Sivens : quand le dialogue devient impossible. Chronique d’un drame annoncé

Sivens: when dialogue breaks down. The making of a tragedy

Il aura fallu attendre la mort d'un jeune militant écologiste dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014 pour qu'une trêve soit observée dans la mise en œuvre du projet dit du "barrage de Sivens". Les demandes répétées, les grèves de la faim, les sit-in pour qu'un débat public soit organisé n'y avaient rien fait. La loi, le droit semblaient du côté des gestionnaires des ressources en eau du bassin Adour-Garonne et légitimaient selon eux leurs choix politiques : "Tous les feux sont au vert, pourquoi se retourner ? Au risque de perdre le financement européen ? On ne peut se le permettre" (un élu du Conseil Général lors de la fête de la rivière Tarn à Rabastens, 12 septembre 2014). Pourtant la recrudescence de ces mouvements de résistances aux projets d'aménagement, interprétée comme une nouvelle règle mais aussi comme lieux où se jouent des dynamiques sociales contemporaines (Subra, 2008 ; Ripoll, Veschambre, 2005 ; Pailloux, 2015), pourrait interpeler les institutions soucieuses de comprendre le monde en marche. Pourquoi refuser le débat, la discussion contradictoire entre élus et opposants au projet, alors même qu'il s'agit de la forme la plus marquée de l'opposition sans violence ?

It took the death of a young environmental activist on the night of 25-26 October 2014 for a truce to be called in the implementation of the so-called “Sivens dam” project.The repeated demands for a public debate, the hunger strikes, the sit-ins, had achieved nothing.The law seemed to be on the side of the water resource operators for the Adour-Garonnebasin,and in their view legitimised their political choices: “The lights are all green, why should we turn back?And risk losing European funding?We can’t take the chance« (an elected General Council official at the TarnRiver Festival in Rabastens,12 September 2014).Yet the resurgence of these movements of resistance to development projects, interpreted as a new rule but also as places where contemporary social dynamics are played out (Subra, 2008; Ripoll, Veschambre, 2005; Pailloux, 2015), could be of interest to institutions wanting to understand where the world is going. Why reject debate, open discussion between politicians and opponents, when this is the clearest form of non-violent opposition?

Au-delà du calendrier financier, les divergences multiples entre les parties prenantes, à la fois de relations aux "ressources en eau", au monde, et plus globalement à la "vie", éclairent le conflit sociotechnique suscité par le projet de barrage de Sivens. Cette incompatibilité vient par ailleurs tracer les contours du contexte dans lequel est intervenue la mort d'un jeune manifestant, comme si celle-ci avait été déjà en préparation dans les formes qu'a empruntées ce conflit.

Quite apart from the financial deadlines, the multiple differences between the stakeholders, in their attitudes to “water resources”, to the world and, more broadly, to “life”, cast light on the sociotechnical conflict provoked by the Sivens Dam project.Moreover, this incompatibility helps to reveal the context in which the death of a young demonstrator occurred, as if the groundwork for that death had already been laid in the forms that the conflict had taken.

Elle aura lieu sur le territoire de ce que ses défenseurs appellent, eux-mêmes, une Zone A Défendre (la ZAD du Testet) détournant ainsi l’appellation très administrative de zone d’aménagement différé (ZAD) qui désigne un secteur dans lequel la collectivité peut bénéficier d’un droit de préemption pour « mettre en œuvre un projet urbain, une politique locale de l’habitat, organiser le maintien, l’extension ou l’accueil des activités économiques, favoriser le développement des loisirs et du tourisme, réaliser des équipements collectifs ou des locaux de recherche ou d’enseignement supérieur, lutter contre l’insalubrité, permettre le renouvellement urbain, sauvegarder ou mettre en valeur le patrimoine bâti ou non bâti et les espaces naturels », selon l’article L.300-1 du code de l’urbanisme. A l’automne 2013, plusieurs militants décident de lancer une occupation pour s’opposer à la construction du barrage du Testet. Ils s’installent alors à proximité des premiers travaux relatifs au barrage et notamment de la construction d’une digue et de la zone de déforestation autour du Tescou. Cet ancrage spatial militant est particulier. Il ne s’effectue ni dans les villes moyennes environnantes (Gaillac, Rabastens, Albi, Montauban) situées entre 10 et 40 km, ni dans la métropole voisine (Toulouse est à 55 km) et se qualifie alors lui-même de ZAD, à l’instar de celle de Notre-Dame-des-Landes.

It took place in the area that its defenders call a Zone to Defend (Zone A Défendre, the ZAD du Testet), a play on the ultra-bureaucratic “Future Development Zone” (zone d’aménagement différé – ZAD), an acronym that refers to areas over which municipalities enjoy a so-called “pre-emptive right” to “implement an urban project, a local housing policy, to organise the maintenance, extension or introduction of economic activities, to promote the development of leisure and tourism, to build public amenities or research or higher education premises, to combat urban blight or foster urban regeneration, to protect or enhance built or unbuilt heritage and natural areas”, according to Article L.300-1 of the urban planning code. In autumn 2013, several activists decided to conduct a sit-in in order to oppose the construction of the Testet Dam. They occupied an area close to the first dam works, notably near a wall under construction and the deforestation area around Tescou. This choice of spatial location was interesting. It was neither in the mid-sized towns nearby (Gaillac, Rabastens, Albi, Montauban), between 10 and 40 km away, nor in the closest city (Toulouse, 55 km away), and was itself described as a ZAD, like that of Notre-Dame-des-Landes.

Il ne s’agit ici, ni de remettre en cause les appellations géographiques utilisées par les acteurs ni, même d’interroger la légitimité du périmètre, mais de prendre pour argent comptant la manière dont les acteurs les définissent eux-mêmes. Dans la mesure où des opposants au barrage se reconnaissent derrière le terme de participants à la ZAD de Sivens ou du Testet ou de « zadistes », nous prenons acte de cette réalité sociale.

The intention here is neither to challenge the geographical descriptions used by the parties involved, nor even to question the legitimacy of the location, but to take at face value the definitions applied by the stakeholders. In so far as opponents of the dam identify as participants in the Sivens or Testet ZAD or as “zadistes”, we accept this as a social reality.

Nous mobiliserons, dans cet article, diverses notes et entretiens de terrain que nous avons accumulés depuis 2011 sur la trajectoire tant du projet de barrage lui-même que sur celle de la contestation qu'il a fait naître. Chercheurs travaillant dans les domaines de la gestion de l'eau, de la sociologie des sciences, et accessoirement des mouvements sociaux, mais aussi habitants tous trois à proximité du site de Sivens, nous avons été assez tôt sensibilisés à ce sujet et avons à plusieurs reprises eu l'occasion de discuter avec certains des promoteurs du projet tout autant qu'avec des protagonistes de sa contestation, et de pratiquer une observation directe et participante des manifestations organisées. Elle a eu lieu, en particulier, par l’un ou deux d’entre nous, lors de nombreuses réunions publiques du Collectif du Testet depuis 2012 à Lisle-sur-Tarn, Rabastens ou Gaillac (81), de notre présence sur la ZAD de Sivens lors des week-ends du printemps et de l’automne 2014, de la collecte des tracts et productions écrites distribués par les opposants depuis 2012, mais également de connaissances interpersonnelles de nombreux acteurs de l’affaire, permettant de recueillir discours de justification, d’exaspération ou de confidence. L'observation participante et l’immersion dans son terrain d’enquête sont souvent regardées comme des méthodes d'enquête privilégiées pour avoir un accès direct aux pratiques et aux représentations des groupes étudiés. Sa mise en œuvre ne va généralement pas sans un minimum d'empathie - approche compréhensive - à l'égard des personnes enquêtées, ce qui fut notre cas. Cette posture confère à nos analyses une tonalité qui peut sembler "engagée", mais nous avons eu soin d'aller recueillir le point de vue d'acteurs défavorables comme d'acteurs favorables au projet de barrage.

In this article, we will employ various notes and field interviews that we have accumulated since 2011 on the progress both of the dam project itself and of the protest it aroused.As researchers working in the fields of water management, the sociology of science and incidentally the sociology of social movements, but also as three people who live near the Sivens site, we became aware of this issue fairly early on and had several opportunities to talk to some of the project’s promoters as well as the leading opposition figures,and both to observe and take part in the demonstrations held. One or two of us, in particular, were able to make observations at numerous public meetings of the Testet Collective, from 2012 in Lisle-sur-Tarn, Rabastens or Gaillac (81), during weekends at the ZAD de Sivens in spring and autumn 2014, through the collection of tracts and writings distributed by the opponents since 2012, but also through personal acquaintance with many people involved in the affair, which enabled us to collect expressions of justification, exasperation or confidence. Being a participant-observer, immersed in one’s terrain of enquiry, is often seen as an excellent way of acquiring direct access to the practices and representations of the groups under consideration. Performing this role generally requires a minimum degree of empathy – an understanding approach – with the people concerned, which was the case for us. This position gives our analyses a tone that may seem “politically aligned”, but we took care to obtain the views of people both unfavourable and favourable to the dam project.

