Léon Werth

33 jours

Editions Viviane Hamy, Paris | commenté par : Philippe Gervais-Lambony

Ce livre, ancien déjà, récent pourtant et d’actualité plus que jamais peut-être, a connu une histoire compliquée. Ecrit par Léon Werth (1878-1955) en 1939, à chaud après une errance de trente-trois jours dans une France en plein exode que le livre raconte sous la forme d’un journal. Werth en a remis le manuscrit à son ami Antoine de Saint-Exupéry lorsque celui-ci, à peine démobilisé, est venu lui rendre visite à Saint-Amour dans le Jura où il s’était réfugié. Werth a rencontré Saint-Exupéry en 1931. Ce dernier admire son œuvre d’écrivain et naît de leur rencontre une amitié jamais démentie. Werth, issu d’une famille juive du jura, est un écrivain reconnu, essayiste engagé à gauche, proche du parti communiste mais aussi critique du stalinisme. Ancien combattant de la première guerre mondiale, il est anti-colonialiste dès les années 1920, anti-nazi ensuite. Profondément marqué par son expérience de la guerre il est aussi pacifiste et anti-militariste, libertaire et anti-clérical.

C’est à Saint-Amour, après des discussions avec Werth, que Saint-Exupéry fait le choix de l’exil aux Etats-Unis : c’est là qu’il juge pouvoir être le plus utile. Utile à travailler à convaincre les Etats-Unis d’entrer dans la guerre. Il fut donc convenu entre les deux hommes que Saint Exupéry emporterait le manuscrit de 33 jours et le ferait publier aux Etats-Unis chez son éditeur (Brentano’s). Werth lui demande aussi de rédiger une préface. Mais la publication ne se fait pas, et le manuscrit est égaré par l’éditeur. Il n’est retrouvé qu’au début des années 1990 et sera donc publié pour la première fois aux éditions Viviane Hamy en 1992 et pour la seconde fois chez le même éditeur en 2015 avec cette fois la préface de Saint-Exupéry. Celui-ci l’a en effet bien rédigée, sous le titre de Lettre à un ami. Mais sollicité par les milieux intellectuels new-yorkais et son éditeur, Saint-Exupéry a publié dès 1942 une autre version de ce texte sous le titre de Lettre à un otage. L’otage c’est l’ami, c’est Werth, mais à travers lui l’ensemble des Français restés en France. Au même moment Saint-Exupéry rédige Le petit Prince, il le dédie à Léon Werth : « le meilleur ami que j’ai au monde ».

Tous ces textes ont un point commun : ils traitent de situations d’exil. Exil de Saint-Exupéry qui quitte la France via le Portugal ; exil de Werth qui ne reconnaît plus la France qu’il parcoure ; exil du Petit Prince qui a quitté sa planète et sa rose. Que devient-on quand on est égaré, tel un « enfant prodigue sans maison » (p. V) ? Quand on « commence le vrai voyage qui est hors de soi-même » (p. V) ? Hors de soi-même car l’attache est perdue, il n’y a pas de retour explique Saint-Exupéry dans sa préface. Quand on est exilé, « comment se reconstruire » et « refaire en soi la lourde trame de souvenirs » (p. V) ? C’est cette tentative de reconstruction que racontent les deux auteurs, ce qui suppose de retrouver l’espace perdu, celui que l’on a quitté ou celui que l’on ne reconnaît pas parce que plus rien ne le « polarise » (p. VIII). C’est pour cela que le livre est d’une grande actualité en cette année 2015 : année d’exil dans une France méconnaissable, où les mots réfugiés et migrants sonnent avec tant de force, où l’on parle tant de guerre et où il me semble que beaucoup connaissent le sentiment qu’évoquent Saint-Ex et Werth et qu’ils vivent face à ce qu’ils qualifient d’ « écroulement » (p. 76). La guerre, c’est la perte du lieu, c’est donc l’exil… Albert Camus le redira un peu plus tard dans La Peste dont il dit qu’il est un livre sur la guerre et l’exil.

Le 11 juin 1939, donc, à 9 heures du matin, Léon Werth et son épouse embarquent à bord de leur voiture pour quitter Paris et se rendre dans le village de Saint-Amour dont est originaire Werth et où se trouve sa maison familiale : « notre point fixe entre Jura, Bresse et Basse-Bourgogne » (p. 12). Ils prévoient, comme selon leur habitude, d’atteindre Saint-Amour après 9 heures de voyage. Ils n’y arriveront que 33 jours plus tard, et c’est ce voyage que raconte le livre.

Paris se vide au même moment de sa population qui fuit devant l’avancée de l’armée allemande. Sur les routes les parisiens rencontrent ceux qui fuient aussi du Nord et de l’Est de la France, mais aussi les ruraux du sud du Bassin Parisien qui évacuent leurs villages. Paysans, citadins, voitures et charrettes, méli-mélo, tous s’entassent sur des routes secondaires sur lesquelles ils sont dirigés par une gendarmerie totalement dépassée par les événements. Où vont-ils ? Vers la Loire d’abord, car la rumeur dit que ce sera le nouveau front qui arrêtera l’avancée allemande. Mais au fur à mesure que le temps passe, que l’on avance de quelques kilomètres par jour seulement, que les moteurs chauffent, que l’essence vient à manquer, les « migrants » rencontrent aussi des soldats français qui errent tout autant qu’eux. C’est un sauve-qui-peut général. Et puis, finalement, ils rencontrent les soldats allemands qui remontent vers Paris, sont témoins de quelques escarmouches, mais surtout de l’absence totale de résistance et de l’absence totale d’organisation. Les rumeurs courent de violences et d’exactions, d’actes de bravoure parfois, de défaite en tous cas. La France est envahie et chacun comprend enfin qu’il n’y aura pas de second front, que c’en est fini.

Ce grand désordre soulève bien des questions géographiques parce qu’est narré ici l’histoire d’une expérience spatiale. D’abord, le récit montre comment l’espace dans lequel on est soudain perdu devient étranger au voyageur : « je me sens plus exilé encore. Je n’arrive pas à composer ce ciel et ces bouquets d’arbres » (p. 125). Toutes les notions habituelles sur les distances-temps sont brouillées, on ne sait ni où l’on se trouve ni pour combien de temps. Il faut donc ré-apprendre à se déplacer, à un rythme différent. Fondamentalement, il faut reconstruire les lignes de force de son espace, pour cela il faut des pôles : « une maison de France qui demeure vivante dans le souvenir. (…) Un ami dont on ne sait rien, sinon qu’il est » (p. VIII). Et Werth répond exactement à Saint-Exupéry, ou réciproquement, car il fait lui aussi, à sa manière, l’expérience du désert : « rien ne me lie à ce paysage informe et plat, qui semble disposé au hasard et où le hasard seul m’a conduit » (p. 82). Il songe alors aux lieux où il a laissé « des morceaux de ma vie. Ainsi la maison du cousin Nicot, qui domine la Saône. Comme tout s’y compose bien : le fleuve, la vieille grille, le jardin vénérable, l’accueil et l’hospitalité, le Chardonnay de dix ans, plein comme une noisette, le paravent de 1840, qui me met aussitôt en état de conte de fées. Maison de Saint-Amour, maison du Villars, j’ai pensé à vous comme on pense à un fruit et que l’eau vous vient à la bouche » (p. 82).

