Akhil GUPTA

Red Tape. Bureaucracy, Structural Violence and Poverty in India

Duke University Press, Durham, 2012, 368 pages | commenté par : Frédéric Landy

Le livre tente de répondre à une question centrale pour l’Inde, mais aussi pour toute la science politique : dans ce pays où l’alternance des gouvernements obéit strictement au verdict du suffrage universel, où les électeurs pauvres participent bien davantage aux élections que les riches et diplômés, où les basses castes et « tribus » bénéficient de discrimination positive, comment expliquer que la démocratie puisse fonctionner avec une telle masse de population misérable et mal nourrie, et avec un tel degré de corruption ? Comment expliquer « the scandal of the state » (p.4), alors que chaque année environ 2 millions de personnes meurent de malnutrition ou de maladie liée à la pauvreté ? Comment expliquer cette « violence structurelle » (20), « invisible », cette brutalité qui empêche les citoyens d’avoir accès aux services de base, alors même que les programme d’aide sociale et la lutte contre la pauvreté demeurent au cœur des discours politiques ?

Akhil Gupta, anthropologue à UCLA, a mené ses recherches pendant une année en Uttar Pradesh occidental, dans un canton (block) rural où il a analysé, parmi la trentaine ( !) de programme sociaux existants, l’Integrated Child Development Services, tourné vers la mère et l’enfant, et le programme de chantiers publics NREGS. La violence qu’il dénonce avec tout son arbitraire est symbolique, physique, mais surtout socio-économique : « the violence of chronic poverty » est engendrée par la corruption. L’Etat, au moins dans son fonctionnement, est responsable de cette « thanatopolitique » (6). Pour le prouver, il s’agit de déconstruire « l’Etat », pour l’analyser dans ses pratiques quotidiennes et concrètes, aux différentes échelles et dans toute son « ubiquité » (65) – ainsi que dans les représentations et les discours des différents bureaucrates, des citoyens, et de la presse hindi et anglaise. Ainsi, le fait par les villageois de qualifier ou pas de « corruption » certaines pratiques contribue à définir, à « imaginer », fût-ce en négatif, ce qu’est l’Etat et ce qu’est un citoyen  (99).

A la corruption est dédiée toute la première partie du livre – les deux autres étant consacrées à l’écrit (writing) et à la gouvernementalité. La corruption empêche les subalterns d’avoir accès aux services (souvent gratuits) et à l’aide sociale auxquels ils ont droit. “La corruption au quotidien est un des mécanismes qui transforment le lieu du care  et le système d’aides sociales en forme de violence. Cette violence est constituée du paradoxe qu’engendre la corruption : les programmes censés bénéficier aux populations pauvres finissent par refuser à celles-ci les biens et services dont elles ont besoin » (« Everyday corruption is one of the mechanisms that convert the site of care and the provision of state welfare into a form of violence. This violence is constituted by the paradox that corruption engenders, namely, that programs intended to benefit the poor end up denying them the goods and services they need ») (p.91). On ne peut que féliciter Gupta d’aborder là un sujet central mais paradoxalement peu traité dans les pays du Sud (ou du Nord) – malgré de notables exceptions comme J.P. Olivier de Sardan pour la recherche francophone. A vrai dire, on a là une précieuse étude rurale dans une Inde où désormais les urban studies tendent trop à avoir le monopole ; une étude de la corruption quotidienne, alors que la littérature sur le sujet est rare, par peur du politiquement incorrect peut-être autant que par la difficulté supposée de l’enquête ; une ethnographie fouillée combinée à une analyse de grande ampleur théorique et bibliographique : voilà qui suffit à inciter à la lecture !

