Un entretien avec Don Mitchell

An Interview with Don Mitchell

1e partie : La géographie radicale et le droit à la ville

 Part 1: Radical geography and the right to the city

- ST : vous êtes professeur de géographie à l’université de Syracuse (Etat de New-York) et vous êtes également le directeur du « projet de géographie populaire » (the people’s geography project) dans la même université. Vous êtes une figure importante du courant de la géographie radicale, tout particulièrement intéressé par les questions d’espace public, de personnes sans logis et de « paysages du travail »[1]. Vous avez publié plusieurs livres importants. Je n’en mentionnerai qu’un seul, dont le titre peut sembler familier à un public français : Le Droit à la ville (The Right to the City[2]), avec le sous-titre « La justice sociale et le combat pour l’espace public en Amérique ». Ma première question, en relation avec ce livre, est : quelle est à votre avis la position de la géographie radicale vis-à-vis de l’espace public ?

– ST: You are a distinguished professor of geography at the University of Syracuse, New York and you are also the director of the people’s geography project at the same university. You are an important figure in the discipline of radical geography, especially dealing with public space, homelessness and labor landscape. You published several important books. I will only mention one book, whose title may already sound familiar to a French audience, which is The Right to the city with a subtitle, « social justice and the fight for public space in America. » My first question, relating to this book is, what do you think is the role of radical geography as regard to public space?

 

 

2 dec 2009

- DM : C’est une bonne question. Je pense que je peux y répondre en racontant un peu comment je me suis intéressé à l’espace public. De deux manières : c’est d’abord quand j’ai commencé à m’intéresser à la géographie, au milieu des années 1980. J’étais en Californie. J’étais étudiant, et dans les villes californiennes, comme dans la plupart des villes aux Etats-Unis, le phénomène des sans-abris est brutalement devenu très visible dans les rues, et les questions « à qui appartient le trottoir ? A quoi sert-il ? » sont devenues très importantes. Et je m’y suis un peu intéressé. Je n’y ai pas beaucoup réfléchi. Quand je suis entré en 3e cycle, je travaillais sur mon doctorat, consacré aux « paysages du travail ».  Je suis revenu en Californie à Berkeley au moment où l’Université a tenté de récupérer le People’s Park, un parc construit par des communautés locales, par des militants, etc. à la fin des années 1960 et il y a eu une émeute autour de ça. Il y avait des projets de l’Université de Californie pour récupérer ce parc quand j’étais là-bas en train de faire mes recherches. Juste après mon départ en troisième cycle sur la côte Est, il y a eu une autre grande émeute, quand l’Université a tenté de prendre le contrôle du parc, qui avait été laissé entre les mains de groupes locaux depuis plus de vingt ans. Et toutes ces thématiques, associées avec d’autres expériences que j’ai vécues, comme celle de la contestation, ont fait que je me suis beaucoup intéressé à ce qu’est l’espace public, à qui il appartient, et pourquoi c’est important.

– DM: Yeah, that’s a good question. I think I can answer by saying a little bit about how I got interested in public space. There are two ways in. One was when I first got interested in geography, in the mid 1980s and I was in California. I was a university student and in California cities, as in most U.S. cities, visible homelessness had just exploded on the streets and with that the question of « who the sidewalks belong to, what they were for » became very important questions. And I just sort of paid attention to that. I didn’t really think about it too much. When I got into graduate school, I was actually working on my PhD dissertation, which is on labor and landscape. I was back in California in Berkeley at the time that People’s Park, which was a park built by community people, by activists and so forth in the late 1960s and there was a riot around this, the university tried to take it back. There were plans by the university of California to reclaim that park when I was there doing my research. Just after I left to go back to graduate school in the East Coast, there was another big riot as the university tried to take control of the park that had been in the community’s hands for more than 20 years. And those kinds of issues along with some other experiences that I had like protests and so forth got me very interested in what public space was, who it was for, why it mattered.