C’est l’égarement, la perte complète de repères. Que deviennent ces humains en migration, arrachées à toutes leurs habitudes ? Diverses choses : collaborateurs ou résistants, fuyards égoïste ou camarades solidaires, muets et atones ou bavards, ils se frottent en tous cas les uns aux autres et souvent se révèlent. Leur espace perdu dans un temps qui est comme suspendu, leur être même s’égare, sans plus de point d’accroche, ou se construit. Après des moments de mobilité (très lente, quelques kilomètres par jour), nos voyageurs, qui deviennent des exilés dans leur propre pays, se trouvent bloqués dans des fermes : « emmurés, nous sommes emmurés » (p. 131). De « nomades errants » ils deviennent « nomades stationnant » (p. 147). La première de ces fermes est propriété de riches parisiens qui offrent du champagne aux soldats allemands : « nous sommes dans un pays que nous ne savions pas exister : une France qui accepte la victoire allemande ou s’en réjouit, une France qui ne se sent liée à aucune coutume ou qualité française » (p. 71). La seconde est l’occasion d’une rencontre avec une famille de paysans qui sait au contraire conserver son sang-froid et le respect de soi, qui redonne des repères à la dignité humaine. Est aussi racontée la rencontre l’autre car l’exil est aussi une expérience de l’autre : soldats allemands, leurs corps, qui se lavent torse nus, qui se montrent, respirent la joie du vainqueur et répètent naïvement les paroles de la propagande (expliquant que le véritable ennemi est l’Angleterre qui a provoquée la guerre) qui les trompe eux-aussi. Le journal de Werth est celui d’une succession de rencontres qui presque toutes disent l’incompréhension d’une situation, d’une France devenue autre : « la France a toujours assimilé des nourritures étrangères. Cette assimilation, c’est toute son histoire depuis le XVIème siècle au moins. Mais, depuis 1930, tantôt par admiration, tantôt par épouvante, une partie de la France est en état d’hypnose devant l’Europe brutalisée » (p. 77). Il y a beaucoup de patriotisme chez Werth, mais aucun nationalisme. La France « a cessé de se penser elle-même » (p. 77) constate-t-il simplement, faisant ainsi écho au mots de Saint-Exupéry dans Terres des Hommes dont il transporte avec lui un exemplaire dédicacé. Et finalement la conclusion du livre de Werth pourrait être la dernière phrase de la préface de Saint-Exupéry qui ne voit pas d’issue qui ne serait fondée d’abord sur la relation humaine pour ne pas se perdre (aux deux sens du terme) : « le désert n’est pas là où l’on croit. Le Sahara est plus vivant qu’une capitale, et la ville la plus grouillante se fait déserte si les pôles essentiels de la vie sont désaimantés » (p. IX).

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David Harvey

VILLES REBELLES. Du droit à la ville à la révolution urbaine.

éditions Buchet.Chastel 2015, 296 p. | commenté par : Jean Gardin

Les écrits du géographe marxiste David Harvey n’ont longtemps été accessibles qu’au public anglophone. Echelonnés de la fin des années 1960 à aujourd’hui, ses travaux sont depuis les années 2000 traduits, massivement, notamment grâce à l’implication de maisons d’éditions comme Syllepse (Géographie et capital : vers un matérialisme historico-géographique, 2010), Amsterdam (Le capitalisme contre le droit à la ville : Néolibéralisme, urbanisation, résistances, 2011), La ville brûle (Pour lire Le Capital, 2012) et surtout les Prairies ordinaires (Géographie de la domination, 2008 ; Le nouvel impérialisme, 2010 ; Paris, capitale de la modernité,  2011 ; Brève histoire du néolibéralisme, 2014).

La concentration dans le temps de ces traductions-comme s’il y avait un retard à rattraper- interroge. D’autant plus que le mouvement n’est sans doute pas achevé : les ouvrages fondateurs ne sont toujours pas traduits (Social justice and the city, 1973 ; The limits to capital, 1982). En tout cas, la figure de David Harvey s’impose au moment où la géographie radicale française prend un certain essor, sur fond de crise universitaire.

Il faut dire que le personnage a du répondant : issu de la nouvelle géographie quantitative (Explanation in géography, 1969), il devient très rapidement marxiste, et, à la différence des géographes français communistes des années 1970 (un Pierre George ou un Jean Dresch, d’une génération plus avancée et marqués par une autre histoire), a fait du marxisme un élément fondamental de son analyse géographique. On pourrait alors plus le rapprocher du Yves Lacoste de la Géographie du sous-développement, mais, à la différence d’Yves Lacoste, David Harvey a conservé tout au long de sa carrière le fil rouge du marxisme et une réflexion fondée sur quelques concepts clefs : l’absorption urbaine du surproduit capitaliste, l’accumulation par dépossession, le droit à la ville.

Ayant ainsi participé, très seul, à la naissance et la survie d’une géographie marxiste, il se retrouve au temps des grandes crises nomades des années 1990-2000 (crise asiatique, crise argentine, crise nord-américaine, crise de la zone euro…), un des seuls géographes capables de parler en termes politiques et économiques, sans se contenter de la fausse neutralité du discours systémique sur la mondialisation, ses discours et ses effets, ses avantages et ses inconvénients, sa carpe et son lapin.

David Harvey, en bon marxiste est à l’aise dans l’identification et l’explication de la crise, et la crise le lui rend bien : toute une génération de géographes français se l’approprie aujourd’hui pour dire tout à la fois l’importance d’une pensée universitaire critique et la nécessaire critique de la pensée universitaire. En faisant le lien entre les pratiques d’exploitation propres à la sphère productive du capital et les formes de domination propres à la ville – et donc aux diverses facettes de la reproduction sociale – David Harvey propose en quelques sortes un chapeau théorique à toutes celles et ceux qui font de la question du genre, de la gentrification ou de la commodification des objets particuliers d’une vaste économie politique incarnée dans l’espace social.

Reste qu’un certain nombre de questions demeurent… et cette nouvelle livraison est le prétexte d’y revenir, tant, et c’est quelque chose d’assez récurrent, le lecteur peut avoir l’impression d’avoir « déjà lu ça quelque part »… Pénélope remet sans cesse sur le métier l’écheveau.

L’ouvrage est la traduction d’un recueil d’articles qui avaient été précédemment publiés dans la New left Review (chapitre 1), le Socialist register (chapitres 2, 4 et 5), la Radical history review (chapitre 3) entre 2008 et 2011 (sauf le chapitre 4 qui reprend un article de 2002). Ces articles légèrement remaniés sont ici encadrés par une préface consacrée à la vision qu’avait Henri Lefebvre du droit à la ville, et de deux très courts chapitres polémistes (6 et 7) sur les émeutes de 2011 à Londres et le mouvement Occupy Wall street. La cohérence globale s’en ressent. Les chapitres un à quatre forment une première partie volumineuse (Le droit à la ville, 208 pages sur 298) qui se lit comme un rappel actualisé des grandes théories de l’auteur développées dans ses ouvrages séminaux depuis 1973 sur l’accumulation du capital en ville et la fabrication d’un espace social caractéristique du capitalisme. La seconde partie, beaucoup plus modeste (77 pages) regroupe les trois derniers chapitres autour de la notion de « villes rebelles », c’est-à-dire d’un examen des conditions de possibilité de véritables « révolutions urbaines » anticapitalistes.