Le second thème clé du livre est l’écrit. La place donnée à la « paperasse » de tout type, dans le fonctionnement de l’administration indienne, est évidemment une source de domination et de corruption, vu l’importance de l’analphabétisme dans les campagnes et la diversité des dialectes et langues. Gupta cependant discute l’idée que l’éducation permettra automatiquement de réduire corruption et violence en améliorant la transparence de la bureaucratie. En effet, l’analphabétisme est loin d’être la seule cause de domination, tandis qu’à l’inverse les analphabètes disposent de certains modes de résistance : utiliser la sphère politique en profitant des nouveaux médias, se servir de vrais-faux documents « to mimic state writing » (232), ou sur le plus long terme scolariser leurs enfants.

L’écrit est aussi étudié par Gupta comme un outil d’analyse du fonctionnement interne de l’administration : les rapports et statistiques qui circulent d’un niveau et d’un département à un autre représentent une « form of action » (36) à part entière de l’Etat. Les souffrances humaines sont davantage perçues par les statistiques et les rapports officiels d’un « biopouvoir » foucaldien que dans leur réalité.

Le troisième thème du livre est la « gouvernementalité », entendue non comme un mode de pouvoir négatif fondé sur la surveillance, mais comme ayant une forte dimension productive. Gupta élargit son analyse aux acteurs non étatiques comme les ONG, à propos d’un autre programme plus récent visant les femmes. Il montre que les réformes libérales des années 1990-2000 en Inde n’ont guère eu d’impact sur les politiques anti-pauvreté et « the care of the poor » (240), même si on insiste désormais plus sur l’empowerment que sur le welfare – ce qui n’est pas sans réduire les possibilités de détournement car les grands entitlement programs offrent plus de possibilité de clientélisme et de corruption que les empowerment programs (277)…

L’ouvrage est très (trop ?) riche – et non sans redites. D’un côté, de solides enquêtes de terrain ethnographiques, contées par le menu. De l’autre, force discussions théoriques fondées sur Agamben, Foucault, Galtung, Veena Das… Le lecteur curieux y trouvera pêle-mêle une intéressante discussion sur la différence entre narrative, discourse et representation (76), sur le danger de la « réification » de l’Etat (chap.2), sur le mythe de la « société civile » même dans les pays proches du type idéal weberien (90), sur l’écrit et l’oralité chez Goody et Lévi-Strauss (192 sqq), sur la politique de croissance économique de l’Inde dépourvue d’emplois (281), etc. Ajoutons perfidement qu’il manque curieusement dans toute cette richesse bibliographique une référence à Hannah Arendt et à sa « banalité du mal », qui serait pourtant utile pour analyser comment opèrent les « procédures bureaucratiques ‘normales ‘ pour dépolitiser le meurtre des pauvres » (« ‘normal’ bureaucratic procedures in a manner that depoliticizes the killing of the poor ») (279). On trouvera peut-être aussi certaines contradictions, comme le fait de citer à plusieurs reprises Foucault et sa biopolitique, tout en reconnaissant que l’Etat manque tant de statistiques et d’informations pertinentes que « it is doubtful if it makes sense to even talk about biopolitics » (228). De même, le programme de développement féminin étudié est sans doute moins « néolibéral » que « participatif » quoi qu’en dise l’auteur : il paraît donc difficile d’en déduire comme le fait Gupta que l’importation du néolibéralisme en Inde ne change rien à la « violence structurelle ».

Et la justice spatiale dans tout cela ? L’index du livre, pourtant nourri, ne comporte ni « justice » ni « espace ». La question de la justice apparaît cependant dans une discussion sur la méritocratie opposée aux quotas de la discrimination positive (223). Gupta souligne d’ailleurs à ce sujet une contradiction (225) : de plus en plus d’élus proviennent des basses castes et tribus (ou sont des femmes) – et point seulement grâce à ces quotas. De plus, l’Inde émergente a davantage de ressources financières pour lancer de grands programmes d’aide sociale et des politiques de redistribution. Mais dans le même temps, la croissance économique est fondée sur les services, notamment informatiques, exigeants en matière de main d’œuvre qualifiée, qui excluent donc les populations pauvres, ignorantes notamment de l’anglais. Au final, la situation des subalterns ne s’améliore guère.