Nous montrons qu'au-delà d'un choc des relations aux écosystèmes aquatiques, c'est un choc des rapports au monde et au vivant qui s'exerce dans le conflit. Conflit qui, dans ce contexte, donne lieu à l'association fragile de deux formes de militantismes anciennes qualifiées ici soit « de documentation », soit « d'occupation ». La tension suscitée par l'occupation et par l'abîme qui se creuse entre les protagonistes prend alors la forme du choix ultime de la protestation : l'exposition de la vie pour défendre la vie.

We show that this conflict embodies not only a clash in attitudes to aquatic ecosystems, but also a clash in attitudes to the world and to life.A conflict which, in this context, has prompted a fragile alliance between two long-standing forms of activism, described here as “documentary” and “occupation” activism. The tension aroused by the sit-in and by the widening gulf between the protagonists escalated to reach the ultimate form of protest:risking life to defend life.

 

 

Un choc de relations aux écosystèmes aquatiques et au monde...

A clash in relations to aquatic ecosystems and the world…

Ce qui frappe effectivement lorsque l'on étudie la situation et la gestion de l'eau dans le bassin Adour-Garonne, c'est l'abîme qui existe entre le monde représenté et vécu des opposants au projet, et celui des gestionnaires, d'une majorité d'élus qui les représentent mais aussi une partie des habitants qui soutiennent leurs élus. Tout se passe comme si nous vivions des histoires contées parallèlement mais qui jamais ne se rencontrent. On observe notamment de fortes divergences de représentations de l’écosystème et de rationalités notamment techniques, sociales, politiques, spatiales et économiques.

What is particularly striking when studying the situation and water management in the Adour-Garonne basin, is the gulf that separates the world as represented and experienced by the project’s opponents, and the world of the operators, of most of the politicians who represent them, but also of the section of the population that supports their politicians. It is as if two parallel stories were unfolding, which never meet.Particularly striking are the sharp divergences in representations of the ecosystem and in reasonings, whether technical, social, political, spatial or economic.

Pour les Conseils Généraux du Tarn et du Tarn-et-Garonne et la Compagnie d'Aménagement des Coteaux de Gascogne (CACG), les rivières - et le Tescou ne fait pas exception - sont caractérisées par les débits qui y transitent. Des flux d'eau qui permettent de les classer comme déficitaires ou non déficitaires notamment, ce qui justifie la réalisation de Plan de Gestion d'Etiage (PGE), spécificité adour-garonnaise. Les rivières déficitaires doivent faire l'objet d'aménagements afin de corriger le déficit. Ce qui "fait ressource", c'est l'eau des cours d'eau (BLOT, 2005). La qualité des cours d'eau est aussi gérée par la quantité d'eau qui y transite : le débit assurant la dilution des polluants. Cette gestion passe principalement par la définition du débit d'objectif d'étiage, qui dans le cas du bassin Adour-Garonne est le débit minimal permettant le bon état des masses d'eau et pour lequel sont satisfaits les usages 8 années sur 10. Les mesures de compensations écologiques - valorisation d'autres zones humides pour contrebalancer les terres perdues par l’aménagement, application du principe pollueur-payeur - reposent sur le principe de substituabilité financière, écologique et spatiale. Il s'agit d'assurer la sécurisation des usages existants et des usages incités conséquents à la mise en œuvre d'une politique de l'offre en eau qui engendre un accroissement de la demande par la construction du barrage. Les pratiques "productives", "rentables", "efficientes", qu'elles soient agricoles, industrielles ou domestiques, sont validées et la « gestion intégrée » favorise la coexistence de l'ensemble. Le respect des objectifs rend ainsi possible un "retour à un équilibre usages/milieu" par "la création de ressources nouvelles pour assurer le fonctionnement du milieu naturel et satisfaire les demandes en eau agricoles ainsi que la gestion de ces ressources" (PGE Tescou). Par ailleurs le Conseil Général du Tarn mène une politique de préservation de zones humides (il fut même un des premiers départements en Midi-Pyrénées à créer un pôle zones humides), mais la politique de gestion de ces espaces et notamment des ENS (Espaces Naturels Sensibles) n'est pas "intégrée" - sic - dans la gestion de l'eau.

For the Tarn and Tarn-et-Garonne General Councils and the Compagnie d’Aménagement des Coteaux de Gascogne (CACG – the development company), rivers – and the Tescou is no exception – are defined by the level of the water flowing through them. In these terms, water levels are essentially classified as low or sufficient, which justifies the implementation of the PGE (PlandeGestiond’Etiage – low water management plan), a scheme specific to the Adour and Garonne.Rivers with low water levels need action to correct the problem.What constitutes a “resource” is the water in the waterways (Blot, 2005). In turn, their quality is also affected by the quantity of water flowing in them, since it is flow rate that dilutes pollutants. Waterway management primarily entails setting the target low water level, which in the case of the Adour-Garonne basin is the minimum flow required to achieve the right water volumes, i.e. the volumes of water sufficient to meet needs for 8 out of 10 years. The ecological compensation measures – improvement of other wetlands to counterbalance the land lost by waterway management, in application of the polluter pays principle – are based on the principle of financial, ecological and spatial replacement value.The purpose of building the dam is to secure existing uses and the uses arising from the implementation of a water supply policy that generates increased demand.“Productive”, “profitable”, “efficient” practices, whether agricultural, industrial or domestic, are emphasised and “integrated management” enables them all to coexist.Meeting these objectives is thus a way to “return to a balance between uses and environment” by the “creation of new resources to keep the natural environment running and meet demand for agricultural water and the management of those resources” (PGETescou). In addition, the Tarn General Council has a policy for the protection of wetlands (it was even one of the first départements in the Midi-Pyrénées Region to set up a wetlands unit), but the policy for the management of these areas – in particular the so-called ENS (Sensitive Natural Areas) – is not “integrated” (sic) into water management.

Certains agriculteurs du territoire et leurs familles défendent ce projet de barrage comme ils en ont défendu d’autres, au motif du développement de l’agriculture, des bienfaits d’une irrigation maitrisée et des potentialités nouvelles de production. Une partie de la population adhère d’ailleurs à ces arguments comme le montrent les résultats des élections à Lisle-sur-Tarn de personnes clairement en faveur du barrage ou bien la manifestation du 15 novembre 2014 qui a réuni entre 2000 et 4000 personnes. Ainsi, le conflit pro et anti ne se résume pas à une opposition simpliste entre locaux et non-locaux comme l’avait déjà expliqué Philippe Pelletier (Pelletier, 2015). Dans chacun des « camps » se trouvent des habitants du territoire et même, plus compliqué : le fait que certains aient pu changer de bord après l’intervention des forces de l’ordre.

Some local farmers and their families defend this dam project as they have defended others, on the grounds of agricultural development, the benefits of controlled irrigation and new production potential. Indeed, part of the population agrees with these arguments, as evidenced by the results of the election in Lisle-sur-Tarn of people clearly in favour of the dam, as well as the demonstration on 15 November 2014, attended by between 2000 and 4000 people. So the conflict between pros and antis cannot be summed up by a simplistic opposition between locals and non-locals, as Philippe Pelletier has already explained (Pelletier, 2015). Local people can be found in both “camps” and, more complicated still, some people changed side after the intervention of the police.

Quoi qu’il en soit, l'ensemble des opposants n'est pas du tout d'accord avec la manière dont les institutions voient et présentent les choses. Pour eux, l'équilibre proposé est un leurre. Il y a forcément dissymétrie. Dissymétrie au profit des certains usages/usagers et de la gestion, et aux dépens des sources d'eau que sont les écosystèmes aquatiques, à la fois milieux de vie et milieux vivants. Les compensations écologiques reposent sur le déplacement et le morcellement d'une entité qui, pour les opposants, ne fait sens que d'un seul tenant. Les gestionnaires n'accordent pas selon eux de valeur spécifique à cette zone humide, mais une valeur générique dispersable, substituable.

In any case, the opponents completely disagree with the way the institutions see and present matters.For them, the proposed balance is an illusion.There is necessarily a dissymmetry.Dissymmetry in favour of certain uses/users and in favour of the operators, and against the aquatic ecosystems as water sources, both life environments and living environments.The ecological compensation measures are based on the displacement and fragmentation of an entity which, for opponents of the project, only makes sense as a single whole.In their view, the operators attribute no specific value to this wetland, only a value that is generic, dispersible, replaceable.

Aussi le collectif Testet affirme-t-il : "Les zones humides sont d’importants réservoirs de biodiversité et ont un pouvoir d’épuration important, filtrant les polluants. Elles contribuent également au renouvellement des nappes phréatiques et stockent naturellement le carbone, contribuant à limiter l’impact des activités humaines émettrices de CO2. Par ailleurs, elles réduisent l’érosion, en particulier sur le littoral, et protègent des crues comme des sécheresses par leur capacité à accumuler l’eau et à la restituer en période sèche" (http://www.collectif-testet.org/30+role-des-zones-humides.html).