La préface pose la question de l’actualité de la pensée d’Henri Lefebvre à la fin de la première décennie du XXI° siècle. David Harvey rappelle la dette qu’il a vis-à-vis du sociologue de l’urbain, et la richesse d’une pensée qui s’est développée autour de mai 1968 à la rencontre d’un marxisme hétérodoxe et du mouvement situationniste. Tout est déjà là, en germe, pour les décennies à venir. La question du droit à la ville y est posée dans les termes d’un droit à participer à la construction d’un espace social configuré par et pour les besoins du capitalisme. C’est une manière pour David Harvey de rappeler que la question du droit à la ville est une question creuse, qui ne se remplie qu’au moment où l’on se demande de qui (le droit) et pour quoi (quelle ville) ? Déjà, une limite est fixée : il ne s’agit évidemment pas du droit des riches et des investisseurs capitalistes qui n’ont pas besoin de cette aide… Mais il ne s’agit plus non plus – dès les années 1960 – du droit des seuls travailleurs de l’industrie, les prolétaires exploités dans le procès de production. Il s’agit du droit des classes urbaines dominées, travailleurs précaires, habitants, femmes… parce qu’un marxisme orthodoxe trop étriqué a longtemps considéré comme subalternes et déterminées les questions de domination dans les sphères reproductives.

PREMIERE PARTIE. LE DROIT A LA VILLE

Le premier chapitre est consacré au droit à la ville. Il reprend le débat dans les termes de Robert Park : en créant la ville, l’homme s’est créé lui-même (p 28). Or, dans les conditions qui règnent aux XX° et XXI° siècle, le capitalisme a besoin de l’urbanisation pour absorber le surproduit qu’il produit en permanence (p. 30). Cette nécessaire absorption du surproduit par la ville joue alors un rôle fondamental dans le fonctionnement du capitalisme en général : elle en est le cadre et le produit. Le Paris d’Hausmann comme le New York de Moses cent ans plus tard (et à une échelle toute différente) sont des actualisations des modes de vies et des sujets urbains conformes aux besoins de l’absorption du surproduit capitaliste. Aujourd’hui, nouveau changement d’échelle, et c’est à l’échelon planétaire que se reconfigurent les marchés de l’immobiliers et les règles de l’urbanisme capitaliste, avec, pour caractéristique principale, l’étalement urbain, mais aussi la fragmentation urbaine, où « chaque fragment semble vivre et fonctionner de façon autonome, s’accrochant obstinément à se dont il a pu s’emparer dans sa lutte quotidienne pour la survie » (p 47). C’est dans ce contexte que des théoriciens comme Hernando de Soto peuvent se faire les chantres de la sécurisation foncière des pauvres, ce à quoi Harvey répond par une critique de l’appropriation privative du sol urbain, y compris par les pauvres, conçue comme un « marché de la dépossession » (p.56), auquel participe activement la politique des microcrédits initiée par Yunus, et destiné à ouvrir « ce gigantesque marché à la base de la pyramide » (p 57). Harvey ne veut donc pas que le droit à la ville se retrouve entre les mains « d’intérêts privés ou quasi privés » (p 60).

Le deuxième chapitre est une forme de rappel des enjeux en présence : les « racines urbaines des crises capitalistes » sont selon l’auteur aussi profondes que négligées. S’appuyant notamment sur les travaux de Goetzmann et Newman (p 76), l’auteur montre que les grandes crises de 1929, 1973, 1987 ont, comme celle de 2008, débuté par des périodes de spéculation immobilière incroyable, des périodes d’intense construction suivies de krachs retentissants : « l’optimisme en matière de marchés financiers a le pouvoir de faire se dresser l’acier, mais pas celui d’assurer la rentabilité d’une construction ». Or, ces éléments demeurent peu étudiés, « tant les urbanistes sont perçus comme des spécialistes, le noyau de la théorie macroéconomique marxiste se situant ailleurs » (p 79).

La faute à Marx lui-même, tant son exposé se veut général et détaché des circonstances particulières de la distribution (intérêts, rentes, impôts et même salaires réels et taux de profit). Harvey se positionne donc plutôt du côté de l’operaïsme de Mario Tronti ou de Tony Negri quand il cherche à réintégrer les pratiques de consommation à niveau égal avec les pratiques de production dans la formulation générale des lois du mouvement du capital (p. 84). D’où son intérêt pour le crédit, et sa lecture de la crise des subprimes qui atomisa en 2007 le marché immobilier états-unien. Lecture, qui, une fois de plus, le renvoie à Marx, via le concept de capital fictif : « pour Marx, le capital fictif n’est pas une invention née dans l’esprit embrumé par la cocaïne d’un quelconque trader de Wall Street. C’est une construction fétiche (…) Quand la banque prête à un client de quoi s’acheter une maison et touche un flux d’intérêt en contrepartie, on peut avoir l’impression qu’il se passe dans la maison quelque chose qui produit directement de la valeur, ce qui n’est pas le cas en réalité » (p 86). Et on le suit avec intérêt son raisonnement quand il note que capital fixe et capital fictif ne se distinguent pas par leurs aspects matériels mais par l’utilisation qui en est fait : « Le capital fixe décline quand des usines textiles cèdent la place à des immeubles résidentiels, alors que la microfinance transforme des huttes paysannes en capital fixe de production-bien meilleur marché ! » (p 88). C’est au final bien une forme de fétichisme « le capital-automate engendrant de la valeur par lui-même » qui a été pris – une nouvelle fois et à une échelle sans précédent – sérieusement en défaut, puisqu’il a pu laisser se créer une véritable « pyramide de Ponzi », bien décrite dans l’ouvrage de Michael Lewis The Big short (Le casse du siècle).

Ceci dit, Harvey rappelle dans le même mouvement que la spéculation immobilière sert aussi d’autres objectifs. Il cite à ce propos le journaliste Binyiamin Applebaum pour qui «les Américains se remettent des récessions en construisant davantage de logements qu’ils remplissent d’objets » (p 104). Et dans ces procédés politiques, les intérêts de classe jouent à plein : faute d’avoir su lire les petits caractères de leurs contrats de prêts immobiliers, les pauvres se retrouvent expulsés de leurs logements quand les financiers à l’origine de la crise mondiale se sont retrouvés à peu près tous exemptés de leurs responsabilités. C’est ainsi que les concessions salariales octroyées dans la sphère productive peuvent se voir balayées au profit de la classe capitaliste « par des pratiques de prédation et d’exploitation dans la sphère de la consommation » (p 115). Phénomène qui est sans doute en train de se reproduire, en Chine, cette fois, où le développement immobilier est sans commune mesure tant sur le plan des volumes investis et des constructions, que du caractère inégalitaire : « Ce déséquilibre du développement urbain le long de la ligne de faille des classes sociales représente en fait un phénomène mondial » (p 126). La Chine, où d’ailleurs, Harvey note la coexistence de plusieurs modèles de développement urbain, certains étant de manière explicite, destinés à juguler par l’investissement public les oppositions politiques engendrées par un développement urbain trop inégalitaire, comme si les deux alternatives – l’Etat ou le marché – perduraient, et comme si le socialisme d’état s’incarnait maintenant dans les choix urbanistiques de certaines agglomérations plurimillionnaires.

