Une iniquité génératrice de durabilité. Gestion coutumière durable en Guinée maritime

Sustainability-Generating Inequity. Sustainable traditional Management in Maritime Guinea

La considération de la durabilité des ressources est un enjeu important des stratégies des communautés littorales de Guinée[1]. Il semble exister un lien entre l’exercice d’un pouvoir coutumier fort, avec les inégalités qui en découlent, et la capacité de ces sociétés à assurer le contrôle des ponctions sur les ressources naturelles de leur territoire villageois.

Taking resource sustainability into consideration remains an important challenge in the strategies of Coastal Guinean communities[1]. There seems to be a link between the practice of powerful traditional authorities and the resulting inequalities, as well as the capacities of these societies to control the way natural resources are taken from their villages.

D’une part, il est vite apparu que ces sociétés étaient très inégalitaires. De nombreux traitements statistiques ont démontré que l’appartenance lignagère influe très fortement sur les opportunités dont disposent les ménages et, par là même, sur leurs stratégies. La hiérarchie sociale conditionne ainsi l’accessibilité des ménages aux facteurs de production, à la capitalisation, aux revenus monétaires, aux ressources… et les inégalités entre les lignages sont importantes. Le pouvoir traditionnel exerce un contrôle étroit sur le territoire villageois dont il sait tirer parti. Le pouvoir est alors un outil qui semble servir uniquement la domination des fondateurs sur leurs « étrangers ».

It is clear at first that these societies are very unequal. Many statistics show that membership to a lineage has a strong influence on household opportunities and strategies. Indeed, social hierarchy determines the access of households to production factors, capitalisation, cash income and resources, and inequalities in this regard are significant. Where traditional authorities have strict control over the village territory, one could think that traditional authority is a tool used by the founding families of the village seemingly and solely to hold sway over ‘their foreigners’.

D’autre part, le décryptage de toutes les règles d’accès nous a permis de mettre en avant l’existence d’une considération efficiente et efficace de la durabilité des ressources situées sur le territoire villageois. La durabilité des ressources est au cœur des préoccupations des autorités coutumières. En effet, la reproductibilité du système d’exploitation en place dépend trop étroitement de l’évolution des ressources pour que les communautés villageoises n’aient pas le souci de leur préservation et de leur pérennité. Le pouvoir coutumier est ainsi le garant de la prise en compte de la durabilité des ressources dans la gestion du territoire villageois à travers le contrôle de leur accès.

However, after decrypting all access rules, we can advance that the sustainability of the resources situated on the territory of the village is underlain by efficient and effective consideration. Resource sustainability is a central concern of the traditional authorities. Indeed, the reproducibility of the current exploitation system depends too closely on the evolution of the resources for the communities not to worry about their preservation and sustainability. Thus the traditional authorities ensure that resource sustainability is taken into account when managing the village territory, through access control.

Le pouvoir coutumier ne s’exprime donc pas uniquement pour l’intérêt personnel ou celui du lignage. L’existence d’un pouvoir fort permet d’assurer une gestion cohérente des ressources sur l’ensemble du territoire villageois. Cette gestion « durable » est renforcée par la limitation de la pression sur les ressources induite par les inégalités d’accès. Le pouvoir coutumier est alors une garantie de la cohésion du territoire villageois et se légitime par une capacité d’adaptation à l’évolution des ressources grâce à la prise en compte du territoire villageois comme un tout.

In this light, traditional authority is not used purely in one’s interest or that of one’s lineage. The existence of a strong authority ensures the coherent management of resources on the entire village territory. This form of ‘sustainable’ management is reinforced by the limitation of the pressure imposed upon resources, and resulting from access inequalities. Traditional authority is then a guaranty of village territory cohesion, and is legitimated by a capacity of adaptation to the evolution of resources, thanks to the fact that the village territory is taken into account as a whole.

Le paradoxe est de taille : alors que le développement est défini comme durable s’il est économiquement performant, environnementalement pérenne et socialement équitable, nous sommes en présence d’un système où la durabilité, ici la pérennité environnementale, sociale et économique, repose sur l'iniquité. B. Bret, dans son article « L’universalisme rawlsien confronté à la diversité du réel », paru dans le numéro 1 de justice spatiale/spatial justice (Bret, 2009), affirme le besoin d’une théorie universelle qui permette d’appréhender les organisations sociales et de les qualifier sur le plan moral et montre que la théorie de la justice comme équité de Rawls (2003) peut remplir ce besoin. Alors, le système politique, social économique, « environnemental » de la Guinée Maritime peut-il être considéré comme injuste et condamné parce qu’il est inique ?

This points to a major paradox: while development is defined as sustainable if economically successful, environmentally perennial and socially equitable, we are in the presence of a system where sustainability, in this case environmental, social and economic sustainability, is based on inequity. In his article on “Rawlsian Universalism Confronted with the Diversity of Reality”, published in the issue n°1 of the online journal Justice spatiale / Spatial Justice, Bret explains that we need a universal theory to understand social organisations and characterise them at the moral level. He shows that Rawl’s theory of justice as fairness (2003) can fulfil this need. As such, can the political, social, economic and environmental system of Coastal Guinea be considered as unfair and condemned because it is iniquitous?

Dans une première partie, nous reviendrons sur les inégalités du système étudié. Nous tenterons ensuite, dans une seconde partie, de démontrer que le pouvoir en place garde une véritable considération de la durabilité des ressources dans ses modalités de gestion du territoire. Enfin, dans une dernière partie, nous reviendrons sur le lien entre iniquité, durabilité et justice. Plus que de proposer une critique de la théorie de la justice comme équité, deux aspects relevés par Bret (2009) seront discutés : la théorie rawlsienne comme grille d’interprétation et l’application de la théorie de la justice comme équité érigée comme modèle universel de justice aux dépens d’autres modèles de justice. Nous reviendrons aussi sur les risques générés par la condamnation des organisations sociales traditionnelles que Bret décrit comme arbitraires.

In the first part of this article, we examine the inequalities of the system under study. In the second part, we try to show that the current authorities are taking resource sustainability into consideration in managing the territory. In the last part, we look at the link between iniquity, sustainability and justice. We do not intend to propose a mere criticism of the theory of justice as fairness, but to discuss two aspects noted by Bret (2009): the Rawlsian theory as an interpretation matrix, and the application of the theory of justice as fairness used as a universal justice model at the expense of other justice models. We also discuss the risks generated by the condemnation of traditional social organisations regarded by Bret as unlegitimate.

 

 

 

 

1. Un système inégalitaire et inique

 

 

 

1.1 Un pouvoir fort et privilégié

1. An Unequal and Iniquitous System

Dans les sociétés littorales de Guinée, deux facteurs semblent caractériser la place d’un individu et de son ménage dans les hiérarchies sociales du village : l’appartenance lignagère et l’âge.