So the Testetcollective claims:“Wetlands are important reservoirs of biodiversity and play a strong purification role by filtering pollutants.They also contribute to the replenishment of the water table and are natural stores of carbon, thereby helping to limit the impact of human CO2 emitting activities.Moreover, they reduce erosion, in particular coastal erosion, and provide protection from both flooding and drought by their capacity to accumulate water and restore it in dry periods” (http://www.collectif-testet.org/30+role-des-zones-humides.html ).

Pour le collectif Testet, ce qui fait ressource, ce sont les aménités écologiques spatialisées des zones humides, ou plutôt de la zone humide du Testet. Pour d'autres opposants, notamment les habitants de la ZAD rencontrés, la relation est plus essentialiste : il faut sauver la zone humide pour ce qu'elle est et non pour ce qu'elle fait pour l'homme, chaque composante doit être "préservée", "respectée". Les composantes naturelles sont à respecter au même titre que des êtres humains. Dans ce cadre, c'est un bien non marchand, ce qui se traduit par l'érection de petites sépultures - croix peintes en vert - sur lesquelles est inscrit : ici vivait un arbre ; ou encore par le brulage des bois coupés par les gestionnaires venus déboiser. "On brule le bois pour qu'il ne soit pas valorisé financièrement par les exploitants" (habitant de la ZAD, 7 septembre 2014). En effet, une part importante des opposants de la ZAD revendique une rationalité économique alternative fondée sur le don, la coopération, une rationalité qui réfute l'idée que la concurrence puisse être un principe à suivre. La rationalité économique est reléguée au même niveau que d'autres principes rationnels écologiques ou sociaux. Pour eux, avant de vouloir répondre à une demande en eau pour satisfaire des usages, il faut interroger les pratiques dans leur ensemble : domestiques, industrielles et surtout agricoles (arboriculture, maïsiculture irriguées) pour repenser son rapport à l'autre et à la "nature". En ce sens ils réfutent la croissance comme objectif central, elle n'est pas une fin en soi, et les personnes rencontrées sur la ZAD considèrent qu'elle sert souvent les intérêts des plus riches en collusion avec les politiques. D’ailleurs, des auteurs (Pailloux, 2015 ; Pelletier, 2015) expliquent que se joue dans ces oppositions aux « grands projets inutiles imposés », un conflit implicite entre gestion de l’espace rural et valeurs de l’espace urbain. Pour une partie des opposants - notamment ceux qui habitent la ZAD -, les relations de pouvoir qui préservent un "système capitaliste" sont contraires aux principes d'autonomie, de participation, d'équité, de symétrie, d'équilibre entre les personnes, principes "anarchistes" qu'ils revendiquent. Pour cela ils n'ont "pas de chef", "pas de représentant", et sont contre toute récupération politique du mouvement (d’où l’accueil mitigé des ténors d'Europe Ecologie ou du Front de Gauche). Certains pensent même leur appartenance au monde à une échelle planétaire - citoyen de la Terre - et soulignent la nécessité de penser son impact ici et maintenant mais aussi là-bas et demain. Finalement ils aspirent à une justice sociale et environnementale planétaire. Pour ces opposants qui viennent de différentes régions de France et ne font pas partie du collectif Testet, tout espace devient potentiellement leur territoire dès lors qu'ils le perçoivent comme mis en danger par une quelconque "entreprise capitaliste". C'est pour cela qu'ils s'autorisent à s'inviter dans des territoires qui ne sont pas, d'après les habitants et élus locaux, les leurs. Ce faisant, ils remettent en question une légitimité supérieure qui serait associée au fait d'habiter ou d'être originaire d'un lieu pour tout ce qui relève des décisions à prendre en termes d'aménagement. Ce qui se traduit par exemple par un autre détournement du sigle ZAD, qui devient pour les agriculteurs qui soutiennent le projet : Zone A Dégager.

For the Testet collective, what constitutes a resource are the spatialised ecological properties of wetlands, or rather of the Testet wetland. For other opponents, in particular the occupants of the ZAD we met, the issue is more essentialist: the wetland needs to be saved because of what it is, and not because of what it does for human beings. Every component must be “preserved”, “respected”. Natural entities deserve the same respect as human beings. From this perspective, it is not a commodity, a fact conveyed by the erection of small tombs – crosses painted green – with the inscription: here lived a tree, or by the burning of wood from trees felled by the operating teams. “We burn the wood so that the operators can’t make money out of it”(ZAD inhabitant,7 September 2014).In fact, a significant proportion of the opponents in the ZAD advocate an alternative economic rationality, founded on giving and cooperation, one that rejects the idea of competition as a principle to follow.Economic reasoning is treated in the same way as other rational principles, whether ecological or social.For them, before trying to meet demand for water uses, all the different practices – domestic, industrial and above all agricultural (irrigation for tree and corn growing) – need to be questioned, their relationship to the other and to “nature” rethought.In this respect, they reject growth as a central goal, as an end in itself, and the people we met in the ZAD believe that growth often serves the interests of the rich in collusion with politicians.Indeed, some authors (Pailloux, 2015; Pelletier, 2015) argue that what is at stake in the opposition to “big, imposed, pointless projects” is an implicit conflict between rural and urban values in the management of rural space.For some of the opponents – in particular those living in the ZAD – the power relations that maintain a “capitalist system” run counter to the principles of autonomy, participation, equity, symmetry, balance between people, “anarchistic” principles that they support.For this reason, they have “no leader”, “no representative”, and are opposed to any political exploitation of the movement (hence the lukewarm welcome given to the leading lights of Europe Ecologie or the Front de Gauche).Some even see their belonging in the world on a planetary scale – citizen of the Earth – and stress the need to think not only about our impact here and now, but also there and tomorrow.Finally, they aspire to worldwide social and environmental justice. For these opponents, who come from different parts of France and are not part of the Testet collective, any place potentially becomes their territory if they see it as threatened by any “capitalist undertaking”.That is why they feel entitled to move into areas which, according to local inhabitants and politicians, are not theirs.In so doing, they challenge the idea of greater legitimacy being associated with living or originating in a place when it comes to planning and development decisions. This leads, for example, to another variation on the acronym ZAD, which for the farmers in favour of the project becomes: Zone A Dégager (clear-out zone).

"Moi je suis citoyen de la Terre. J'suis ici pour défendre la Terre et donc ces arbres" (habitant de la ZAD, 7 septembre 2014).

“I am a citizen of the Earth.I am here to defend the Earth and therefore these trees” (ZAD inhabitant, 7 September 2014).

 

 

... doublé d'un affrontement ayant pour enjeu la vie

… combined with a confrontation in which life is at stake

Au-delà des relations aux "ressources en eau", un autre enjeu, probablement plus global et civilisationnel encore, émerge dans les affrontements autour du projet de barrage de Sivens : la question de la vie, de sa définition, de sa protection et de son utilisation. D'un côté, des partisans du barrage tentent de mettre en avant que le projet sert précisément à maintenir et développer la vie dans la vallée du Tescou, notamment par le fait que la réserve en eau permettra d'assurer des débits d'étiage suffisants pour pouvoir irriguer les plantations agricoles et pérenniser les exploitations. Comme son nom l'indique, l'association "Vie Eau Tescou" entend faire en sorte que l'on puisse vivre au Tescou grâce à l'eau. (Cette association promeut notamment la "défense du patrimoine humain et naturel, et tout particulièrement de son élément vital, la rivière Tescou"). Le même type d'argumentation a été mobilisé par les élus favorables au projet. D'un autre côté, des opposants au projet clament : "Leurs profits épuisent la vie" ou encore "La forêt, c'est la vie" (pancartes lors de la manifestation du 4/10 à Gaillac). Ils taguent : "Barrage de Sivens : massacre de la nature". Les arbres arrachés sont symbolisés par des croix - comme s'il s'agissait de tombes - sur lesquelles est inscrit : "ici vivait un arbre". Bien avant que ne se produise la mort de Rémi Fraisse, des tags et des slogans circulaient dans les manifestations : "Carcenac assassin" [Thierry Carcenac est le Président du Conseil Général du Tarn]. Les élus du Conseil Général avec lesquels nous avons eu l'occasion de nous entretenir ne comprenaient pas ce slogan et paraissaient profondément révoltés par son usage. Il fallut avoir avec eux une discussion difficile pour les amener à voir que ce slogan ne devait pas être pris au pied de la lettre mais qu'il renvoyait à la destruction d'une zone humide et des espèces animales et végétales qui s'y trouvaient. Quand bien même l'explication fut faite, il demeurait à leurs yeux qu'il était "grave de dire cela" (18/10/2014).

