La justice spatiale : à la fois résultante et cause de l’injustice sociale

Spatial Justice: Derivative but Causal of Social Injustice

« La justice spatiale est l’objectif ultime de la plupart des politiques d’aménagement », stipule le manifeste de cette nouvelle revue. C’est une affirmation exacte, quasiment un fait empirique ; on pourrait même espérer qu’il serait exact de pousser plus loin l’affirmation en disant que « la justice spatiale est l’objectif de toutes les politiques d’aménagement ». Mais ces affirmations, l’une comme l’autre, soulèvent au moins deux questions : 1) qu’est-ce que la justice spatiale, et plus généralement, quelle est sa relation avec la justice sociale ? Et 2) quels remèdes existe-t-il face aux injustices spatiale et sociale, que l’on souhaiterait que les politiques d’aménagement adoptent ? Je vais m’emparer de la première (qu’est-ce que la justice et quel est son rôle dans l’aménagement ?) à la lumière d’un livre qui va bientôt paraître[1], puis de la seconde (le rôle de l’espace), à la lumière de réflexions qui me préoccupent et que l’on peut regrouper sous le titre : « remettre l’espace à sa place »

“Spatial justice is the ultimate goal of many planning policies,” says the manifesto of this new journal. It is a true statement, as an empirical fact; one might even hope that it would further be true that “spatial justice is part of the goal of every planning policy.” But either statement raises at least two questions: 1) what is spatial justice, and more generally, what is its relation to social justice. And 2) what remedies are there for spatial and social injustices that we would wish planning to adopt. I will take the first (what is justice and what is its role in planning) in the context of a forthcoming book[1], and the second (the role of space) in the context of issues I am struggling with some time, under the title: putting space in its place.

 

 

Qu’est-ce que la justice ? Quel est son rôle dans l’urbanisme ?

What is justice? What is its role in planning?

Le débat se poursuit, aux Etats-Unis comme ailleurs, sur le concept de la Ville Juste comme l’objectif ultime de l’urbanisme : l’objectif ultime, et pas uniquement un objectif parmi d’autres, et de l’urbanisme tout entier, et pas uniquement l’objectif de plans d’urbanisme spécifiques. Susan Fainstein, parmi d’autres, a réfléchi à cette idée de Ville Juste depuis quelques temps, et au printemps 2006, nous avons organisé une conférence sur ce thème à Columbia University[2], au cours de laquelle ont été présentées un certain nombre d’intéressantes contributions, qu’un groupe de doctorants de notre département est en train de publier dans un livre intitulé Searching for the Just City ["En quête de la ville juste"] chez Routledge au printemps prochain. L’introduction, présentée par James Connolly, Ingrid Olivo et Justin Steil, trois des coordonnateurs du livre, passe en revue le débat sur la Ville Juste, et le texte d’ouverture est signé par Fainstein. Il ouvre sur une discussion sur « qu’est-ce que la justice », avec les suspects habituels : John Rawls, John Stuart Mill, Iris-Marion Young et Martha Nussbaum, qui ont les faveurs de Fainstein. Son texte d’ouverture est une étude de cas : celui de la ville de New York, où un vaste marché de gros en produits alimentaires dans le Bronx, tenu essentiellement par des immigrants et situé au centre d’un quartier populaire pauvre, a été préempté par un grand promoteur de la ville, doté de connexions politiques efficaces, et qui va construire un grand centre commercial sur le site en question.

There is an on-going discussion, in the United States and elsewhere, on the concept of the Just City as the ultimate goal of planning: the ultimate goal, not only one goal among others, and of all planning, not only of many plans. Susan Fainstein was one of those that has pressed this idea of the Just City for some time, and in the spring of 2006 we held a conference on that theme at Columbia University[2], with a number of interesting contributions, which a group of doctoral students in our program are editing in volume to be called: Searching for the Just City, which Routledge will publish this spring. The Introduction, by James Connolly Ingrid Olivo, and Justin Steil, three of the editors, reviews the status of the Just City debate, and the lead essay is by Fainstein. It opens with a discussion of “what is justice,” with all the usual suspects: John Rawls, John Stuart Mill, Iris-Marion Young, and Martha Nussbaum, whom Fainstein favors. Her opening essay takes up a specific case: that of New York City’s pre-emption of a large wholesale food market in the Bronx, run largely by immigrants and in the center of a poor and working class community, by a major developer in the city with good political ties who will construct a large shopping mall on the site.

