Jacques LEVY, Jean-Nicolas FAUCHILLE, Ana POVOAS

Théorie de la justice spatiale, Géographies du juste et de l’injuste

Paris, Odile Jacob, 2018, 344 p. | commenté par : Arnaud Brennetot

Une Théorie de la justice spatiale ouverte au débat

Dans Théorie de la justice spatiale, Géographies du juste et de l’injuste, Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille et Ana Póvoas entendent « ouvrir un nouveau domaine, celui de la géographie de la justice », assumant la référence à la théorie de John Rawls comme source d’inspiration initiale. Les théoriciens de la justice, d’Aristote à Amartya Sen, ne sont pourtant pas les seules sources convoquées. À travers quatre enquêtes réalisées en France, en Suisse et au Portugal, les auteurs ont souhaité inviter de « simples citoyens » à formuler l’idée qu’ils se font de la justice. Il apparaît ainsi que l’espace joue un rôle majeur dans la façon dont ces individus conçoivent la justice, à travers des questions comme l’accès aux lieux, les choix des lieux de vie ou les échelles de la gouvernance. Le dialogue établi entre les « grands auteurs » et les « citoyens » interrogés permet d’identifier un certain nombre d’enjeux comme la répartition spatiale des services publics, l’égalité des territoires, le rôle des espaces publics, les découpages territoriaux ou encore la possibilité d’une justice à l’échelle du Monde. Ces différentes problématiques sont développées au long des huit chapitres qui structurent l’ouvrage. Les conclusions qui en découlent convergent autour de l’idée que si l’espace est une dimension structurante de la justice, la forme que doit prendre la justice spatiale n’est jamais évidente, son actualisation passant par des discussions et des débats publics permanents au sein des sociétés.

Cette volonté d’asseoir la justice sur le dialogue tranche cependant avec l’absence, au sein de l’ouvrage, de positionnement par rapport aux travaux menés depuis une cinquantaine d’années sur les liens entre justice et espace, qu’il s’agisse des réflexions pionnières de Jean Gottmann et de David Harvey ou des publications plus récentes. Les auteurs font bien une rapide référence à quelques géographes dans la préface et dans les remerciements mais les auteurs ne précisent pas ce que leur théorie a d’innovant, ni comment elle s’articule aux textes déjà consacrés à la justice spatiale. Se sont-ils inspirés indifféremment de tous les chercheurs ayant écrit sur cette notion, Alain Reynaud, Edward Soja, David M. Smith, Bernard Bret, Peter Marcuse, Gordon Pirie, Antoine Bailly, Susan Fainstein ou Philippe Gervais-Lambony, par exemple ? N’ont-ils pas des divergences avec certaines tendances abondamment observables au sein de la géographie académique, avec la géographie radicale en particulier ? Ne partagent-ils pas au contraire quelques convictions avec d’autres spécialistes ? Leur interprétation des œuvres de John Rawls ou d’Henri Lefebvre est-elle conforme à la réception qui en est couramment faite au sein des sciences de l’espace ? L’apport indéniable de cette nouvelle théorie se trouve donc en partie brouillé par l’absence de positionnement dans le champ des études sur la justice spatiale.

 