Beyond attitudes to “water resources”, another issue, perhaps even more global and civilisational, emerges in the confrontations around the Sivens dam project:the question of life, its definition, its protection and its use.On the one hand, supporters of the dam seek to stress that the project is precisely intended to maintain and develop life in the Tescou Valley, in particular because the extra water will provide sufficient low water flows to irrigate agricultural crops and maintain farms.As its name suggests, the aim of the “VieEauTescou” Association (Life Water Tescou) is to ensure that there is sufficient water for people to live in Tescou. (This association notably promotes the “protection of human and natural heritage, and particularly its vital element, the Tescou River”).The politicians backing the project use the same type of argument.On the other hand, opponents of the project have slogans like:“Their profits destroy life” or “The forest is life” (placards at the demonstration on 4/10 in Gaillac).They write graffiti like:“Sivens dam: massacre of nature.”Torn up trees are symbolised by crosses – like graves – bearing the inscription:“here lived a tree.”Well before RémiFraisse’s death,the demonstrations were accompanied by graffiti and slogans: “Carcenac assassin.”[Thierry Carcenac is the Chairman of Tarn General Council]. Members of the General Council we spoke to could not understand the slogan, and seemed deeply upset by its use. It was only after somewhat uncomfortable discussion that they were able to see that the slogan should not be taken literally, but that it referred to the destruction of a wetland and the animal and plant species in it.Even after this had been explained, they still saw it as a “serious thing to say” (18/10/2014).

Il n’en reste pas moins vrai que les initiateurs de la ZAD revendiquent pleinement que ces zones soient des preuves tangibles qu’un « autre monde est possible » et que les formes de vie défendues y soient uniques. Ils écrivent « quiconque a passé une journée sur ces zones arrachées à la convoitise de l’aménagement capitaliste du territoire, a pu ressentir cette force vitale qui ressurgit à travers l’expérience d’une vie débarrassée de quelques-unes de ses chaines et qui retrouve la fascinante liberté de s’ébrouer à sa guise. Une vie qui reprend confiance en elle-même, dans l’autonomie de ses facultés et dans sa capacité d’inventer ce qui lui manque » (Quelque part, p. 10 et 11).

For their part, the initiators of the ZAD claim that these wetlands are tangible proof that a “different world is possible” and that the forms of life they are defending there are unique. They write: “Anyone who has spent a day in these areas, remote from the greed of capitalist land development, can feel the vital force that springs from the experience of a life unfettered, returned to the wonderful freedom of fulfilling itself in its own way. A life that recovers confidence in itself, in the autonomy of its faculties and in its capacity to invent what it needs” (Quelque part, p. 10 and 11).

On le voit, polysémique, la notion de vie s'est trouvée par ailleurs mobilisée par certains opposants pour faire entendre d'autres revendications, très larges, concernant les résistances face "aux plans sur la vie" émanant des laboratoires et des firmes de la biotechnologie[1]. Au-delà de la question de l'édification d'un barrage et de la submersion d'une zone humide, il s'agissait alors d'exprimer une opposition aux modifications génétiques, à la biologie de synthèse ou encore à l'humain augmenté. Dans cette perspective, la vie se doit d'être protégée dans ses formes multiples : il paraît urgent et nécessaire de prévenir l'apparition de dégâts environnementaux, de se protéger de contrôles toujours accrus sur les espèces et l'humanité, et d'éviter de transformer le vivant en un objet marchand autonome, producteur de "biovaleur" (Mitchell, Waldby, 2010) dans un capitalisme avancé. Les appels lancés par une association grenobloise active dans le domaine de la contestation des biotechnologies, Pièces et main d'œuvre, furent ainsi relayés localement afin notamment de revendiquer le statut de "Chimpanzés du futur" dans une humanité en cours de rapide transformation biotechnologique.

Life is a polysemous notion, one used by some opponents of the project to make other – very broad – claims about resistance tothe “plans for life” emanating from laboratories and biotechnology firms[1]. Beyond the construction of a dam and the flooding of a wetland, the opposition expressed here is to genetic modification, synthetic biology or human enhancement.From this perspective, life is in urgent need of protection in multiple ways:environmental damage, the ever-growing control over species and humanity, transformation into an autonomous commodity, a producer of “biovalue” (Mitchell, Waldby, 2010) in an advanced capitalist world.The calls put out by Piècesetmaind’œuvre, a Grenoble group active in the opposition to biotechnologies, were picked up locally, with particular emphasis on the status of “Chimpanzees of the future”in a humanity undergoing rapid biotechnological transformation.

Pour Michel Foucault, la vie est historiquement devenue un enjeu de lutte entre gouvernants et gouvernés dès lors que les Etats et les Princes se mirent en tête de gérer les populations de leur territoire (Foucault, 1976). C'est ainsi que serait apparue une "biopolitique". Probablement, le philosophe ne pouvait-il pas encore apercevoir de son vivant toute l'importance qu'allaient prendre les développements de la modernité biotechnologique et les luttes autour de la vie qui peuvent leur être liées. La contestation autour du barrage de Sivens met en présence d'enjeux qui dépassent de loin la seule problématique environnementale de la préservation des zones humides : il y est question de réflexions et d'action collective dans le domaine de la définition de la vie et de ses usages, pour aujourd'hui et demain[2]. En un certain sens, on pourrait dire que cette contestation est porteuse de revendications visant à s'approprier la biopolitique face à l'action de divers pouvoirs qu'ils soient étatiques et/ou entrepreneuriaux.

For MichelFoucault, life historically became an issue in the struggle between governors and governed from the moment that States and Princes took it into their head to manage the populations in their territory (FOUCAULT, 1976).According to this view, this is how “biopolitics” emerged.No doubt, the philosopher would not have been able to foresee in his lifetime the future importance of developments in biotechnological modernity, and the conflicts around life associated with them.The dispute around the Sivens dam brings up issues that go far beyond the environmental problem of wetlands preservation alone: it prompts ideas and collective action relating to the very definition of life and its uses, today and tomorrow[2]. In a sense, it could be said that this opposition underpins claims that seek to deploy biopolitics as a response to the actions of the different authorities, whether state, corporate or both.

 

 

[caption id="attachment_4512" align="aligncenter" width="850"]choisi_vie_Blot-7-09-14 Photographie 1 : Affiche à l'entrée de la ZAD, en amont du site retenu pour la construction de la digue de barrage (F. Blot, septembre 2014). | Photograph 1: Sign at the entrance to the ZAD, upstream from the site chosen for the construction of the dam wall (F.Blot, September 2014)[/caption]

De toute évidence, nous sommes face à des relations aux écosystèmes aquatiques, et plus globalement au vivant, qui sont difficilement compatibles, voire qui sont exclusives l'une de l'autre. Plus que de simples options théoriques, ce sont aussi et surtout des relations à l'espace qui se jouent ici. On perçoit qu'il existe des éléments de rationalités compatibles entre des acteurs très différents contre ou pour le projet. Mais on perçoit aussi l'existence de relations incompatibles. Ce qui se traduit dans le cas de la remise en question du projet de barrage par le recours au conflit, comme outil de régulation sociale. L'entrée dans le conflit exprime alors le refus de la domination d’une relation et se traduit par l'exercice d’un rapport de force pour justifier et valider sa relation aux choses et aux autres… dans ce cas précis, au prix de la vie. En effet, comme l'a souligné Claude Raffestin, tout processus de construction de relations à l'espace relève de rapports de pouvoir (Raffestin, 1980). Il est en effet question d'appropriation d'espace par des non-locaux (habitants de la ZAD) et par des locaux (Collectif Testet), regroupés derrière le mouvement « Tant qu’il y aura des bouilles »[3]. Ceux-ci n'identifient pas les mêmes caractéristiques, potentialités, et n'envisagent pas les mêmes pratiques que les tenants du projet dans cet espace. Bien que les rationalités ne soient pas entièrement les mêmes entre les opposants (Collectif Testet et habitants de la ZAD), ils parviennent autour d'un objectif commun - défendre la zone humide contre le barrage - à s'associer et à coordonner des actions de défense au cours de longues discussions, négociations (Assemblées Générales très codifiées). La décision politique locale - validée par les élus aux conseils généraux, l'Agence de l'eau Adour-Garonne, la justice, l'Etat mais aussi par l'ONEMA- entérine une forme dominante de rapport aux écosystèmes aquatiques, qui est défendue à la fois par les forces de gendarmerie et de police et par les habitants qui les soutiennent en menant parfois des opérations contre les habitants de la ZAD[4]. Ce faisant, les opposants - dont la relation est par là-même rejetée - s'inscrivent en faux contre des projets qui sont vécus comme imposés. L'absence initiale de discours contradictoires entre élus et opposants au projet[5] a favorisé le recours à des modalités d'action différentes, non plus fondées essentiellement sur le discours ou la dialectique mais aussi sur l'occupation physique de l'espace, c’est-à-dire par l'utilisation de son corps comme argument dans des rapports de force.