J’ai commencé à raccorder ça avec ma recherche sur les paysages du travail, que je lisais largement dans une perspective marxienne. Parce que, pour beaucoup de militants syndicaux que j’observais, les seuls lieux où ils pouvaient faire un travail d’organisation étaient les lieux publics, les rues, les parcs. Les ouvriers agricoles migrants, quand ils venaient en ville, ces ouvriers agricoles, étaient organisés par les syndicats radicaux dans les rues, et l’espace public était essentiel pour ça.  Alors ça a commencé à se connecter pour moi. Et mon intérêt pour ce qui se passait dans les rues des villes dans la période contemporaine, avec les sans-abris, les questions des luttes et de la politique, et ce qui se passait dans le People’s Park ont convergé. Et j’ai tenté d’écrire une série d’articles qui examinait la question des sans-abris dans l’espace public, et donc de l’espace public, qui abordait les questions de luttes et donc de ce que l’espace public pouvait être, et, bien sûr, ce qui devint important à ce moment, c’était également les questions de propriété. Et donc, développer mes propres positions politiques radicales est devenu central pour comprendre tout ça. En même temps, mon initiation au marxisme, et en particulier au marxisme formulé dans le premier volume du Capital, plus que beaucoup de commentaires sur le marxisme, est devenu important pour moi. Penser comment le capital circule à travers les villes et pourquoi est devenu très important pour comprendre comment et pourquoi les personnes sans-abris sont contrôlées dans l’espace public, pourquoi elles sont chassées des parcs, pourquoi elles sont chassées des rues, et où les foyers sont localisés. Alors j’ai commencé à décrire l’histoire des relations entre la circulation du capital, l’accumulation du capital et les luttes qui les entourent, la fabrication des paysages urbains et, en même temps, les luttes autour de l’espace public. Et avec ça, bien sûr, j’ai lu tous les classiques de la sphère publique, Arendt, Habermas, et les autres, aussi bien que les écrits de Richard Sennet  sur les villes, et ensuite j’ai tenté d’introduire dans ce discours une vision très, très matérialiste. Et je pense que de venir de la géographie aide vraiment pour ça, parce que ce qui nous intéresse le plus c’est précisément la question de l’espace matériel. Qui a accès à l’espace, pourquoi, à quelles conditions, et ainsi de suite… C’est ce type de trajectoire qui m’a amené, je pense, à ce que la géographie humaine ou la géographie radicale apportent aux questions d’espace public. Précisément : comment ces espaces sont produits, ce qui est une des questions de Lefebvre, -puisque nous l’évoquons-, par qui ils sont produits, dans quelles conditions, et dans quels buts. Quelles sont les possibilités de faire de ces espaces quelque chose de plus juste, quelque chose qui en vaut davantage la peine.

I began to dovetail this with my research on labor landscapes, which I was very much reading through a kind of Marxian lens. Because a lot of labor activists that I was looking at, the only place that they could organize was in public, on city streets, in parks. Migrant farm workers when they came to town, migrant farm workers would be organized by radical unions in the streets, and public space was crucial for that. So this began to dovetail to me. So my interest in what was going on in city streets in the contemporary period when homelessness, questions of protests and politics and what was going on in People’s Park all kind of came together. And I tried to write a series of articles that got to questions of homelessness in public, and therefore at public space, looked at questions of protest and therefore at what public space could be and, of course, what became important then were questions of property as well. And so, developing my own radical politics became crucial for understanding this and at the same time my education in Marxism, and particularly the Marxism written in Capital volume 1, more so than a lot of commentaries about Marxism, became important, thinking how Capital circulate through cities and why, became very important for understanding how homeless people were regulated in public space and why, where shelters were located, why they were moved out of parks, why there were moved down the streets. So I started telling the story of the relationship between capital circulation, capital accumulation and struggles over that, the making of urban landscapes and at the same time, the struggle for public space. And with that, of course I was reading all the classics of public sphere theory, Arendt, Habermas, all of that, as well as Richard Sennett’s writing on cities and then trying to bring into that discourse a very very materialist understanding. And I think being positioned in geography really helped for that, because what we are most interested in is precisely the question of material space. Who has access to space, why, at what conditions and so forth. So it’s that kind of trajectory that got me into I think what human geography or radical geography brings to questions of public space. Exactly how these spaces are produced, which is one the questions of Lefebvre, since we are referring to him, who they are produced by and under what kind of conditions, and for what purposes. What possibilities there are to transform the spaces into something more just, more worth it.