Le chapitre trois, La création du commun urbain répond au précédent comme étant une réflexion sur la fabrication continue des questions communes qui font la ville. C’est le développement capitaliste lui-même qui crée sans cesse ce commun, à commencer par la ville elle-même, bien commun par excellence. Toute la question est alors de comprendre qui va s’arroger les droits à la gestion de ce commun, au bénéfice de qui. Harvey reprend ici pour les discuter quelques grands noms des études sur les communs : Harding et Ostrom. Sa préférence va bien sûr à Ostrom, mais il élabore surtout sa propre théorie, en reprochant à Ostrom de toujours privilégier les exemples de bonne gestion commune à petite échelle, dans des cercles de quelques dizaines à quelques milliers d’ayant-droits. Pour Harvey, la question des communs urbains s’articule à diverses échelles, de la plus locale à la plus globale. Or, chaque échelle ayant son indépendance relative, il y a fatalement conflit entre ce qui fait commun pour un îlot, un quartier, une commune, une agglomération ou un système de villes : « chaque changement d’échelle transforme spectaculairement la nature du problème des communs et les perspectives pour trouver une solution » (p 137). Harvey a son idée sur le sujet, une idée assez bien arrêtée : la gauche se refuse à tort de considérer ces contradictions d’échelles et, par paresse intellectuelle, laisse trop systématiquement entendre qu’une parfaite horizontalité des prises de décision peut aboutir à une bonne gestion (c’est-à-dire participative et égalitaire) des communs. Or, de fait, et sans que cela soit lié à la question du fonctionnement du capital, ce qui est bon à une échelle peut être mauvais à une autre. Ce qui oblige à penser en termes de hiérarchie des prises de décision. Les enclosures servent ici d’exemple. Il faut rappeler que les enclosures sont un exemple classique chez les marxistes pour expliquer le décollage de l’économie capitaliste anglaise au 18° siècle. Les enclosures sont une forme de privatisation de la terre agricole aux dépends des domaines féodaux et des terres collectives des villageois. Elles ont permis le décollage des productions agricoles (la révolution agraire) et le déversement de la main d’œuvre prolétarisée des campagnes vers les villes. Ici, en jouant avec les échelles, Harvey se fait (ironiquement ?) le défenseur de (certaines) enclosures contemporaines : « une action d’enclosure en Amazonie sera ainsi indispensable pour protéger à la fois la biodiversité et les cultures des populations indigènes, qui font partie de nos communs naturels et culturels mondiaux » (p 139). On pourra sans doute sourire du caractère assez naïf de l’exemple (qu’est-ce que la biodiversité et qui définit le « commun mondial » ?), à un point important du raisonnement. Pourtant, on pourra suivre l’auteur quand il remet ainsi la question des échelles au premier plan, en rappelant que la destinée de tout bien commun est de réserver des droits d’accès. Droits particulièrement bien compris par les classes dominantes, qui savent mettre des enclosures à leur service pour définir ces communs… C’est le cas par exemple de toute gated community. D’où l’intérêt de l’étude des diverses formes d’appropriation des biens publics par certains groupes et certaines classes… ce que l’auteur définit comme des pratiques de communage : « cette pratique produit ou établit une relation sociale avec un commun dont l’utilisation est soit exclusivement réservée à tel groupe social, soit partiellement ou entièrement ouvert à tous » (p 144). Il prend ici l’exemple de la gentrification, somme de pratiques valorisant le caractère multiculturel des quartiers populaires, qui profite d’un commun (l’ambiance multiculturelle), et qui, par la montée des prix de l’immobilier, se l’approprie et le réserve à une classe sociale qui n’a plus rien de populaire. Une fois de plus, Harvey s’en prend alors à De Soto pour identifier le même phénomène dans toutes les tentatives de sécurisation foncière sous la forme de propriété individuelle, par exemple dans les bidonvilles indiens… formes de gestion capitaliste de la ville qui aboutissent à la disparition ou à l’accaparement des communs.

Finalement, on en revient toujours à Marx :« La valeur – le temps de travail socialement nécessaire- constitue le commun capitaliste et elle est représentée par l’argent- instrument universel de mesure de la richesse commune. Le commun n’est donc pas quelque chose qui a existé jadis et qui a été perdu depuis, mais quelque chose qui, comme le commun urbain, ne cesse d’être produit. Le problème est que le capital, lui aussi, ne cesse de lui imposer une enclosure et de se l’approprier sous sa forme de marchandise et sous sa forme d’argent, alors même qu’il est continuellement produit par le travail collectif » ( p 151). Quelles solutions s’offrent alors, pour, jour après jour, revendiquer ces communs urbains ? Harvey développe une critique sévère du « localisme » des idéologues de gauches et tente de repenser des formes de reconnaissance des hiérarchies scalaires inévitables évoquées en début de chapitre. Faute de quoi, « la puissance politique existante n’a pas plus de difficulté à récupérer l’idée des communs- comme celle du droit à la ville- que n’en ont les intérêts immobiliers à récupérer la valeur à extraire d’un commun urbain réel » (p 167).

Consacré à L’Art de la rente, le quatrième chapitre s’articule au précédent autour de la notion de captation des communs. Il s’agit ici de montrer comment cette captation des communs assure des profits à ceux qui l’organise. L’espace est ici présent au titre de son caractère éminemment irréductible car à chaque fois particulier : Paris n’est pas Londres qui ne sont ni Lille ni Liverpool. Les position spatiales sont autant de positions de rentes foncières, et ces rentes foncières ont une tendance éminemment monopolistique, à l’image de toute dynamique capitaliste, qui aboutit fatalement, par le jeu de la concurrence, à la création de monopoles auxquels seule la puissance publique peut s’opposer pour la bonne régulation des marchés. Les marchandises ont ainsi, en général, tout intérêt à créer de l’unicité, de la singularité pour définir une situation de monopole. C’est le cas par exemple des très grands crus du vignoble français (p 172). En ce qui est des places urbaines, la captation d’un commun par un groupe singulier vise à en tirer des revenus monopolistiques. C’est par exemple le cas de l’ambiance d’un quartier comme Soho à New York. Il existe donc une esthétique de la marchandise qui élargit sans cesse ses frontières dans le domaine du culturel (p 175). Mais cette transformation en marchandise comporte sa propre contradiction en faisant de son caractère monnayable et échangeable un produit standardisé qui n’a plus grand-chose à voir avec l’authenticité et la singularité : «  Pour que ces rentes soient préservées ou réalisées, il faut que certaines marchandises ou lieux restent suffisamment uniques et particuliers (…) pour conserver un avantage monopolistique dans une économie de marchandisation et de concurrence souvent féroce ». C’est toute la contradiction du système : le capitalisme a tendance à créer sui generis des situations de monopoles locaux, mais l’élargissement de la sphère capitaliste dans l’espace géographique « l’annihilation de l’espace par le temps » (p 179) détruit ces rentes monopolistiques par l’élargissement de la concurrence. C’est ainsi que l’on passe d’une situation où de petites brasseries locales faisaient boire dans les pubs du Kent des bières monopolistiques, à une situation où, à Manhattan, des pubs servent des bières « locales » du monde entier ( p 179).