What is clear is that we are dealing here with attitudes to aquatic ecosystems, and more broadly to life, which are hardly compatible, and even mutually exclusive. More than simple theoretical options, what is at stake here is also and above all perceptions of space. We can see that, in some cases, there is compatibility in perceptions on both sides of the project. However, many attitudes are incompatible. In the case of those challenging the dam project, this incompatibility is reflected in the recourse to conflict as a tool of social regulation. Conflict thus expresses the rejection of the dominance of one point of view and is reflected in the exercise of power to justify and assert one’s attitude to things and to others… In this particular case, at the risk of life itself. Indeed, as Claude Raffestin has shown, any process of construction of relations to space entails power relations (Raffestin, 1980). What we see here is indeed the appropriation of space by non-locals (occupants of the ZAD) and by locals (Testet Collective), united within the “Tant qu’il y aura des bouilles” (as long as there are faces) movement[3]. For these opposition groups, the perception of the characteristics and potential of the area, its future practices, is entirely different from that of the project’s supporters. Although the opponents (Collectif Testet and occupants of the ZAD) do not share precisely the same views, they are able to come together around a common goal – defending the wetlands against the dam – and to coordinate defence measures in the course of long discussions and negotiations (highly codified general meetings). The dominant relationship to aquatic ecosystems reflected in local political decisions – approved by elected officials at general council meetings, the Adour-Garonne Water Agency, the courts, the State and also ONEMA (the French national agency for water and aquatic environments) – is defended both by the local and national police, and by the inhabitants who support them, sometimes through operations against the inhabitants of the ZAD[4]. In turn, the opponents – in response to this rejection of their views – challenge projects that are experienced as imposed.The initial lack of verbal argument between politicians and the project’s opponents encouraged the recourse to different forms of action[5], no longer founded essentially on discussion or debate, but on the physical occupancy of space, i.e. by the use of the body as an argument in power relations.

 

 

Militantismes de documentation et d'occupation

Documentary and occupation activism

A Sivens, on trouve mêlées deux formes de militantisme environnemental, rarement imbriquées. Tout d'abord on observe la présence de ce qu’on pourrait qualifier de "militantisme de documentation", rejoignant le qualificatif de « militants experts », qui au cours du temps, acquièrent une expertise très pointue sur le dossier qu’ils traitent (Ollitrault, 2001). Ici, elle est celle du "collectif de défense du Testet". Cette forme s’accompagne de rédaction et consultation d’articles, cartes, dossiers d’archives, lettres aux autorités, réponses aux enquêtes publiques, pétitions, et transforme ces militants en autant de « gratte-papiers de la cause à défendre » et en profanes devenus experts de la question. Parfois, ils arrivent à ralentir le projet mais rarement ils gagnent tant l’appareil administratif qui leur fait front est plus efficace dans ce registre d’action. La deuxième forme, qu'incarne le collectif « Tant qu'il y aura des bouilles », est celle qui occupe le terrain, qui habite le lieu qu’elle défend. Il ne s’agit pas, seulement, d’occuper les rails des trains qui transportent des déchets nucléaires, les causses du Larzac, les places centrales des villes, les abords des centrales nucléaires, les péages d’autoroute, les grues, etc. comme les écologistes le font souvent (Ollitrault, 2001), il s’agit de vivre sur place et de le faire d’une certaine manière. On peut la qualifier de "militantisme d’occupation". A Sivens, les deux formes sont présentes et parviennent à se compléter en dépassant leurs divergences d'approche : l'une d'orientation "légaliste" parvient à développer une expertise "populaire" de l'Aménagement du Territoire, à l'image des mobilisations "profanes" autour de l'"épidémiologie populaire" (Brown, 1992); l'autre installe une ZAD et renouvelle les "répertoires de l'action collective" (Tilly, 2005) pour peser plus fortement sur les décisions des aménageurs que si l’on se contentait d'une "traditionnelle" manifestation.

In Sivens, we find a mix of two forms of environmental activism that rarely go together.First, there is what could be described as “documentary activism”, linked with the emergence of “expert activists”, individuals who, over time, acquire a high degree of expertise around their specific case (Ollitrault, 2001). In this case, the expertise is embodied in the “Testet defence group”,in the writing and analysis of articles, maps, archive folders, letters to the authorities, responses to public enquiries, petitions, all of which transform these activists into “paper-pushers for the cause” and from laypeople to experts. In some cases, this kind of activism may delay a project, but it rarely wins, since the administrative apparatus they face is more effective. The second form, embodied in the “Tant qu’il y aura des bouilles” group, operates through the occupation of the threatened terrain. This action is not just confined to blocking the rails in front of nuclear waste trains, occupying the Larzac plateaus, town squares, the perimeter of nuclear power stations, motorway tolls, cranes, etc., as environmentalists often do (Ollitrault, 2001), but entails living on site in a particular way. This may be termed “occupation activism”.At Sivens, both forms are present, and manage to complement each other by overcoming their divergences:one, with a “legalistic” orientation, develops a “popular” expertise in Territorial Planning, reminiscent of “lay” mobilisation around “popular epidemiology” (Brown,1992); the other sets up a ZAD and revitalises the “repertoires of collective action” (Tilly, 2005) to place greater pressure on planning decisions than if they were content with a “traditional” demonstration.

Ainsi, dans un petit livret édité par des opposants au barrage, on lit que les ZAD sont un exemple, parmi d’autres, de zones d’autonomie temporaires qui « montrent la capacité d’un mouvement social à déjouer les projets de la dictature démocratique machinale » (en italiques dans le texte) » (Quelque part, p.9, 2015). Ce discours renvoie aux nouvelles formes d’occupation d’espaces publics portées par des contestations assez radicales du capitalisme financier (Occupy à Wall Street, le mouvement des indignés en Espagne, etc.). Pour Cécile Van de Velde, cela correspond, pour les jeunes engagés dans ces formes, à des tentatives de prise en main d’un destin qui leur échappe doublement, tant à un niveau individuel que collectif (Van de Velde, 2011).

So for example, in a small pamphlet published by opponents of the dam, we read that ZADs are one example amongst many of temporarily autonomous areas which “show the capacity of a social movement to thwart the plans of “mechanical democratic dictatorship (italics in the text) (Quelque part, p.9, 2015). This is a reference to the new forms of occupation of public space driven by fairly radical opposition to financial capitalism (Occupy in Wall Street, the Indignants Movement in Spain, etc.). In the view of Cécile Van de Velde, for the young people involved in these forms of action, this action corresponds to an attempt to take charge of a destiny that is doubly beyond their control, both individually and collectively (Van de Velde, 2011).

Le fait d'occuper représente un engagement supérieur de soi que celui de défiler pour quelques heures afin d'exprimer une opposition. Il est aussi démonstration « qu’un autre monde est possible » ; tous les efforts d’installation sont porteurs d’une autre société que celle de la consommation : il est possible de construire des abris de fortune, les repas sont confectionnés avec des produits bio ou peu onéreux, chacun fait sa vaisselle, des camions aménagés partagés permettent de dormir et de se déplacer, les dons et autres générosités financent l’ensemble. L'instauration d'une Zone A Défendre est tout à la fois un mode d'action visant à peser sur le cours d'un projet d'aménagement et une transformation en acte des rapports à la vie sociale et à la nature. C'est probablement ce qui en fait l'attrait pour bon nombre de jeunes et de moins jeunes qui se joignent à ce mode de protestation, de fait plus immédiatement tourné vers l'action et la transformation pratique que ne l'est le "militantisme de documentation". Certains disent s’inspirer, dans le mode de fonctionnement quotidien, d’autres ZAD dont ils viennent (Notre-Dame-des-Landes, surtout).

Occupying a site is a greater commitment than marching for a few hours to express opposition.It is also a demonstration that “another world is possible”; the efforts involved in such action can themselves bring something other than a consumer society: the building of makeshift shelters, meals prepared with organic or cheap products, shared washing up, collective trucks kitted out for sleeping as well as transport, everything funded by donations and charitable giving.The formation of a ZoneADéfendre is both a method of action intended to influence the progress of a development project, and an enactment of attitudes to social life and to nature.This is doubtless its attraction for many young and not so young people who take part in this form of protest, which is clearly more immediately focused on action and practical change than is “documentary activism”. Some say that they are inspired, in day-to-day operation, by other ZAD they have lived on (in particular Notre-Dame-des-Landes).

L'instauration d'une "Zone A Défendre" en lieu et place des sites officiellement déclarés "Zone d'Aménagement Différé" représente tout autant une subversion de la langue des aménageurs que la pratique d'un mode alternatif d'aménagement de l'espace et l'élaboration d'une nouvelle modalité d'action collective. Si le "militantisme de documentation" fournit des arguments et des contre-expertises venant justifier l'opposition au projet d'aménagement, le "militantisme d'occupation" vient incarner ce que peut ou pourrait être un espace vécu et pratiqué selon d'autres registres que ceux des aménageurs. La tenue sur Sivens d'assemblées générales dans lesquelles se retrouvaient ces deux formes de militantisme manifesta très clairement leur complémentarité ponctuelle en raison de désaccords majeurs sur les modalités d'action (plus ou moins violentes). Evidemment, les anti-barrages, quel que soit leur registre d’action les plus courant (documentation et occupation), peuvent aussi venir s’engager sur l’autre mode d’action : les premiers sont venus régulièrement manifester leur présence sur le site, au cours des week-ends situés entre le printemps et l’automne 2014 et les seconds se sont mis rapidement à tracer leurs activités dans des « documents » juridiques, des livrets, des tracts et même des ouvrages tirés à compte d’auteur.