De justice spatiale, il en est pourtant question dans l’ouvrage, mais implicitement, en termes notamment de rapports ville-campagne : cette violence structurelle ne touche-t-elle pas en effet particulièrement les villageois en Inde, plus pauvres et moins diplômés que les citadins (y compris que les habitants de bidonvilles) ? Et n’y a-t-il pas une injustice spatiale dont souffre l’Uttar Pradesh, Etat avant tout largement rural, par rapport à d’autres Etats plus « développés » ? Toute la question est de savoir dans quelle mesure ces inégalités sont ressenties en termes d’injustice, et A. Gupta décrit là finement les différents discours, tant des médias que des villageois, pour donner un portrait tout en nuances : il est admis par exemple qu’un petit fonctionnaire qui n’exigerait jamais aucun bakchich serait un égoïste, car il ne redistribuerait aucun argent à sa famille et à sa clientèle ; la « corruption » ne commence qu’au delà d’un certain niveau d’exigence financière. Plus généralement, un aspect intéressant du livre est peut-être que la violence structurelle, malgré son ubiquité, n’est pas dénoncée par la population en termes d’injustice. Les subalterns ne se révoltent guère : d’une part ils trichent eux-mêmes en circonvenant les règles officielles ; et d’autre part ils bénéficient des retombées du clientélisme – c’est d’ailleurs pour cela qu’ils votent davantage aux élections que les citoyens riches et diplômés. Nulle revendication visible d’un « droit au village » lefebvrien tel que le décrit ce numéro de Justice spatiale, nulle volonté d’autodétermination, d’émancipation individuelle ou collective, d’autonomie de gestion rurale.

Il faudrait alors se demander pourquoi la révolte, en Inde rurale, se concentre de nos jours plus à l’est, dans les régions « tribales » des guerilleros « naxalites » maoïstes. Gupta l’évoque seulement en conclusion : la croissance et la libéralisation économiques de l’Inde puisent ressources minières et hydrauliques dans ces zones, et tendent à chasser les « peuples autochtones » de leurs terres. Pour eux, la violence armée s’ajoute désormais à la violence structurelle… Mais on pourrait aller plus loin dans les facteurs explicatifs, et prendre Gupta au mot : si le sentiment d’injustice a fomenté des révoltes en zone naxalite, n’est-ce pas parce qu’il y avait davantage de violence bureaucratique liée au mépris des hindous « de caste » pour ces populations « tribales » ? Mieux, n’est-ce pas parce qu’il y a moins de clientélisme, donc de redistribution, dans ces zones où fonctionnement mal les programmes de développement social ? Ce serait alors le cumul de l’injustice sociale, de l’injustice ethnique, et de l’injustice spatiale (les zones naxalites sont des régions largement enclavées mais faciles à piller), qui expliquerait la révolte maoïste.

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Saskia Sassen

Expulsions. Brutality and complexity in the global economy

Cambridge (Massachussets) and London The Belknap Press of Harvard University Press, 298p. | commenté par : Matthieu Giroud

Avec cet ouvrage Saskia Sassen poursuit son entreprise d’analyse critique des mécanismes et des « pathologies du capitalisme global contemporain » (p1). La sociologue s’attaque ici, avec ambition, aux nouvelles logiques d’expulsion qui caractérisent une économie mondiale dont le fonctionnement est désormais complètement dicté par les principes d’un capitalisme avancé c’est-à-dire financier. Selon elle, le « rétrécissement » entamé dès les années 1980 de l’espace des économies nationales, à grands coups de privatisations, de dérégulations, d’ouvertures sélective des frontières, est à l’origine de dynamiques de plus en plus rapides et brutales qui évincent des individus, des entreprises et des lieux toujours plus nombreux, des différents systèmes – économiques, sociaux ou biosphériques – qui ordonnent les sociétés mondialisées contemporaines.