Une justice citoyenne

Quoi qu’il en soit, l’ouvrage contient l’ambition forte et originale d’alimenter la réflexion sur la justice spatiale par des enquêtes réalisées auprès de « citoyens », entendus comme des individus supposés en mesure de formuler des jugements éthiques sur l’espace et sur la société dans lesquels ils vivent. Dans le chapitre 3, les auteurs présentent ainsi différentes conceptions de la justice spatiale en croisant les thèses de philosophes (John Stuart Mill, Robert Nozick, John Rawls, Amartya Sen) et les déclarations des « citoyens » rencontrés au cours des enquêtes. La méthode mobilisée pour établir cette classification des conceptions de la justice n’est pas précisée. On est alors en droit de se demander pourquoi certains auteurs ont été sélectionnés ; pourquoi John Stuart Mill a été retenu pour incarner l’utilitarisme plutôt que Jeremy Bentham ; pourquoi Robert Nozick est le seul théoricien à représenter la pensée libertarienne et Friedrich Hayek, Ayn Rand, Murray Rothbard ou Ludwig Von Mises, par exemple, se trouvent écartés. Surtout, pourquoi les conceptions philosophiques retenues dans cette classification (l’utilitarisme, l’équité rawlsienne, le libertarianisme, la théorie des capacités de Sen) appartiennent-elles exclusivement à la tradition libérale ? Les autres courants de la pensée politique (le conservatisme, les socialismes, le multiculturalisme, les pensées écologistes) sont ignorés sans plus de justification (l’exclusion de la pensée communautarienne des théories pertinentes pour penser la justice est justifiée à la fin de l’ouvrage, à partir d’arguments individualistes). Est-ce à dire que toutes les personnes enquêtées fondent leur conception de la justice sur les seules valeurs libérales ? Comment se fait-il qu’aucun répondant ne tienne de propos sur la justice qui soient associables à d’autres traditions, issues de la gauche antilibérale ou de la droite conservatrice par exemple ? Sur le plan méthodologique, on peut d’ailleurs s’étonner que les réponses obtenues au cours des enquêtes puissent être rangées parmi les quatre théories retenues sans difficulté manifeste. Certains répondants ne tiennent-ils pas de propos parfois délicats à catégoriser, contenant éventuellement des incohérences logiques ou des ambiguïtés énonciatives, voire des contresens formels ? Les biais que l’on décèle ici tiennent-ils à un problème d’échantillonnage des répondants ou à la procédure d’association des énoncés aux théories retenues ? Dans l’annexe figurant à la fin de l’ouvrage, les auteurs affirment avoir eu recours à des méthodes d’analyse lexicale et de partition des énoncés, sans que le lecteur soit informé de leur nature exacte. En conséquence, il est impossible de retracer le cheminement suivi pour réaliser cette analyse des conceptions de la justice.

Plus fondamentalement, le statut heuristique réservé aux « citoyens » enquêtés dans l’ouvrage demeure ambigu. Il n’apparaît pas clairement s’il s’agit de vérifier la capacité anthropologique d’individus ordinaires à formuler des avis en matière de justice spatiale ou si l’on vise, par ces enquêtes, à proposer une sociologie de l’adhésion aux différentes conceptions de la justice spatiale en concurrence ? Les auteurs sont ici plutôt vagues. À plusieurs reprises, ils se réjouissent d’avoir obtenu de leurs enquêtés des formulations individualisées en matière de justice spatiale, sans affirmer de visée sociologique. Dans le chapitre 4, ils vont cependant plus loin et présentent les résultats d’une enquête comparative menée en Suisse consistant à demander aux répondants de réaliser une modélisation cartographique des équipements hospitaliers conforme à leur conception de la justice spatiale (p. 126 à 136). Les auteurs indiquent alors que « l’âge, le sexe, la situation familiale ou la situation économique » ne sont pas des variables explicatives des conceptions de la justice mobilisées, contrairement aux « lieux de résidence », sans que l’on dispose ici de données empiriques permettant de vérifier un tel résultat. En outre, selon les auteurs, les conceptions de la justice mesurée dans l’enquête dépendraient du gradient d’urbanité : par exemple, les périurbains tiendraient « un discours libertarien » alors que « le discours des suburbains, habitants des banlieues, est sans doute le plus rawlsien » (p. 127). Un tel résultat confirmerait l’hypothèse selon laquelle le choix de résidence serait cohérent avec l’idée que l’on se fait du juste. Le problème est que la corrélation avancée entre les conceptions de la justice et le gradient d’urbanité n’est pas mesurée. On ignore ainsi dans quelle mesure ces deux variables sont effectivement dépendantes l’une de l’autre ou quel est le degré d’homogénéité des réponses fournies par les habitants d’une même catégorie spatiale par rapport à l’ensemble de la population interrogée. La présentation des résultats souffre ici d’un manque de précision qui fragilise l’administration de la preuve.

Par ailleurs, de nombreuses interrogations demeurent sur les objectifs visés par les enquêtes réalisées : visent-elles à laisser des représentations de la justice spatiale émerger spontanément ou cherchent-elles à étayer la conception normative à laquelle adhèrent les auteurs ? Celle-ci correspond-elle à une tendance répandue ou marginale au sein des groupes d’enquêtés ? Là encore, les auteurs restent évasifs : selon eux, leur propre conception de la justice recueille le suffrage d’« une partie significative des Français interrogés », même s’ils se défendent de prétendre à une quelconque « représentativité statistique » (p. 140). Dans une interview donnée à Libération, Jacques Lévy affirme que cette conception correspondrait à « nombre de nos interlocuteurs » (https://www.liberation.fr/debats/2018/12/06/la-justice-d-abord-spatiale_1696443), sans fournir plus de précision. On peut alors se demander si ce flou entourant la représentativité sociale des résultats est cultivé délibérément ou s’il existe des blocages méthodologiques empêchant des évaluations plus précises ?

