Pierre Dardot et Christian Laval

Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle

La Découverte, 2014 (poche 2015), 593 p. | commenté par : Frédéric Landy

Inégalités et vulnérabilités croissantes dans le monde, drames écologiques, crises de la démocratie… Le bilan du capitalisme en ce début de siècle est fort sombre, ce que les auteurs de cet énorme et passionnant livre, en détournant le titre du trop fameux article de G. Hardin, qualifient de « tragédie du non-commun ».

La marchandisation à outrance (on brevète même le vivant !), et plus généralement l’essor de la propriété privée à partir de l’époque moderne, ont fait disparaître bien des « communs ». Il faut les reconquérir. Mieux : il s’agit d’en construire et d’aller au delà de « biens » communs, de créer du commun, « un nouveau droit destiné à refonder toute l’organisation de la société » (p.231), en marginalisant le droit de propriété.

Un bon quart du livre est d’abord consacré à ce que le commun n’est pas. Il n’est pas simplement ce qui n’appartient à personne : ne confondons pas res nullius et res communes (33). Il ne se limite pas à des «choses » qui par essence, comme l’eau ou l’air, pourraient seules en faire partie (47). Il n’est pas réductible à des « biens » (terme trop économique) ni même à des services publics : le commun n’est rien moins qu’un principe politique de réorganisation de la société. Les auteurs (Dardot est philosophe, Laval sociologue au laboratoire Sophiapol de Nanterre) veulent ainsi dépasser les conclusions de la prix Nobel d’économie Elinor Ostrom : certes, elle a réhabilité la gestion collective en montrant sa possibilité et ses atouts face à la trop simple alternative qu’on présente parfois entre Etat et propriété privée (138), mais elle n’a pas de projet de société alternative et reste fondamentalement une libérale. Alors que le commun, c’est une construction, un travail collectif, une praxis, avec des relations sociales et des institutions : Ostrom l’avait compris, mais sans suffisamment en tirer les conséquences politiques (155).

Ni Marx ni Jésus : le chap.2, dénonçant « le communisme contre le commun », brosse un vaste panorama qui montre que le socialisme au 19e siècle, sans perdre toute la dimension morale des pionniers du commun, de Platon à Cabet, va mettre au premier plan la dimension économique. Mais le communisme d’Etat réalisera « une capture bureaucratique du commun » (79) menant aux tragédies que l’on sait. D’où l’intérêt du retour contemporain du commun décrit dans le chapitre 3. Pour lutter contre « la nouvelle enclosure du monde » (98), de multiples mouvements émergent à propos de l’accès à l’eau ou à la terre, mais aussi l’éducation ou la propriété intellectuelle. Il s’agit d’une lutte « contre » (le néolibéralisme), mais aussi « pour », reconnaissent les auteurs (107), mais les luttes altermondialistes sont souvent trop partielles ou sectorielles pour créer du commun et une société nouvelle. David Harvey avec sa théorie de « l’accumulation par la dépossession » (128) reste critiquable lui aussi, car son approche est trop étroite et tend à oublier l’accumulation par « subordination », par les dominations culturelles et quotidiennes. Tandis que les innovations comme le logiciel libre et le copyleft (168), ou « l’éthique hacker » si ambiguë (173), prêtent trop à une récupération par le capitalisme. Il faut donc prôner le commun, et en cela les auteurs rejoignent Hardt et Negri : « les communs » se réfèrent trop au passé précapitaliste pour continuer à en parler au pluriel (189) ; il faut utiliser le singulier pour en montrer le caractère nouveau. (Le lecteur n’entend pas bien pourquoi les auteurs refusent d’utiliser le français « communaux » plutôt que « communs », qui reste selon moi un anglicisme).

La deuxième partie est plus constructive et tout aussi brillante, mais elle reste elle aussi avant tout dans le domaine de la philosophie politique et de l’histoire, sans donner beaucoup d’exemples de stratégies et d’exemples contemporains de « commun ». (Ce sera davantage l’objet de la brève troisième partie). Le chap.6 est une attaque en règle du droit de propriété, en remontant à Aristote. Vive l’inappropriable ! En se gardant de prôner un évolutionnisme à l’envers qui tâcherait de revenir aux appropriations « usufondées » du néolitihique (A. Testard), ou au « communisme primitif » jadis décrit par Marx, le chapitre décrit la progression historique de la propriété privée via Thomas d’Aquin ou Locke, jusqu’à la division assez récente entre droit public et droit privé (259). La common law britannique ne se révèle pas si « commune », montre le chapitre 7, même si, comme tout droit coutumier, elle fonde tout un droit sur l’histoire d’un peuple. Une discussion érudite de la Magna Carta montre notamment comment la common law aura pu se révéler très sélective socialement, notamment pour les usages des communaux forestiers (p.322, 404)… Mais Jaurès lui-même ne s’était-il pas opposé au droit de glanage (362) ?