L’ « expulsion » est donc appréhendée ici dans un sens extrêmement large, ce qui peut parfois la rendre difficile à saisir concrètement. Il peut s’agir autant de personnes n’ayant plus accès à l’emploi, aux services médicaux, ayant été incarcérées ou expulsées de leurs terres ou de leur logement acheté grâce à des prêts bancaires nocifs, que de petites entreprises dépossédées par des grandes firmes internationales, ou encore d’éléments naturels souillés, extraits tout bonnement du fonctionnement de la biosphère, comme c’est le cas avec les 400 zones océaniques mortes identifiées à l’échelle du globe et réparties sur plus de 245 000 km2. Ces formes d’expulsion ne seraient désormais plus compensées par des mécanismes d’inclusion et d’incorporation, comme cela a pu être le cas au moment où les principes keynésiens tentaient de réguler, certes au nom de la production et de la consommation de masse, un capitalisme plus industriel et commercial que financier. Les expulsions contemporaines se différencient aussi de celles qui ont accompagné les transformations successives du capitalisme jusqu’aux années 1980 par leur ampleur (scaling) puisqu’elles n’épargnent dorénavant aucun pays du globe et peuvent affecter des territoires extrêmement vastes (telle une ville entière comme Detroit ou la quasi totalité d’un territoire national comme celui de la Somalie). Pour Saskia Sassen, ces expulsions correspondent en fait aux « saillances de dynamiques plus complexes et difficilement saisissables » (p. 216). Et c’est bien ici que se situe toute la thèse de l’auteur mais aussi l’intérêt de sa démarche. La diversité, parfois foisonnante, de ces formes d’expulsion, que ce soit à travers les groupes sociaux, les lieux, les pays, cache finalement un nombre assez restreint de dynamiques « souterraines », invisibles mais extrêmement structurantes.

L’ambition est donc ici totalisante puisqu’il s’agit de redonner du sens à cette multitude et à ce foisonnement de surface en dévoilant le système de dynamiques finalement assez basiques qui en est à l’origine, et donc à recréer des liens, effectuer des connections là où de prime abord il semble ne pas pouvoir en avoir. Ces dynamiques, parmi lesquelles on trouve la multiplication à l’échelle mondiale de « zones extrêmes pour les opérations économiques clés » (p.9), la part croissante du rôle de la finance (définie par l’auteur comme « l’action de vendre quelque chose que l’on ne détient pas ») au sein du réseau des villes globales, le développement technologique, mais aussi la quête éperdue de profit ou encore l’indifférence à l’égard de l’environnement, sont à la source de ce que Saskia Sassen appelle des « formations prédatrices », responsables des expulsions ou des inclusions forcées au capital. Ces formations sont bien plus que des coalitions d’acteurs, mais des assemblages d’individus puissants, de marchés, de technologies, de firmes et d’instances publiques qui se caractérisent par leur complexité organisationnelle et fonctionnelle ainsi que par l’opacité de leur gouvernance, ce qui les rend insaisissables et donc incontrôlables. D’après Saskia Sassen, leur pouvoir de destruction et d’expulsion, leur « brutalité élémentaire », tient essentiellement de cette « complexité » qui est aussi celle des instruments, notamment financiers, utilisés et qui nécessitent la maitrise d’un savoir extrêmement pointu, spécialisé et de fait discriminant. De tels instruments produits par « de brillantes classes créatives et des formules mathématiques avancées » sont ainsi accusés d’être responsables de « l’expulsion quelques années seulement après leur création de plusieurs millions de personnes » (p. 2). Pour pouvoir identifier ces forces « souterraines » et rapprocher entre elles des formes d’expulsion apparemment distantes et distinctes, Saskia Sassen enjoint à un travail de remise en cause profonde (recoding) de nos concepts et outils d’analyse : « Face à des dynamiques contemporaines comme la croissance des inégalités et de la pauvreté, l’augmentation de la dette gouvernementale, etc., les outils d’analyse dont on dispose sont dépassés. On tombe en effet trop rapidement dans des explications classiques insistant tantôt sur l’irresponsabilité fiscale des gouvernements, sur celle de ménages incapables de rembourser leurs dettes, sur le trop-plein de régulation. Ces explications ont sans doute encore leur part de vérité, mais il est préférable d’explorer si d’autres dynamiques sont à l’œuvre ; des dynamiques sous-terraines qui transgressent les frontières conceptuelles et historiques traditionnelles et remettent en cause les façons dont on analyse nos économies et nos sociétés » (p.8). De telles frontières sont par exemple celles qui distinguent le Nord du Sud, l’Est de l’Ouest, le capitalisme du communisme, le rural de l’urbain, etc.