Malgré ces différentes limites, la volonté des auteurs d’extraire la question de la justice spatiale de la discussion de spécialistes pour l’ouvrir à l’ensemble des « citoyens » leur permet de tester l’hypothèse démocratique d’une capacité des sociétés à réfléchir et à discuter leurs propres fondements géoéthiques. Un tel choix épistémologique offre l’avantage d’être cohérent avec les convictions éthiques défendues dans cette théorie de la justice spatiale.

 

La justice, c’est l’équité plus le développement

Sur le plan normatif, même s’ils ne le revendiquent pas de façon aussi explicite, les auteurs laissent peu de doutes sur le fait qu’ils défendent une conception social-libérale de la justice, associant la théorie contractualiste de l’équité de John Rawls (page 191) et l’empirisme développementaliste d’Amartya Sen (p. 196). Le couplage liberté-égalité n’est cependant pas aussi neuf que les auteurs le laissent entendre dans le chapitre 5. Il renvoie même à l’un des courants de la pensée politique les plus anciens, le jusnaturalisme, dont les premières traces remontent à l’Antiquité. La Renaissance occidentale puis les Lumières en ont d’ailleurs fait l’une des principales sources de corrosion de l’ordre établi avant que les révolutions du XVIIIe siècle, aux États-Unis puis en France, ne consacrent l’égalitarisme libéral comme fondement doctrinal du nouvel ordre politique. Depuis, l’histoire des régimes politiques ne saurait se résumer à l’opposition entre Tocqueville et Marx, abusivement réduits ici à la liberté pour l’un et l’égalité pour l’autre. Le choix fait en faveur de l’égalisation des libertés s’inscrit dans une longue tradition morale et politique dont la mise en œuvre accrédite d’ailleurs l’idée du « tournant éthique » évoqué par les auteurs. Selon eux, l’autonomisation multiséculaire des individus par le développement des capacités sociales de réflexion aboutirait à devoir penser la justice, non plus comme une substance hétéronome, mais plutôt comme une réalité indéterminée dont la teneur s’actualiserait par la discussion entre citoyens soucieux de justice. On s’étonnera ici de l’absence de toute référence aux propositions similaires de Jürgen Habermas. Il est également difficile de comprendre pourquoi le plaidoyer progressiste exprimé dans cet ouvrage en faveur du libéralisme égalitaire ne s’accompagne pas d’une interrogation sur les raisons de la crise populiste et de la montée de l’illibéralisme qui affectent nombre de régimes démocratiques contemporains. Se réjouir de l’avènement d’un « tournant éthique » multiséculaire à l’heure où la démocratie libérale subit une crise de légitimité sans précédent, y compris dans ses foyers originels, laisse perplexe. Considérer par exemple la légitimité acquise par Vladimir Poutine en Russie comme anachronique semble faire fi de la vague nationaliste qui touche depuis plusieurs années un certain nombre d’États, notamment au sein de l’OCDE. La concomitance de l’accroissement des capacités délibératives dans de nombreux pays et l’affaiblissement de l’adhésion aux valeurs de la démocratie libérale qu’on y constate ne semble pas interroger les auteurs. S’agit-il là d’un dysfonctionnement provisoire ou de la première phase d’un essoufflement plus profond ? En omettant de questionner les raisons de l’affaiblissement politique du libéralisme égalitaire, les auteurs prennent le risque de promouvoir un progressisme en décalage avec les défis auxquels ses promoteurs sont aujourd’hui effectivement confrontés.

 

L’espace, un bien public au service de la justice

Malgré un certain idéalisme, cette théorie de la justice spatiale contient des propositions fortes et innovantes. Selon ses auteurs, la justice exige que l’espace soit organisé de façon à permettre un accès équitable de tous les citoyens aux libertés fondamentales, notamment en matière de santé et d’éducation. Cette vision permet de dépasser rapidement le faux problème né de la confusion courante entre égalité et uniformité géographique. Concrétiser l’équité spatiale pose cependant plusieurs difficultés.

