

Quand Fraser parle de « repenser » la reconnaissance, il s’agit de la penser non comme reconnaissance d’une identité (« modèle identitaire ») mais comme reconnaissance d’un statut de partenaire égal (« modèle statutaire ») ; il s’agit donc d’un mode de « reconnaissance universaliste » dans le sens où ce qu’il s’agit de reconnaître, ce n’est pas une spécificité, mais un statut d’égal. Pour elle, ce « modèle statutaire » englobe et subsume les questions de redistribution et de reconnaissance—donc la reconnaissance des « effets de normes et significations institutionnalisées sur le statut relatif des acteurs sociaux ».

Fraser souligne que le processus de la reconnaissance est aussi divers que les formes de discrimination ou de subordination statutaire peuvent l’être : dans certains cas, il suppose de rendre visible une différence occultée et passée sous silence (exemple des gay prides), dans d’autres cas de réfuter une supposée différence et extraordinaireté, et dans d’autres encore de mettre en évidence la spécificité inavouée du groupe des dominants qui ont souvent construit un universel à leur image (la figure censément neutre du citoyen comme homme blanc de classe moyenne hétérosexuel, etc.).

 

Le cas de la « discrimination territoriale »

Parmi les illustrations/applications possibles des idées de Fraser à des questions spatiales/urbaines, on pense au travail effectué sur la notion de « discrimination territoriale » (Hancock, Lelévrier, Ripoll, Weber 2016). Idée lancée par des élus communistes de Seine-Saint-Denis, qui avaient décidé de surfer sur la vague montante de la législation anti-discrimination en France, elle a permis de faire inclure dans cette législation l’interdiction légale de la discrimination en raison du lieu de résidence, en janvier 2014. Quand on lit les projets de loi déposés par ces élus, il y a visiblement une double discrimination ou injustice qui est dénoncée : le sous-équipement en services publics, la sous-dotation de leurs territoires (aspect redistributif, sur lequel ils interpellent les pouvoirs publics) et la stigmatisation des communes de banlieue dans les médias et les discours politiques (aspect de « reconnaissance »). Pour eux, il s’agit clairement de s’inscrire en faux contre l’idée de territoires « hors normes », exceptionnels, marqués par la violence, l’anomie, etc. ; et de demander l’application des politiques de droit commun (services de transport, de sécurité, d’éducation, etc.) à proportion de leur population et de leurs besoins (donc « modèle statutaire », pas de demande d’un statut d’exception mais juste de politiques de droit commun). On a cru pendant un temps que cette idée de discrimination territoriale serait « la montagne accouchant d’une souris », avec la mise en place d’un droit de recours individuel contre les refus de service (refus de crédit bancaire, de paiement par chèque, etc., en raison d’une résidence dans un DOM ou une commune défavorisée). Mais dans les faits, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, a alerté la commission des lois de l’Assemblée qui l’auditionnait (en février 2015) sur le levier que constitue cette notion de discrimination territoriale pour des groupes organisés qui l’utilisent pour interpeller les ministères (exemple du mouvement des Bonnets d’Âne, groupement de parents d’élèves de Seine-Saint-Denis, qui dénoncent comme discrimination territoriale la sous-dotation de leurs établissements, et la situation structurelle de non-remplacement des enseignant.e.s absent.e.s).

 

Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, 2005, chapitres 2 et 3.

On retrouve dans ce recueil de textes traduits en français les grandes idées et notions récurrentes chez Nancy Fraser. Mais on peut aussi suivre l’évolution de sa pensée d’un texte à l’autre. Pour préciser brièvement ces grands idées :

– initialement, Fraser propose une approche « bidimensionnelle » de la justice sociale : « une conception bidimensionnelle de la justice sociale qui maille les revendications légitimes d’égalité sociale et les revendications légitimes de reconnaissance » (p. 43). C’est-à-dire que toutes les situations d’injustice devraient être examinées sous les deux angles : socio-économique, culturel. On les placerait alors sur un « axe d’injustice » (ou « axe d’oppression »), avec à une extrémité les injustices sociales et à l’autre le déni de reconnaissance et constaterait que toutes sont sur cet axe mais plus ou moins proche de l’une des deux extrémités.