 

 

- ST : quels sont à votre avis les principaux concepts que vous avez empruntés aux livres de Lefebvre -Le Droit à la ville, mais aussi La Production de l’espace-, dans vos recherches ?

– ST: In the books by Lefebvre, The right to the city, but also The production of space, what do you think are the main concepts that you borrowed to work on your research?

 

 

2 dec 2009

- DM : eh bien, à part voler le titre, Le Droit à la ville -ce qui m’a bien aidé-, je voulais vraiment poser cette question : qui a droit d’être dans la ville et à quelles conditions ? Il y a quelques éléments qui sont devenus très importants pour moi. De manière générale : les discussions autour de la production de l’espace et comment la production de l’espace est absolument centrale pour toute pratique sociale, pour toute formation sociale et pour le capitalisme en particulier. Le capitalisme produit des espaces de certaines façons, par exemple en manipulant les luttes, et ainsi de suite. Ces discussions sur la création de l’espace, l’importance de l’espace abstrait -un terme qui d’une certaine manière est lié à la notion de travail abstrait-, m’ont été très utiles. Et puis, dans Le droit à la ville,  la façon dont il parle du droit à la centralité, du droit à la participation, de la participation à la fabrication de la ville, de la production concrète de cet espace particulier, et de comment le droit à habiter, à un lieu pour vivre, le droit à son cadre de vie et à le contrôler sont de beaucoup de façons fondatrices d’autres revendications dans les modes de vie. La capacité même à être est essentielle. Il pose un cadre très séduisant pour comprendre certaines de ces idées, avec sa manière habituelle de formuler des impératifs. C’est assez abstrait parfois. Et une des choses que j’aime faire, c’est m’emparer de certaines de ces idées, et les amener à vraiment prendre forme sur le terrain, les rendre plus fécondes.

– DM: Well, besides stealing the title, The right to the city, which was helpful, I did really want to ask this question, who has a right to be in the city and under what conditions. There are few things that became very important to me. Generally the arguments about the production of space anyd how the production of space is absolutely crucial to any social practices, to any social formation and to capitalism in particular. Capitalism produces spaces in particular ways, for instance framing struggles and so forth. Those arguments about the creation of space, the importance of abstract space, a term that kind of relates to the notion of abstract labor, have been very helpful for me. Then within The Right to the city, the way that he talks about the right to centrality, the right to participation, participation in the making of the city, the actual producing of that space and how right to habitat, to a place to live, right to the surroundings and control over it are in many ways foundational to other claims of ways of being. The very ability to be he talks about is crucial. He lays out a very nice framework for understanding some of these ideas, in his usual kind of dictating way. It’s all rather abstract at times. And one of the things that I like to do is take some of these ideas and really bring them down to occur on the ground, make them more fruitful.

 

 

2e partie : le projet de géographie populaire et le géographe public[3]

Part 2: The people’s geography project and the community geographer

- ST : Pourriez-vous nous parler de votre « projet de géographie populaire » ?

– ST: What is the « People’s geography project »?

