Anne Jarrigeon

Toute chose égale par ailleurs

60 minutes, 2018 | commenté par : Gonçal Cerdà Beneito

En 2018, dans le cadre du programme de recherche « Le(s) Paris(s) du genre »[1], Anne Jarrigeon réalise un film autour de la mobilité des femmes en région parisienne. Que dire de la mobilité des Franciliennes ? Selon les dernières données disponibles, elles réalisent plus de déplacements « de proximité », avec des distances moins longues que les hommes et des trajets plus courts et pour des activités « liées au quotidien de leur ménage » ; même si les pratiques quotidiennes des unes et des autres « tendent à se rapprocher » (Observatoire de la mobilité en Île-de-France – OMNIL –, 2013). Ainsi présenté, ce sujet peut paraître très simple ; ce film de recherche révèle, en 60 minutes, une réalité plus complexe.

Toute chose égale par ailleurs raconte la mobilité quotidienne de quatre Franciliennes. Elles vivent dans des espaces différents et ont un rapport à la mobilité distinct. Celles qui apparaissent tout d’abord sont mères. La première réside en grande couronne et a deux enfants qui vont à l’école et au collège. La deuxième, retraitée, vit dans un quartier populaire de la capitale. La troisième a son lieu de résidence également dans Paris, elle a deux jeunes enfants et un mode de vie plus aisé. La dernière femme à apparaître dans le film n’est pas mère et est la plus jeune. Elle vit dans la banlieue nord et travaille de nuit. Le choix fait dans le film est de montrer une partie de leur vie de tous les jours de multiples manières. Ainsi, la mobilité de la première est racontée par les images et les sons enregistrés en même temps. Les images des autres se croisent avec leur voix off, voix qui expose des éléments de leur quotidien. La plus âgée parle au passé et ses propos sont illustrés par des représentations actuelles du métro parisien. Pour toutes ces femmes, le film retrace le début d’une journée. La première et la troisième sont filmées un jour de semaine où elles accompagnent un de leurs enfants à l’école et se rendent ensuite au travail. On assiste aux premiers préparatifs, à leur domicile, puis on les suit dans leurs déplacements. Pour la plus jeune, la « journée » commence une fois le soleil couché. Comme les autres, elle se prépare chez elle, puis elle effectue le trajet vers son lieu de travail. La plus âgée étant retraitée, elle est filmée dans la journée en train de se préparer et de cuisiner. Après cela, elle va au marché.

Trois autres femmes font leur apparition dans le film. Deux chercheuses expérimentées discutent dans leur bureau respectif aussi avec une troisième, plus jeune, autour des résultats statistiques que cette dernière a obtenus avec l’exploitation de la dernière enquête de mobilité en Île-de-France. Elles échangent leurs savoirs sur la mobilité des femmes. La chercheuse la plus jeune, Julie Chrétien, partage son expertise technique et d’analyse de données avec les autres chercheuses. La première, Claire Hancock, est spécialiste des questions de genre et d’espace urbain. La seconde, Marie-Hélène Massot, est plutôt experte des pratiques quotidiennes de mobilité.

Même si elle n’est pas visible, une quatrième chercheuse est présente dans toutes les séquences du film. Il s’agit d’Anne Jarrigeon, la chercheuse-réalisatrice qui est derrière l’objectif pour l’ensemble des prises de vues. C’est elle aussi qui construit l’histoire de Toute chose égale par ailleurs à partir de plusieurs observations et récits résultants d’une enquête ethnographique. Elle choisit des plans et des symboles qui, mélangés avec les discours, permettent de comprendre son approche de la mobilité quotidienne des femmes. Ce n’est pas la première fois qu’Anne Jarrigeon propose un film sur la question de la mobilité urbaine (Transports en commun, 2014) ou sur un espace féministe (Ainsi soient-elles, 2015).