– la notion de parité de participation, apparaît plus tard, présentée comme un outil nécessaire pour définir l’injustice : c’est la non-parité dans la participation à la vie sociale et citoyenne qui signale une injustice. Ce n’est donc pas exactement d’abord un troisième « pilier » mais la prise en compte d’une dimension politique de la justice. On verra plus loin dans la présentation de l’ouvrage Scales of Justice que Fraser évolue encore à la fin des années 2000 et ajoute une quatrième dimension à l’injustice, le misframing (dimension qui peut être interprétée en termes spatiaux comme une inadéquation scalaire quand les citoyens n’ont pas accès au bon niveau pour porter leurs revendications).

– l’ensemble du raisonnement s’appuie sur une définition des formes de domination dans les sociétés contemporaines : inégalité de distribution / déni de reconnaissance. Parce qu’il existe toujours deux catégories de groupes sociaux : les groupes statutaires (hiérarchie genre, race, religion, ethnie…) ; les classes sociales.

Dans le recueil, par distinction, les désaccords de Fraser avec les autres grands auteurs (aux exceptions, notables, de Rawls et Sen) de philosophie politique sont explicités : culturalisme (Taylor) ; économisme (marxisme) ; dualisme substantialiste (Walzer) ; anti-dualisme déconstructiviste (Young). La contradiction la plus difficile à saisir à mon sens est celle qui s’établit entre Young et Fraser. Elle porte centralement sur la distinction entre deux catégories de groupes sociaux que Young nierait, ce qui revient à refuser l’idée de deux natures de la domination. Pour Fraser juge que c’est une incompréhension de la complexité des sociétés capitalistes contemporaine.

On peut faire ici trois propositions pour mobiliser les textes de Fraser sur les questions spatiales :

– une injustice spatiale (par exemple la ségrégation socio-spatiale) peut-elle être placée sur l’axe d’injustice ? La question est-elle économique ou de reconnaissance ou les deux ? On pourra montrer que les deux à la fois. Avec toutes les conséquences directes sur les propositions politiques.

– peut-on considérer l’espace comme une dimension de l’injustice ? On peut faire l’hypothèse qu’un « axe d’injustice » ne suffit pas mais que la place dans l’espace (localisation) peut être une troisième dimension qui ajoute une autre nature d’injustice.

– à partir de là, ne devrait-on pas croiser les deux natures d’injustice de Fraser avec les différentes dimensions de l’espace de Lefebvre ? C’est-à-dire ne pas voir seulement l’espace comme étendue mais comme lui même complexe.

 

La petite histoire de Dunnottar, un cas sud-africain d’applicabilité des travaux de Nancy Fraser

Dunnottar est un quartier de l’aire métropolitaine d’Ekurhuleni, situé à l’extrême Est de la province du Gauteng. Le 14 mai 2007, se tient une séance du Development Tribunal, instance métropolitaine qui juge les différents sur les questions d’aménagement urbain, pour examiner la plainte de l’association des résidents de Dunnottar contre un projet métropolitain de construction d’un ensemble de logements sociaux appelé John Dube Village. Dunnottar, quartier naguère réservé aux blancs ou quelques rares familles noires de la classe moyenne sont venues s’installer, est composé de 1 400 maisons individuelles construites après la Seconde Guerre mondiale. John Dube Village sera situé sur un terrain agricole racheté par l’autorité métropolitaine, à 800 mètres au sud de Dunnottar, dans le cadre d’un programme d’éradication des quartiers précaires, il est prévu la construction de 1 286 logements pour reloger les habitants d’un quartier informel.