The establishment of a “Zone To Defend” in the very location of an official “Future Development Zone” simultaneously represents a subversion of developer language, an alternative model of spatial planning and a new method of collective action.While “documentary activism” provides arguments and counter-assessments to justify opposition to the development project, “occupation activism” embodies what can or could be a space experienced and practised on different principles than those of the developers.The fact that general assemblies were held in Sivens in which both forms of activism were represented, very clearly shows the temporary nature of their complementarity, because of major disagreements about methods of action (the recourse to physical resistance). Obviously, whatever their preferred mode of action (documentation or occupation), opponents of the dam could also be involved in the other method: the documentary group were a regular presence on the site at weekends between spring and autumn 2014, while the occupation group quickly began to record their activities in legal “documents”, pamphlets, tracts and even self-published books.

 

 

Exposer sa vie pour défendre la vie : le choix ultime de la protestation

Risking life to defend life: the ultimate choice of protest

En plus de se compléter tant d'un point de vue théorique que pratique, "militantisme de documentation" et "militantisme d'occupation" furent par la force des événements amenés à se rejoindre plus fortement encore lorsqu'il leur a fallu affronter les réactions des pouvoirs publics et l'hostilité de certains habitants locaux, notamment d'agriculteurs. L'appel à l'organisation d'un débat public contradictoire sur le projet lancé par le "collectif du Testet" ne trouva pas d'écho positif au sein du Conseil Général qui fit valoir la réalisation d'une enquête d'utilité publique préalable et le vote à la quasi-unanimité de ses élus en faveur du projet. Certains membres de ce collectif décidèrent dès lors de recourir à une grève de la faim lorsque débutèrent les travaux sur la zone au 1er septembre 2014. Du côté des habitants de la ZAD, on décida de grimper sur les arbres et de s'y attacher pour qu'ils ne soient pas abattus par l'entreprise de déboisement envoyée sur place pour nettoyer le terrain en vue de sa mise en eau. De part et d'autre, le fait d'exposer sa vie pour défendre la zone et la vie qui s'y trouvait (milieu aquatique, espèces menacées, biodiversité), mais aussi la vie sociale et économique alternative qui s'y expérimentait, apparut comme un ultime recours pour faire échec au projet de barrage. Le corps protestataire et sa vie (Memmi, 1998) se trouvaient finalement utilisés pour tenter de s'approprier la biopolitique.

As well as complementing each other both theoretically and practically, by force of circumstances “documentary activism” and occupation activism” were prompted to support each other more forcefully still when faced with the reactions of the authorities and the hostility of certain local inhabitants, in particular farmers.The Testet collective’s call for an open public debate on the project got nowhere with the General Council, which cited the earlier public interest enquiry and its members’ near-unanimous vote in favour of the project.At this point, some members of the collective decided to begin a hunger strike when work began on the site on 1 September 2014. The response of the ZAD occupiers was to climb the trees and chain themselves there, to prevent them being felled by the contractors hired to clear the land prior to flooding.On both sides, risking life to defend the area and the life located in it (aquatic environment, threatened species, biodiversity), but also the alternative social and economic life they had created there, seemed the ultimate way to stop the dam project.In the end, the protesting body and its life (Memmi, 1998) were used in the attempt to grasp the biopolitical initiative.

Cette résistance du "faible" au "fort" fut sans effet puisque les travaux continuèrent : les bûcherons employés abattirent les arbres situés autour de ceux occupés qui se voyaient frôlés par les troncs qui tombaient. Les forces de l'ordre firent usage de gaz lacrymogène puis employèrent la force pour déloger les personnes qui résistaient encore à la cime des arbres. Ce fut alors que commença à circuler aux alentours l'idée qu'un drame pouvait se produire à Sivens. Nonobstant, certains militants décidèrent de monter d'un cran encore dans l'exposition de leur vie et se proposèrent un matin de s'enterrer jusqu'au niveau du haut de leur buste sur la route d'accès au chantier des machines des bûcherons. On trouva engagés dans cette action tout autant des habitants de la ZAD que certains habitants des environs révoltés par le passage en force des promoteurs du projet. Cette dernière action fut elle aussi un échec puisque les forces de l'ordre intervinrent sans ménagement sur les "enterrés" qui, après avoir été abondamment recouverts de gaz lacrymogènes, furent arrachés de la terre.

This resistance of the “weak” against the “strong” failed, since the work continued:the contractors felled the trees located around the ones occupied, which were brushed by the falling trunks.The police used teargas and then force to remove the people still resisting in the treetops.This was when the idea began to emerge of a possible tragedy in Sivens.Nonetheless, some activists decided to crank up their life-threatening action a further notch one morning, by burying themselves up to the neck on the access road used by the tree felling machines. The people involved in this action were not only the inhabitants of the ZAD, but also a number of locals outraged by the use of force by the project promoters.This attempt too was a failure, since the police dealt unceremoniously with the “buried” by covering them with teargas and dragging them out of the ground.

Il a souvent été avancé par les autorités que les opposants au projet de barrage, notamment les "Zadistes", avaient fait preuve de violence sur les forces de l'ordre. Ce fut peut-être le cas en certaines occasions, mais nous avons surtout observé que les opposants exposèrent leur propre corps à la violence policière. Face à l'intransigeance des autorités et à l'action des forces de l'ordre, les militants décidèrent de rendre leur action plus visible, "médiatique", et déménagèrent une partie de la ZAD sur le parvis du Conseil Général du Tarn à Albi. La destruction méthodique des campements de la ZAD sur le site de Sivens, l'incendie des affaires personnelles des campeurs, l'emploi de grenades (notamment de « désencerclement »[6]) sur les derniers habitants de la zone, avaient achevé de convaincre les opposants de changer de lieux d'occupation. Certains rejoignirent le campement d'Albi tandis que d'autres se placèrent à proximité du chantier de Sivens sur un lieu prêté par un agriculteur solidaire de la contestation.

It has often been claimed by the authorities that the opponents of the dam project, in particular the “Zadistes”,had used violence against the police.This may have been true on certain occasions, but what we mainly saw was the opponents countering police violence with their own bodies.In response to the intransigence of the authorities and the actions of the police, the activists decided to raise the “media profile” of their activities, and moved part of the ZAD to the forecourt of the Tarn General Council in Albi.The methodical destruction of the ZAD camps on the Sivens site,the burning of the campers’ personal affairs, the use of grenades(in particular “sting grenades”)[6] against the last inhabitants of the area,finally convinced the opponents to move to a different site.Some joined the Albi encampment, while others took up a position near the Sivens construction site on a plot lent by a farmer sympathetic to the protests.

C'est alors qu'un événement pour le moins étrange dans un Etat dit a priori de droit se produisit : des contre-manifestants dont l'identité demeure incertaine se mirent à former une sorte de "milice" installant des barrages filtrant sur les routes des abords du site, prenant en chasse, d'après certains témoins, les personnes restées à proximité du chantier[7]. Sans avoir été directement observateurs du phénomène, celui-ci nous a été rapporté par différentes personnes. Les média locaux furent peu diserts face à ce phénomène[8]. Certaines personnes raconteront avoir été menacées par l'utilisation de fusils de chasse, poursuivies dans une forêt et frappées à coup de matraques. Une étrange rumeur, portée par d'autres habitants que ceux soutenant l'action des protestataires, se répand alors dans les villages alentours d'après laquelle la police ne ferait pas un travail suffisant pour déloger les "Zadistes" et qu'il serait nécessaire d'aller soi-même faire partir les individus en question. On avait affaire à des "étrangers" qui n'avaient, disait-on, rien à faire "ici". Une drôle d'atmosphère s'installa alors sur le département du Tarn qui semblait, tout d'un coup, ressusciter de "vieux démons" fascistes et xénophobes, selon les dires de certains. De nouveau, le sentiment qu'il finirait par se produire un drame sur Sivens se mit à gonfler. Cette période fut sans doute la plus dure pour les opposants au projet de barrage, d'autant plus qu'ils furent évacués par les forces de l'ordre du campement qu'ils avaient installé sur le parvis du Conseil Général. Sans point d'accroche visible dans l'espace public, la cause semblait perdue, d'autant plus que les bûcherons étaient en train d'achever le déboisement du site et se préparaient à entamer le décapage du sol, consistant à éliminer en profondeur les racines des arbres coupés pour que la végétation ne puisse plus repousser.

