Susan S. Fainstein

The just city

Cornell University Press, Ithaca and London, 2010 | commenté par : Virginie BABY-COLLIN

Susan Fainstein, professeure de planification urbaine à Harvard et auteure de plusieurs ouvrages sur la ville et ses restructurations, présente dans son dernier livre un aboutissement de plusieurs décennies de réflexion, de pratique et d’engagement au service de la planification urbaine dans les contextes européens et nord-américains. Se présentant comme une réflexion théorique et appliquée sur la notion de justice dans la planification urbaine (urban planning), l’ouvrage est aussi une proposition de réponse au triomphe de la pensée néo libérale dans la doctrine urbanistique contemporaine, un plaidoyer pour un aménagement et une planification urbaine plus justes. C’est autour des trois notions d’équité, de démocratie et de diversité (equity, democracy, diversity) que Susan Fainstein propose des pistes pour construire une planification pour une ville sinon « bonne » (good city), du moins plus juste. Le propos se situe à l’échelle des métropoles comme espaces de construction d’une gouvernance urbaine relativement autonome dans un monde occidental néolibéral. Sans entrer dans l’engagement pour une pensée radicale, telle que celle que défend David Harvey, Susan Fainstein se situe dans une réalité capitaliste tout en proposant des « réformes non réformistes » (non reformist reforms – le terme est repris à Nancy Fraser) qui pourraient, avec le temps, déboucher sur des transformations plus radicales en faveur d’une amélioration de la vie des citadins des villes occidentales.

Les chapitres 1 et 2 partent de textes fondamentaux issus de la philosophie de la justice, en particulier ceux de Iris Marion Young, John Rawls, Martha Nussbaum, Nancy Fraser, et questionnent la justice au regard de l’équité (distribution des bénéfices), de la démocratie (répartition de la prise de décision), et de la reconnaissance de la diversité et de la différence. Ils mettent et en évidence les tensions entre ces dimensions, et invitent à prendre en compte la notion de capabilities, développée par Amartya Sen et reprise par Martha Nussbaum, comme un guide pour la construction d’une planification plus juste : la prise en compte de la valorisation des potentialités ou possibilités individuelles (le terme de capabilities est difficilement traduisible) de chacun par les politiques d’aménagement devrait aller dans le sens d’une ville plus juste envers ceux qui en sont le plus généralement écartés. Néanmoins, les tensions fortes, dans les domaines des politiques du logement, de la rénovation urbaine, de l’échelle de la construction de la planification (municipale, métropolitaine, régionale), entre ces différents critères de justice (une recherche de plus d’équité dans la redistribution des ressources à une échelle métropolitaine peut aussi s’accompagner d’une concentration d’un pouvoir métropolitaine entre les mains de quelques uns et jouer contre le respect de la diversité, par exeemple) rendent délicates l’établissement d’Une justice. Qu’est ce qu’une ville juste dans le monde occidental ? Dans quelle mesure les politiques d’aménagement menées depuis 35 ans ont-elles oeuvré pour des villes plus justes ? Quelles forces économiques, sociales, quelles politiques urbaines ont façonné cette histoire ? La participation citoyenne est-elle un outil pour la construction d’une ville juste, et jusqu’où ? La justice est elle toujours compatible avec l’équité ? Comment concilier justice et respect de la diversité ?

Les chapitre 3, 4, et 5 illustrent la réflexion dans trois contextes urbains auxquels l’auteure a dédié une grande partie de sa carrière, successivement New York, Londres et Amsterdam, où trente cinq ans de planification urbaine et différents projets d’aménagement sont revus et discutés à la lumière de cette interrogation centrale. Pour ne prendre que l’exemple de New York, le chapitre 3 examine les enjeux du réaménagement de Battery Park au sud de Manhattan dans les années 1980, qui conduisirent au déplacement de nombreux habitants, la rénovation de Times square dans les années 1990, qui remplaça les multiples petits commerces de ce quartier interlope par de grandes firmes aux buildings scintillant d’écrans publicitaires géants, enfin le scandale de la reconstruction du stade des Yankees dans le Bronx dans les années 2000, à l’emplacement d’un parc convoité sur les bords de l’Hudson. On y lit les négociations entre impératifs de croissance économique et justice sociale, mais aussi une lecture a posteriori des usages des lieux, parfois moins « injustes » qu’il n’y paraissait : la foule de Times Square comme celle de Battery Park font ainsi état d’usages très divers des espaces réaménagés. Relativement respectueuse de la diversité, la planification de New York semble devenue plus injuste en termes d’équité et de démocratie, ce que S Fainstein relie à la construction d’une ville globale, aux politiques soucieux de produire de la croissance plutôt que de soutenir le social. A l’opposé, l’examen de la rénovation urbaine, des politiques de logement social, ou de construction du nouveau quartier d’affaires d’Amsterdam mettent en évidence une ville plus juste, respectueuse et intégratrice de la différence, plus engagée au service de la participation citoyenne dans une gestion décentralisée, et, bien que moins égalitaire que par le passé, plus soucieuse d’équité que les deux autres villes globales de l’ouvrage.

La conclusion, intitulé « vers la ville juste » (Toward the just city), propose un certain nombre de recommandations et de principes pour guider une planification urbaine plus juste insistant sur le renforcement de l’équité, de la diversité et de la démocratie, dans les contextes d’une économie urbaine dominée par la force des marchés, soumise aux impératifs de compétitivité plus encore dans les « villes globales » qu’ailleurs, mais où le rôle du politique, à l’échelle locale, peut (et doit) aider à œuvrer en faveur de la « ville juste ».

Fort intéressant pour les aménageurs et planificateurs de la ville par sa dimension appliquée, cet ouvrage est aussi, pour ceux qui s’intéressent à la ville et à sa production dans un contexte néolibéral, riche par les analyses rétrospectives proposées, dans les trois villes, sur de grandes opérations d’aménagement urbain de années 1970 à 2010. Il s’agit ainsi une contribution importante à la prise en compte de la philosophie de la justice dans la planification contemporaine.