L’idée de « culture » est alors examinée plus en détail par Harvey pour mieux expliquer les stratégies urbaines. Selon lui (et il file ici longuement la métaphore avec les stratégies de distinction des entreprises viticoles), les villes cherchent à mettre en valeur une singularité, une unicité porteuse de rentes monopolistiques qui dans le même mouvement, doivent être jugulées pour ne pas s’opposer au mouvement général du capital : « Mettre l’accent sur la singularité et la pureté de la culture balinaise peut être vital pour l’hôtellerie, les transports aériens et le tourisme, mais qu’adviendrait-il si cela encourageait un mouvement balinais de résistance violente contre l’impureté de la commercialisation ? » (p 186). C’est alors la question de l’entreprenariat urbain qui est posée, en termes géographiques, comme « la dialectique de l’espace et du lieu ». Certaines formes de capitaux (financiers par exemple) sont extrêmement mobiles, d’autres ne le sont pas du tout (le foncier, par excellence). Un jeu complexe entre le mobile et l’immobile s’opère alors, faisant de la mondialisation « une structure géographiquement articulée d’activités et de relations capitalistes mondiales » (p 188). Les « machines à croissance urbaine » sont alors présentées comme des organes de gouvernance urbaine visant à la mise en synergie des facteurs valorisant la rente monopolistique dans un système interurbain concurrentiel pour ce qui est des capitaux mobiles. Le jeu de l’entreprenariat urbain est donc toujours de créer les conditions de l’exceptionnalité. Or, quoi de plus exceptionnel et singulier que la culture ? Lille n’est pas Paris, Liverpool n’est pas Londres. Mais la réussite même d’une construction managériale de l’exceptionnalité métropolitaine n’est pas sans contrepartie : Barcelone a su miser sur ses atouts culturels pour assurer un développement urbain remarquable au cours des trois dernières décennies. Mais le prix à payer en est contradictoire : la banalité des productions architecturales récentes et la congestion des réseaux de transport la défavorisent et l’uniformisent dans la médiocrité.

Où doit alors se situer le discours de la gauche vis-à-vis de ces rentes monopolistiques ? Dans le localisme intégral qui la caractérise (selon l’auteur) trop souvent ? C’est-à-dire dans la valorisation de la singularité première et irréductible des lieux ? Mais alors n’y a-t-il pas le risque de se perdre dans le racisme ou l’esprit de clocher ? Harvey là encore donne son point de vue, somme-toute assez attendu : à l’anti-mondialisme, il préfère l’altermondialisme et prend pour exemple l’expérience de Porto Alegre, une ville qui ne cherche pas à cultiver ses rentes monopolistiques, qui a développé des expériences de budgets participatifs sans prétendre « faire le socialisme dans une seule ville » et qui « construit activement de nouvelles formes culturelles et de nouvelles définitions de l’authenticité, de l’originalité et de la tradition » (p 204).

SECONDE PARTIE. VILLES REBELLES.

Autant le lecteur peu familier de David Harvey trouvera dans la première partie les bases d’une pensée marxiste de l’espace géographique, autant les lecteurs réguliers y trouveront des éléments de synthèse et d’actualisation intéressants, autant la seconde partie laissera tout le monde sur sa faim. Des trois chapitres un seul surnage : le chapitre 5 Reconquérir la ville au profit de la lutte anticapitaliste. Le chercheur s’y fait encore plus clairement militant. Surtout, il reprend ici la question exposée en préface à propos de l’œuvre d’Henri Lefebvre, filée au long de l’ouvrage et qui finalement peut s’exposer comme celle de la dialectique entre l’identité de lieu et l’identité de classe. Dialectique qui, dans certaines conditions seulement, peut aboutir à donner un contenu positif à l’expression de « droit à la ville » : « les luttes anticapitalistes doivent-elles se concentrer et s’organiser explicitement sur le vaste terrain de la ville et de l’urbain ? Le cas échéant, comment et pourquoi exactement » (p 209). A ce stade, l’ouvrage nous avait déjà convaincu de l’intérêt d’une analyse marxiste centré sur les sphères de la consommation et de la domination et non plus obnubilée par la sphère de la production et de l’exploitation. Restait à travailler des éléments concrets de ces « révolutions urbaines » appelées par David Harvey. Une fois de plus, l’auteur passe en revue les grands épisodes de révoltes urbaines plus ou moins abouties depuis la Commune de Paris de 1871, point de repère toujours aussi incontournable, puis les communes de Shanghai et les soviets de Petrograd, Barcelone 1936, Prague ou Paris 1968, Cordoba 1969, les rassemblements altermondialistes ou anti mondialistes (Seattle 1999) pour aboutir au mouvement des places (Syntagma, Tahrir, Puerta del Sol) en passant par Oaxaca et Cochabamba… L’air de la ville chez Harvey, rend libre. Reste à définir cette liberté, ses conditions et son caractère révolutionnaire. S’agit-il de revendications de droits (et donc de réformisme) ou d’anticapitalisme ? Sans chercher à trancher de manière trop rapide, Harvey s’efforce à montrer combien l’espace rattrape parfois les mouvements politiques ou syndicaux : tel syndicat réfléchit à une organisation en secteurs géographiques et non plus en secteurs productifs (p 241), tel parti politique (le PCF) laisse sa marque par son action municipale et citoyenne plus que nationale et classique (p 243). Surtout, Harvey développe un exemple documenté. Il s’appuie sur les travaux de Lesley Gill et Sian Lazar pour examiner ce que la situation d’El Alto (le doublon de La Paz, posé sur l’Altiplano et lieu de concentration des migrants ruraux pauvres attirés vers la capitale bolivienne) avait de véritablement révolutionnaire au cours des années 2000-2005, jusqu’à l’élection d’Evo Morales à la présidence de la république. Et de conclure que ce sont bien des éléments « de loyauté vis-à-vis de la ville, des éléments de citoyenneté » qui ont permis de construire une ville politique à partir des « processus débilitants de l’urbanisation néolibérale et de reconquérir la ville pour la lutte anticapitaliste » (p 266). Mais les limites de l’expérience d’El Alto (le réformisme finalement adopté par Evo Morales à la tête de l’état bolivien) poussent Harvey à relancer le débat : manque toujours une pensée plus globale capable de penser les relations hiérarchiques incontournables qu’implique l’articulation des échelles géographiques. Il se déclare ici plus proche des interrogations d’une philosophe comme Marion Iris Young (justice and the politics of difference) que des solutions marxistes plus ou moins horizontalistes promues par Toni Negri et Hardt (Commonwealth) ou du municipalisme plus ou moins libertaire d’un Bookchin (Remaking Society : pathways to a green future).