It was then that an event occurred that was, to say the least, surprising in a state supposedly under the rule of law:counter-demonstrators whose identity remains uncertain began to form a sort of “militia” which set up roadblocks on the roads around the site and, according to certain witnesses, hunted down the people who had remained near the construction site[7]. Although we did not directly observe this phenomenon, we received accounts of it from various sources, though the local media were not very forthcoming about it[8]. Some people described how they had been threatened with hunting rifles, pursued into a wood and beaten with clubs.A strange rumour spread through the surrounding villages, reported by inhabitants who were not supporting the protesters’ action, that the police would not do enough to remove the “Zadistes”and that they would have to go themselves to get rid of the individuals in question.These people were “outsiders” who, it was said, had no business “here”.According to some, a strange atmosphere then pervaded the Tarndépartement, a sudden revival of the “old demons” of fascism and xenophobia.Once again, the feeling that it would ultimately lead to a drama around Sivens began to grow.This period was probably the hardest for the opponents of the dam project, especially as they were expelled by the police from the encampment they had set up on the forecourt of the General Council building.With no visible anchor point in public space, the cause seemed lost, especially as the tree fellers were completing their clearance of the site and preparing to begin stripping the ground, in order to eliminate the roots of the felled trees to prevent the vegetation regrowing.

Pourtant, fin septembre et début octobre 2014, certains proposèrent de s'organiser collectivement en vue d'accueillir sur le site, un mois plus tard, une grande manifestation. A ce moment, tous les types de militants écologistes furent entraînés dans le mouvement, y compris les bataillons toulousains bien organisés (Europe Ecologie-Les Verts, les Amis de la Terre, l'association France Nature Environnement de Midi-Pyrénées). Tactiquement, il s'agissait pour certains militants d'être suffisamment nombreux pour pouvoir réoccuper la zone des travaux et empêcher que le projet ne soit conduit jusqu'à son terme. Faire masse pour contrer l'avancée du projet fut leur mot d'ordre. Non pas tant pour aller en découdre avec les forces de l'ordre, mais pour "enraciner la résistance" et "ramener la vie au Testet" comme y appelle l'affiche[9] qui se met alors à circuler sur les réseaux sociaux et à être placardée un peu partout, y compris bien au-delà de la région, notamment à Paris. Pour ce faire, l'affiche donne à voir la construction d'une cabane dans un arbre encore debout au milieu d'une plaine déboisée, tactique d'occupation physique de l'espace ayant déjà été expérimentée. Il va dès lors s'agir pour les opposants de "tenir" jusqu'à fin octobre en essayant de ralentir au mieux l'avancée des travaux. Certains tentent d'agir sur le site même tandis que d'autres s'enchaînent aux grilles de l'Hôtel des impôts d'Albi pour dénoncer l'"utilisation abusive" de l'argent public dans le projet de barrage.

However, at the end of September and beginning of October 2014, some of the opponents were organising for a big demonstration to be held on the site a month later.At this point, militant environmentalists of every stripe joined the movement, including the well-organised battalions from Toulouse (EuropeEcologie-LesVerts,AmisdelaTerre,FranceNatureEnvironnementdeMidi-Pyrénées).Tactically, the aim for certain activists was to achieve sufficient numbers to be able to reoccupy the construction zone and prevent the project being completed.The watchword was mass action to stop the project advancing.Not so much to do battle with the police, but to “give the resistance roots” and “put life back into the Testet”, in the words of the slogan that was beginning to circulate on social media and to appear on posters everywhere[9], even well beyond the region, as far away as Paris. The poster shows a cabin built in a tree still standing in the midst of a treeless plain, a tactic for the physical occupation of space that had already been tried.At this point, for the opponents, the aim was to “hold on” until the end of October, while trying to delay the work as much as possible.Some tried to achieve something on the site itself, while others chained themselves to the railings of the tax office in Albiin order to condemn the “misuse”ofpublic money in the dam project.

A l'approche de la journée du 25 octobre 2014 que les opposants à la fois espèrent et redoutent eu égard aux réactions des forces de l'ordre et des contre-manifestants, certains acteurs s'engagent dans une tentative de médiation entre "pro-" et "anti-barrages". Le Comité Local d'Action Citoyenne de Gaillac[10], commune située à une dizaine de kilomètres de Sivens, organise ainsi une soirée débat le 18 octobre à laquelle il convie tout autant les opposants que des élus du Conseil Général ayant voté en faveur du projet. L'organisateur introduit la soirée en appelant les protagonistes à "trouver une solution, une sortie par le haut face une situation où la société tarnaise s'est profondément fracturée entre pour et contre le projet" et se réjouit d'être "enfin parvenu à organiser le débat public qui n'avait pas eu lieu jusqu'à présent". Pour convaincre les protagonistes de discuter, il rappelle que "cela pourrait mal tourner". Un participant rajoute : "il va y avoir un mort". Peine perdue. L'ambiance est électrique dans la salle ainsi qu'entre opposants et élus à la table des intervenants. Chacun campe sur ses positions. A un moment de la soirée s'amorce une discussion dont l'objet aurait pu éventuellement servir à l'élaboration d'une solution négociée : il s'agit de la taille du projet et du lac. Un des porte-parole du "collectif du Testet" reconnaît l'existence d'un besoin en eau pour réaliser l'irrigation des cultures mais avance l'idée que le barrage est surdimensionné et qu'un projet de plus petite taille aurait pu convenir. En face, les élus déclarent qu'ils ont "entendu des choses intéressantes se dire" au cours de la soirée et repartent en annonçant qu'ils iront "discuter avec les autres élus" de la teneur des propos de la soirée. Les discussions prennent toujours du temps et nous sommes une semaine avant le 25 octobre...

As 25 October 2014 approached, focusing the hopes and fears of the project’s opponents with regard to the reactions of the police and counter-demonstrators, some people tried to mediate between the “pros” and “antis”.For example, the “Local Citizen Action Committee” for Gaillac[10], a town located a dozen kilometres from Sivens,organised a debate on the evening of 18 October, inviting both opponents of the project and the members of the General Council who had voted for it.The organisers began the evening by calling on the protagonists to “find a solution, a way out of a situation where the Tarn community is deeply divided between people for and against the project” and were happy to have “finally managed to organise the public debate that had previously not happened”. To convince the parties to talk, they noted that “things could end badly”.One participant added:“somebody is going to die.”A waste of time.The atmosphere in the room – and around the table between opponents and politicians – was tense.No one was prepared to shift. At one point in the session, a discussion began that might have led to the emergence of a negotiated solution:it was about the size of the lake project.One of the spokesmen for the “Testet collective” acknowledged the need for water to irrigate crops, but put forward the idea that the dam was too big and that a smaller project would have been sufficient. In return, the elected officials said that they had “heard some interesting things said” during the evening, and left with the promise that they would “talk to their fellow politicians”.The discussions continued to drag on, with 25 October one week off…

 

 

La journée du 25 octobre

25 October

C'est dans ce contexte que se produit le rassemblement du 25 octobre 2014 qui voit effectivement l'arrivée de plusieurs milliers de personnes aux abords de la zone des travaux : ceci ravit les militants exténués par presque deux mois de mobilisation intense. Des stands et des chapiteaux sont le lieu de conférences et d'ateliers divers. Une fanfare joue du jazz. On y croise tout un ensemble de gens plutôt dans une bonne humeur générale, de toutes générations confondues, certains venus en famille. L'un de nous note sur son "journal de terrain" : "à l'entrée, des panneaux indiquant les trois lettres ZAD étaient accrochés aux arbres ; on croisait beaucoup de jeunes, style "baba cool", avec dreadlocks, pantalons bouffants, aux mines pacifistes, persuadés de défendre un autre mode de vie que « celui » de leurs ainés. Pourtant, se trouvaient aussi là, des cinquantenaires et soixantenaires écologistes, de ceux qui avaient suivi toutes les luttes dans la région, du Larzac au tunnel du Somport, en passant par le projet de barrage de Charlas ou l'aménagement de la route empruntée par l’A380. Sans étiquette affichée, ni parti politique revendiqué, on reconnaissait aisément bon nombre des environnementalistes de toujours dans la région. Une tribune avait été dressée permettant notamment à ces militants plus âgés de prendre la parole et d’expliquer sans relâche que le barrage était une aberration. Comme à l'occasion d'autres causes plus anciennes, leurs discours mêlaient défense de sites naturels et positions anticapitalistes. De stands écologistes en chapiteaux où étaient dispensés des cours de réappropriation des cultures vivrières, l'ambiance était plutôt bon enfant."

This was the background to the demonstration of 25 October 2014, when several thousand people arrived at the construction zone,to the delight of the activists in place, close to the end of their tether after almost two months of intense protest.Stands and marquees were erected for lectures and workshops.A jazz band played.The general atmosphere was good-humoured, with different generations and families present.One of us noted in their “field journal”:“At the entrance, boards bearing the three letters ZADwere attached to the trees; we met a lot of laid-back young people, “hippie” types withdreadlocks, baggy trousers,determined to defend a way of life different from their elders. However, there were also environmentalists in their fifties and sixties,people who had taken part in all the conflicts in the region, from Larzac to the Somport Tunnel, from the Charlasdam project to the A380 route development.Despite the lack of obvious labels or political affiliations, it was easy to recognise a good number of long-standing environmentalists in the region.A rostrum had been set up specially to give these older activists an opportunity to speak and explain why they felt the dam was an aberration.As with earlier causes, their speeches were a mix of environmentalism and anticapitalism. From environmentalist platforms to tents offering lessons in traditional food production, the atmosphere was essentially relaxed.”