Le chapitre 9 est lui plus centré sur le monde des villes, en décrivant la constitution d‘un « droit prolétarien ». Avant une reprise des analyses de Mauss ou de Durkheim, les auteurs mettent en lumière la pensée de Proudhon (leur « favori », ils ne s’en cachent guère) : Proudhon prône la coopération, et la conception d’un droit qui puisse « redonner à la société la pleine possession de sa force collective » (372) : association, autogestion, mutualité sont les bases de la « constitution sociale ». Une « fédération des communes », dans la sphère politique générale, se combinera avec la « fédération industrielle-agricole » de la sphère économique (384). Ce programme, comment l’instaurer ? Le chapitre 10 (passablement ardu à lire) aborde « l’institution comme acte, contre une certaine propension à privilégier l’institué aux dépens de l’instituant » (232). Fondé notamment sur les critiques de Castoriadis, il affirme qu’entre la perspective anti-historique de Marx et la tentation d’un retour à la coutume, il faut une « praxis instituante » (405), en perpétuelle action et reconstruction.

La troisième partie, conclusive, va pour cela présenter neuf « propositions politiques ». Le commun doit être global et ne point concerner seulement une entreprise, ou une forêt. Et ce à toutes les échelles, selon un principe fédératif inspiré de Proudhon qui « implique une négation des bases du capitalisme » (461). Il s’agit de renouveler l’espace public, moins en tant qu’agora (où l’on ne fait que discuter, souvent d’affaires privées) que d’ekklèsia (où la collectivité décide véritablement) (464). Le droit d’usage s’oppose à la propriété – y compris à la notion d’usufruit – mais aussi à la vente des accès aux biens et services chère à Rifkin (472), ou au « bouquet de droits » étatsunien en réalité très hiérarchisé. Il s’oppose même aux freewares puisque leur propriétaire ne renonce pas à ses droits patrimoniaux sur ce qui reste un « bien ». Oublions donc la notion de « chose commune », trop réifiante (479). Puisqu’on travaille toujours avec les autres, et pour les autres, il faut une « émancipation du travail » qui passe par une entreprise devenue « institution démocratique ». Il faut même « instituer l’entreprise commune » (491), avec pour but final « la société du commun » à partir d’une économie sociale renouvelée. Les services publics doivent quitter le giron de l’Etat, fût-il providence, grâce à une cogestion par les citoyens-usagers (cas de la « bataille pour l’eau » à Naples en 2011). A l’échelle planétaire se construiront de véritables « communs mondiaux », une « fédération des communs », fort différents de ces « biens publics mondiaux » dont la définition est trop apolitique et la gestion laissée à trop d’acteurs privés (534). A toute échelle alors, on trouvera du co-munus (le latin munus sous-entendant une obligation mêlée à de la réciprocité et de la mutualité) (547). Seraient ainsi articulées les deux sphères, économiques et politiques publiques (le géographe dirait : « territoriales »), avec au sommet une « citoyenneté transnationale ». (Le livre passe sous silence la question de savoir comment éviter les conflits d’échelles, mais le lecteur peut supposer qu’existerait un certain principe de subsidiarité donnant priorité de décision au niveau local).

Bien sûr, selon ses opinions politiques, le lecteur n’est pas obligé de souscrire à cette critique sans nuance du capitalisme et de son avatar néolibéral. D’une part, à côté d’un bilan très sombre, il faudrait rappeler que si les inégalités augmentent dans le monde, la pauvreté, elle, tend à décliner – c’était un des Objectifs du Millénaire pour le Développement. D’autre part, faut-il vraiment en appeler à une révolution entière, ou bien se contenter de promouvoir des alternatives au capitalisme qui pourraient cohabiter avec lui ? Enfin, il n’est pas précisé si la « révolution » que les auteurs appellent de leurs voeux peut se faire sans violence.