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Tancrède VOITURIEZ

L’invention de la pauvreté

Grasset, 2013, 446 p. | commenté par : Frédéric Landy

Le premier paragraphe du roman donne le ton. « Les photos du sexe en érection de Jason commencent à circuler entre les bureaux au mois d’août, alors que celui-ci effectue une croisière avec sa plus récente épouse dans les îles de Polynésie française. L’agrandissement de cinq mètres sur deux, effectué chez un photographe professionnel de Boston grâce à la petite cagnotte rassemblée à l’initiative de collègues mal disposés, recouvre la façade de l’Institut le jour où Jason retourne à son travail, nostalgique de ses îles, le teint rougi par le soleil et le punch-martini ».

Jason, comme la plupart des personnages, apparaîtra au lecteur tour à tour ridicule, répugnant et sympathique. Rodney, un ponte de la Banque Mondiale, prof à Columbia, est sans doute plus détestable, avec les 4 hélicoptères Chinook qu’il réquisitionne pour acheminer toute la noce, lors de son mariage avec la belle vietnamienne Viki, dans sa villa de Cape Cod. « En amour et au lit, il commet peu de folies. Il ne couche jamais avec ses propres étudiantes et privilégie celle des autres professeurs, raison pour laquelle il dirige systématiquement vers ceux-ci les candidates plus désirables qui à chaque rentrée viennent réclamer son magistère » (35). Il se trouve que Jason est un ancien amant de Viki, que Rodney aura acheté la maison sur la plage voisine de la cabane où Jason vient de se retirer, que Rodney, involontairement, va tellement droguer le cocktail de sa femme que celle-ci meurt d’overdose, que Gary, le frère extrêmement coincé de Rodney, va se jeter de l’hélicoptère par culpabilité, qu’en fait Viki se trouvait seulement dans le coma, que Jason lui fait l’amour sur son lit d’hôpital et que l’orgasme la réveille et que tout ce petit jeu de marionnettes est un peu long étant donné que les personnages sont faits de peu de chair et de beaucoup d’ironie mordante. Il y a certes de la poésie (l’éveil de Viki), du romantisme (le double de Viki, un requin–baleine, sans doute souvenir de Moby Dick), mais tout cela aurait pu être sans doute plus resserré.

L’auteur, un économiste du CIRAD, a une double vie, et clairement un double talent, car le roman est très bien écrit, dans un style qui évoque parfois Jean Echenoz par la recherche du mot juste – juste et subtilement décalé tout à la fois. Mais l’intérêt pour nous est ailleurs : dans la caricature que T. Voituriez donne des institutions chargées de la « lutte contre la pauvreté », et de la Banque mondiale en particulier. Le cynisme apparaît comme à la base du discours de ces hauts fonctionnaires et économistes qui passent de cocktails onéreux à modèles économiques douteux, n’écoutant que les lobbies politiques et l’appétit de leur bas-ventre.

Ainsi se lamente au cours d’un cocktail le secrétaire général des Nations Unies : « ‘[La pauvreté] baisse en Chine. Elle baisse en général de manière spectaculaire dans les régimes autoritaires et les pays émergents. Les quelques rares pays en passe d’atteindre les objectifs du millénaire et d’éradiquer la pauvreté sont précisément les seuls que l’on n’aide pas avec tout notre argent’. ( …) Un bouchon de champagne saute. A l’instant où ces propos sont échangés, l’Amérique compte 15% de pauvres, des pauvres relatifs, ainsi qu’on les définit dans les pays riches, c’est-à-dire des personnes gagnant moins de 60 % du revenu médian. Et il existe un milliard de pauvres absolus dans le monde, vivant avec moins d’un dollar par jour, soit 15 % de l’humanité. En somme, on rencontre la même proportion de pauvres dans le monde qu’aux Etats-Unis. – La coïncidence est fâcheuse. Elle pourrait attirer l’attention. – De surcroît, les pauvres d’Amérique, d’Angleterre ou de France commencent à intéresser les pays émergents et les dictatures. Ou pour le dire autrement, pour la première fois que l’aide au développement existe, les pays non blancs aident les pauvres des pays blancs. Vous savez mieux que moi que réduire la pauvreté chez les autres est une manière de se convaincre que l’on est riche et puissant. (…) Les nouveaux riches aident les anciens riches, Rodney. C’est humiliant pour les Etats-Unis. (…) Il faut davantage de pauvres, Rodney. Il faut des pauvres chez les autres, aidés par les Etats-Unis. (…) – Des pauvres chinois ? – Ce serait l’idéal. – Des Noirs ? – Par défaut. Mais la corde commence à s’user. (…) L’urgent est de faire réapparaître quelques millions de pauvres. – C’est pressé ? – Avant lundi. » (146-149).

Que l’auteur connaisse bien le milieu dont il parle, cela ne fait aucun doute – et cela glace le sang. « La concurrence est rude, les bonnes places sont prises : des économistes, il y en a des millions dans le monde entier. Les idées me manquent, Vicki. – Tu plaisantes mon chéri. (…) – Je ne vaux pas grand chose sur le marché des économistes, voilà la vérité. Monsieur Pauvreté, qui est-ce que ça peut intéresser, si la pauvreté n’intéresse plus personne ? – Des pauvres, il y en aura toujours. – C’est bien le problème. – Tu devrais passer à autre chose. Il n’y a pas que les pauvres dans la vie. (…) Tu devrais essayer le changement climatique. – Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse le changement climatique? Je n’y connais rien. – Il y a bien des pauvres à cause du changement climatique ? – Plein, mais ils sont déjà pris. » (pages 199-202, faites d’hilarants dialogues entrecroisés).

Le problème de la « pauvreté », pour ces riches, est d’abord celle de sa définition. Tout se passe comme si ce « tout petit monde », pour reprendre un titre de David Lodge auquel ce roman n’est pas sans faire penser, ne savait rien des critiques portées à une définition de la pauvreté excessivement fondée sur la seule question du revenu. « Le développement n’intéressait pas grand monde, voilà que la pauvreté passionne » (286). Le « développement » est sans doute un concept critiquable lui aussi, mais du moins, on le sait, prend-il en compte une certaine échelle nationale, voire mondiale, qui est jugée responsable du dénuement de certaines populations. De telles échelles, la notion de pauvreté les dédaigne, toute centrée qu’elle demeure sur les ménages, sans prendre en compte leur environnement. Tenter d’améliorer la situation de ceux définis comme « pauvres » n’inclut donc nullement de transformer le système économique, social et politique dans lequel ils se trouvent, et encore moins de raisonner en termes de classes sociales (Ghosh, 2015). Voituriez a la plume acerbe. « Le problème des pauvres, ce n’est pas d’être pauvres, c’est d’être pauvres parce que les riches en ont décidé ainsi (…). Rodney ne voit dans la pauvreté qu’un simple défaut d’argent. ( …) La pauvreté pour lui est une situation momentanée de découvert, contre laquelle un prêt généreux, ou un don, sont les remèdes les mieux indiqués. Rodney se charge de ramasser les fonds qui doivent combler le découvert en question. Ensuite les pauvres seront moins pauvres et pourront emprunter comme des gens ordinaires. C’est ainsi que l’argent retourne à l’argent. » (p.128).