Pour détecter ces dynamiques souterraines destructrices, mettre en lumière les formations prédatrices qui les produisent et justifier l’exigence de « recoder » nos catégories de pensée pour pouvoir les appréhender, Saskia Sassen appuie sa démonstration sur une grande variété d’études de cas qu’elle regroupe dans quatre chapitres dits « empiriques ». Chacun de ces chapitres aborde des situations et des formes d’expulsion qualifiées « d’extrêmes » ; l’hypothèse étant que ce qui est périphérique (« at the systemic edge » (p. 212)) aujourd’hui se généralisera demain. Le chapitre 1 (Shrinking economies, growing expulsions) reprend les grandes tendances qui ont marqué le capitalisme depuis les années 1980. La dépendance croissante des économies nationales à l’égard des forces du marché global conduit à leur contraction et à la mise en œuvre de mesures d’austérité redoutables pour les populations. Les conséquences sont connues : croissance des inégalités entre les groupes sociaux, augmentation de la pauvreté, concentration des richesses, aggravation des destructions environnementales et donc accroissement des formes d’expulsion des individus non pas uniquement des économies locales, mais plus globalement de leurs « espaces de vie ». C’est ainsi que l’auteur interprète par exemple la faillite de nombreux entrepreneurs, le chômage galopant, l’émigration massive, l’augmentation du nombre de suicides ou encore la multiplication des saisies immobilières dans des pays comme la Grèce, le Portugal ou l’Espagne ; mais aussi la massification et la diversification des formes d’incarcération aux Etats-Unis, qui au passage participe au développement florissant d’une économie de la sécurité. Le chapitre 2 (The new global market for land) se focalise essentiellement sur la forte augmentation des dynamiques prédatrices d’acquisition de la terre observées depuis le milieu des années 2000 dans de nombreux pays d’Afrique, d’Amérique Latine, d’Asie et même d’Europe. Les bénéfices tirés par exemple de la culture des palmiers à huile pour la production alimentaire ou de celle des biocarburants constituent un des principaux moteurs de l’acquisition de ces terres par des firmes et des gouvernements étrangers toujours plus nombreux et variés. De tels processus de privatisation de masse ne sont en outre rendus possibles que parce que les pays « occupés » sont lourdement endettés et donc fragilisés structurellement, en particulier pour un certain nombre d’entre-eux par les programmes d’ajustement imposés par la Banque mondiale et le FMI dans les années 1980. L’hétéronomie faisant loi, les projets d’acquisition constituent, aux yeux des pouvoirs publics concernés, des opportunités notamment fiscales à ne pas manquer ; aux dépens des petits paysans violemment dépossédés et déplacés de leurs terres, de l’extrême pollution des sols et des eaux autour des champs de plantation ; et au risque de perdre un peu plus de leur souveraineté nationale. Dans le chapitre 3 (Finance and its capalities), Saskia Sassen revient sur la financiarisation de l’économie mondiale au profit des intérêts privés et sur la complexification croissante de ses instruments. Elle démontre alors avec précision, à travers l’exemple de la crise des subprimes aux Etats-Unis, comment l’habitat est devenu au cours des années 2000 un instrument financier global et redoutable d’une extrême opacité. La transformation progressive des crédits immobiliers classiques en formes d’investissements spéculatifs susceptibles d’être sécurisés, achetés ou vendus sur les marchés constitue un des éléments qui ont contribué à délier ces crédits de la situation réelle des ménages, et à les dériver, quand ils sont toxiques, en instruments de saisies et d’expulsions. Enfin, le chapitre 4 (Dead land, dead water) s’attache à décrire les multiples formes, souvent irrémédiables, de pollution et de destruction environnementales dont sont à l’origine d’autres secteurs économiques arrimés au monde de la finance. L’industrie, l’extraction minière, le nucléaire, l’exploitation des eaux terrestres sont quelques-uns de ces secteurs qui, toujours au nom de la recherche de profit, développent des procédés techniques, comme celui de la fracturation hydraulique, de plus en plus prédateurs pour les écosystèmes et les sociétés. Saskia Sassen illustre bien, une nouvelle fois, toute la tension qui existe entre la complexité des instruments financiers et technologiques mobilisés et la brutalité de leurs effets sociaux et écologiques.