 

 

2 dec 2009

- DM : Pour le moment, le projet de géographie populaire n’est encore qu’un site web[4]. Je ne pense pas qu’il ait été mis à jour depuis longtemps. En partie parce que les grandes idées que moi-même et un certain nombre de camarades avions pour ce projet n’ont pas donné de résultats, pour toutes sortes de raisons structurelles : le fait que nous sommes dispersés dans un très grand pays et que nous ne pouvons pas nous rencontrer très souvent ; et puis, j’ai eu des responsabilités administratives, je suis devenu directeur du département, ce qui m’a pris beaucoup de temps. Je devais m’occuper d’autres choses. Et aussi, il y a eu des raisons très immédiates - ensuite je reviendrai sur le contenu du projet. Des raisons immédiates comme le 11 septembre 2001. J’ai pris de l’argent que j’avais et j’ai commencé à produire rapidement des matériaux pour l’enseignement, sur l’action géopolitique des Etats-Unis, une espèce de saisie critique du rôle géopolitique des Etats-Unis pour les enseignants du primaire.

– DM: The people’s geography project is just a website at this point. I don’t think it has been updated in a long time. In part because all the grand ideas that myself and a number of comrades had for it didn’t pan out, for all kinds of structural reasons. The fact that we were all over a very large country and couldn’t get together very often. I became administrator, department chair, which took up a lot of time. I had to deal with other sorts of things. And then there were some very immediate reasons, and I will come back to what the project is about. Immediate reasons like September 11, 2001. I took some money that I had and started to churn out teaching materials about US geopolitics, a kind of critical take on the US geopolitical role for schoolteachers.

L’idée originale du projet de géographie populaire -un autre titre volé, à l’Histoire populaire (People’s History[5]) d’Howard Zinn-, était de trouver des moyens pour populariser la géographie radicale ou radicaliser la géographie populaire, peu nous importait dans quel sens cela se ferait. Mais c’est important parce que la géographie a été une discipline extrêmement intéressante dans les trente dernières années. Elle est allée de révolution théorique en révolution théorique, constituant le foyer de théorisations très intéressantes, avec beaucoup de très bonnes retombées. Plus largement, le tournant spatial dans les sciences sociales a été important pour renforcer la notion que l’espace est central dans la compréhension du fonctionnement du monde. Et pourtant, beaucoup des connaissances qui se sont développées ne sont pas bien connues en dehors des murs de l’Université et des journalistes scientifiques, au moins aux Etats-Unis.

The original idea for the People’s geography project, another stolen title from Howard Zinn People’s history, was to find ways to popularize radical geography or radicalize popular geography, we didn’t care which one would happen. But it’s important because geography has been an extremely interesting discipline for the last 30 years. It’s gone through theoretical revolution after theoretical revolution, a kind of hotbed with very interesting theorizing of it with a lot of very good effects from that. The spatial turn in the social sciences more broadly was important to the reinforcement of the notion of space as central to thinking about how our worlds operate. And yet a lot of that knowledge, certainly in the US context, that has been developed is not well known outside the walls of the academy and academic journalists.

Aussi, une des idées a été de trouver des moyens de prendre beaucoup de cette théorisation radicale qui s’était développée et de la transformer en brochures, et peut-être finalement en vidéos, et toutes ces sortes de choses…, ce que nous n’avons pas tellement fait. J’ai un étudiant qui en compile certains aspects dans des ouvrages de vulgarisation : c'est là-dessus que nous avons vraiment achoppé. Nous voulions vraiment écrire une géographie populaire des Etats-Unis, et nous n’avons jamais su ce que nous devions en exclure. C’est bien le problème, non ? Avec l’histoire, vous pouvez vous raccrocher à l'échelle du temps. Avec l’espace, c’est bien plus difficile et nous n’avons jamais exactement déterminé comment nous pourrions faire ça.

So one of the ideas was to find ways to take a lot of that radical theorizing that has been going on and turn it into pamphlets, maybe eventually videos, and those sorts of things that we haven’t done much of. I have a student who is putting together some aspects of that, popular books, which is the thing we really foundered on. We really want to write a people’s geography in the United States, and we never could figure out what to leave out. That was the problem, right? History you can hang it on the scaffolding of time. And space, it became a lot harder because we never figured out how exactly to do this.

