Nancy FRASER

Nancy FRASER : Scales of Justice. Reimagining Political Space in a Globalizing World.

Cambridge, G.-B, Malden, E.-U, Polity Press. | commenté par : Claire HANCOCK

Fraser, Nancy (2008), Scales of Justice. Reimagining Political Space in a Globalizing World. Cambridge, G.-B, Malden, E.-U, Polity Press.

Le jeu de mots qui donne le titre de cet ouvrage de Nancy Fraser reste malheureusement intraduisible en français : « scales » renvoie en anglais à la fois à la balance que tient dans sa main la Justice, et aux échelles, familières au géographe. Cette image, inhabituelle dans les théories de la justice, renvoie pour elle à la « métrique géographique des relations spatiales » (p.1), une question qui, dit-elle, a pris de l’importance dans les mobilisations récentes autour de la mondialisation, à mesure que « des mouvements sociaux transnationaux ont contesté le cadre national dans lequel les conflits de justice ont historiquement été situés, et cherché à re-cartographier les limites de la justice à une échelle plus vaste » (p. 1).

Si l’image de la balance pose la question de l’impartialité de la justice, celle de la carte pose celle de son « cadrage » (« framing » en anglais), ou, serait-on tenté de dire, de sa géographie. Cette figure de la carte rappelle que des formes hégémoniques peuvent être naturalisées et échapper à la critique pendant de longues périodes, comme cela a été le cas pendant la période triomphante de la social-démocratie, où le cadre de l’Etat territorial moderne semblait aller de soi et il était généralement admis que les obligations de la justice distributive ne s’appliquaient qu’entre citoyens d’un même Etat. Cette conception est aujourd’hui remise en cause et les revendications de justice s’expriment à des échelles territoriales différentes et susceptibles d’entrer en contradiction (entre pauvreté à l’échelle mondiale et pauvreté au sein des sociétés, par exemple) : comment alors savoir à quelle échelle penser la justice ? Question d’ordre géographique sur laquelle Nancy Fraser apporte, conformément à son habitude, des éléments de réflexion à la fois clairs et élégants, ancrés dans des situations concrètes.

Nancy Fraser s’appuie sur une reformulation des enjeux de la justice qu’elle propose depuis la fin des années 90, et qui suppose de dépasser la contradiction apparente entre « redistribution » et « reconnaissance » : soulignant le fait que notamment dans les pays qui se revendiquent du multiculturalisme, les revendications de « reconnaissance » de la différence par certains groupes a enfermé sur le terrain culturel une question qui mérite d’être posée en termes économiques matérialistes, elle a proposé de dépasser le « modèle identitaire » de justice (dans lequel l’identité devient réifiée) pour atteindre un « modèle statutaire »(qui fait de la reconnaissance une question de statut social, d’égale dignité et d’égale participation, politique notamment). Ainsi la « participation » ou la « représentation » constitue un troisième pilier de la justice sociale et « ce qui doit faire l’objet d’une reconnaissance n’est pas l’identité propre à un groupe mais le statut pour les membres de ce groupe de partenaires à part entière dans l’interaction sociale » (voir un recueil de ses textes traduits en français, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, 2005, p. 79).

Or précisément, dans le cadre d’injustices mondiales comme celles qui font peser sur les citoyens de pays pauvres une part disproportionnée des effets du réchauffement global, les personnes les plus affectées sont privées de tout moyen d’expression de revendications politiques susceptibles de peser auprès des principaux pollueurs. Le chapitre 2 de l’ouvrage, « Reframing Justice in a Globalizing World », propose la notion d' »injustices méta-politiques », pour désigner des injustices qui résultent de la division de l’espace politique en entités distinctes, et de la façon dont cette division prive d’une voix au chapitre certains de ceux qui subissent l’injustice : cette inadéquation entre le cadre politique et celui dans lequel se déploie l’injustice correspond à ce que Nancy Fraser appelle « misframing ». Le chapitre 3 plaide pour une « méta-démocratie » transnationale, et le chapitre 5 appelle à « transnationaliser l’espace public », à repenser l’espace du politique dans notre contexte « post-westphalien ». Le chapitre 6 porte particulièrement sur la trajectoire des mouvements féministes et la façon dont se dessinent dans « l’imaginaire féministe » les contours d’une pensée de la représentation des femmes en politique à une échelle transnationale. Les chapitres 7 et 8 revisitent les pensées de Michel Foucault et Hannah Arendt à la lumière des modifications contemporaines de l’espace politique, et esquissent des façons d’adapter et prolonger leurs apports propres dans notre siècle.

Le dernier chapitre reprend le texte d’une interview de Nancy Fraser par Kate Nash et Vikki Bell, qui donne l’occasion d’entendre ses arguments sur un mode plus spontané, en même temps que son sentiment personnel sur le contexte actuel ; on y lit notamment la réponse suivante :

« (…) I can’t remember such a dark period in my lifetime. So I’m not optimistic now, certainly not compared to the 1960s and ’70s. But I am aware that history is punctuated by moments in which people overcome these collective action problems, when they rewrite the rules and change the game. This has happened in the past and will doubtless happen again » (p. 158).

Beaucoup des enjeux et débats évoqués par Nancy Fraser n’ont pas été vécus en France avec la même intensité qu’aux Etats-Unis ou au Canada, notamment parce que le multiculturalisme n’y a pas eu cours de la même façon. Ses textes ont cependant pour vertu de mettre en garde contre certaines des instrumentalisations politiques de l’identité, contre lesquelles la France est loin d’être immunisée, et de proposer une conception de la « reconnaissance » qui soit compatible avec l’universalisme républicain à la française. Ce livre permet en outre d’aller plus loin dans une pensée de la justice qui ne se cantonne pas, comme dans la pensée de Rawls, dans le cadre d’une société fermée sur elle-même, sans migrants. Il pose en tout cas des questions essentielles pour une approche spatiale de la justice.