Définir la pauvreté, « l’inventer » comme le dit le titre du roman, n’est pas un enjeu de développement, encore moins une question scientifique. Il s’agit seulement de définir un « seuil de pauvreté » avec deux objectifs précis : d’une part, que cette définition permette de déterminer un nombre de pauvres sur la planète suffisant pour légitimer les salaires de toute l’armée d’experts chargés de les « soulager » ; d’autre part, que ce décompte puisse générer toujours autant d’arguments aux économies occidentales pour revendiquer la légitimité d’intervenir dans la marche du monde. Dès lors, Rodney va revoir le système de recensement des pauvres sur la planète, aidé en cela par Jason (parce qu’il est un spécialiste du décompte des poissons) qui s’est invité à la noce à Cape Cod. Sur un coin de table, Jason griffonne un modèle mathématique séduisant. La nappe s’orne bientôt de dessins érotiques (reproduits dans le livre) mêlés à des considérations géopolitiques pour le moins originales. Le tout sera transformé en équations, et une fois l’algorithme programmé, de nouveaux pauvres apparaissent sur l’écran de l’ordinateur – sans surprise avant tout en Afrique.

Plein de pauvres, et plein d’actions pour les cibler, voilà bien une win-win solution ! Rodney « a été témoin à Dakar de scènes de liesse le jour où les Nations unies ont rétrogradé le Sénégal dans le groupe très select des pays dits les moins avancés » (p.249). Quant aux pays riches, une conférence lors du poverty reduction lunch seminar de Columbia l’affirme, fonctions mathématiques à l’appui : « en comparant les effets matériels des dons et transferts monétaires sur les revenus des plus pauvres à travers le monde, d’une part, et le réconfort moral que ces versements octroient aux donateurs de l’autre, l’auteur conclut que l’aide aux pays et populations déshérités est en réalité un transfert de bien-être des pauvres vers les riches » (48). Est-ce scandaleux pour autant ? Rodney le sent bien : « Les limites ce sont les pauvres, d’abord, qui n’adoptent pas toujours les comportements à la hauteur de ses espérances et de ses ambitions. Pardon d’insister sur ce point mais savoir que dès qu’ils ont trois ronds ils se bourrent la gueule comme des cochons et vont au bordel à la première occasion lui est insupportable. Ce n’est tout simplement pas raisonnable ». (290)

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Valentine ZUBER

Le culte des droits de l’homme

Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, Paris, 2014, 408 p. | commenté par : Bernard BRET

Parce qu’elle contenait les principes fondateurs d’une société nouvelle en train de naître, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) a été l’objet d’une sorte de culte dès sa proclamation en 1789. Entendons par là que le document a été perçu comme porteur d’un idéal valable en tout lieu et en tout temps, et donc relevant du sacré. Son préambule le dit explicitement : il s’agit d’exposer les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme. La DDHC, adoptée par l’Assemblée Nationale en présence et sous les auspices de l’Etre suprême serait-elle la laïcisation des valeurs évangéliques où elle trouverait ses racines ? L’iconographie le suggère. Les révolutionnaires se libéraient mal des représentations religieuses pour exprimer la valeur sacrée reconnue au politique. Le texte de la DDHC, dogme essentiel de cette « religion nouvelle » qui devait culminer avec la Fête de l’Etre Suprême, a été honoré d’un traitement particulier ; le graveur Le Barbier lui a conféré un caractère sacré en inscrivant ses articles sur des panneaux aux sommets arrondis évoquant irrésistiblement les Tables de la Loi. Avec des allégories représentant les idées nouvelles, cette image devenue classique devait marquer les esprits et faciliter leur adhésion à la Révolution. Afficher ces tables de la loi républicaine dans les lieux publics, c’était et c’est encore aujourd’hui un rappel de leurs droits aux citoyens et une invitation faite à eux à vénérer le credo révolutionnaire.

Tous ces faits autorisent Valentine Zuber à parler d’un culte et, pour reprendre ses propres termes, à entreprendre l’exploration des fondements, des formes et de la postérité de la religiosité civique (p. 12). Un plan simple pour traiter ce sujet : une première partie raconte l’écriture de la DDHC et comment ensuite ce modèle déclaratif a été questionné, une seconde partie explique le rôle joué par la DDHC dans la genèse de l’identité républicaine en France et la place qu’elle continue à occuper dans le débat politique.

La Déclaration de 1789 a subi des modifications dans les années qui ont suivi son adoption, en 1793 dans le sens d’une reconnaissance de droits plus étendus, notamment le droit à l’insurrection et le droit au travail, en 1795 quand la réaction thermidorienne marque un retour en arrière au point que n’est plus affirmée l’égalité en droit de tous à la naissance. Un dernier texte est encore adopté en 1848. Malgré ces versions successives, c’est bien la Déclaration de 1789 qui s’est imposée sur le long terme comme le texte de référence fondateur d’un monde nouveau. Fait important, c’est une Déclaration. Or, déclarer, c’est reconnaître et affirmer qu’au-dessus du droit positif existent des droits naturels qui obligent le législateur et doivent l’inspirer, idée qui s’attira les foudres de la pensée contre-révolutionnaire, d’Edmund Burke en Angleterre dès 1790 et, en France, de Joseph de Maistre et d’Hippolyte Taine. En revanche, c’est son incomplétude que d’autres reprochèrent à la Déclaration, et son insistance sur le droit de propriété. Karl Marx y voit la marque d’une bourgeoisie habillant sous des apparences universalistes la défense de ses intérêts de classe : interprétation démentie par la postérité qui a fait du document une sorte d’étendard contre l’oppression, au-delà des conditions historiques de sa formulation, comme si la bourgeoisie naissante s’était élevée au-dessus d’elle-même et avait proclamé des droits qui, ayant une portée universelle, pouvaient servir l’émancipation de tous, fût-ce même un jour contre les possédants. Jean Jaurès a cette lecture de la DDHC et souhaite en quelque sorte que le prolétariat la fasse sienne : après tout, proclamer le droit de propriété comme un droit naturel, n’était-ce pas prendre le risque que ceux qui n’ont rien revendiquent leur part au nom même de cette Déclaration qu’il serait alors erroné de réduire à sa dimension « bourgeoise » ? C’est en quoi la Déclaration est à la fois un aboutissement et un commencement. Aboutissement des idées semées par le Siècle des Lumières. Commencement d’un combat pour l’émancipation plus profonde et plus complète des opprimés, mais combat partout difficile : l’écart existant entre la DDHC et la pratique politique des gouvernements, y compris de ceux qui s’en réclament, a souvent été dénoncé. Le curieux de l’affaire est que cette critique conduit parfois à une critique de la DDHC elle-même, présentée comme un texte abstrait inapte à se concrétiser d’une façon crédible. Mais, la DDHC a-t-elle jamais prétendu correspondre aux pratiques politiques et sociales en vigueur ? La lire de cette façon est un grossier contre-sens. Elle ne dit pas ce qui est (à quoi servirait-elle dans ce cas ?), mais ce qui devrait être et, donc, ce vers quoi il faut tendre.