Et donc, le projet de géographie populaire a fini par se transformer. Il s’est transformé parce que, quand j’ai pris la responsabilité du département, je me suis engagé dans quelque chose baptisé le Community Geography Project[6] à Syracuse. Et cela s’est fait parce que j’ai reçu un appel téléphonique me demandant si nous pouvions cartographier les dynamiques de la géographie de la pauvreté dans la ville. J’ai dit que oui, bien sûr, nous serions contents d’aider, sans avoir aucune idée de ce dont ce gars parlait, n’ayant personnellement aucune compétence pour ce genre de choses. Donc j’ai appelé notre responsable du SIG. Elle a dit que bien sûr elle pouvait faire ça. C’est une écologiste tropicale, pas du tout dans les études sur la pauvreté. Et nous l’avons fait.

So then the people’s geography project ended up transforming. It transformed because, as I became department chair, I got involved in something called the « Community Geography Project » in Syracuse. And that came about because I got a phone call asking if we could map a changing geography of poverty in the city. I said, of course we’d be happy to help, having no idea what this guy was talking about, having no skills for this kind of stuff myself, and so I called up our GIS person.  She said of course she could do it. She is a tropical ecologist, not into poverty studies or anything else. So we did.

Nous avons mis en place ce grand projet consacré à la faim qui s’intéresse maintenant plus largement à toute une gamme de questions sociales, politiques, économiques et environnementales dans la région centrale de l’Etat de New York, dans l’aire urbaine de Syracuse, avec une approche géographique. Il rassemble toutes sortes de gens issus des communautés locales. Tous nos projets sont dirigés par les communautés locales. Ils partent de la base. Ce n’est pas vraiment de la recherche-action. C’est un modèle très difficile à décrire. En quelque sorte, nous le réalisons en avançant. Nous avons trouvé de l’argent pour embaucher quelqu’un que nous avons baptisé la géographe publique. Les moyens sont fournis par l’Université et elle travaille pour les communautés locales. Les gens l’appellent et lui demandent de s’engager dans des choses. Elle intègre des étudiants, elle intègre des personnels de l’Université. J’utilise une partie de l’argent de mon projet de géographie populaire et j’ai obtenu de l’argent par d’autres biais pour mettre ce projet en route.

We put together this great project looking at hunger, and then more broadly now, looking at a whole range social, political, economic and environmental issues in the central New York State region, Syracuse city area, geographically and bringing together all kinds of community people. All of our projects are community driven. They start from the bottom up. They are not quite action research. It’s a very hard model to describe. We are kind of making it up as we go along. We found money to hire someone that we called « community geographer. » She’s got all the resources at the university and it works for the community. People call her up and ask her to get involved in things. She gets students involved, she gets faculty involved and I use some of my people’s geography project money that I had to get that going and I raised money otherwise.

C’est ainsi que le projet de géographie populaire a glissé vers quelque chose de très local, sur le terrain, le genre de projets qui essaient de comprendre les lieux que nous habitons. Comment y agit la pauvreté, comment y agissent les inégalités. Comment y agissent la justice ou les injustices environnementales. Et puis, une de mes tâches, en tant que théoricien maison, c’est, alors que beaucoup de ces choses sont terriblement pratiques, d’amener les gens à réfléchir en quoi elles reflètent des forces sociales plus larges. C’est une région en déclin, désindustrialisée ; en quoi c’est un facteur important.

So the people’s geography project has moved to very local on the ground kind of projects trying to understand the place that we live in. How poverty operates, how inequalities operates in it. How environmental justice or injustices operate in it. And then, one of my jobs in it, as kind of the house theorist, is, a lot of these things are incredibly pragmatic work, is to always get people to think about how things reflect larger social forces. It’s a depressed, deindustrialized region, how that’s an important factor.