 

Tous les lignages d’un village connaissent leurs différentes étapes migratoires jusqu’à leur lieu de résidence actuel. Outre leur propre histoire migratoire, ces derniers ont également une parfaite connaissance des différentes vagues de migration qui ont constitué leur village. Ceci est capital dans les relations entre les lignages au sein d’un village. Chacun connaît l’ordre d’arrivée des divers lignages et surtout le primo arrivant, ou lignage fondateur. Tous ceux qui sont arrivés par la suite, sont les « étrangers » d’un lignage arrivé antérieurement et considéré alors comme leur lignage « tuteur ».

1.1 Powerful and Privileged Authorities

Le lignage fondateur a établi un contrat avec le ou les génies qui vivent à l’endroit où ce lignage souhaite fonder un village. Ce contrat, qui est, en d’autres termes, une autorisation accordée par le ou les génie(s) au lignage désireux de s’installer, confère au lignage fondateur un droit éminent sur les espaces concernés. Les premiers arrivants et leurs descendants ont ainsi le devoir de veiller au respect du contrat. L’aîné du lignage fondateur contrôle concrètement l’application de ce contrat. Ce pouvoir lui permet, au nom du lignage, de céder ou non des droits d’usage sur une partie du territoire à des lignages qui viennent s’installer dans le village. On comprend aisément que cela permet au lignage fondateur de contrôler ceux qui suivent et, éventuellement, d’imposer de nouvelles conditions à leur avantage. Un refus des néo-villageois serait synonyme d’expulsion. Toutefois, la stratégie des fondateurs a visé, dans un premier temps, le développement démographique du village afin d’occuper l’espace, et donc assurer son appropriation, et garantir une certaine sécurité, surtout à l’époque où les guerres tribales étaient nombreuses (entre le XVème et le XIXème). Il leur faut donc doser savamment les interdits et les libertés afin d’assurer la pérennisation de l’installation de leurs étrangers.

Among the societies of Coastal Guinea, two factors seem to characterise the station of an individual and his family in the social hierarchies of the village: lineage membership and age.

Les lignages étrangers peuvent à leur tour accueillir d’autres lignages. On peut ainsi entendre des villageois dire : «  ce sont nos étrangers et nous [mon lignage et moi] sommes les étrangers de tel lignage ». Toutefois, ils doivent s’assurer de l’accord des fondateurs. En d’autres termes, les étrangers d’étrangers ne traitent pas avec un lignage ayant les pleins pouvoirs sur le territoire, ce qui peut influer sur leurs libertés d’action. Généralement trois couches peuvent être identifiées au sein d’un même village (Fribault, 2005). Il existe donc clairement plusieurs couches de dépendance et plus on s’éloigne de la couche du lignage des premiers arrivants (les fondateurs), moins le lignage est impliqué dans les sphères décisionnelles du village. Les répercussions ne s’arrêtent donc pas au foncier mais à tous les niveaux de la vie sociale.

All the lineages of a village know their own migration histories, including the various waves of migration making up the village. This is essential in the relations between village lineages. Every villager knows the order in which a lineage arrived in the village and that of the founding lineage in particular. All those who came after an early or ‘guardian’ lineage are ‘foreigners’.

L’appartenance lignagère détermine très fortement la position d’un individu dans la communauté villageoise. Au sein de son lignage, la filiation décide les modalités d’entraide et de regroupement dans la gestion des activités. Elle régit donc la mobilisation de la force de travail et aussi la distribution des espaces à cultiver. L’ordre d’arrivée est prépondérant dans cette hiérarchie des lignages. Cependant, une autre hiérarchie, fondée sur des critères temporels, intervient également dans la position sociale des individus : l’âge. Les aînés sont effectivement des acteurs privilégiés des sphères décisionnaires. Appelés également « anciens », ils sont par définition les hommes les plus âgés. Lorsque nous parlerons de pouvoirs coutumiers à l’échelle du village, nous ferons ainsi référence à un groupe d’individus, peu formalisé, appelé Conseil des Sages ou des anciens, qui réunit les aînés des lignages mais dont le pouvoir décisionnel reste essentiellement concentré entre les mains des anciens qui sont membres du lignage fondateur.

The founding lineage concluded a contract with the spirit(s) living in the place where it wanted to create a village. This contract which, in other words, is an authorisation granted by the spirit(s) to the settling lineage, confers upon the founding lineage an eminent right over the area concerned. As such, the first comers and their descendents must see to it that the contract is respected. The eldest of the founding lineage enforces this contract. His authority enables him, in the name of the lineage, to grant or not usage rights over a portion of the territory to other lineages coming to settle in the village. This clearly enables the founding lineage to control newcomers and potentially impose new conditions to its advantage. Were newcomers to refuse these conditions, they would be expelled from the village. Initially, the founders’ strategy was concerned with population development in occupying the area, and therefore in ensuring its appropriation as well as guaranteeing some sort of security, particularly at a time when there were many tribal wars between the 15th and the 19th centuries. They had to strike a balance between prohibitions and freedoms with a view to ensuring the sustainable settlement of their foreigners.

Il est important également de préciser que c’est bien le pouvoir traditionnel qui prévaut au niveau local sur le littoral guinéen. S’il existe en Guinée des chefs de village (les chefs secteur), ils n’ont que très peu de poids décisionnaire. Le chef secteur a davantage un rôle de représentation. On peut voir dans cet attribut un vestige des médiateurs entre les villageois et les colons de la période coloniale. A cette époque, les colons étaient persuadés de traiter avec les chefs[2], au niveau décisionnel, alors qu’ils étaient en présence, le plus souvent, d’individus désignés comme tels par la population et les autorités coutumières, et sans autre rôle que d’assurer un lien entre le village et l’extérieur. C’était certainement un moyen de préserver la réelle chefferie qui tirait les ficelles sans se découvrir. Le pouvoir coutumier, dans les zones rurales, n’a jamais vu son emprise disparaître sous la colonisation (Suret-Canale, 1980), ni sous la Première République, malgré une volonté affichée de rompre avec les chefs traditionnels : il reste le seul maître au niveau local.

Foreign lineages can in turn host other lineages. It is commonplace to hear villagers saying “these are our foreigners and we [my lineage and I] are the foreigners of such and such a lineage”. However, in order to do this, they must obtain the approval of the founders. In other words, the foreigners of foreigners cannot deal directly with a lineage with full power over a territory, which can influence their freedom of movement. Three levels can usually be identified in a village (Fribault, 2005). With several levels of dependencies, the more distant one is from the founding lineage, the less likely one is to be involved in the spheres of village decisions, whether as regards land or social life issues.