Vient ensuite David Harvey, avec un texte auquel Cuz Potter, un autre coordonnateur du livre, a collaboré, et dans lequel il soutient que l’injustice est tellement inhérente au système capitaliste, un système fondamentalement injuste en lui-même, que toute tentative de réaliser une Ville Juste dans le contexte du capitalisme est voué à l’échec. Il montre que le problème pour les urbanistes n’est pas tant la question de la définition philosophique de la justice, que celle de l’analyse historique de la phase néo-libérale du capitalisme, qui est responsable aujourd’hui d’injustices criantes et multiformes. Harvey affirme donc que concevoir la justice et la ville juste en supposant que la justice est réalisable dans une société capitaliste et sans reconnaître le besoin d’un changement structurel de cette société, n’est pas pertinent. Etant donné le triomphe du néo-libéralisme aujourd’hui, il soutient qu’une confrontation directe avec l’économie politique qui le sous-tend est indispensable, et il suggère l’« urbanisme dialectique » comme une approche plus adaptée.

David Harvey follows with a piece, on which Cuz Potter, another of the editors, collaborated. He argues that injustice is so integral to the capitalist system, a system fundamentally unjust in itself, that any attempt to achieve a Just City within the bounds of capitalism is doomed to failure. He argues that the problem for planners is not the philosophical definition of justice, but rather the specific historical analysis of the neo-liberal phase of capitalism which today is responsible for obvious and manifold injustices. Harvey contends therefore that a concept of justice in a Just city that assumes that justice is achievable within a capitalist society, and that does not address the need for structural change in that society, is inadequate. Given the triumph of neo-liberalism today, he argues that direct confrontation with its underlying political economy is needed, and suggests “dialectical urbanism” as a better approach.

J’ai également écrit un article dans ce livre, dans lequel je démontre que la justice distributive est une dimension nécessaire mais non suffisante de ce qui devrait être la norme des politiques d’aménagement, dont on a cruellement besoin. Mais, bien qu’elle soit un pilier nécessaire, elle ne permet pas de traiter les causes de l’injustice, qui sont structurelles et liées au rôle du pouvoir. La Ville Juste considère la justice dans sa dimension distributive et vise à réaliser des formes d’égalité. Mais une ville bonne ne devrait pas être simplement une ville caractérisée par une égalité distributive, mais une ville qui soutient le développement de chaque individu et de tous les individus, pour le formuler très classiquement. J’affirme qu’un tel concept devrait mener à la reconnaissance de l’importance de la pensée utopique ainsi qu’à la confrontation directe avec les questions relatives au pouvoir dans la société. Je citerai la chanson « The Goose and the Commons » [L’oie et les terres communales], qui nous vient de l’Angleterre du 16ème siècle :

I have an article in the book also, in which I argue that distributive justice is a necessary but not sufficient aspect of a normative pitch in planning, which is badly needed. But, while necessary and needing buttressing, it fails to address the causes of injustice, which are structural and lie in the role of power. The Just City sees justice as a distributional issue, and aims at some form of equality. But a good city should not be simply a city with distributional equity, but one that supports the full development of each individual and of all individuals, a classic formulation. I argue that such a concept should lead to a recognition of the importance of utopian thinking but as well to the direct confrontation with issues of power in society. I use the jingle about the Goose and the Commons, from 16th century England:

La loi emprisonne l’homme ou la femme

The law locks up the man or woman

Qui vole une oie sur les terres communales
Who steals a goose from off the common,
Mais laisse de bien plus grands criminels en liberté
But leaves the greater villain loose
Qui volent les terres communales aux oies

Who steals the common from the goose

Avec cette citation, je plaide non pas pour que l’urbanisme s’occupe des oies, mais pour que l’urbanisme des terres communales s’occupe du problème social commun sous-jacent.

And I use it to argue, not for planning to deal with goose, but for Commons Planning, to deal with the underlying common social problem.

Margit Mayer, avec Johannes Novy, montre que, d’un point de vue européen, le concept de Ville Juste est spécifiquement américain, et a été développé dans le contexte des politiques néo-libérales américaines ; il doit être interprété différemment - et le rôle de la justice comme concept doit être également interprété différemment – dans les luttes des mouvements sociaux portant sur les politiques sociales et urbaines dans la plupart des pays européens.