Pourquoi les hommes de la Troisième République, eux qui se sont affichés de la manière la plus nette comme les dépositaires de l’héritage révolutionnaire, n’ont-ils pas jugé à propos d’inscrire explicitement la DDHC comme texte de référence à leur action, privant ainsi de valeur juridique un texte dont la proximité est pourtant évidente avec les valeurs dont le régime se réclame et avec le système de gouvernement mis en place. Valentine Zuber explique le paradoxe par les conditions historiques de l’installation de la Troisième République : les lois de 1875 ont pris valeur constitutionnelle, ce qui a empêché par définition qu’une véritable Constitution soit posée au-dessus des lois et que, dans une logique de hiérarchie des normes juridiques, la DDHC soit elle-même placée au sommet du dispositif. Il en découlait des inconvénients majeurs : l’impossibilité de vérifier la constitutionnalité des lois et l’absence de garantie contre les manquements dont le pouvoir législatif se rendrait coupable à l’égard des libertés publiques…. raison pour laquelle, autre paradoxe, la Droite parlementaire se réclama de la DDHC pour se dire favorable aux congrégations, alors que, peu d’années auparavant, en 1898 et à l’occasion de l’Affaire Dreyfus, c’est la Gauche qui avait créé la Ligue des Droits de l’Homme.

Le culte rendu à la DDHC n’empêche pas qu’on puisse, ainsi que le demandait Emile Durkheim à la fin du XIX ème siècle, la considérer comme un objet de science plutôt que comme un objet de dévotion. Mais cette dévotion elle-même doit, comme toute religion, faire l’objet d’une approche scientifique. C’est ce que fait Valentine Zuber quand elle montre en quoi ce « credo » constitue le socle des idées républicaines bien avant que, reconnaissance tardive d’une réalité déjà ancienne, la DDHC ne soit mentionnée dans le préambule de la Constitution de 1946 et reprise dans celle de 1958 pour entrer explicitement quelques années plus tard dans le bloc de constitutionnalité. Bien avant que la DDHC n’entre dans le droit positif, il était apparu nécessaire d’ancrer ses valeurs dans la culture politique des citoyens comme autrefois on avait cherché à ancrer dans la culture religieuse des fidèles les préceptes évangéliques. Le terme de « catéchismes révolutionnaires » employé alors pour désigner les manuels encouragés par les autorités de l’Etat, modifié ensuite en « catéchismes républicains », dit explicitement la laïcisation en même temps qu’il vaut implicitement reconnaissance de cette filiation. Valentine Zuber en donne de savoureuses illustrations à différentes périodes et relate les débats passionnés auxquels certains de ces ouvrages ont donné lieu sous la Révolution, en 1848 et au début de la Troisième République. Là se trouvent en tous les cas la racine de l’enseignement de la morale dans l’école laïque et celle d’une Education civique qui ne se limite pas à la connaissance des institutions, mais expose aussi ce que doit être le comportement du bon citoyen.

En 1989, célébrer avec faste et solennité l’anniversaire de la Révolution c’était donc logiquement mettre aussi à l’honneur la DDHC. Il fallait considérer la Révolution comme un objet patrimonial gardant toute son actualité dans un monde où, selon le mot d’Edgar Faure qui présida la Mission officielle du Bicentenaire avant que l’historien Jean-Noël Jeanneney ne la conduise à son terme, il y a « encore des bastilles à prendre ». La fête devait par conséquent être davantage qu’un spectacle. De fait, 1989 vit la création de la Fondation des droits de l’homme et des sciences de l’humain et son installation dans la prestigieuse Grande Arche de la Défense, baptisée Arche de la Fraternité. Nombreuses furent les autres œuvres commémorant la DDHC, tel le monument édifié par la Ville de Paris au Champ de Mars, ou telle, plus connue, la réfection de la station Concorde du métro

Consécration et approfondissement du texte adopté par les révolutionnaires en 1789, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (DUDH) a été adoptée par l’ONU en 1948. Cette DUDH et les deux pactes de 1966, l’un sur les droits civils et politiques, l’autre sur les droits économiques et sociaux, constituent désormais la Charte internationale des droits de l’homme. Est-ce à dire qu’un véritable consensus soit aujourd’hui obtenu autour de ces valeurs, même si elles sont bafouées en trop d’endroits ? On hésite à l’affirmer à voir le terme de « droit-de-l’hommisme » par lequel certains cherchent à tourner en dérision ce qu’ils considèrent au mieux comme une posture bien-pensante et au pire comme une imposture. La pensée contre-révolutionnaire qui en conteste le bien-fondé n’a pas totalement disparu, mais elle pèse moins dans le débat que la dénonciation des droits de l’homme comme émanation d’un Occident dominateur désireux d’imposer à tous des valeurs qui lui seraient particulières alors même qu’il s’en est lui-même exonéré quand elles contrariaient ses ambitions. On a vu ainsi être formulées des déclarations des droits spécifiques à certaines aires culturelles, ce qui est clairement le refus d’une mondialisation vue comme l’occidentalisation de la planète. Ce défi appelle plusieurs réponses. L’une est d’ordre philosophique et se place sur le registre de la confrontation des idées : comment concilier l’universalisme avec les respect des identités particulières ? L’autre est politique et concerne l’effectivité des droits dans les pays qui s’en réclament, raison pour laquelle Valentine Zuber termine son ouvrage par l’examen du problème dans le pays qui s’en est fait le porte-drapeau : la France est-elle bien « le pays des droits de l’homme » ? Que là, comme partout, il soit difficile d’harmoniser la politique, et notamment la politique étrangère, avec le respect total de la DDHC, c’est ce qu’a montré le caractère éphémère du Secrétariat d’Etat aux Droits de l’Homme confié à Yama Rade par le Président Sarkozy. Doit-on en conclure qu’il faudrait être discret en la matière ? Non, mais plutôt qu’un partage des rôles y est sans doute souhaitable, entre les politiques qui travaillent dans « l’art du possible » et la société civile qui contrôle et exerce une fonction tribunitienne pour défendre une religion civile républicaine si l’on admet qu’une religion est un ensemble de croyances, de symboles et de rites relatifs aux choses sacrées portées par une société et échappant au débat (p. 362). Et pourtant, cette religion civile républicaine n’échappe pas au débat ! C’est que les droits de l’homme ne constituent pas des croyances issues d’une Autorité transcendante (un « Etre suprême ») comme le sont les religions stricto sensu, mais sont produits par la raison humaine. Plus qu’une religion, on devrait donc plutôt parler d’utopie, c’est-à-dire d’un idéal jamais atteint, mais toujours poursuivi.

Ainsi lue, le DDHC est une utopie positive qui garde une forte résonance dans le débat politique et qui la gardera jusqu’au moment – s’il arrive un jour – où ses principes seront vraiment respectés.

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