Sur le littoral de Guinée, il existe donc un pouvoir traditionnel fort qui exerce un contrôle étroit sur les ressources naturelles et les espaces de production. Si les autorités coutumières, plus particulièrement les fondateurs, disposent d’un droit éminent sur tout le territoire villageois, il n’est pas surprenant qu’ils l’utilisent à leur profit. Ainsi, l’accès aux ressources est très fortement inégalitaire entre les fondateurs et les « étrangers » qui sont sous la tutelle des primo arrivants. Les traitements statistiques entre fondateurs et étrangers sont probants.

Lineage membership strongly determines an individual’s station in the village community. Within a lineage, mutual aid and the way people are grouped together in managing activities depends on descent. Descent also governs labour force mobilisation and the distribution of areas for cultivation. The order of arrival is preponderant in lineage hierarchy. However, another hierarchy based on temporal criteria also intervenes in an individual’s social position: his age. Indeed, the eldest are privileged actors in the decisional spheres of the village. They are by definition the eldest men and for this reason are called ‘the Ancient’. When we speak of traditional authorities at the village level, we refer to a group of individuals which is not very formalised, called the Council of the Wise or the Ancient. This Council gathers lineage elders and its decisional power remains mostly in the hands of the elder members of the founding lineage.

 

It is also important to specify that, in Coastal Guinea, traditional authority prevails at the local level. While village or sector chiefs exist in the country, their decisions have very little weight and their role is mainly representational. We can see in them the remains of mediators between villagers and settlers during the colonial era. At the time, the settlers were persuaded to deal with the chiefs[2] to take certain decisions, when in fact they were often in the presence of individuals appointed as such by the population and the traditional authorities, individuals whose role was only to ensure a link between the village and the outside world. It was a way of concealing the identity of the real chiefs who could still run the show in the background. In rural areas, traditional authority was never undermined during colonisation (Suret-Canale, 1980) or the First Republic, despite a clear will to break away from traditional chiefs. Locally, traditional authority remains the only power.

1.2 Une inégalité d’accès aux facteurs de production

In Coastal Guinea, a strong traditional authority exercises strict control over natural resources and production areas. While the traditional authorities and particularly the founders have at their disposal an eminent right over the entire village territory, the fact that they use it to their advantage is hardly surprising. Access to resources is therefore highly unequal between founders and foreigners. Statistical data on founders and foreigners are convincing in this regard.

L’accès aux espaces de production dépend de la répartition et des droits octroyés par les autorités coutumières. Il n’est donc pas étonnant de retrouver des disparités entre les fondateurs et les étrangers. Les tableaux suivants traitent les données issues des enquêtes ménages menées par le volet « Pauvreté » de l’Observatoire de Guinée Maritime. Les données concernent au minimum 161 ménages et jusqu’à 375 ménages, suivant les espaces étudiés.

 

 

 

Il en va de même pour l’accès aux espaces salicoles, dans les villages qui disposent d’aires de grattage dans les tannes herbeuses.

 

 

 

Les inégalités sont évidentes. Nous en avons illustré quelques-unes mais le même constat est à observer dans de nombreux autres domaines (Rey, 2007). L’appartenance lignagère influe très fortement sur les opportunités dont disposent les ménages et, par là même, sur leurs stratégies. Les instances coutumières assurent un contrôle protéiforme (Rey, 2009) de l’accès aux espaces de production et aux ressources naturelles dont elles savent tirer parti. En outre, le pouvoir coutumier est incontournable pour toute prise de décision qui concerne la communauté ou son territoire. Les opportunités sont donc différentes suivant l’appartenance lignagère d’un individu et conditionnent sa stratégie et ses choix en termes d’activités. Les inégalités économiques sont accentuées par ces inégalités d’opportunité.

 

 

 

1.3 Un système inique

The obvious inequalities illustrated by the tables are not limited to these examples and concern many other domains (Rey, 2007). Lineage membership has a strong influence not only on the opportunities households have at their disposal, but also on their strategies. The traditional authorities maintain a protean form of control (Rey, 2009) over access to production areas and natural resources. Moreover, traditional authority cannot be avoided as far as taking decisions on the community or the territory is concerned. Therefore, opportunities differ with an individual’s lineage membership, and influence his strategies and choices in terms of activities. Furthermore, economic inequalities are intensified by the inequalities in opportunities.

Selon les théories rawlsiennes de la justice, nous sommes en présence d’un système inique. Le système social décrit est très éloigné du principe d’inégalité énoncé par Rawls (1987). Ce principe admet des « inégalités justes », c’est à dire des inégalités dans les fonctions si celles-ci sont accessibles à tous et hiérarchisées selon le mérite de l’individu. Dans les sociétés littorales de Guinée, les fonctions sont essentiellement dépendantes de facteurs héréditaires et ne laissent pas la place à la valeur intrinsèque de l’individu : il faut être né fondateur pour faire partie de l’autorité.

 

Un autre principe rawlsien de la justice comme équité ne peut être observé : celui d’égale liberté qui détermine un droit égal pour tous. Les droits d’accès sont différents selon qu’on appartienne ou non au lignage fondateur.

1.3 An Iniquitous System

Ni le principe d’égale liberté, ni celui d’inégalité des théories rawlsiennes de la justice ne sont respectés. Les différences de droits entre les différents membres de la communauté, suivant leur appartenance lignagère, conditionnent le type d’accès mais surtout l’usage qui est fait des ressources. Il en résulte de fortes inégalités dans les opportunités de mise en valeur des ressources entre les individus. La société décrite apparaît comme fortement inéquitable aussi bien au niveau des droits que des opportunités qui en découlent et donc ne respecte pas les principes de la théorie de Rawls (2003). Le pouvoir est un outil qui semble servir uniquement à asseoir la domination des fondateurs sur leurs étrangers.

According to the Rawlsian theories of justice, this is an iniquitous system. The social system described is very remote from the inequality principle set out by Rawls (1987) which recognises “fair inequalities”, i.e. inequalities in an individual’s duties if these are accessible to all and are prioritised according to an individual’s worth. In the coastal societies of Guinea, duties depend essentially on hereditary factors and do not make way for an individual’s intrinsic worth. One must be born of the founding lineage to become part of the traditional authority.

 

Another Rawlsian principle of justice as fairness is lacking altogether: that of equal freedom as a determinant of equal rights for all. Access rights differ according to whether an individual belongs or not to the founding lineage.

2. Une considération de la durabilité des ressources

Neither the principle of equal freedom nor that of inequality in the Rawlsian theories of justice is observed. The difference in rights between the various members of the community, depending on their lineage membership, influences access type and resource usage in particular. This leads to strong inequalities in the resource exploitation opportunities between individuals. The society described appears to be strongly unequal as far as rights and resulting opportunities are concerned, and therefore does not observe the principles of Rawls’ theory (2003). Authority is a tool that seems to be useful only for establishing the founders’ domination over foreigners.