Margit Mayer, with Johannes Novy, argues from a European perspective that the Just City concept is peculiarly American, and developed in the context of United States neo-liberal policies, and must be read differently – and the role of justice as a concept read differently – in the social movement battles around welfare and urban policies in most European countries.

Setha Low s’intéresse à l’espace public comme révélateur de certaines situations d’injustice dans l’environnement urbain, et montre que la justice doit inclure non seulement la dimension de la distribution des biens matériels mais aussi celle de la qualité des interactions et des procédures de la démocratie comme étant désirables.

Setha Low deals with public space as revealing some of the issues of injustice in the urban setting, and argues that justice needs to include, not only the distribution of material goods, but also interactional quality and procedural democracy as desiderata.

Greta Goldberg introduit le concept de care[3], et affirme qu’il devrait être pris en compte dans les discussions sur la Ville Juste et que les urbanistes et autres acteurs sociaux devraient s’efforcer d’atteindre l’idéal de la Ville Juste et caring. Justice et care sont souvent considérés comme dichotomiques. La justice est signifiée par des lois universelles, des régulations, l’autonomie et l’impartialité, tandis qu’une éthique du care utilise comme principes directeurs la partialité, le localisme, la situation, la contextualité, ainsi que le développement et le maintien des relations. Elle utilise des exemples tirés du domaine de l’éthique biomédicale, où une synthèse des notions de justice et de care a été adoptée dans les pratiques et les standards professionnels.

Greta Goldberg introduces the concept of care, and argues it should be added to the discussion of the Just City and that planners and other social actors should strive for a Just Caring City. Justice and care are often seen as dichotomies. Justice is signified by universal rules, regulations, autonomy and impartiality, while an ethic of care employs partiality, locality, situationality, contextuality and the fostering and maintenance of relationships as its guiding principles. She uses examples from the field of biomedical ethics where a synthesis of justice and care has been adopted in practice and professional standards

James de Filippis soulève la question de l’échelle et de la relation de la mondialisation avec l’injustice dans la ville, et étudie l’exemple des luttes d’activistes locaux pour faire face à l’injustice économique.

James de Filippis brings in the question of scale and the relation of globalization to injustice in the city, and uses as an example struggles of community activists to deal with economic injustice.

Oren Yiftchel et Haim Yacobi introduisent le concept d’« urbanisme gris » pour désigner ces groupes de population urbaine de plus en plus visibles, à qui l’on dénie l’entière citoyenneté en matière de gouvernance et de ressources de la ville, et parlent d’ « apartheid centripète ». Ils illustrent leur démonstration à partir de l’étude du cas des Bédouins de Beer Sheva et des travailleurs migrants à Jérusalem.

Oren Yiftachel and Haim Yacobi introduce the concept of ‘gray urbanism’, referring to the increasingly conspicuous sections of urban population, who are denied full membership in city affairs and resources, and speaks of “centripetal apartheid.” He illustrates is points with case studies of Bedouins in Beer Sheva and migrant workers in Jerusalem.

Laura Wolf-Powers présente des cas d’injustice urbaine à New York ; Justin Steil et James Connolly analysent le cas de la reconversion de friches industrielles dans cette même ville, un phénomène caractérisé par la réutilisation de sites pollués par des usines qui ont cessé toute opération. Phil Thompson soulève la question très contemporaine de l’injustice dans la gestion des habitants de la Nouvelle Orléans après l’ouragan Katrina. Et Ingrid Olivo applique les concepts du débat sur la Ville Juste à l’analyse du patrimoine culturel en envisageant le patrimoine culturel comme imprégné d’enjeux politiques plutôt que comme un domaine d’expertise technique traditionnel, isolé et limité.

Laura Wolf-Powers presents case studies of urban injustice in New York City, Justin Steil and James Connolly use the cases of brownfields development in the same city, issues involving the re-use of polluted sites of manufacturing plants which have ceased operations. Phil Thompson raises the very contemporary issue of injustice in the treatment of New Orleans residents after hurricane Katrina. And Ingrid Olivo applies the concepts of the Just City discussion to the treatment of cultural heritage in addressing cultural heritage as a politicized endeavor, instead of the traditional, isolated and limiting technical area of expertise.

Dans la postface, je montre que l’étape suivante dans la quête d’une Ville Juste consiste à développer l’idée et la pratique décrites dans Le droit à la ville de Lefèbvre, exemples à l’appui.

