Tancrède VOITURIEZ

L’invention de la pauvreté

Grasset, 2013, 446 p. | commenté par : Frédéric Landy

Le premier paragraphe du roman donne le ton. « Les photos du sexe en érection de Jason commencent à circuler entre les bureaux au mois d’août, alors que celui-ci effectue une croisière avec sa plus récente épouse dans les îles de Polynésie française. L’agrandissement de cinq mètres sur deux, effectué chez un photographe professionnel de Boston grâce à la petite cagnotte rassemblée à l’initiative de collègues mal disposés, recouvre la façade de l’Institut le jour où Jason retourne à son travail, nostalgique de ses îles, le teint rougi par le soleil et le punch-martini ».

Jason, comme la plupart des personnages, apparaîtra au lecteur tour à tour ridicule, répugnant et sympathique. Rodney, un ponte de la Banque Mondiale, prof à Columbia, est sans doute plus détestable, avec les 4 hélicoptères Chinook qu’il réquisitionne pour acheminer toute la noce, lors de son mariage avec la belle vietnamienne Viki, dans sa villa de Cape Cod. « En amour et au lit, il commet peu de folies. Il ne couche jamais avec ses propres étudiantes et privilégie celle des autres professeurs, raison pour laquelle il dirige systématiquement vers ceux-ci les candidates plus désirables qui à chaque rentrée viennent réclamer son magistère » (35). Il se trouve que Jason est un ancien amant de Viki, que Rodney aura acheté la maison sur la plage voisine de la cabane où Jason vient de se retirer, que Rodney, involontairement, va tellement droguer le cocktail de sa femme que celle-ci meurt d’overdose, que Gary, le frère extrêmement coincé de Rodney, va se jeter de l’hélicoptère par culpabilité, qu’en fait Viki se trouvait seulement dans le coma, que Jason lui fait l’amour sur son lit d’hôpital et que l’orgasme la réveille et que tout ce petit jeu de marionnettes est un peu long étant donné que les personnages sont faits de peu de chair et de beaucoup d’ironie mordante. Il y a certes de la poésie (l’éveil de Viki), du romantisme (le double de Viki, un requin–baleine, sans doute souvenir de Moby Dick), mais tout cela aurait pu être sans doute plus resserré.

L’auteur, un économiste du CIRAD, a une double vie, et clairement un double talent, car le roman est très bien écrit, dans un style qui évoque parfois Jean Echenoz par la recherche du mot juste – juste et subtilement décalé tout à la fois. Mais l’intérêt pour nous est ailleurs : dans la caricature que T. Voituriez donne des institutions chargées de la « lutte contre la pauvreté », et de la Banque mondiale en particulier. Le cynisme apparaît comme à la base du discours de ces hauts fonctionnaires et économistes qui passent de cocktails onéreux à modèles économiques douteux, n’écoutant que les lobbies politiques et l’appétit de leur bas-ventre.

Ainsi se lamente au cours d’un cocktail le secrétaire général des Nations Unies : « ‘[La pauvreté] baisse en Chine. Elle baisse en général de manière spectaculaire dans les régimes autoritaires et les pays émergents. Les quelques rares pays en passe d’atteindre les objectifs du millénaire et d’éradiquer la pauvreté sont précisément les seuls que l’on n’aide pas avec tout notre argent’. ( …) Un bouchon de champagne saute. A l’instant où ces propos sont échangés, l’Amérique compte 15% de pauvres, des pauvres relatifs, ainsi qu’on les définit dans les pays riches, c’est-à-dire des personnes gagnant moins de 60 % du revenu médian. Et il existe un milliard de pauvres absolus dans le monde, vivant avec moins d’un dollar par jour, soit 15 % de l’humanité. En somme, on rencontre la même proportion de pauvres dans le monde qu’aux Etats-Unis. – La coïncidence est fâcheuse. Elle pourrait attirer l’attention. – De surcroît, les pauvres d’Amérique, d’Angleterre ou de France commencent à intéresser les pays émergents et les dictatures. Ou pour le dire autrement, pour la première fois que l’aide au développement existe, les pays non blancs aident les pauvres des pays blancs. Vous savez mieux que moi que réduire la pauvreté chez les autres est une manière de se convaincre que l’on est riche et puissant. (…) Les nouveaux riches aident les anciens riches, Rodney. C’est humiliant pour les Etats-Unis. (…) Il faut davantage de pauvres, Rodney. Il faut des pauvres chez les autres, aidés par les Etats-Unis. (…) – Des pauvres chinois ? – Ce serait l’idéal. – Des Noirs ? – Par défaut. Mais la corde commence à s’user. (…) L’urgent est de faire réapparaître quelques millions de pauvres. – C’est pressé ? – Avant lundi. » (146-149).