 

 

2.1 Un contrôle de l’utilisation des ressources naturelles induit par les croyances magico-religieuses

2. Considering Resource Sustainability

Les pouvoirs coutumiers assurent un contrôle étroit des ponctions et de l’exploitation des ressources naturelles du territoire villageois. Cependant, nombre d’interdits ne sont pas posés explicitement. Ils semblent évidents pour toute la communauté villageoise puisqu’ils sont inscrits dans les stratégies des ménages, des lignages, du village. C’est donc l’étude de toutes ces stratégies qui permet de mettre progressivement en lumière les différentes modalités de gestion des ressources. En effet, la notion de « gestion des ressources » est propre à nos sociétés occidentales et n’est pas forcément entendue de la même façon par les sociétés étudiées. Les modalités de gestion autochtone ne sont pas fondées sur un corps de principes rigoureusement liés mais font appel à l’idéologie et au sacré et, par conséquent, « à une part d’arbitraire, de prohibitions et de préoccupations non explicables rationnellement » (Aguessy, 1979, p. 185). Ainsi, les dires éclairés d’un fonctionnaire colonial, à propos du droit coutumier et des interdits, cités par Elias (Elias, 1961, p. 39), prennent tout leur sens : « l’Africain […] hésite […] à expliquer à l’homme blanc […] les véritables raisons ; on pourrait se moquer de lui, […] ne pas le croire ; c’est le genre de question que le blanc ne comprend pas, et il est tout aussi facile de lui donner une explication qu’il puisse comprendre ».

 

L’exemple le plus probant semble être celui des forêts sacrées et des forêts hantées. Ces sites sont frappés de nombreux interdits relatifs aux ponctions sur les ressources. Pour les forêts sacrées, il s’agit de bosquets délimités, résidences des génies du village ou de lignage, voire, plus rarement, des génies spécialisés[3]. En règle générale, seuls les aînés peuvent y pénétrer à l’exception des grandes cérémonies où d’autres membres de la communauté sont conviés (leur fréquence reste de l’ordre d’une fois par an). La chasse est proscrite puisque les armes y sont traditionnellement interdites. Les prélèvements y sont très limités et varient du tout interdit à une autorisation limitée au prélèvement du bois mort, des fruits sauvages et des régimes de palme. Ces prélèvements, lorsqu’ils sont autorisés, s’effectuent généralement à l’orée de la forêt sacrée. Les autorités coutumières veillent très scrupuleusement au respect des interdits, aidés par la crainte générale qu’inspirent ces espaces. A Dobali, par exemple, dans la forêt sacrée de Dofandé, la collecte de plantes médicinales doit avoir fait l’objet d’une demande auprès des aînés.

2.1 Controlling the Use of Natural Resources through Magico-Religious Beliefs

Le deuxième type de forêt connectée avec la surnature que nous avons évoqué, la forêt hantée, peut avoir plusieurs origines. Il peut s’agir de forêts qui abritent des génies errants ou libres[4] avec lesquels l’Homme n’a pas trouvé d’accord ou d’anciennes forêts sacrées, abandonnées sous la pression des chefs islamiques mais dans lesquelles les villageois n’osent pas entrer. Pour les forêts hantées, il n’existe pas d’interdits clairement définis par les autorités coutumières. C’est la crainte qui engendre l’absence d’occupation de ces espaces où ne s’aventurent que de très rares villageois. Le plus souvent, aucun prélèvement n’y est fait. Les seuls qui osent pénétrer ces espaces à la végétation dense sont les guérisseurs qui y récoltent leurs plantes médicinales. Cette cueillette se pratique sans autorisation préalable puisqu’aucun accord n’a été conclu entre les génies qui y résident et les villageois.

The traditional authorities maintain close control over how much natural resources are used and how they are exploited in the village. Yet, many prohibitions are not set out explicitly. They seem obvious to the entire community of villagers since they are part of the household, lineage and village strategies. A study of all these strategies makes it possible to progressively shed light on the various resource management methods used. Indeed, the notion of ‘resource management’ is peculiar to Western societies and is not automatically understood in the same way by the societies under study. Indigenous management methods are not based on a body of strictly linked principles, but call upon ideology and the sacred and, consequently, “upon a part of rationally unexplainable arbitrariness, prohibitions and concerns” (Aguessy, 1979, p. 185). In this light, the informed opinion of a colonial civil servant concerning traditional law and prohibitions, as referred to by Elias (1961, p. 39), makes a lot of sense: “Africans […] hesitate […] to explain to white men […] the real reasons; they could be laughed at, […] and not believed; it is the kind of issue that Whites don’t understand, and it is just as easy to give them an explanation they can understand”.

Il est pertinent de s’interroger sur ces espaces sacrés et hantés, reconnus comme une réserve de très nombreuses variétés végétales qu’on ne trouve plus ailleurs sur le territoire villageois. Cette conservation variétale due à l’absence de pratiques agraires s’avère précieuse dans une région où la pharmacopée traditionnelle est fortement sollicitée. Il serait illusoire de penser que les populations concernées n’ont pas conscience de cette préservation et que le système coutumier en place ne protège pas délibérément des zones spécifiques. Ces forêts sont nombreuses (autour de trois ou quatre par district) et se retrouvent dans tous les districts étudiés. De plus, le système a su s’adapter car, malgré une émergence très forte de l’islam depuis plus d’un demi-siècle, ces espaces ont gardé leur statut de lieux non exploitables grâce au syncrétisme des croyances.

The most convincing example is that of sacred and haunted forests. Many prohibitions relating to resource usage are imposed upon these sites. Concerning sacred forests, prohibitions involve delimited groves inhabited by village or lineage spirits or even specialised spirits[3], the latter being rarer. As a general rule, only the elders can enter these sites, except during major ceremonies when other members of the community are invited (i.e. once a year). Traditionally, since entering a sacred site with a weapon is forbidden, hunting there is banned. Taking resources from sacred sites is very limited and varies (from being completely forbidden to partly authorised) as far as gathering deadwood, picking wild fruits and palm bunches are concerned. When resource taking is authorised, it is usually carried out at the edge of the forest. The traditional authorities very scrupulously see to it that all prohibitions are observed, and are assisted in this task by the villagers’ general fear of such sites. In Dobali, for instance, in the sacred forest of Dofandé, gathering medicinal plants requires gatherers to obtain an authorisation from the elders.

 

Haunted forests as to them can have several origins. They can refer to forests hosting wandering or free spirits[4] with whom human beings have not found an agreement, or they can refer to ancient sacred forests that were abandoned under the pressure of Islamic chiefs, and into which the villagers do not dare enter. The traditional authorities have not defined clear prohibitions for haunted forests. The lack of human presence in such forests is usually enough to keep most villagers at bay, and often nothing is taken from them. The only people likely to enter haunted forests are the healers who go there to gather medicinal plants, an activity which is carried out without any prior authorisation since no agreement was concluded between the resident spirits and the villagers.