In a Postscript, I argue that the next step in searching for a Just City is developing the idea and the practice envisioned in Lefebvre’s Right to the City, with examples.

C’est donc un ouvrage qui illustre la grande diversité des manières possibles d’aborder la question de la justice dans le contexte urbain. Il s’achève sur une conclusion, dont la première partie, due à Cuz Potter et Johannes Novy, résume les principaux thèmes du livre, et la seconde soulève la question de savoir « que faire maintenant » pour rendre le concept de la Ville Juste vraiment utile, à la fois comme concept analytique et comme outil politique, dans le monde réel d’aujourd’hui.

So: a book illustrating a variety of ways of approaching the issue of justice in the urban setting. It ends with a conclusion, the first part of which, by Cuz Potter and Johannes Novy, summarizes the main themes of the book, and the second part of which raises the question of “where do we go from here” to make the concept of the Just City actually useful, both as an analytic concept and as a political tool, in the real world today.

 

 

Remettre l’espace à sa place

Putting space in its place

C’est la question que je souhaite soulever maintenant. Je voudrais le faire en revenant à la seconde question que j’ai soulevée au début du présent texte : Quelles sont les relations entre espace et justice, et existe-t-il des objectifs de politiques d’aménagement qui ne soient pas d’ordre spatial ? Remettre l’espace à sa place, voilà la question. Quel est le rôle de l’espace dans l’approche de l’injustice ?

That is the question I want to raise now. I want to do it by returning to the second question I raised at the opening of this text: what is the relation of space to justice, and are there goals of planning policies that are not spatial? Putting Space in its Place, is the topic; what is the role of space in dealing with injustice.

Je me permets de suggérer cinq propositions qui permettront de passer d’une analyse plus théorique à des approches concrètes et à l'action. Aux trois premières, je crois que l’adhésion sera générale ; la quatrième sera sans doute moins consensuelle.

Let me suggest five propositions to lead from a more theoretical analysis to some concrete approaches and to action. On the first three I think there will be general agreement; the fourth may be less commonly recognized.

 

 

I.             Il y a deux formes fondamentales d’injustice spatiale :

I. There are two cardinal forms of spatial injustice:

A.           Le confinement de quel que groupe que ce soit à un espace limité sans qu’il l’ait choisi – ségrégation, ghettoïsation –la thèse du déni de liberté.

A.The involuntary confinement of any group to a limited space – segregation, ghettoization – the unfreedom argument.

B.           La répartition inégale des ressources sur le territoire –la thèse des ressources injustes.

B. The allocation of resources unequally over space –the unfair resources argument.

II.            L’injustice spatiale est la résultante d’une injustice sociale plus large –la thèse de la résultante.

II. Spatial injustice is derivative of broader social injustice –the derivative argument.

III.           Les injustices sociales ont toujours une dimension spatiale, et on ne peut aborder les injustices sociales sans aborder également leur dimension spatiale –la thèse des remèdes spatiaux.

III. Social injustices always have a spatial aspect, and social injustices cannot be addressed without also addressing their spatial aspect – the spatial remedies argument.

IV.          Les remèdes spatiaux sont nécessaires mais non suffisants pour remédier aux injustices spatiales – encore moins à l’injustice sociale –la thèse du remède partial.

IV. Spatial remedies are necessary but not sufficient to remedy spatial injustices – let alone social injustice – the partial remedy argument.

V.           Le rôle de l’injustice spatiale dans l’injustice sociale dépend des conditions sociales, politiques et économiques, et aujourd’hui, on observe des mouvements qui tendent à la fois à accentuer et à diminuer l’importance du spatial –la thèse du contexte historique.

V. The role of spatial injustice relative to social injustice is dependent on changing social, political, and economic conditions, and today there are trends that tend both to decrease and to increase the importance of the spatial – the historical embeddedness argument.

Examinons l’une après l’autre ces cinq propositions.

I will take them one at a time.