Le lecteur de Justice spatiale ne trouvera ici que peu d’occurrences du terme « justice » (il est dommage, incidemment, qu’il n’existe pas de glossaire des noms communs dans un ouvrage de cet ampleur) ; mais bien sûr la notion est plus qu’implicite, étant donné que le livre se veut un manifeste dénonçant des dominations présentes ou passées. Le lecteur y trouvera encore moins le terme « espace ». La notion est certes sous-jacente dans les nombreuses pages qui parlent de l’accès aux forêts ou aux communaux villageois, notamment dans le chapitre 7. Mais l’insistance des auteurs pour ne pas « réifier » le commun, ne pas le circonscrire à des « biens » ou à des « choses communes », leur interdit de beaucoup raisonner géographiquement. L’espace ne peut être que métaphorique avant tout.

Cela dit, est-ce un manque ? Vu la taille déjà fort respectable de ce formidable livre, on aurait mauvaise grâce à le leur reprocher. Mais on peut se demander ce qu’aurait apporté une approche en termes plus spatiaux. Suggérons deux bénéfices :

– tout d’abord un plus grand empirisme dans les descriptions de types de gouvernance des communs. La diversité des ayants droits est en général reconnue par les        auteurs, mais l’éventuel bundle of rights (p.473) va au delà de la diversité des droits d’usage, de revenu ou de vente. En effet, cette superposition des usages et des usagers s’inscrit dans le temps comme dans l’espace. La forêt ou le pâturage peuvent être divisés en sous-espaces (dans le cas d’assolements par exemple) dont l’usage varie selon les années, mais aussi les saisons. Cet empirisme des droits d’usage en fonction des époques et des lieux est mentionné dans l’ouvrage, notamment à propos de la Common Law, mais il pourrait être encore plus fouillé, y compris en gardant la même approche historique qui lui permettrait de rediscuter par exemple le contraste agraire entre saltus et silva.

– une approche plus géographique aurait d’autre part pu réduire le biais « occidentalo-centré » du livre. Outre la Bible et les penseurs chrétiens, les références en matière de philosophie politique sont en effet avant tout françaises, allemandes et britanniques, voire nord-américaines. Les exemples de « commun » sont eux aussi très européens. Vers l’est, on ne dépasse pas le mir russe – à l’exception notable des famines de Mao, mais celles-ci sont vues comme une dérive du communiste marxiste. Vers les pays du Sud, les références aux Amérindiens sont rares, celles à l’Afrique également – ce qui peut surprendre vu l’importante littérature existant sur l’appropriation du foncier en Afrique occidentale (E. LeRoy, etc.). Vandana Shiva est la seule Indienne présente, passablement encensée, alors qu’une discussion intéressante aurait pu être tirée des théories sur les pseudo « républiques de village » en Inde imaginées par le colonisateur britannique et reprises à leur compte par Gandhi et ses suiveurs : le concept de swaraj (autonomie), qui fonctionne à plusieurs échelles, de l’individu à la nation, ne pourrait-il représenter dans certains cas un fondement solide pour bâtir du « commun » ?

Une telle approche s’intéressant à ce qu’on appelle aujourd’hui les pays du Sud pourrait alors éclairer sous un jour nouveau les études liées au courant de la political ecology qui dénoncent les héritages coloniaux des offices ou ministères des forêts, de ces administrations qui, du Kenya à l’Inde, tendent encore aujourd’hui à expulser les populations locales de leurs terres au nom de la conservation de la faune ou de la végétation. Trop souvent on pense qu’il s’agissait à l’époque de conceptions raciales voire racistes, les colonisateurs installant des barrières pour protéger des populations « primitives » ce qu’on n’appelait pas encore « l’environnement ». Mais le livre fait découvrir combien ces approches étaient sans doute fondées sur des conceptions moins raciales que sociales : ce que l’administration coloniale faisait peser sur la population africaine ou asiatique, le roi de France ou d’Angleterre l’imposait également à son peuple : trois ans avant la conquête de l’Algérie, le Code forestier français de 1827 interdit le ramassage des glands même dans les forêts communales (p.326), et le terrible Black Act anglais (p.318) n’est aboli qu’en 1823, 17 ans avant le Crown Land (Encroachment) Ordinance qui sévira en Asie britannique.

Répétons-le, il ne s’agit pas de critiques. On aurait mauvaise grâce à le faire, vu l’ampleur de ce livre qui fera date, non seulement comme synthèse érudite d’une énorme part de toute la philosophie politique occidentale, mais aussi comme incitation à une mobilisation politique source d’espoir et de justice.