2.2 Un système flexible de gestion des ressources naturelles

On examining sacred and haunted sites further, we see that they are recognised as reserves of many vegetal varieties not found anywhere else on the village territory. The conservation of plant varieties thanks to the lack of agricultural practices turns out to be valuable in a region where traditional pharmacopoeia is in great demand. In this regard, it would be unrealistic to believe that the populations concerned are unaware of the conservation agenda of such a strategy, and that the current customary system does not deliberately protect specific areas. There are many such forests, around 3 or 4 per district (all the districts under study have them). Finally, Despite the strong emergence of Islam for over half a century, these areas kept their status of non-exploitable sites thanks to the syncretism of beliefs, which shows that the system was able to adapt.

D’un autre côté, un ensemble de modalités de gestion du territoire se fait jour et traduit un véritable souci de durabilité des ressources naturelles du territoire villageois. Les espaces de coteau exploités par l’ensemble de la communauté villageoise, où sont cultivés majoritairement l’arachide et le riz pluvial, sont choisis par les autorités coutumières en fonction des temps de jachère et en fonction des superficies disponibles afin d’assurer, autant que possible, le regroupement des parcelles cultivées. L’objectif est de faciliter non seulement la réalisation des tâches collectives et la surveillance des parcelles contre les prédateurs mais aussi le contrôle du feu et des pratiques. Les anciens exercent ainsi une vigilance sur le potentiel productif du territoire villageois grâce à une veille continue des couverts végétaux, clés de lecture de la fertilité des espaces de culture. Il serait naïf de croire que les choix des espaces occupés annuellement ne considèrent pas à la fois la satisfaction des besoins ponctuels de la communauté villageoise et les perspectives de disponibilité future. Leur sélection par les autorités coutumières s’effectue en fonction de critères humains et écologiques et personne ne peut la remettre en question.

 

En ce qui concerne la coupe, elle n’est pas autorisée dans certaines zones du territoire villageois. Les espaces laissés en jachère, les barrières naturelles de palétuviers destinées à protéger de l’inondation les espaces rizicoles, les zones tampons entre les tannes herbeuses et les terres exondées sont interdits à la coupe. Sur les espaces de la riziculture inondée, il existe tout un système de gestion de la coupe qui permet de faire face au contrôle des flux et reflux d’eau. Afin de diminuer les risques pour leurs familles, les détenteurs du droit éminent s’appuient sur deux éléments : le contrôle de la coupe des palétuviers et la position de leurs casiers. S’agissant de la coupe des palétuviers, toute la communauté bénéficie de cette gestion qui protège tous les espaces rizicoles.

2.2 A Flexible System of Natural Resource Management

Les interventions les plus significatives des autorités coutumières qui traduisent une véritable considération de la durabilité des ressources concernent l’évolution des droits de ponction en fonction de l’évolution des ressources naturelles du territoire villageois. Les pouvoirs locaux veillent à l’évolution des ressources et peuvent décréter des interdictions de ponction lorsqu’une ressource se fait rare. Traditionnellement, les espaces du territoire villageois qui ne sont pas clairement exploités par l’individu ou ne sont pas occupés par des génies sont ouverts à tous pour les prélèvements, qu’il s’agisse des produits de la chasse, de la cueillette ou de la pêche. Quel que soit le type de droit qui le lie à une parcelle, l’individu qui l’exploite, est le détenteur des arbres et de tout ce qui y pousse, le temps de validité de son contrat. A la fin de son contrat, s’il s’agit d’un droit d’usage à durée déterminée, et donc de l’exploitation de la parcelle, les arbres redeviendront la propriété de toute la communauté villageoise et tout le monde pourra prétendre à l’exploitation des ligneux et autres ressources. Nous précisons bien « la communauté villageoise » car les ponctions sur les ressources du territoire villageois par des non-résidents au village sont généralement assujetties à des demandes et des accords attribués par les anciens, en fonction de la disponibilité de la ressource en question. Cependant, les règles d’accès libre sur tout espace non exploité peuvent évoluer en fonction des disponibilités d’une ressource. L’accès libre peut ainsi connaître une éventuelle limitation, voire une disparition complète.

On the other hand, a set of methods to manage the territory emerges and reflects the fact that village authorities are concerned about the sustainability of the territory’s natural resources. Hillside lands where mostly groundnut and rain-fed rice are cultivated by the whole village community, are selected by the traditional authorities according to fallow periods and available surface areas, so as to ensure the grouping of cultivated plots as far as possible. The objective is to facilitate not only the accomplishment of collective tasks and the surveillance of cultivated lands against predators, but also the control of fires and practices. As such, the elders keep a very close watch on the production potential of the territory, by continuously monitoring the vegetation covers which help them read the fertility level of cultivation areas. It would be naïve to believe that the choice of lands cultivated on a yearly basis is not based on meeting specific community needs or on envisaging future availability. The selection of these lands by the traditional authorities is carried out on the basis of human and ecological criteria, and no one can question this selection.

La commercialisation importante du bois de mangrove et sa forte monétarisation, due à la présence d’importants pôles urbains dans la zone, ont provoqué une intensification de la coupe des palétuviers. Face à cette forte croissance du nombre de coupeurs et à la diminution des populations denses de palétuviers, les autorités coutumières de Kanof ont interdit leur coupe aux étrangers. Si, à l’origine, la coupe était libre dans ces espaces atteignables en pirogue, le droit coutumier a évolué pour suivre l’évolution des ponctions réalisées. Il a su s’adapter à un contexte de forte pression sur le milieu afin de diminuer l’impact des coupeurs sur les ressources villageoises.

As to vegetation cutting, it is not authorised in certain areas of the village territory, such as lands that have been left to lie fallow, natural barriers of mangroves intended to protect paddy fields from flooding as well as buffer areas between grass covers and emerged lands. A whole system of vegetation cutting management exists for flooded paddy fields, which enables villagers to deal with water flowing and ebbing. In order to minimise the risks to their families, the holders of the eminent right rely on two elements: the control of mangrove vegetation cutting and the position of their paddy fields. Concerning the former, the entire community actually benefits from the way cutting is managed, resulting in the protection of all paddy fields.