Vous savez, quand le conseil municipal se met à suivre avec enthousiasme les idées de Richard Florida sur la classe créative[7], - nous avons de gros problèmes avec ces idées -, nous avons besoin de les questionner. Ça a rendu notre projet très intéressant. Et puis, plus ou moins en lien avec ça, la géographe publique, et moi, et d’autres personnes impliquées dans le projet, sont aussi entrés en rapport avec les coalitions pour le droit à la ville, qui se développent à travers les Etats-Unis, dans un bon nombre de villes. Elles sont liées de façon souple à des coalitions similaires qui se développent en Europe et en Asie, etc. Et j’ai utilisé un peu de l’argent qui me restait pour que des militants associatifs de la ville aillent chaque année au congrès national de géographie. Nous faisons ça depuis deux ans et nous allons le faire cette année pour la troisième fois, à Washington DC, où j’ai payé leur inscription. C’est de l’argent du projet et j’ai aussi payé pour la location d’un lieu pour faire quelque chose de différent avec les communautés locales ; ce genre de choses, pour essayer de vraiment tisser des liens entre universitaires et militants est rarement réalisé de cette façon aux Etats-Unis.

You know, when the city council decides to jump on the Richard Florida creative class bandwagon, we have big problems with that idea, and why we need to find ways to test it, so it became a very interesting project. And then somewhat related to that, the community geography project and myself and some other people involved in the project have also made links with the « right to the city coalitions » that are developing around the United States in a lot of cities. They are loosely linked to similar coalitions that are developing in Europe and Asia and so forth. And I used a little bit of money that I have left to get right to the city activists to our national geography meetings each year. We have done this for two years now and we are doing it again for its third year in Washington DC, where I paid for their registrations. It’s some project money that I have and I pay for to rent a place for doing something else with the community and that sort of things that really tries to make some of these links between academics and activists in ways that in the United States they are rarely made.

Et tout ça revient à l’idée originale du projet de géographie populaire, mais maintenant à travers la coalition pour le droit à la ville, ce dont je suis très heureux. Pour l’essentiel, je signe des chèques.

And so that comes back to the original idea of the people’s geography project but it’s now through the right to the city coalition, which I am very happy about. I mostly write checks.

- ST : Vous signez des chèques et vous introduisez un peu de théorie dans tout ça.

– ST: You write checks and you infuse a little of the theory into it.

- DM : J’essaie, j’essaie.

– DM: I try to, I try to.

 

 

Le géographe public

The community geographer

- ST : ça a l’air passionnant. J’aime beaucoup cette idée du géographe public.

– ST: It sounds great. I really love this idea of a community geographer.

 

 

2 dec 2009

- DM : C’est une des choses les plus intéressantes que nous avons faites. Nous sommes en train d’essayer de reformuler l’ensemble du projet et de trouver de l’argent pour que notre géographe publique, Jonnell Allen, puisse être définitivement embauchée. En ce moment, elle est financée par des budgets spéciaux, ce qui est difficile comme vous le savez. Nous recevons des subventions, nous allons mendier auprès de l’administration de l’Université pour pouvoir la payer quelques mois de plus. Nous devons rendre ce poste permanent, parce qu’il est très important pour les communautés locales. Pour les organisations locales, pour les associations, en fait pour la ville elle-même, pour les responsables du développement local. Et, de fait, ils commencent à le reconnaître, et parfois d’une manière qui me met mal à l’aise.

– DM: It’s been one of the most interesting things that we have done. We are in the midst of trying to reconceptualize the whole project right now and find money so that our community geographer, Jonnell Allen, can be permanently in place. Right now she is on what we call « soft money, » which is difficult you know. We get grants; we go beg to the university administration for another few months to pay for it. We need to make it permanent because there is huge dividend to the community. Community organizations, to non-profits, actually to the city itself, to development people. And they are actually beginning to recognize that, sometimes in ways that make me uncomfortable.