 

 

I.             Il y a deux formes fondamentales d’injustice spatiale :

I. There are two cardinal forms of spatial injustice:

A.           Le confinement involontaire de quel que groupe que ce soit à un espace limité – ségrégation, ghettoïsation –thèse du déni de liberté. On utilise souvent les statistiques pour mesurer la ghettoïsation, mais en ignorant la différence entre un ghetto et une enclave. Un groupe qui souhaite vivre entre-soi et qui le fait volontairement n’est ni ghettoïsé, ni ségrégué, ni traité de façon injuste, dès lors qu’il lui est permis de le faire. Cela peut de fait engendrer de l’injustice, s’il est excluant et s’il limite les opportunités des autres, comme c’est le cas des communautés fermées par exemple, mais tout regroupement n’est pas la marque d’une injustice spatiale. Le regroupement involontaire, la ségrégation, en revanche, sont des formes majeures d’injustice spatiale.

A. The involuntary confinement of any group to a limited space – segregation, ghettoization – the unfreedom argument. Frequently we use statistics as a measure of ghettoization, but that ignores the difference between a ghetto and an enclave. A group that wishes to live together and does so voluntarily is not ghettoized, not segregated, not being treated unjustly when it is allowed to cluster. It may in fact cause injustice, if it excludes and limits the opportunities of others, as for instance gated communities do, but not every clustering is a mark of spatial injustice. Involuntary clustering, segregation, however, is a major form of spatial injustice.

 

 

B.           La distribution inégale de ressources sur le territoire – thèse des ressources injustes, y compris l’accès injustement limité à l’emploi, au pouvoir politique, au statut social, au revenu et à la richesse comme formes de distribution injuste des ressources. La justice ici ne signifie par l’égalité absolue, mais plutôt une inégalité qui ne serait pas fondée sur les besoins ou sur toute autre distinction rationnelle. Une définition possible de la distinction rationnelle est celle sur laquelle on peut s’accorder à l’issue de processus démocratiques, ouverts et informés, une définition fondée sur l’autorité légitime plutôt que sur les relations de pouvoir, mais c’est là une question qui dépasse le cadre de ce que je peux discuter ici.

B. The allocation of resources unequally over space. – the unfair resources argument, including unjustly limited access to jobs, political power, social status, income and wealth as forms of unjust resource allocation. Justice here does not mean absolute equality, but rather inequality not based on need or other rational distinction. One possible definition of a rational distinction is one agreed up by open, informed, democratic processes, one based on legitimate authority rather than relations of power, but that is a question that goes beyond the scope of what I can to discuss here.

 

 

II.            L’injustice spatiale est la résultante d’une injustice sociale plus large –thèse de la résultante. Aborder les causes de l’injustice spatiale implique toujours d’aborder les causes de l’injustice sociale de façon plus générale. Les injustices spatiales ne peuvent être isolées du contexte historique, social, politique et économique dans lequel elles se produisent. Mais dans le même temps :

II. Spatial injustice is derivative of broader social injustice – the derivative argument. Addressing the causes of spatial injustice always involves addressing the causes of social injustice more generally. Spatial injustices cannot be isolated from the historical and social and political economic context in which they exist. But by the same token:

 

 

III. Les injustices sociales ont toujours une dimension spatiale, et on ne peut aborder les injustices sociales sans aborder également leur dimension spatiale –thèse des remèdes spatiaux. Les aspects spatiaux de l’injustice sociale sont une conséquence des injustices sociales (thèse de la résultante), mais ils renforcent également l’injustice sociale. Les deux formes d’injustices ne sont pas identiques, mais elles ne peuvent pas être séparées non plus (thèse de la séparation impossible). Et ma dernière thèse, peut-être la plus sujette à controverse, découle de la même logique :

III. Social injustices always have a spatial aspect and social injustices cannot be addressed without also addressing their spatial aspect – the spatial remedies argument. The spatial aspects of social injustice are a consequence of social injustices (the derivative argument) but they also reinforce social injustice. The two are not identical, but neither can they be separated (the inseparability argument). And my final, and perhaps most controversial argument, following from the preceding logic:

 

 

IV. Les remèdes spatiaux sont nécessaires mais non suffisants pour remédier aux injustices spatiales – encore moins à l’injustice sociale –thèse du remède partial. Ce n’est pas la règle du tout ou rien : remédier à l’injustice spatiale peut contribuer de façon essentielle à la justice sociale, mais les effets resteront limités tant que la question de l’injustice sociale, sur laquelle se développe l’injustice spatiale, n’est pas également abordée. Il ne peut y avoir de justice spatiale dans un système politique, économique et social lui-même injuste. Ce n’est pas une raison pour ne pas aborder les injustices spatiales en tant que telles – c’est seulement une raison pour les replacer dans leur contexte.