Il apparaît clairement que le pouvoir coutumier réagit dès qu’une ressource se fait rare. Toujours sous l’impulsion d’une forte demande exogène, le charbonnage s’est largement développé aux alentours de Boffa. La présence du grand axe routier qui relie Boffa à Conakry, a encouragé cette pratique. De nombreux routiers récupèrent le charbon dans des sacs, sur le bord de la route, pour le revendre sur les marchés des grandes villes. Devant l’ampleur de l’exploitation des espaces boisés et les nombreuses intrusions d’habitants de secteurs voisins pour pratiquer le charbonnage sur leurs terres, les fondateurs de Toukéré, un secteur du district Dominiya, ont décrété l’interdiction de la coupe du bois et de la pratique du charbonnage sur leur territoire villageois. Il y a eu une évolution des droits d’usage qui avaient été accordés car ces derniers n’impliquaient aucune restriction au sujet de la coupe. Si les fondateurs jouissent d’un droit éminent, aucunement remis en question dans le cas qui nous intéresse, il leur est cependant très difficile de revenir sur des contrats établis et générateurs de droits d’usage consolidés. Ce qui prévaut, il faut bien comprendre, c’est la préservation des ressources du territoire villageois. Les nouvelles donnes priment sur les codes traditionnels du droit coutumier et cette évolution permet de comprendre l’importance que revêt la gestion des ressources aux yeux des pouvoirs coutumiers.

The most important interventions of the traditional authorities which reflect their consideration for resource sustainability, concern the evolution of the exploitation right in relation to the amount of natural resources found on the village territory. The local authorities monitor resources and can order bans when these become rare. Traditionally, areas of the village territory not clearly exploited by anyone or not occupied by spirits, are open to all as far as exploiting resources is concerned, whether these result from hunting, fishing or gathering. Irrespective of the type of right an individual has over a piece of land, the individual who exploits that land has a right over the trees and anything that grows on it for as long as his contract is valid. At the end of it, in the case of a fixed-term exploitation right, ownership of the trees on that piece of land will go back to the village community and all the villagers will be able to use the trees and all other resources. This applies to the village community in particular and not to non-residents who generally need to apply and obtain authorisations from the elders, depending on the availability of the resources being sought. However, the rules concerning free access to any non-exploited area can change, depending on the availability of a specific resource. As such, free access can become limited and even disappear altogether.

Ces interdictions de ponction peuvent concerner d’autres ressources que les espaces boisés comme les régimes de palme en cas de raréfaction de la disponibilité de ce type de ressource. Les exemples sont nombreux (Rey, 2009). La durabilité des ressources est au cœur des préoccupations des autorités coutumières. En effet, la reproductibilité du système d’exploitation en place dépend trop étroitement de l’évolution des ressources pour que les communautés villageoises n’aient pas le souci de leur préservation et de leur pérennité. L’existence d’un pouvoir fort permet d’assurer une gestion cohérente des ressources sur l’ensemble du territoire villageois. Cette gestion « durable » est renforcée par la limitation de la pression sur les ressources induite par les inégalités d’accès et les stratégies pluriactives qui exploitent les différentes facettes agro-écologiques du territoire villageois.

The important marketing of mangrove wood and its high monetarisation, due to the presence of important urban centres in the area, provoked the intensification of mangrove cutting. With an increase in the number of cutters and a decrease in the dense populations of mangroves, the traditional authorities of Kanof prohibited foreigners from cutting mangroves. While initially anyone could cut them, after following the progress of the way these resources were being exploited, customary law adapted to the situation to mitigate the impact of cutting on the village resources. It is clear that the traditional authorities react as soon as a resource becomes rare.

 

Furthermore, spurred on by a strong exogenous demand for coal, coal mining increased around Boffa and was further encouraged by the existence of a major road linking Boffa to Conakry. Indeed, many truck drivers pick up coal on the side of the road, bag it and sell it at the market in large towns. Considering the scale of the exploitation of forested areas and the many intrusions of inhabitants from neighbouring sectors practicing coal mining on their lands, the founders of Toukéré, a sector in the district of Dominiya, ordered a ban on wood cutting and coal mining activities on the territory of their village. In this case, exploitation rights have undergone a change in that there has never been a restriction on wood cutting before. While the founders enjoy eminent rights (which remain unquestioned), they could however find it difficult to go back on agreements which have already been established and which generate consolidated exploitation rights. What prevails, in the end, is the protection of the resources found on the village territory. The new situation prevails over the traditional codes of customary law, a development that shows how important resource management is in the eyes of the traditional authorities.

3. Une iniquité vectrice de durabilité des ressources

Exploitation bans can also concern other resources in case of increase scarcity. Many examples have been supplied in this regard (Rey, 2009). Resource sustainability is central to the preoccupations of the traditional authorities. Indeed, the reproducibility of the current exploitation system depends too closely on the evolution of the resources for the villagers not to be concerned with their protection and sustainability. The existence of a strong authority ensures the coherent management of resources on the entire village territory. This form of ‘sustainable’ management is reinforced by the limitation of the pressure imposed upon resources, and resulting from access inequalities and pluriactive strategies exploiting the various agro-ecological facets of the village territory.

 

 

3.1 Un modèle local de justice ?

3. Sustainability-Generating Iniquity

Il est important de préciser ici que s’il existe un pouvoir traditionnel local, il ne faut en aucun cas le percevoir comme un retour à des cultures anciennes idéalisées. Nous l’avons évoqué, la prégnance des autorités coutumières n’a jamais faibli au cours du siècle dernier. On comprend ainsi la faible pénétration des valeurs véhiculées par la colonisation, dans les zones rurales guinéennes. Si elles ont profondément marqué les institutions, nous ne sommes pas en présence, au niveau local, du phénomène de retour à des racines culturelles oubliées décrit par Bret (2009).

 

Cette autorité coutumière exerce un contrôle sur tout le territoire villageois. Cependant, les limites d’accès aux ressources et les réglementations locales ne peuvent pas être véritablement comprises si on néglige les moyens mis en œuvre par ceux qui les contrôlent pour en tirer avantage. Toutes les modalités d’interdit, de contrôle et de limitation sont placées sous la vigilance des autorités coutumières. Le droit coutumier ne se dissocie pas des mœurs, de la morale, des croyances ou de la religion. « Les règles religieuses ou métaphysiques et les règles juridiques se mêlent avec une prédominance très nette des principes normatifs, auxquels se soumettent volontiers tous les membres de la communauté, et dont la conservation est confiée à la sagesses des anciens, des « personnages » » (M’Baye, 1979, p. 159).

3.1 A Local Justice Model?

Les inégalités sont importantes. Cependant, le pouvoir ne s’exprime pas uniquement pour l’intérêt personnel ou celui du lignage. Selon Balandier (1967), le pouvoir requiert le consentement et une certaine réciprocité, c’est-à-dire une contrepartie qui peut se manifester par des obligations et des responsabilités qui le légitiment. L’existence d’un pouvoir fort est une garantie de la cohésion du territoire villageois et se justifie par une capacité d’adaptation à l’évolution des ressources naturelles du territoire villageois et du contexte socio-économique de la région afin d’accompagner la communauté villageoise dans son évolution et son développement. Il ne faut pas percevoir le pouvoir coutumier comme inflexible et archaïque : les règles ne sont pas figées et les autorités coutumières savent les adapter aux évolutions non seulement de l’environnement agro-écologique, mais aussi du tissu économique et social.