- ST : C’est ce que je voulais vous demander. Dans votre travail, vous questionnez beaucoup les modes de conception des espaces, des bâtiments…

– ST: That’s what I wanted to ask. In your work, you question a lot of the ways that spaces are made, buildings are built…

- DM : Eh bien, nous ne sommes pas tous d’accord, c’est évident, et moi non plus je n’accepte pas ce que disent les autres. Et ce que nous avons appris à faire, ceux qui sont dans le comité d’organisation, nous rassemblons beaucoup de gens des communautés locales. Nous avons de très grands désaccords politiques, à un assez haut niveau, et nous avons décidé que nous en discuterons et nous essayons de nous assurer que nous sommes très clairs sur pourquoi nous pensons que ce que nous disons est important et doit être entendu. Et cela a fait partie de nos valeurs depuis le tout début, et ça en a été une part importante.

– DM: Well, it’s not unanimous and that’s obvious, and neither do I accept what they say. And what we’ve learnt to do, those who are on the steering committee, we bring a lot of peoples from the community. We have very big political disagreement from at a pretty high level, and we’ve decided that we will argue about this and we will try to make sure that we could be very clear about why we think that what we are saying is important to be heard. And that’s been part of the ethos from the very beginning, and that’s been very important to it.

Il y a un gars au comité qui travaille pour une association, pour la Community Foundation, qui donne beaucoup d’argent. Il est impliqué dans un tas de bons projets, mais il est complètement acquis au modèle néolibéral des ONG, complètement. Il ne peut pas dire une phrase sans utiliser l’expression «accountability»[8]. Et donc je lui mène toujours la vie dure. Et il me le rend bien. A partir de là nous arrivons vraiment à un bon débat sur ce que peuvent être les limites de ses façons de penser, sur ce que peuvent être les limites de ma manière de penser. Et c’est très utile, en partie parce que nous nous sommes mis d’accord sur le fait que nous allions en débattre, et que nous allions le faire de façon amicale. Nous n’allons pas nous injurier. Ça, ça marche bien.

There is a guy on the board who works for one of the non-profits, for the Community Foundation, that hands out a lot of money. He is involved in all kinds of really good stuff but he is completely bought into the neoliberal model of NGOs, completely bought into it. He can’t say a sentence without using the word « accountability. » And so I am always giving him a hard time. But he gives it right back. And out of that then, we get a really good debate about how what the limits of his ways of thinking might be, about what the limits of my way of thinking might be and that’s become very helpful, in some parts because we agreed we were going to argue about it, and we were going to do it in a comradely way. We are not going to call each other names. That part has worked.

Parfois, tout ça me frustre beaucoup. Certaines des choses dans lesquelles Jonnell Allen, la géographe publique, souhaite s’impliquer ou doit s’impliquer, ne cadrent pas bien avec mes positions politiques. Mais je suis une personne parmi beaucoup d’autres et je comprends aussi l’importance d’avoir un projet avec une large base, directement issu des communautés locales. Alors je me mets en retrait et je laisse passer [le projet].

At times I am completely frustrated about it. Some of the things that Jonnell Allen, the community geographer, wants to get involved in, ought to get involved in, do not align with my politics very well. But I am one person among many and I also understand the importance of having some broad based project straight from the community. So I step back and let it go.

- ST : C’est vraiment une rencontre entre une approche théorique marxienne ou marxiste de l’espace, et une approche plus ancrée dans les faits, presque anthropologique.

– ST: It’s truly an encounter between a theoretical Marxian or Marxist approach of space and a more grounded, almost anthropological.