IV. Spatial remedies are necessary but not sufficient to remedy spatial injustices – let alone social injustice – the partial remedy argument. This is not an all or nothing rule: remedying spatial injustice can be a major contribution to social justice, but it will always have limits unless the social injustice which underlies the creation of spatial injustice is also addressed. You will not have spatial justice in a system, political, economic, social, that is itself unjust. That is no reason not to address spatial injustices as such – only a reason to keep them in context.

 

 

V.           Le rôle de l’injustice spatiale dans l’injustice sociale dépend des conditions sociales, politiques et économiques, et aujourd’hui, on observe des mouvements qui tendent à la fois accentuent et diminuent l’importance du spatial –la thèse du poids de l’histoire.

V. The role of spatial injustice relative to social injustice is dependent on changing social, political, and economic conditions, and today there are trends that tend both to decrease and to increase the importance of the spatial – the historical embeddedness argument.

 

 

Je reviendrai plus loin sur ce point, après avoir donné un exemple concret d’injustice spatiale : le cas de Harlem, à New York, illustre la logique de mes quatre propositions.

I will come back to this point after having considered a concrete case of spatial injustice: the case of Harlem, in New York City, illustrating the logic of the four propositions.

En ce qui concerne la première proposition, Harlem est un cas classique d’injustice spatiale, révélant les deux formes fondamentales d’injustice. Il est spatialement ségrégué et ghettoïsé : des cartes montrent la mesure de la concentration des Afro-Américains dans la ville entière, qui peut atteindre presque 99% dans certains quartiers, dans une ville qui compte aujourd’hui environ 24% d’Afro-Américains. Cette concentration dans Harlem est en partie volontaire il est vrai, le quartier est associé à une fierté incontestable pour la culture, l’histoire et les succès afro-américains. Il possède donc plusieurs caractéristiques typiques de l’enclave, mais on a largement démontré les logiques de discrimination résidentielle et l’accès injustement limité au logement pour les Afro-Américains. Harlem était et est toujours un ghetto classique (je viendrai plus tard à la question des évolutions contemporaines). Quant à la seconde forme fondamentale d’injustice spatiale, Harlem dispose de moins d’infrastructures de santé, d’une plus grande vulnérabilité aux aléas environnementaux, de taux plus élevés d’asthme et d’intoxication au plomb, d’écoles davantage surchargées, de parcs publics insuffisants, d’un niveau d’insécurité plus fort que la plus grande partie de la ville de New York.

As to the first proposition: Harlem is a classic case of spatial injustice, revealing both of its two cardinal forms. It is spatially segregated, ghettoized: we have maps showing the extent of concentration of African-Americans in the city as a whole, in some parts almost 99% African-American, in a city which today is today about 24% African-American. This clustering in Harlem is indeed partly voluntary, as there is substantial pride in African-American culture and history and achievement in the area. So it has some characteristics of an enclave, but the pattern of housing discrimination, the unjustly limited access of African-Americans to housing, is extensively documented. Harlem was, and still is (I come to changes below) a classic ghetto. And in the second cardinal form of spatial injustice, Harlem has poorer health facilities, greater exposure to environmental hazards, higher rates of asthma and lead poisoning, more crowded schools, poorer parks, weaker security protection, than the bulk of the city of New York.

Par rapport à la deuxième proposition, l’injustice spatiale que représente Harlem s’inscrit dans une logique de discrimination à l’encontre des Afro-Américains qui remonte à plusieurs siècles dans l’histoire des Etats-Unis et qui commence avec l’importation d’esclaves d’Afrique, la confiscation par les Blancs des droits légaux, du pouvoir politique et de l’exploitation économique dans tous les aspects de la vie. Les injustices spatiales de la ségrégation et de la distribution des ressources sont les résultantes de ces injustices plus larges.

Following the second proposition, the spatial injustice which Harlem represents is part of a pattern of discrimination against African-Americans that goes back centuries in United States history, starting with the importation of slaves from Africa, white legal privilege, political power, and economic exploitation, visible in all aspects of life. The spatial injustices of segregation and resource distribution are derivative of these broader injustices.

Mais, par rapport à la troisième proposition, ces injustices plus larges ne peuvent être abordées sans porter attention à leur dimension spatiale. Les ressources publiques comme les ressources privées sont réparties dans l’espace (les écoles, les cliniques et les hôpitaux, les casernes de pompiers, les équipements polluants, les logements, les structures d’accueil de jeunes enfants). Ces distributions spatiales doivent être traitées à l’aide de mesures spatiales.