At this stage, it is important to specify that the existence of a local traditional authority does not mean a return to former idealised cultures. As mentioned previously, the presence of traditional authorities did not wane in the last century, the reason why the values conveyed by colonisation did not break through in rural Guinea. While these values have a strong influence on local institutions, this is not a case of returning to forgotten cultural roots, as described by Bret (2009).

Contrairement à ce que le terme « tradition » pourrait sous entendre, le droit coutumier sait s’adapter en permanence aux évolutions endogènes et exogènes. En cela, la norme n’est pas une entité inflexible mais au contraire très souple afin de permettre la survie de la communauté. Elle est l’objet d’une évolution empirique et présente donc une rationalité certaine, notamment dans les liens société/nature ou société/espace. Considérer la tradition comme arbitraire (Bret, 2009) ne nous semble pas correspondre aux réalités locales des sociétés littorales de Guinée. Les exemples d’adaptation des pratiques empiriques de gestion rationnelle de l’espace, de la production et de l’environnement, souvent codées dans un système de croyances  magico-religieuses, sont légion et leur efficacité indéniable (Rossi, 1998). Si, grâce à nos connaissances, nous pouvons en fournir les fondements scientifiques qu’ils ignorent, cela ne signifie pas que l’action des paysans et leurs pratiques ne soient pas délibérées et rationnelles.

The traditional authorities exert power over the entire village. Yet, one cannot truly understand resource access limits and local regulations if one fails to examine the means implemented by those who control them to their advantage. All banning, controlling and limiting methods are closely watched by the traditional authorities. Customary law is not dissociated from customs, morals, beliefs or religion. “Religious or metaphysical rules mix with legal rules with a clear predominance for the prescriptive principles to which all the members of the community gladly submit, and the conservation of which is entrusted to the wisdom of the elders, the “dignitaries”” (M’Baye, 1979, p. 159).

Cette gestion du territoire soucieuse de la durabilité de la communauté mais aussi des ressources naturelles est permise par l’existence d’un pouvoir fort et par son emprise sur tout le territoire villageois qui lui permet d’avoir une vision globale de ce territoire comme une entité cohérente. Di Méo (1991), en s’appuyant sur la France du Moyen Age, précise que l’intervention d’un pouvoir fort est déterminante pour assurer l’organisation et la régulation territoriale. Si les rôles de la nécessité économique et des contraintes géographiques sont mis en avant dans la genèse des territoires locaux, la part des facteurs d’ordre politique reste importante. Di Méo les décrit comme des éléments requis quasi simultanément à l’instance économique pour assurer l’impulsion des fondations territoriales.

Inequalities are important. However, power is not expressed solely for one’s personal interests or that of one’s lineage. According to Balandier (1967), it requires consent and reciprocity, i.e. a counterpart that can be manifested with legitimising obligations and responsibilities. The existence of a strong authority guarantees the cohesion of the village territory, and is justified by a capacity to adapt to the evolution of natural resources and that of the socio-economic context of the region, in order to facilitate the evolution and development of the village community. Traditional authority should not be perceived as being inflexible and archaic: the rules are not set in stone and the traditional authorities know how to adapt to the evolutions of agro-ecological as well as economic and social environments.

Le territoire existe à travers les modes d’appropriation et de reconnaissance d’un pouvoir, certes légitimé par son assise territoriale, mais aussi élément constitutif de ce territoire. « Le pouvoir tisse la substance du territoire, il contribue à le fonder et à le façonner » (Di Méo, 1998). Ce sont les « décisions qui engendrent les flux de produits, d’argent, d’hommes, d’énergie entre les lieux structurés par les réseaux maillant le territoire » (Le Berre, 1992, p. 632). Les configurations territoriales sont issues du rapport qu’entretiennent les sociétés avec l’espace. Le territoire « n’est pas un donné, mais un construit résultant de la projection au sol d’une idéologie qui forge les pratiques sociales, économiques, juridiques et politiques » (François, 2004, p. 77). L’organisation des pouvoirs donne du sens au territoire qui existe grâce à cette reconnaissance. C’est la projection des logiques du pouvoir sur l’espace qui donne corps à la territorialité, qui la définit. Les relations qu’entretiennent les acteurs qui y évoluent constituent une multitude de rapports de force, autant d’éléments constitutifs du territoire.

Contrary to what the term “tradition” could infer, customary law knows how to continually adapt to endogenous and exogenous evolutions. In this light, convention is a very flexible entity that contributes to the survival of the community. It is subjected to an empirical evolution and therefore presents a sure rationality, particularly in the society/nature or society/space relations. It seems to us that viewing tradition as arbitrary (Bret, 2009) does not match the local realities of the coastal societies of Guinea. There are many examples of adaptation of empirical practices concerning the rational management of space, production and environment. The efficiency of these practices which are often encoded into a magico-religious belief system cannot be denied (Rossi, 1998). Even if we cannot define the actions and practices of the villagers scientifically, it does not mean that these are not carried out deliberately and rationally.

L’existence d’un pouvoir fort est alors un élément déterminant de la cohérence de la gestion du territoire au profit de la communauté dans son ensemble. Toutefois, si, d’un côté, la subsistance de la communauté dans son ensemble est prise en compte par les autorités coutumières, d’un autre côté, l’individu n’est pas pour autant mésestimé. L’idée d’un individu sacrifié au profit de la communauté dans les sociétés africaines a été largement contestée (Bastide, 1993), tout comme l’idée fort répandue d’une Afrique « naturellement communautaire » (Olivier de Sardan, 2001). Catégoriser les sociétés littorales de Guinée dans un modèle platonicien (qui prône la mise de côté de l’individu au profit du bien commun) ou aristotélicien (qui considère la communauté comme une addition d’individus autonomes) ne permet pas de traduire la complexité des réalités locales. L’individu n’est pas exclu puisque tous les ménages disposent d’un droit d’usage imprescriptible des ressources naturelles et des espaces d’exploitations du territoire villageois. L’accès est inégalitaire mais aucun ménage n’est laissé pour compte : en Guinée Maritime, il n’y a pas de paysans sans terre.

A form of territory management concerned with community and natural resource sustainability can be achieved through a strong authority and its hold over the territory of an entire village – a hold that enables that authority to view the village as a coherent entity. Using the example of Middle Age France, Di Méo (1991) explains that the intervention of a strong authority is determinant in organising and regulating a territory. While economic necessity and geographical constraints contribute greatly to the creation of a local territory, so do political factors which Di Méo describes as elements required almost concurrently with the economic instance, to ensure territorial creation.