Au total, avec cet ouvrage dont la lecture est facilitée par la précision des introductions de chapitres, par les nombreuses conclusions intermédiaires ou encore par la richesse de l’iconographie, Saskia Sassen défend une thèse séduisante qui s’appuie sur une démonstration charpentée. Cette dernière pourrait toutefois être encore plus convaincante si l’auteur réussissait vraiment, comme elle le répète pourtant tout du long, à rester proche du terrain (« on the ground ») et à nourrir sa réflexion de données empiriques plus fouillées. On passe ainsi très vite d’un cas à l’autre, comme dans le chapitre 4 où en quelques pages on aborde le désastre écologique dû aux extractions dans la mine d‘Ok Tedi en Papouasie Nouvelle Guinée, le rôle de l’entreprise Nestlé dans la pollution des eaux au Brésil, et la catastrophe nucléaire de Fukushima au Japon, laissant ainsi parfois une impression de survoler les enjeux. Si les analyses économiques proposées dans l’ouvrage apparaissent robustes, celles des situations sociales d’expulsion sont moins précises. Les « expulsés », quand il s’agit d’êtres humains, sont en effet trop peu présents. Les témoignages sur le vécu de l’expulsion, qu’elle renvoie au déplacement forcé, à un déménagement, une expropriation, au chômage, ou encore à une incarcération, manquent cruellement ; des éléments sur la diversité des situations entre les groupes sociaux ou les individus manquent tout autant. Le propos apparaît ainsi souvent trop surplombant et simplificateur, ce qui à notre sens, peut être un des biais d’un travail essentiellement fondé sur l’analyse secondaire de sources primaires. A l’exception de la rapide référence à quelques luttes sociales, les « expulsés » sont donc presque toujours dépeints comme des victimes sans pouvoir ni marge de manœuvre, des « dominés qui survivent désormais à distance de leurs oppresseurs à savoir des systèmes complexes et obscurs d’individus, de réseaux, de machines ; ou bien qui sont des éléments intégrés de l’infrastructure pour le pouvoir, comme dans les villes globales (p. 11) ». Expulsions est un ouvrage profondément -et à juste titre- sombre et pessimiste, et il faut atteindre la dernière phrase et l’injonction de Saskia Sassen à étudier les « espaces des exclus » (spaces of the expelled) pour entrevoir un peu de lumière : « Les espaces des exclus sont multiples, se développent et se diversifient (…) Ce sont sans doute dans ces espaces de demain que de nouvelles formes d’économie locale, de nouveaux récits, et des modes inédits d’appartenance collective vont être inventés » (p. 222).