But, following the third proposition, these broader injustices cannot be dealt with without attention to their spatial aspect. Both public and private resources are spatially allocated (schools, health clinics and hospitals, fire stations, polluting facilities, housing, and childcare). Those spatial allocations need to be addressed with spatial measures.

Pourtant, et c’est là la conclusion qui découle de la quatrième proposition, les remèdes définis en termes spatiaux ne sont pas efficaces pour remédier aux injustices sociales subies par les personnes injustement traitées, comme les habitants de Harlem. La raison en est que ces injustices sont en grande partie imposées aux Afro-américains quel que soit leur lieu de résidence à New York, et qu’elles sont imposées aux résidents de Harlem par l’extérieur de Harlem. La politique sociale des Etats-Unis et les politiques de l’Union Européenne ici (je connais mieux celles de l’Allemagne) sont assez similaires : elles se contentent d’améliorations limitées de l’environnement urbain, en procédant à des opérations d’embellissement du ghetto et en attribuant des ressources à cet espace injuste que constitue le ghetto, mais sans se préoccuper des facteurs qui sont à l’origine de l’injustice.

Yet, and this is the conclusion that flows from the fourth proposition, spatially-defined remedies are not adequate to remedy the social injustices imposed on those unjustly treated, such as the residents of Harlem. This is because these injustices are to a large part imposed on African-Americans wherever they live in New York City, and are imposed on residents of Harlem from spaces outside of Harlem. United States social policy, and here European Union policies (I am most familiar with German ones) are quite parallel: they focus on limited spatial improvements, what we call gilding the ghetto, putting resources into the unjust space that is the ghetto but not dealing with the relationships that have caused the injustice to begin with.

Le phénomène de gentrification est un exemple classique de la nécessité de recourir à des remèdes aussi bien a-spatiaux que spatiaux. Si la gentrification, qui constitue une menace majeure pour les résidents actuels de Harlem, parvient à être limitée au sein de Harlem, elle se développera ailleurs ; le problème sera simplement déplacé, sans être résolu. Si la ségrégation est limitée au sein de Harlem, des logements doivent être rendu disponibles ailleurs dans la ville, sans quoi les Afro-américains échapperont simplement à un ghetto pour se retrouver confinés dans un autre. Les problèmes d’école, de santé et de qualité de l’environnement ne concernent pas seulement Harlem ; ils sont le résultat de processus se déployant à l’échelle de la ville, de l’Etat, voire au-delà. Ainsi, les politiques que nous préconisons pour traiter les injustices spatiales subies par les résidents de Harlem sont des remèdes spatiaux distribuant également les ressources non seulement dans Harlem, mais aussi dans le reste de la ville : empêcher le déplacement et les expulsions dans toute la ville, promouvoir le contrôle des loyers limitant les profits tirés du logement et la spéculation sur tout le territoire urbain, organiser et renforcer le pouvoir politique des Afro-américains où qu’ils habitent, étendre le logement à toute la ville.

The case of gentrification is a classic example of the need for non-spatial as well as spatial remedies. If gentrification, a major threat to the present residents of Harlem, is limited only in Harlem, it will surface elsewhere; the problem will only be moved around, not solved. If segregation is limited in Harlem, housing must be made available without discrimination elsewhere; otherwise African-Americans will simply be escaping from one ghetto to be confined in another. Problems of education, of health care and of environmental quality, are not confined to Harlem; they are the result of city-wide, state-wide, if not even broader, relationships. So the policies we advocate to deal with the spatial injustices confronting the residents of Harlem are not only spatial remedies – allocating resources fairly to Harlem – but also city-wide: preventing displacement and evictions all over the city, rent control limiting profits from housing and speculation in land all over, organizing and strengthening the political power of African-Americans wherever they live, social housing expanded throughout the city.

Il est nécessaire de recourir à des remèdes spatiaux pour éliminer les injustices spatiales, mais en eux-mêmes, ils sont insuffisants ; on doit envisager de bien plus vastes changements dans les relations de pouvoir et dans la distribution des ressources et des opportunités si l’on veut que les injustices sociales, dont les injustices spatiales sont un élément, soient réparées.

