Martha C. NUSSBAUM

Capabilités, Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?

Paris, Climats, 2012, 303 p. | commenté par : Bernard BRET

Martha C. Nussbaum ouvre son dernier livre par une question simple : Qu’est-ce que les gens sont réellement capables de faire et d’être ? Question facile ? Question complexe, en réalité, qui tire son intérêt de sa complexité elle-même, en phase avec la complexité de la vie humaine. L’objectif est en tous les cas clairement posé : prendre les capabilités  comme base d’un nouveau paradigme pour mieux approcher le développement humain. Martha C. Nussbaum, dont on sait la proximité de pensée avec Amartya Sen,  fait de cette approche une contre-théorie alternative aux théories dominantes et en particulier à l’approche traditionnelle des performances socio-économiques par le PIB.

Dans Femmes et développement humain, l’approche des capabilités, Martha C. Nussbaum avait présenté Vasanti, jeune femme pauvre du Gujerat (Union Indienne) pour montrer comment la vie d’une personne peut être contrainte, limitée, amputée en quelque sorte, et comment aussi il y a moyen de remédier à semblable injustice. C’est de nouveau, ici, Vasanti et son histoire à la fois tragique, émouvante et encourageante,  qui conduit à poser des questions fondamentales. Son exemple permettant, a contrario, de définir les capabilités comme un ensemble de possibilités de choisir et d’agir (ce que, précisément, ne peut pas faire une personne analphabète, dans la gêne matérielle et dépendante des autres), l’auteur identifie les capabilités qu’elle tient pour centrales (dix, parmi lesquelles la vie, la santé et l’intégrité du corps, mais aussi l’exercice des sens, de l’imagination et de la pensée…)   et qui, à sons avis, constituent l’essentiel des droits humains.  A ce titre, elles devraient être prises pour base des législations des Etats, quelle que soit la culture du lieu. Même si elle se distingue de John Rawls et le critique sur plusieurs points, Martha C. Nussbaum rejoint ainsi une notion rawlsienne : l’approche des capabilités est une doctrine exclusivement politique qui aspire à être l’objet d’un consensus par recoupement (p. 129). Ces capabilités sont combinées, c’est-à-dire qu’elles se consolident mutuellement et qu’inversement une atteinte portée à l’une fragilise les autres. Elles portent sur des points considérés comme essentiels. C’est, selon l’auteur, le fait d’assurer à tous un niveau acceptable de ces capabilités (les seuils de capabilité), et, ce faisant, d’affirmer la dignité de chacun, qui établit une justice minimum.

Considérer comme possible un consensus par recoupement autour de capabilités tenues pour centrales conduit logiquement à réfléchir sur la diversité culturelle et à confronter la réalité des Etats-Nations avec la nécessaire justice mondiale… un problème d’échelle qui doit attirer l’attention des géographes.  Martha C. Nusbaum réfute que l’universalisme serait nécessairement la diffusion de valeurs occidentales aux dépens des autres cultures et soutient que l’idée des capabilités permet d’articuler l’universel et le particulier. Parce que cette articulation est nécessaire, il faut que les Etats se reconnaissent des devoirs non seulement intérieurs, mais aussi extérieurs. Martha C. Nusbaum fait ici une objection pertinente à John Rawls : comment penser la justice en termes d’universalisme et privilégier dans le même temps le cadre national, au risque de s’y enfermer ?  A cette critique, il faut bien reconnaître que John Rawls n’a pas répondu d’une façon vraiment convaincante dans son livre Le droit des gens. L’idée d’un Etat mondial est-elle pour autant souhaitable ? Non, selon Martha C. Nussbaum, parce que  la souveraineté est un bien humain important qui serait difficilement compatible avec la diversité de la planète. S’y ajoute un argument original, d’ordre pratique : si, sans intervention militaire directe,  la solidarité des Etats démocratiques peut aider les citoyens d’un Etat qui n’est plus démocratique, que deviendrait un tel processus dans l’hypothèse d’un Etat mondial tombé dans la tyrannie ? La pluralité des Etats serait donc pour leurs populations respectives une garantie démocratique réciproque.

S’interrogeant sur les racines philosophiques de l’idée de capabilités, Martha C. Nussbaum en voit l’origine chez les penseurs de l’Antiquité grecque : Socrate et sa maïeutique, Aristote et l’importance qu’il donne à la possibilité de choisir, les stoïciens et leur idée de droit naturel lié à la dignité de la personne reconnue comme détentrice d’une capacité morale. C’est donc une tradition ancienne qui a conduit d’autres, plus tard, à penser le bonheur humain comme la possibilité pour chacun de développer ses aptitudes et à dire l’organisation politique la plus propre à cet effet. Plusieurs, passés à l’histoire comme des libéraux, Adam Smith, Thomas Paine et John Stuart Mill sont du nombre, plaidaient dans ce sens pour une forte intervention de l’Etat en faveur des classes pauvres, l’aide matérielle à leur apporter et l’éducation à assurer à leurs enfants… Il y aurait donc quelque abus de la part des libertariens d’aujourd’hui à se réclamer d’auteurs qui prônaient explicitement l’intervention des pouvoirs publics  dans les questions sociales. L’important reste de savoir comment la théorie des capabilités peut constituer une approche de la justice sociale de base (p. 247). Martha C. Nussbaum y consacre le dernier chapitre qui confronte le thème des capabilités à certains  problèmes contemporains. Sa réflexion porte sur de multiples questions : l’inégalité et la pauvreté, le genre, le care, l’éducation, le respect des minorités, l’environnement, et même nos relations avec les animaux (les animaux non humains, pour reprendre son expression) en tant qu’ils sont des êtres sensibles dotés eux aussi de capabilités. Elle montre que tous ces thèmes peuvent être mis dans une perspective unifiée par la théorie des capabilités. Elle montre surtout comment une telle démarche aide, selon les termes mêmes du sous-titre de son ouvrage, à créer les conditions d’un monde plus juste.