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Paul Pasquali

Passer les frontières sociales. Comment les « filières d’élite » entrouvrent leurs portes

Paris, Fayard, 459 p. | commenté par : Sophie Blanchard

Des dispositifs de discrimination positive destinés à promouvoir l’égalité des chances se développent depuis une dizaine d’années dans l’enseignement supérieur français. Ils visent à compenser les insuffisances d’une démocratisation scolaire dont Stéphane Beaud soulignait dès 2002 le caractère ségrégatif[1]. L’institution scolaire, conçue comme vecteur d’ascension sociale, peine à compenser une inégalité des chances qui favorise la reproduction sociale. Ces dispositifs de discrimination positive visent en priorité les jeunes de classes populaires, souvent issus de l’immigration, résidant dans les quartiers défavorisés des grandes agglomérations. Le livre de Paul Pasquali, Passer les frontières sociales. Comment les « filières d’élite » entrouvrent leurs portes, permet, au travers d’une enquête ethnographique très riche, de prendre la mesure des succès et des limites de l’un de ces dispositifs de remédiation.

Dans cet ouvrage, adapté d’une thèse de doctorat en sociologie soutenue en 2013, Paul Pasquali décrit et analyse les trajectoires de jeunes lycéens de ZEP passés entre 2002 et 2007 par une classe préparatoire réservée aux bacheliers ZEP, dispositif qu’il appelle « prépa sup-expé ». Cette classe préparatoire, située dans un prestigieux lycée du centre-ville[2] abritant plusieurs classes préparatoires, a ouvert en 2002 ; elle permet à des lycéens venant de trois lycées ZEP des quartiers populaires de la ville de préparer des concours accessibles après le bac (ceux des Instituts d’Etudes Politiques, à l’exception de Sciences Po Paris, et celui d’une école de commerce), ou de postuler ensuite dans une classe préparatoire. Ce dispositif de discrimination positive visant à favoriser l’égalité des chances constitue donc un niveau de cursus intermédiaire entre la terminale et l’enseignement supérieur. L’étude est fondée sur une enquête ethnographique au long cours menée auprès de jeunes passés par  la prépa sup-expé et sur des entretiens avec les enseignants de la classe préparatoire et des lycées ZEP qui forment son bassin de recrutement. En enquêtant au plus près des jeunes « migrants de classe », Paul Pasquali  réalise une ethnographie de « la mobilité sociale en train de se faire ».

Appuyée sur le concept bourdieusien d’espace social, la notion de frontières sociales est plus souvent employée dans les sciences sociales anglophones : elle est ici mobilisée pour rendre compte des déplacements sociaux effectués par les lycéens. Le plan de l’ouvrage suit la trajectoire de ces jeunes lycéens de ZEP qui tentent de passer les frontières sociales et dépeint la pluralité des parcours possibles. Le premier chapitre décrypte le processus de sélection des candidats, le deuxième relate l’arrivée des « élus » dans cette classe préparatoire au sein de laquelle ils doivent apprendre leur place, le troisième s’attache à décrire l’expérience que les élèves ont faite de cette « classe à part » et analyse les relations de ces « migrants de classe » avec les autres élèves du lycée. Les chapitres suivants distinguent différents types de trajectoires scolaires et professionnelles, envisageant successivement les trajectoires des jeunes « collés » aux concours qui passent par l’université et tentent d’y « réussir autrement », puis celles des élèves de la prépa sup-expé qui ont choisi l’enseignement professionnel long (l’IUP – Institut Universitaire Professionnalisé – de management public de la ville voisine). Enfin, les chapitres 6 et 7 s’attachent à décrire la façon dont les « reçus » aux grandes écoles (l’Institut d’Etudes politiques de la ville voisine et l’école de commerce) trouvent leur place et parviennent à construire un équilibre au sein de leur nouvel univers en dépit des multiples clivages et des formes de déclassement qu’ils expérimentent.