Les personnes familières des recherches basées sur des statistiques ne seront pas indifférentes au titre du film. En effet, il reprend, au singulier, l’expression utilisée pour parler des statistiques sur un aspect concret dans des « situations comparables ». C’est-à-dire lorsque l’on ne compare que les individus ayant des caractéristiques similaires pour analyser un paramètre en détail. Par exemple, quand le sujet des inégalités de salaire entre femmes et hommes est abordé, il est dit que l’écart est moins important quand l’on compare des gens ayant le même métier, le même niveau d’études, la même expérience… Toutes choses égales par ailleurs. Le choix de cette formulation n’est donc pas innocent puisqu’il invite à une réflexion sur la manière dont est présentée la vie des femmes dans les statistiques.

Le titre incite également à s’interroger sur l’hégémonie des méthodes mobilisées par la socio-économie des transports. Méthodes qui servent d’appui à la planification ainsi qu’à la gestion des réseaux de transports. Dans le film, la jeune chercheuse utilise un de ses outils clés : les enquêtes ménages-déplacements. Comme elle l’indique (min. 9), ces enquêtes recensent les caractéristiques de tous les déplacements de l’ensemble des membres d’un ménage pendant une journée, et ce pour un nombre de ménages qui se veut représentatif dans l’espace étudié. L’expression qui inspire le titre est prononcée lors d’une discussion sur ces résultats et leur croisement avec des travaux précédents. En effet, depuis la fin des années 1970, de nombreux travaux ont utilisé les chiffres des enquêtes ménages-déplacements pour analyser les différences femme-homme quant à la mobilité. D’autres travaux ont été plus critiques avec ce type de source (Coutras, 1997). Anne Jarrigeon prend en compte une tradition existante et apporte son propre regard. Pour ce faire, elle utilise la vidéo comme méthode, mais aussi comme moyen de restitution de la recherche. Cela lui permet de rendre visibles des éléments du quotidien que peu de recherches précédentes avaient réussi à mettre en évidence.

« C’est moi qui amène Max à l’école en général. […] Et puis après c’est pas que les enfants, c’est toute notre vie sociale et tout ça. C’est moi qui fais tout. Julien il travaille tellement ; il fait que bosser […]. C’est toujours moi qui conduis ; ça m’a jamais dérangé, mais aujourd’hui je le vis comme quelque chose d’additionnel qui vient se rajouter à la longue liste de trucs que je fais. Et du coup, juste pour cette raison ça me pèse et, en tout cas, j’ai envie de me rebeller. » (La troisième femme, min. 41)

C’est de cette manière que la troisième femme du film exprime, en voix off, le déséquilibre dans la gestion et la réalisation effective du travail domestique. Précédemment, nous l’avions vue en train de s’occuper des enfants et d’accompagner son fils ainé à l’école maternelle. Ce n’est pas un cas isolé. En effet, le film montre parfaitement – soit par les images, soit par le récit – l’intérêt de l’analyse de la mobilité quotidienne pour rendre compte de la manière dont les femmes endossent, de fait, la charge du travail domestique. Ces rôles qui persistent sont fréquemment attachés à des stéréotypes, comme le révèlent les discussions, souvent ironiques, entre les chercheuses. Ces dernières ont du mal à trouver des écarts entre les femmes et les hommes dans les chiffres issus des statistiques de la dernière enquête francilienne de mobilité. Cependant, d’autres enquêtes sur le sujet montrent que ce sont toujours les femmes qui consacrent le plus de temps au travail domestique, et ce d’autant plus lorsqu’elles sont mères (Roy, 2012). Des résultats qui utilisent la même base de données que celle présentée dans le film vont dans ce sens (Cerdà Beneito, 2019). Anne Jarrigeon va ici au-delà de ce que les chiffres décrivent. Ainsi, dans le cas des deux jeunes mères, le film révèle tout le travail de préparation en début de journée, des petits rangements quasi spontanés, de la négociation avec les enfants ou du rappel des différentes tâches que les conjoints ou les enfants doivent réaliser. Ce qui semble invisible dans les statistiques, mais qui existe, est rendu visible par des images entrelacées de témoignages oraux. Les hommes – notamment les conjoints –, quant à eux, n’apparaissent pas dans le film, même si certains éléments laissent entendre leur présence.