Les habitants de Dunnottar sont représentés par le président de l’association de quartier et un avocat. Face à eux, les élus locaux et « entre » eux les fonctionnaires métropolitains, le responsable du service planning et l’avocat de l’autorité métropolitaine. Tous vont jouer le jeu « post-apartheid » et pas une seule fois la question raciale ne sera évoquée. L’avocat des résidents de Dunnottar mobilise des arguments de deux ordres. Premièrement, le processus démocratique n’a pas été respecté car les habitants n’ont pas été consultés, malgré leurs demandes répétées, dans le cadre de la « démocratie participative », sur le projet qui pourtant les affecte car il est démontré, disent-ils, que la construction de logements sociaux va provoquer une baisse des prix immobiliers à Dunnottar. Deuxièmement, les familles qui seront logées à John Dube Village vont se trouver dans une localisation périphérique, loin de tout lieu d’emploi, c’est donc aussi pour les défendre qu’il faut lutter contre ce projet. Bref, les résidents de Dunnottar dénoncent une double injustice : non-prise en compte de leur avis dans le processus de décision (déni de reconnaissance), construction d’un ghetto qui n’améliorera pas la situation de citadins pauvres (inégale distribution).

La défense de la forme urbaine de l’apartheid (c’est bien de cela qu’il s’agit) fait intervenir aussi de nombreuses questions d’échelles. Le quartier de Dunnottar est rattaché à une circonscription électorale dont l’essentiel se trouve assez loin par delà des espaces non-bâtis dans le township de Duduza. L’élu local, en conséquence, est accusé de se préoccuper seulement de son électorat noir. Les habitants de Dunnottar revendiquent donc la reconnaissance de leur identité minoritaire dans une ville dont il est désormais reconnu le caractère multiculturel. À l’inverse, les élus membres du development tribunal argumentent sur l’importance de l’échelle métropolitaine : John Dube n’est qu’un élément du programme de lutte contre le logement informel à l’échelle d’Ekurhuleni. Cet exemple illustre les imbrications de conceptions différentes du juste et de l’injuste (procédural ou redistributif, culturel ou économique) et de l’échelle à laquelle il faut examiner ces questions. Et dans le même temps, les principaux intéressés, victimes ou bénéficiaires, sont absents : celles et ceux qui seront « déplacés » dans le nouveau quartier, qui les représente ? Ils sont minorité économique, à ce titre ils bénéficieront d’une redistribution sur laquelle ils ne seront pas consultés. En d’autres termes, un bel exemple d’une politique de redistribution qui renforce plus qu’elle n’atténue le déni de reconnaissance…

 

« Abnormal Justice », in Nancy Fraser, Scales of Justice, New York, Columbia University Press, 2009, chapitre 4.

Scales of Justice joue sur le double sens du mot scales : les plateaux de la balance, et les échelles territoriales. Dans le chapitre « Abnormal Justice », Nancy Fraser cherche à penser la justice sociale à l’heure de la globalisation, du déclin de l’État wetsphalien, de la contestation de l’hégémonie américaine, et de la progression du néolibéralisme.

Dans ce contexte, plusieurs normes de justice entrent en concurrence. Par normes Fraser entend des présuppositions implicites et consensuelles de ce que doit être la justice sociale. Elles constituent une grammaire de justice, qui rend intelligibles les revendications et le traitement des injustices. Selon Fraser, les normes dominantes privilégiaient le paradigme distributif de la justice dans le cadre de l’État-Nation. Mais elles sont de plus en plus contestées, créant une situation de « justice abnormale », situation à la fois négative car elle conduit à des débats stériles, et positive parce que potentiellement source de nouvelles conceptions du juste. Le conflit porte sur trois nœuds :

– l’enjeu de la justice : est-ce un problème de distribution socio-économique, un problème culturel ou une question de participation politique ?

– le sujet de justice : qui subit l’injustice, qui est en droit de réclamer ?

– l’exercice de la justice : comment traiter les injustices ?

Ces désaccords créent un nouveau type d’injustice, dit de misframing. Ce « mauvais cadrage » résulte de la domination de certaines normes, sans prendre les autres en compte, ou du fait que l’injustice n’est pas posée à la bonne échelle. Ainsi, la trame wetphalienne de l’organisation politique mondiale ne permet pas aux populations pauvres des pays du Sud de s’adresser à ceux qui perpétuent des injustices transnationales. La prédominance de l’État comme échelle de justice ramène les problèmes au niveau des arènes nationales, ce qui assure l’immunité des responsables de l’injustice (États plus puissants, spéculateurs, investisseurs, ou structures de gouvernance de l’économie globale).