L’ouvrage met l’accent sur les relations que les jeunes « migrants de classe » entretiennent avec les structures auxquels ils se confrontent. Relation à l’institution scolaire et universitaire, d’abord, la classe préparatoire faisant figure pour les enquêtés de « cocon » au sein duquel ils ont été à la fois protégés par l’entre-soi construit au sein de cette classe réservée aux élèves de ZEP et soumis à une entreprise d’acculturation qui leur a inculqué de nouvelles dispositions. Les différents établissements qu’ils ont fréquentés par la suite sont évoqués de façon plus distanciée, voire désenchantée, par les enquêtés, pris entre le désir d’« éviter la fac », puis pour certains, d’en tirer le meilleur parti, et les difficultés plus ou moins marquées que d’autres éprouvent à trouver leur place dans les grandes écoles. Le rôle de médiateurs joué par les enseignants, notamment ceux de la prépa sup-expé, ressort à plusieurs reprises. Les relations aux établissements d’accueil et aux études, tout comme les liens qu’entretiennent les jeunes enquêtés avec leurs familles et leurs quartiers d’origine, posent la question du rapport qu’ils entretiennent avec leurs héritages. Leurs rapports à la ZEP et à leurs origines familiales sont ambigus et sources de tiraillements, entre volonté de se démarquer du « stigmate » de la ZEP et loyauté aux origines, voire nostalgie d’un entre-soi rassurant.

Les déplacements sociaux qui sont au cœur de l’analyse de Paul Pasquali revêtent une dimension spatiale, puisque le passage des frontières sociales implique d’abord de franchir des frontières invisibles au sein de l’espace urbain et de l’espace scolaire, du quartier – voire pour certains enquêtés de « la cité » -, et de la ZEP au lycée du centre-ville d’abord, de la ville où se trouve le lycée à la ville voisine, plus prestigieuse et plus bourgeoise, où se situent l’IEP et l’école de commerce, ensuite. L’anonymisation du terrain d’enquête fait ici perdre un peu de la lisibilité de ces frontières socio-spatiales.

C’est à travers l’analyse de l’évolution des rapports des jeunes enquêtés à l’avenir, au gré de leur cursus scolaire et de leur entrée dans la vie professionnelle, que Paul Pasquali fait le bilan de ce dispositif d’ouverture sociale. Alors que le poids des hiérarchies sociales pèse sur l’espace scolaire et que la massification de l’accès à l’enseignement supérieur s’accompagne d’une fermeture des grandes écoles aux enfants des classes populaires, les « filières d’élite » sélectives ne font ici qu’ « entrouvrir » leurs portes. Le poids du capital économique pèse sur les enquêtés venant de milieux très populaires, qui sont rapidement rattrapés par la nécessité de subvenir à leurs besoins et ne peuvent, bien que boursiers, pas toujours poursuivre leurs études, pris par la charge horaire d’un travail alimentaire. Ceux qui ont eu des parcours scolaires plus aboutis constatent que les ressources acquises en dehors de leur univers d’origine ne suffisent pas toujours à leur assurer une réussite professionnelle à la hauteur de leurs espoirs. Des stratégies de repli apparaissent, entre l’entrée dans la fonction publique et la tentation du départ pour l’étranger. Le décalage fréquent entre la réussite scolaire de ces élèves qualifiés de « miraculés scolaires » – et leur réussite professionnelle, qui transparaît dans le récit et l’analyse de certaines trajectoires, montre aussi les limites de l’institution scolaire, dont le rôle est de faciliter le passage des frontières sociales, mais qui ne peut à elle seule effacer ces frontières.

 

[1]           Beaud, Stéphane, 2002, 80% au bac… et après? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, 341 p.

[2]           Le lieu de l’enquête est anonymisé : le lycée en question se trouve dans une « grande ville de province » caractérisée par la présence de quartiers populaires étendus situés à l’écart du centre-ville, il abrite les classes préparatoires les plus prestigieuses de l’académie.

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