Toute chose égale par ailleurs ne rend pas uniquement compte de situations où les rôles genrés sont endossés ; on y trouve des exemples d’écart ou de transgression de la norme. Dans le film, deux femmes ne suivent pas les modèles hétéronormés, pour diverses raisons. La plus âgée dit avoir élevé seule ses enfants et raconte toutes les contraintes qui vont avec cette situation. Celle qui suit le moins les normes « traditionnelles » est la plus jeune. Elle habite en colocation avec une amie, vit et travaille en horaires décalés – elle transgresse la norme du temps –, et se définit elle-même comme « rebelle » quand elle parle de son usage passé des transports collectifs. Le film laisse aussi à l’imagination des spectatrices et spectateurs d’autres éventuelles transgressions de la norme qui n’y sont pas clairement explicitées. On apprécie également que, malgré tout, les femmes arrivent à trouver un petit moment pour elles, que ce soit pour fumer au bord d’une fenêtre, ou pour écouter ou lire pendant un déplacement.

« Toujours, j’ai travaillé loin. Toujours. Je travaille à côté des Champs Élysées. Soit je prends la ligne 1 soit je prends la ligne 13. C’est-à-dire, la ligne 1, j’ai travaillé 18 ans, quand même. […] Au retour, je rentre pas directement ; je fais des heures de ménage. Aujourd’hui là, demain là, après-demain là ». (La deuxième femme, min. 25)

La mobilité quotidienne a lieu dans le temps et dans l’espace, et ce dernier élément est bien mis en avant dans le film. Les images montrent les espaces du quotidien des protagonistes. Leur vécu ne pourrait être compris indépendamment des espaces de mobilité que ces femmes traversent : la rue, les véhicules, les gares, les stations et les arrêts. Les déplacements, et les espaces où ils ont lieu, peuvent être vécus comme des contraintes, notamment s’ils sont longs ou nombreux. De cette manière, la femme retraitée raconte, au passé, les divers trajets effectués pour son activité professionnelle. Ceux-ci peuvent être ressentis comme une source de stress supplémentaire. La plus jeune évoque la question du harcèlement et des autres pratiques masculines dérangeantes qui délégitiment la présence des femmes dans les transports publics. Lorsque les transports en commun deviennent contraints et que les femmes ne s’y sentent plus à l’aise, des alternatives peuvent être mises en œuvre pour faciliter les déplacements. Ainsi, elle préfère prendre des voitures avec chauffeurs (VTC) plutôt que les transports collectifs. Une autre se déplace à vélo. Cette dernière parle, par ailleurs, de la nécessaire proximité entre son domicile et son lieu de travail pour le bon déroulement des différentes tâches du quotidien. C’est le cas d’une bonne partie des femmes qui en ont la possibilité, comme l’expliquent les chercheuses (min. 45).

Le film montre aussi des espaces intimes comme le domicile et le bureau de la troisième femme. En fait, il rend compte de l’artificialité des limites entre la sphère privée et la sphère publique, mais également entre la dimension domestique et la dimension professionnelle. En suivant les parcours quotidiens de ces femmes, la chercheuse-réalisatrice affiche le continuum qui existe entre les différents espaces, notamment pour les préparatifs. Ainsi, l’une des femmes se maquille et finit de se préparer dans son bureau, une autre dans un VTC et une autre dans le train. Les déplacements structurent ce continuum et se convertissent en une potentielle ressource. Les transports peuvent être adéquats et deviennent un lieu pour soi où l’on peut lire, écouter de la musique, se déconnecter des responsabilités domestiques, familiales et professionnelles. Ce sont les corps des femmes qui réussissent à s’approprier ces espaces malgré les différentes « barrières » que le film rappelle, directement ou indirectement. Ces corps qui occupent les multiples espaces en mouvement ne voyagent pas seuls. Ils sont accompagnés d’objets, souvent volumineux et lourds. On peut remarquer les sacs à main, mis en avant dans le film par des plans de détail.