Pour que la prolifération des désaccords ne paralyse pas la justice, il faudrait construire de nouvelles normes. Mais la normalisation risque d’écraser prématurément des expressions inédites de justice. Fraser cherche donc un modèle alternatif qui réunisse les meilleurs aspects de la justice normale (l’intelligibilité des revendications et l’opérationnalité du traitement des injustices), et de la justice abnormale (la révélation d’injustices, et le débat sur les normes). Elle retient dans ce but trois principes normatifs fondamentaux. Le premier est la parité de participation à la vie sociale et politique, qui prend donc alors le pas sur les dimensions distributives et culturelles de la justice. Pour délimiter le périmètre de justice, elle retient le all subjected principle : tous les sujets d’une structure de gouvernance, État ou organisme supra ou infra-national, ont le droit d’exiger un traitement juste de la part de cette structure. Enfin, la démocratie représente pour Fraser le meilleur principe de fonctionnement des institutions.

 

La justice « abnormale », pour comprendre la justice environnementale

L’idée de justice abnormale donne une vision dialectique de la justice. Considérée ainsi, la justice est l’effort constant de tendre vers une situation plus juste, en construisant des normes, mais tout cadre politique, social, conceptuel, et territorial de justice est aussi générateur d’injustices, et sera à son tour contesté, pour construire de nouvelles normes.

En matière de justice environnementale, ce double processus est particulièrement visible, et les injustices de misframing sont légion, parce que les problèmes environnementaux sont transcalaires. Or le traitement des injustices socio-environnementales est le plus souvent réalisé au niveau de l’État, du local, ou du global, mais aborder l’imbrication des différents niveaux. Ainsi, le maintien de la trame wetsphalienne peut générer des injustices. Que les États-Unis, second émetteur de gaz à effet de serre, se désengagent des accords de Paris sur le climat mondial, et se faisant contribuent à dégrader l’environnement mondial pour les vivants et les générations futures est injuste. Il n’existe pas d’arène globale pour débattre des choix américains, ni d’institutions pour contraindre les États-Unis à réduire leurs émissions, ce qui ne permet pas de traiter cette injustice. On voit aussi émerger de nouvelles normes de justice environnementale, à valeur globale et transcalaire : comme les biens communs, tels le climat, la biodiversité, l’eau, ou de façon éco-centrée, les « droits de la terre-mère ». Ces principes sont de plus en plus utilisés par les militants altermondialistes, qui y voient une façon de réunir les préoccupations écologistes, la défense des populations les plus pauvres des Suds, dépendantes des écosystèmes, la qualité de vie des populations des Nords, et les générations futures.

À une échelle locale et nationale, l’étude d’un mouvement paysan anti-extractiviste à Madagascar en (dans le village de Soamahamanina en 2016), illustre ce processus de normalisation/dénormalisation. On y retrouve la contestation des échelles de pouvoir. Ce mouvement est en effet né de la revendication des habitants de négocier les conditions d’implantation d’une société chinoise d’extraction de l’or dans leur commune. La critique portait sur l’État, à la fois faible et corrompu, et sur sa législation minière et environnementale laxiste qui permet de contourner les populations locales. Les habitants ont réclamé la réactivation d’une structure de gouvernance communautaire traditionnelle fondée sur la réunion des conseils villageois locaux, et représentés en fédération. Mais, la mise en place d’une arène locale-globale (paysans-entreprise) risque de causer une nouvelle injustice de misframing, en court-circuitant l’État, elle empêche un traitement des injustices socio-environnementales à une échelle intermédiaire cruciale sur les plans politiques sociaux et écologiques : celle de l’État.

Ce mouvement s’est réapproprié certaines normes construites à l’échelle globale, telle la biodiversité comme bien commun, dont ils seraient les meilleurs défenseurs. Il s’agit là d’une réappropriation idéologique paradoxale, car les paysans malgaches sont habituellement considérés comme des destructeurs de la biodiversité. Ils ont aussi réclamé le traitement socio-économique des injustices socio-environnementales : loin de s’opposer au capitalisme minier, la société locale entend tirer le meilleur parti de son implantation en négociant avec l’entreprise concernée des mesures de prévention des dégradations environnementales, de compensations des privations (terres agricoles perdues compensées par des loyers élevés versés par l’entreprise minière), et de développement local.