Spatial remedies are a necessary part of eliminating spatial injustices, but by themselves insufficient; much broader changes in relations of power and allocation of resources and opportunities must be addressed if the social injustices of which spatial injustices are a part are to be redressed.

Un dernier mot sur les changements dans les relations entre injustice spatiale et injustice sociale –ma cinquième proposition. D’un côté, pour reprendre le cas de Harlem, la ségrégation diminue ; les chiffres sont assez clairs. Et davantage de ressources sont investies dans Harlem. Pourquoi ? La façon de contrôler un groupe potentiellement gênant et exploité, les Afro-Américains pauvres des Etats-Unis, a évolué : on est passé d’un simple confinement spatial dans les ghettos, la ségrégation, à une forme de contrôle plus sophistiquée, qui consiste simplement à éliminer les plus gênants en les mettant en prison – plus de 2 millions de personnes au total aux Etats-Unis aujourd’hui (c’est le nombre le plus élevé de tous les pays développés du monde). Les travailleurs pauvres du ghetto sont déplacés par le processus de gentrification, ce qui conduit à une hausse du revenu du quartier dans les statistiques, mais cela ne concerne pas les mêmes personnes. Et nombre d’anciens habitants et de nouveaux arrivants qui ne peuvent s’installer pour les remplacer, continuent de souffrir de tous les problèmes d’injustice sociale qui les frappaient déjà avant ; simplement, cela ne se passe pas au même endroit. L’injustice spatiale est devenue une composante plus restreinte de l’injustice sociale dans le ghetto.

A final word on what is changing in the relationship of spatial injustice to social injustice – my fifth proposition. On the one hand, again using the case of Harlem, segregation is going down; the figures are quite clear. And more resources are being invested in Harlem. Why? The control of a potentially troublesome and exploited group, poor African-Americans in the United States, has changed from simple spatial confinement in ghettos, from segregation, to a more sophisticated form of control, in which the most troublesome are simply removed and put in prison – over 2,000,000 altogether in the United States today, the highest of any developed country in the world. The working poor in the ghetto are being displaced by the process of gentrification, so incomes seem statistically to be rising, but not for the same people. And many of the older residents, and newcomers who cannot move in to replace them when they leave, continue to suffer from all the problems of social injustice that they had before, but simply not in the same space. Spatial injustice has become a smaller component of social injustice in the ghetto.

D’un autre côté, l’importance de l’espace lui-même et de l’environnement urbain augmente dans l’économie mondiale, pour des raisons que David Harvey a exposées en détail. Cela est lié à l’interdépendance spatiale des lieux de l’investissement du capital : les profits en constante augmentation exigent des investissements qui, de plus en plus, se portent sur l’environnement urbain, spatialement interdépendant. Ainsi, alors que les causes politiques et sociales de l’injustice spatiale peuvent être atténuées, ses causes économiques peuvent continuer à s’accentuer. Tout change constamment, et on ne peut aborder intelligemment ni la justice spatiale ni la justice sociale si l’on ne prête pas attention aux causes historiques, politiques, économiques et sociales de toutes les formes d’injustice.

On the other hand, the importance of space itself, and the built environment requiring it is increasing, in the global economy, for reasons that David Harvey has documented in detail. They have to do with spatially dependent loci for capital investment: ever increasing profits demand a target for investment, and that target is increasingly the built environment, spatially dependent. So while the political and social causes of spatial injustice may be attenuated, the economic causes may be increasing. Change is constant, and neither spatial nor social justice can be intelligently addressed without attention focused on the historical political, economic and social causes of all forms of injustice.

 

 

[1] Marcuse P., Connolly J., Novy J., Olivo I., Potter C., Steil J. (dir.), Searching for the Just City: Debates in Urban Theory and Practice, Routledge, (à paraître en mai 2009).

[1] Marcuse P., Connolly J., Novy J., Olivo I., Potter C., Steil J. (dir.), Searching for the Just City: Debates in Urban Theory and Practice, Routledge, (May 2009).

[2] « Searching for the Just City » Conference, Graduate School of Architecture, Planning and Preservation, Columbia University, 29 avril 2006.

[2] « Searching for the Just City » Conference, Graduate School of Architecture, Planning and Preservation, Columbia University, 29 April 2006.

[3] Le terme de care est difficilement traduisible en français et sera donc conservé tel quel dans la suite de l’article ; il s’approche des notions d’humanisme, de soin, de solidarité et de générosité [ndlt].