- DM : J’essaie, j’essaie. C’est peut-être pour ça que je participe à un congrès d’anthropologie. C’est crucial. Et je l’ai appris très tôt. Quand j’étais en 3e cycle, une bonne amie à moi maintenant, elle était professeure, qui lisait beaucoup de mes travaux, parce qu’ils lui étaient envoyés pour évaluation, m’a finalement pris à part, et elle m’a dit « Tu as de bonnes idées théoriques, mais tu n’es pas un bon théoricien. Tiens-toi au travail empirique, tu es vraiment bon pour ça. Tu fondes ce que tu fais. » Et j’ai pris ça à cœur. Si tu réfléchis vraiment à la manière dont les choses sont enracinées dans les lieux que tu étudies, ça fait une grande différence théorique.

– DM: I try, I try. Maybe that’s why I am in an anthropology meeting. It’s crucial. And I learned this very early on. When I was a grad student, a good friend of mine now, she was a professor, she was reading a lot of my work because it kept getting sent to her and she finally took me aside and said: « you’ve got good theoretical ideas, but you are not a good theorist. Stick to the empirical stuff, you are really good at that. You ground what you are doing. » And I took that to heart. If you really think about how things are grounded in the places you are looking at, it makes a big theoretical difference.

- ST : Je crois que nous avons fini. Merci. C’était très intéressant!

– ST: I think we are done. Thank you. It was great!

 

 

[1] (Remarque : cette note, comme les suivantes, a été rédigée par le traducteur.) Pour une discussion autour de la notion de « paysage du travail » (labor landscape), voir en particulier : Mitchell Don, The Lie of the Land: Migrant Workers and the California Landscape, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1996. Dans la ligne des travaux de Carey McWilliams, et inspiré par Henri Lefebvre, Don Mitchell y articule les notions de travail, de paysage en tant que forme concrète et de paysage en tant que représentation, appliquant tout particulièrement cette approche à l’analyse des formes de logement de la main d’œuvre agricole migrante (company towns…).

 

 

 

[2]  Mitchell Don, The Right to the City: Social Justice and the Fight for Public Space, New York: Guilford Press, 2003.

 

 

 

[3] « Community Geographer ». J’ai hésité à conserver l’expression anglaise. En effet, « géographe de la communauté » ou « géographe communautaire », trop ambigus, ne sont pas satisfaisants, car ils n’ont pas du tout les mêmes connotations en français (voir note 6 sur le sens de community). « Géographe des habitants », qui me parait plus fidèle, est néanmoins trop restrictif.  Stéphane Tonnelat a suggéré  « géographe public » (dans le sens d’écrivain public) qui me semble approcher de façon heureuse le sens de « Community Geographer ».

 

[5]  Zinn, Howard, A people's history of the United States, London: Longman, 1980. Cette œuvre, sans doute la plus connue de Zinn, a eu une forte influence, dans le monde académique et au-delà. Elle est traduite en français : Zinn, Howard et Cotton, Frédéric (traduction), Une Histoire Populaire des Etats-Unis, Agone, 2003.

« Projet de géographie communautaire ». La notion de community, dans le monde nord-américain, renvoie à l’échelon local d’organisation de la société, avec ses -très- importantes initiatives propres, le plus souvent autonomes, non suscitées par les pouvoirs publics. Le terme est difficile à traduire : le rendre par communauté n’est pas très satisfaisant.

[7] L’ouvrage de Richard Florida sur la classe créative, qui vise à expliquer l’attractivité sociologique des villes, a eu un grand retentissement dans le monde académique anglophone, et, au-delà, en urbanisme : Florida Richard, The Rise of the Creative Class. And How It's Transforming Work, Leisure and Everyday Life, New York, Basic Books, 2002. Non traduit en français, l’ouvrage est très controversé. On trouvera un aperçu des discussions autour des idées de Richard Florida en français dans le n° 373 de la revue Urbanisme (juin-juillet-août 2010), qui consacre son dossier aux « Villes créatives ».

[8] Accountability signifie littéralement la pratique de "rendre des comptes." C'est un principe de gouvernance qui implique une forme de responsabilité comptable et qui s'appuie sur une éthique de la transparence.