Capture d’écran : La première femme, qui effectue un long trajet pour se rendre au travail, en profite pour écouter de la musique et lire. Pendant le déplacement, elle se donne un temps pour elle et s’approprie un petit espace du train. (© A. Jarrigeon)

Le film met également en avant la mobilité quotidienne en tant que base des représentations de l’espace. De cette façon, la femme qui décide d’avoir plus souvent recours à des VTC prend cette décision à la suite d’une évolution de ses représentations des transports en commun. De même, la femme retraitée parle de Paris comme d’un ensemble d’arrêts et de lignes parcourues pour exercer son activité professionnelle. Lorsqu’elle parle, on apprécie les détails d’un plan du métro parisien accroché sur le mur d’une station. Ceci est un exemple parmi tant d’autres de la manière dont le film met en valeur les messages que l’espace urbain nous envoie.

Anne Jarrigeon est anthropologue. Dans ses recherches, elle s’est intéressée aux imaginaires et aux expériences urbaines qu’elle a analysés dans différents espaces où les personnes se croisent (Jarrigeon, 2012 et 2013). Cela peut expliquer l’attention qu’elle accorde aux corps, à leur subjectivité, à la place qu’ils prennent dans l’espace et au contexte où ils se trouvent. La sémiotique joue aussi un rôle majeur dans sa démarche, ce qui explicite la mise en avant des messages que diffuse l’espace. Des premiers plans affichent les injonctions présentes dans les espaces quotidiens, comme un aimant « à ne pas oublier » collé sur un réfrigérateur. Sont également exposées certaines contradictions ou oppositions créées par la juxtaposition de ces messages. C’est le cas lorsque l’affiche de la campagne antiharcèlement dans les transports en commun est placée sur le même panneau qu’une publicité de lingerie féminine. La sémiotique se matérialise aussi par les symboles les plus ordinaires, ce qui justifie le choix des images des objets du quotidien. Par exemple, la chercheuse-réalisatrice accorde une place importante aux chaussures, équipement minimal de la mobilité quotidienne.

Toute chose égale par ailleurs apporte un nouveau regard sur un sujet complexe : la mobilité quotidienne des femmes dans les espaces urbains. Mais des questions connexes trouvent leur place dans ce film : la légitimité des femmes dans l’espace public (dont les transports collectifs), la division sexuée du travail domestique, l’accès à l’emploi ou encore les messages injonctifs dans la ville. Les manières de présenter les histoires dans ce film sont multiples (images et sons de la ville, images des personnes, débats, voix off sur le présent ou sur le passé). Cette diversité de sujets et de techniques narratives pourrait sembler déconcertante. Cependant, Anne Jarrigeon réussit à les agencer pour constituer un récit fluide et compréhensible. Ce film rend compte de diverses nuances du quotidien des Franciliennes et permet d’aller au-delà de ce qui est indiqué par les statistiques, afin de montrer que les choses ne sont pas toutes égales par ailleurs.

[1] « Le(s) Pari(s) du genre » est un programme de recherche financé par l’appel à projets Paris 2030 et le labex Futurs Urbains, qui cherchait à apporter une vision transversale et intersectionnelle du genre comme outil d’évaluation des politiques publiques et de compréhension des expériences urbaines à Paris. Il a été réalisé par une équipe pluridisciplinaire coordonnée par Claire Hancock. Une partie des résultats, dont le film ici commenté, a été présentée sur la forme d’un site Internet.