Selon l’argumentation développée par les auteurs, la justice ne peut être octroyée par une institution qui affranchirait la société de toute responsabilité. En conséquence, les inconvénients des choix faits librement par les individus ne doivent pas entrer dans une politique de justice, sauf lorsqu’ils concernent des « biens premiers ». Dans ce cas, il convient de prévoir des conditions d’accès raisonnables aux équipements fournissant ces biens premiers. Pour les auteurs, un tel welfarisme d’inspiration rawlsienne, surtout s’il est octroyé de façon technocratique, ne saurait malgré tout suffire. La forme que doit prendre l’équité spatiale ne dépend pas simplement, selon eux, de considérations techniques ou d’arbitrages entre experts. Elle correspond au contraire à un enjeu politique qui mérite d’être discuté de façon transparente et démocratique, notamment parce que l’expérience vécue par les citoyens-habitants est toujours susceptible d’enrichir la base informationnelle du débat : « s’il n’y a pas de lieu politique où discuter de la justice, il ne peut y avoir de politique de justice légitime » (p. 222). On comprend ici le choix des auteurs d’appuyer leur réflexion à propos de la justice spatiale sur des enquêtes, même si d’autres sources tout aussi intéressantes auraient pu être mobilisées, notamment l’analyse de discours éthiques produits spontanément dans le cadre des débats publics.

L’équité spatiale suppose par ailleurs plus que de simples politiques de distribution d’équipements publics ou de biens privés, sous forme d’allocations aux moins favorisés par exemple. Dans le prolongement de la conception d’Amartya Sen sur les capacités, les auteurs considèrent que l’équité exige des environnements sociaux permettant aux individus de profiter réellement de leurs libertés. Du point de vue géographique, cela signifie que certaines configurations spatiales seraient plus propices que d’autres au développement des capacités des individus à se comporter comme des êtres libres et responsables. L’espace est alors envisagé, non pas seulement comme un enjeu, mais comme un facteur de justice. Il contiendrait des aménités, que les auteurs nomment des « biens publics », qu’il conviendrait de cultiver pour permettre aux « citoyens » de mener une vie libre et responsable dans des conditions équitables. Parmi celles-ci, les auteurs insistent sur l’importance de la mobilité et de l’urbanité. La première permettrait non seulement de favoriser l’accessibilité aux biens premiers pour les plus démunis mais également d’accroître les opportunités pour l’ensemble de la société. La seconde, définie comme la combinaison de la densité et de la diversité sociale, serait favorable à la multiplication d’échanges mutuellement avantageux et au développement d’une société pluraliste (habituée à gérer l’altérité). On retrouve là un plaidoyer développé depuis longtemps par Jacques Lévy en faveur de la ville. L’éventualité que des formes d’urbanité forte puissent ne pas forcément entraîner le développement de certaines libertés fondamentales n’est pas envisagée. Quoi qu’il en soit, cette insistance sur la nécessité de tenir compte des capacités offre l’avantage d’étendre la question de la justice spatiale au-delà de la réflexion sur les inégalités entre les lieux et d’interroger la contribution potentielle de l’espace au développement équitable des libertés individuelles. Les auteurs soulignent également le rôle de la configuration des territoires de l’action publique dans la capacité des institutions à produire des politiques de justice spatiale. Ils en viennent pour cela à défendre un principe de « fédéralité » (ils invoquent aussi la notion de « subsidiarité ») qui, du local au mondial, consisterait à organiser l’action en faveur de la justice de façon pragmatique, en laissant le soin d’agir aux échelons institutionnels les mieux à mêmes de résoudre les problèmes auxquels les sociétés sont confrontées. Ce fédéralisme pratique débouche sur une condamnation sans concession du communautarisme géographique qui, au nom du respect des identités, en viendrait à s’opposer au développement équitable des sociétés. Les auteurs ne sont cependant pas hostiles à la reconnaissance des phénomènes culturels lorsqu’ils sont envisagés comme un moyen pour des individus d’exercer leurs libertés en toute égalité.

Au terme de la lecture, on pourra regretter que les auteurs n’aient pas exploré tout ce que leur théorie de la justice spatiale implique, en négligeant par exemple ce que les espaces de densité moindre, « hypo-urbains » ou « périurbains », sont susceptibles d’apporter au développement équitable des sociétés, en matière écologique, agricole ou énergétique. De même, les auteurs ne s’interrogent pas directement sur les externalités négatives du développement des territoires sur leur environnement ou sur les mécanismes spatiaux responsables des phénomènes de domination sociale. La forme que pourrait prendre une organisation juste des interactions spatiales n’est pas développée au-delà de la réponse institutionnelle qu’est censé apporter le fédéralisme.

De telles lacunes ne retirent rien à l’importance soulignée par les auteurs de prendre en compte le rôle de l’espace dans le développement des capacités sociales nécessaires à l’avènement d’une société de citoyens libres et égaux. Toutes celles et tous ceux qu’un tel objectif motive pourront donc voir dans cette théorie une pierre importante apportée à l’immense chantier que représente la construction de la justice comme équité et une invitation à poursuivre le travail de réflexion déjà engagé en l’ancrant pleinement dans les sociétés qu’il est censé éclairer.