Cependant, des impressions fugaces donnaient à penser que la zone n'était en fait pas si tranquille que cela, comme le rapporte la suite de ce carnet de terrain : "on notait une présence policière évidente, ne serait-ce que par les nombreux passages d'un hélicoptère de la gendarmerie survolant le site; de nombreux gestes d’insulte ou de moquerie lui était signifiés depuis le terrain jusqu’au ciel. Par ailleurs, il y avait là un groupe très mobile d’une vingtaine de personnes, vêtues de noir, les visages masqués, marchant vite d’un endroit à l’autre et se déplaçant comme un seul homme."

However, there were certain suggestions that things were not in fact so calm, as the field notebook goes on to record:“the police presence was obvious, with the patrol helicopters flying back and forth over the site, attracting plenty of insulting or mocking hand gestures from the ground.In addition, there was a group of some twenty people, dressed in black, wearing masks, moving constantly and rapidly from one place to another, like a single unit.”

Lorsque nous quittons le site alors que la nuit approche, des bruits d'explosion nous parviennent d'un lieu situé à environ 2 km qui se révèle être l'endroit où la digue du barrage doit être construite. Des appels, interrompant la fanfare, sont adressés à la foule pour aller rejoindre le "front" et prêter main forte aux "copains qui se font charger" par les forces de l'ordre. En regardant au loin dans la vallée, on aperçoit une immense butte de terre, amassée par les bulldozers qui ont commencé à décaper la zone, sur laquelle des dizaines de croix ont été plantées pour venir signifier que la zone est devenue un cimetière de la nature. Au second plan, s'élèvent des fumées noires et ocres dans le soleil couchant. Curieuse image que cette dernière vision qui accompagna, ce jour-là, nos derniers instants sur le site, ô combien signifiante rétrospectivement. Un drame avait bien été annoncé.

When we left the site towards nightfall, we heard explosions from around 2 km away, which turned out to be the place where the dam wall was due to be built.The jazz band was interrupted by calls to the crowd to go and join the “front” and lend a hand to the “comrades being charged” by the police.Looking down on the valley from a distance, we could see a huge mound of earth, piled up by the bulldozers that had begun to strip the area and marked by dozens of crosses indicating that the area had become a burial ground of nature.In the background, black and ochre smoke rose into the setting sun.A strange lingering image of our last moments on the site that day. Little did we realise its significance at the time, the tragedy it heralded.

 

 

Pour citer cet article : Marie-Pierre Bès, Frédérique Blot, Pascal Ducournau, « Sivens : quand le dialogue devient impossible. Chronique d'un drame annoncé » (“Sivens: when dialogue breaks down. The making of a tragedy”, traduction : John Crisp), justice spatiale - spatial justice, n° 8, Juil. 2015, www.jssj.org

To quote this paper: Marie-Pierre Bès, Frédérique Blot, Pascal Ducournau : « Sivens : quand le dialogue devient impossible. Chronique d’un drame annoncé » (“Sivens: when dialogue breaks down. The making of a tragedy”, translation: John Crisp), justice spatiale – spatial justice, n° 8, Jul. 2015, www.jssj.org

 

 

[1] "A l'heure où l'émergence des “grands projets inutiles” attire toute notre attention et déploie toute notre énergie, les nanotechnologies, la biologie de synthèse se développent tranquillement à l'insu de la population... Il est plus que temps d'ouvrir les yeux sur ce qui se passe et de protester pour que leurs plans de destruction (aux dirigeants ... des multinationales parce qu'il n'y a plus de dirigeants d'Etat, ça n'existe plus, ce n'est que le reste de notre illusion collective) et de contrôle de la vie (les nôtres aussi) ne se fassent pas" (Lettre témoignage lue lors de la journée de recueillement en hommage à Rémi Fraisse sur la place du Vigan à Albi, 22/11/2014).

[1] While the emergence of “big pointless projects” attracts all our attention and draws on all our energy, nanotechnologies and synthetic biology are quietly developing below the threshold of public awareness… It is more than time to open our eyes to what is going on and to protest (against the bosses… of the multinationals, because there are no government leaders, they no longer exist, that is just a collective illusion) so that their plans for the destruction and control of life (ours too) are not realised” (Testimonial letter read at the day of contemplation held in tribute to Rémi Fraisse on Place du Vigan in Albi, 22/11/2014).

[2] Un ouvrage militant publié très récemment aux éditions La Lenteur (Sivens sans retenue, Feuilles d’automne 2014) développe l'ensemble de ces univers de revendication sur la base de la reproduction de divers tracs, affiches, lettres et articles ayant circulé parmi les différentes tendances des opposants au projet.

[2] A very recent activist publication from the La Lenteur publishing house (Sivens sans retenue, Feuilles d’automne 2014) explores all these worlds of protest by reproducing various tracts, posters, letters and articles circulating amongst the different currents of opposition to the project.

[3] Constitué en octobre 2013 : "Considérant les ravages occasionnés par les pouvoirs en place, au premier rang desquels la colonisation des territoires par toutes sortes d’artifices, l’enfermement de la vie biologique dans une multitude de contraintes, la confiscation des responsabilités de l’organisation de la vie collective, le mouvement « Tant qu’il y aura des bouilles », constitué les 12 et 13 octobres 2013 à la Métairie Neuve de la zone humide du Testet, et immédiatement en action" - https://tantquilyauradesbouilles.wordpress.com/page/40/

[3] Formed in October 2013: “In the light of the havoc caused by the powers that be, the first of which is the colonisation of land by all sorts of artifices, the imprisonment of biological life in a multitude of constraints, the confiscation of responsibilities for the organisation of collective life, the « Tant qu’il y aura des bouilles » movement, established on 12 and 13 October 2013 at Métairie Neuve in the Testet wetlands, plans to take immediate action” – https://tantquilyauradesbouilles.wordpress.com/page/40/

[4] Les sites du collectif Testet et de « Tant qu'il y aura des bouilles » rendent compte de ces oppositions parfois violentes et auxquelles nous avons parfois assisté.

[4]The Testet and « Tant qu’il y aura des bouilles » websites describe these sometimes violent confrontations, some of which we witnessed.

[5] Le rapport commandé par le Ministère de l'Environnement est venu témoigner du fait que le projet avait été monté sans prise en compte véritable d'aménagements alternatifs : " Le choix d'un barrage en travers de la vallée a été privilégié sans réelle analyse des solutions alternatives possibles" (Expertise du projet de barrage de Sivens, Rapport n° 009953-01 - octobre 2014, Nicolas Forray et Pierre Rathouis).

[5] The report commissioned by the Environment Ministry was evidence of the fact that the project had been mounted without really considering alternative arrangements: “The choice of a dam across the valley was made without any real analysis of possible alternative solutions” (Assessment of the Sivens dam project, Report 009953-01 – October 2014, Nicolas Forray and Pierre Rathouis).

[6] Leur usage a été signalé par un rapport de l'Inspection Générale de la Gendarmerie Nationale commandité le ministre de l’Intérieur (cf. Rapport d'enquête administrative relative à la conduite des opérations de maintien de l'ordre dans le cadre du projet de barrage de Sivens).

[6] Their use was noted in a report by the National Gendarmerie Inspectorate commissioned by the Interior Minister (see Rapport d’enquête administrative relative à la conduite des opérations de maintien de l’ordre dans le cadre du projet de barrage de Sivens).

[7] Le journal Reporterre (http://www.reporterre.net/spip.php?article6297) fait état d'une page Facebook ayant annoncé que la "chasse aux bobos" était ouverte sur le site de Sivens.

[7]The Reporterre newspaper (http://www.reporterre.net/spip.php?article6297)describes a Facebook page which announced that the “hippy hunt” had started on the Sivens site.

[8] Il est cependant notable qu'au niveau national cet événement attira l'attention de quelques journalistes dont ceux du Canard enchaîné qui publia un article sur la question.

[8] Though it is worth noting that at national level this event attracted the attention of a few journalists, including the Canard enchaîné,which published an article on the question.

[9] Contre le barrage de Sivens : Enracinons la résistance ! Grand rassemblement samedi 25 octobre. Ramenons de la vie au Testet : constructions, ateliers, plantations, débats, concerts..."

[9] Against the Sivens dam:Roots for the resistance!Big demonstration, Saturday 25 October.Bring life back to Testet:buildings, workshops, plantings, debates, concerts…”

[10] Cercle militant local animé par la volonté de faire vivre le Front de Gauche en dehors des seuls rendez-vous électoraux.

[10] A local activist group driven by the desire to promote the activities of the Front de Gauche in between elections.

Bibliographie

References

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