Que l’auteur connaisse bien le milieu dont il parle, cela ne fait aucun doute – et cela glace le sang. « La concurrence est rude, les bonnes places sont prises : des économistes, il y en a des millions dans le monde entier. Les idées me manquent, Vicki. – Tu plaisantes mon chéri. (…) – Je ne vaux pas grand chose sur le marché des économistes, voilà la vérité. Monsieur Pauvreté, qui est-ce que ça peut intéresser, si la pauvreté n’intéresse plus personne ? – Des pauvres, il y en aura toujours. – C’est bien le problème. – Tu devrais passer à autre chose. Il n’y a pas que les pauvres dans la vie. (…) Tu devrais essayer le changement climatique. – Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse le changement climatique? Je n’y connais rien. – Il y a bien des pauvres à cause du changement climatique ? – Plein, mais ils sont déjà pris. » (pages 199-202, faites d’hilarants dialogues entrecroisés).

Le problème de la « pauvreté », pour ces riches, est d’abord celle de sa définition. Tout se passe comme si ce « tout petit monde », pour reprendre un titre de David Lodge auquel ce roman n’est pas sans faire penser, ne savait rien des critiques portées à une définition de la pauvreté excessivement fondée sur la seule question du revenu. « Le développement n’intéressait pas grand monde, voilà que la pauvreté passionne » (286). Le « développement » est sans doute un concept critiquable lui aussi, mais du moins, on le sait, prend-il en compte une certaine échelle nationale, voire mondiale, qui est jugée responsable du dénuement de certaines populations. De telles échelles, la notion de pauvreté les dédaigne, toute centrée qu’elle demeure sur les ménages, sans prendre en compte leur environnement. Tenter d’améliorer la situation de ceux définis comme « pauvres » n’inclut donc nullement de transformer le système économique, social et politique dans lequel ils se trouvent, et encore moins de raisonner en termes de classes sociales (Ghosh, 2015). Voituriez a la plume acerbe. « Le problème des pauvres, ce n’est pas d’être pauvres, c’est d’être pauvres parce que les riches en ont décidé ainsi (…). Rodney ne voit dans la pauvreté qu’un simple défaut d’argent. ( …) La pauvreté pour lui est une situation momentanée de découvert, contre laquelle un prêt généreux, ou un don, sont les remèdes les mieux indiqués. Rodney se charge de ramasser les fonds qui doivent combler le découvert en question. Ensuite les pauvres seront moins pauvres et pourront emprunter comme des gens ordinaires. C’est ainsi que l’argent retourne à l’argent. » (p.128).

Définir la pauvreté, « l’inventer » comme le dit le titre du roman, n’est pas un enjeu de développement, encore moins une question scientifique. Il s’agit seulement de définir un « seuil de pauvreté » avec deux objectifs précis : d’une part, que cette définition permette de déterminer un nombre de pauvres sur la planète suffisant pour légitimer les salaires de toute l’armée d’experts chargés de les « soulager » ; d’autre part, que ce décompte puisse générer toujours autant d’arguments aux économies occidentales pour revendiquer la légitimité d’intervenir dans la marche du monde. Dès lors, Rodney va revoir le système de recensement des pauvres sur la planète, aidé en cela par Jason (parce qu’il est un spécialiste du décompte des poissons) qui s’est invité à la noce à Cape Cod. Sur un coin de table, Jason griffonne un modèle mathématique séduisant. La nappe s’orne bientôt de dessins érotiques (reproduits dans le livre) mêlés à des considérations géopolitiques pour le moins originales. Le tout sera transformé en équations, et une fois l’algorithme programmé, de nouveaux pauvres apparaissent sur l’écran de l’ordinateur – sans surprise avant tout en Afrique.

Plein de pauvres, et plein d’actions pour les cibler, voilà bien une win-win solution ! Rodney « a été témoin à Dakar de scènes de liesse le jour où les Nations unies ont rétrogradé le Sénégal dans le groupe très select des pays dits les moins avancés » (p.249). Quant aux pays riches, une conférence lors du poverty reduction lunch seminar de Columbia l’affirme, fonctions mathématiques à l’appui : « en comparant les effets matériels des dons et transferts monétaires sur les revenus des plus pauvres à travers le monde, d’une part, et le réconfort moral que ces versements octroient aux donateurs de l’autre, l’auteur conclut que l’aide aux pays et populations déshérités est en réalité un transfert de bien-être des pauvres vers les riches » (48). Est-ce scandaleux pour autant ? Rodney le sent bien : « Les limites ce sont les pauvres, d’abord, qui n’adoptent pas toujours les comportements à la hauteur de ses espérances et de ses ambitions. Pardon d’insister sur ce point mais savoir que dès qu’ils ont trois ronds ils se bourrent la gueule comme des cochons et vont au bordel à la première occasion lui est insupportable. Ce n’est tout simplement pas raisonnable ». (290)