L’iniquité établie est donc acceptée par tous, tant que chacun y trouve un avantage. Pour Bourdieu (2001), il est essentiel de comprendre, pour saisir la nature du pouvoir, qu’il induit une « complicité active » de la part de ceux qui y sont soumis. La légitimité d’un pouvoir repose sur son acceptation par ceux qui le subissent et la reconnaissance de ceux qui l’occupent. Augé (1977) précise que l’ordre politique dépend d’un choix initial, c’est-à-dire d’un consensus ou contrat social, qu’on ne peut situer dans le temps « mais qu’on ne peut ignorer sans méconnaître du même coup la cohérence d’un ensemble idéologique qui n’est pas insignifiante » (Augé, 1977, p. 398). De même, Duval (1986) propose deux voies pour l’imposition du pouvoir : la force ou le consensus. C’est cette deuxième option qui nous semble animer la légitimité des autorités coutumières et l’intérêt porté à tous les ménages et non la coercition, notamment par la crainte de la rupture de l’ordre établi, qui serait également synonyme de la chute de la société.

A territory exists through the modes of appropriation and recognition of an authority which is certainly legitimised by its territorial base, but which is also a constituent element of that territory. “Power forges the substance of a territory; it contributes to its foundation and shape” (Di Méo, 1998). It is the “decisions that engender the flow of products, money, men and energy between places structured by the networks created in the territory” (Le Berre, 1992, p. 632). Territorial configurations stem from society-space relations. The territory “is not a given, but a construction resulting from the projection on the ground of an ideology forging social, economic, legal and political practices” (François, 2004, p. 77). Structured authorities give meaning to a territory that exists thanks to that recognition. The projection of the authority’s logics over space is what shapes and defines territoriality. The relationships between actors who evolve in this territory, constitute a multitude of power struggles – also components of that territory.

Il existe donc un consensus : les inégalités sont acceptables car tous les individus de la communauté sont pris en compte. La durabilité du système dépend étroitement du maintien d’une autorité forte : on est donc en présence d’un modèle qui ne répond pas aux critères de la justice comme équité mais semble présenter une certaine durabilité.

The existence of a strong authority is then a determining element of territory management coherence, to the advantage of the community as a whole. However, while the subsistence of the community as a whole is taken into account by the traditional authorities, this does not mean that individuals are held in low esteem. The idea of individuals being sacrificed to the benefit of the community in African communities has been widely contested (Bastide, 1993), as has been the highly spread idea that Africa is “naturally community-based” (Olivier de Sardan, 2001). Categorising the coastal societies of Guinea into a Platonic model (which advocates putting individuals aside to the benefit of the common good) or an Aristotelian model (which perceives a community as a collection of autonomous individuals), cannot translate the complexity of local realities. Individuals are not excluded since all households have at their disposal an inalienable right to use natural resources and exploitation areas in the village territory. Although access is unequal, no one is left out: in Coastal Guinea, all farmers have access to land.

 

As it is, iniquity is accepted by everyone, as long as it is worth their while. For Bourdieu (2001), in order to understand the nature of an authority, it is crucial to understand that it leads to “active complicity” on the part of those who are subjected to it. The legitimacy of an authority relies on its being accepted by those who are subjected to it, and on its being recognised by those who hold it. Augé (1977) explains that political order depends on an initial choice, i.e. a social consensus or contract, that cannot be located in time “and that cannot be ignored without at the same time ignoring the coherence of an ideological whole which is not insignificant” (Augé, 1977, p. 398). According to Duval (1986), imposing one’s authority can be carried out through force or consensus. In this light, it seems to us that the legitimacy of the traditional authorities and their regard for all households are underlain by consensus, not coercion, a consensus based also on the fear of seeing the established order fail, since it would also mean the fall of the society concerned.

3.2 Les apports de la grille de lecture rawlsienne

And so there is consensus: inequalities are acceptable because all community individuals are taken into account. The sustainability of the system depends closely on maintaining a strong authority: we are in the presence of a model that does not meet justice-as-fairness criteria, but that seem to indicate sustainability.

Les questions posées par Bret dans son introduction nous invitent à réfléchir sur les théories rawlsiennes comme un référentiel qui permettrait d’analyser et de comprendre « la diversité du réel». Il nous semble en effet que les travaux de Rawls nous amènent à nous interroger sur des aspects déterminants de la conception de la justice et aident à cerner les fondements de cette conception.

 

Quelques grands principes rawlsiens méritent qu’on s’y attarde car l’objet de cet article n’est pas de développer, ni de donner un aperçu, des conceptions rawlsiennes de la justice mais bien « de s’interroger sur la capacité de sa théorie à parler sur les situations diverses du monde réel » (Bret, 2009, p. 6). Le principe d’égale liberté détermine un droit égal pour tous. Le principe d’inégalité admet des « inégalités justes » : les inégalités sociales et économiques sont tolérables si elles sont liées à des fonctions et des positions accessibles à tous, dans des conditions d’égalité des chances, et si elles représentent le plus grand profit des plus désavantagés de la société. Ainsi, les inégalités sont acceptables (« principe de différence ») si elles répondent à deux principes : celui d’ « égalité des chances » et celui du « principe du maximin ». Rawls (1987) a hiérarchisé ces principes. Le premier énoncé (le « principe d’égale liberté ») l’emporte sur le second (le « principe d’égalité des chances ») lequel prévaut sur le troisième (le « principe du maximin »). Nous l’avons dit, en Guinée Maritime, la reconnaissance d’inégalités marquées au quotidien est basée sur une hiérarchie sociale qui ne fait pas référence à la qualité intrinsèque de l’individu mais à son appartenance lignagère, à son « hérédité ». Il n’y a donc pas égalité des chances dans l’accès aux fonctions des dominants. Nous avons vu aussi que le principe d’égale liberté n’est pas respecté sur le littoral guinéen car les droits d’accès épousent la hiérarchie sociale.

3.2 Inputs of Rawlsian Reading Matrix

De même, s’il existe des inégalités légitimées par un accès durable pour tous aux ressources naturelles, nous ne pouvons pas parler pour autant d’un modèle qui réponde au principe du maximin. Les inégalités servent en premier les intérêts des pouvoirs et c’est pour maintenir cet état qu’ils doivent aussi remplir leurs devoirs, à savoir assurer, dans le long terme, l’accès aux ressources pour toute la communauté afin de garantir la reproductibilité du système. Les pouvoirs doivent trouver un juste équilibre entre assurer la survie du groupe, et donc avoir une considération de la durabilité, et maintenir leur autorité et les avantages attenants. Si nous avons essentiellement développé la considération de la durabilité des ressources naturelles, la considération de la durabilité sociale – à travers les modalités de gestion des conflit (Rey, 2010b), l’adaptation des droits aux opportunités de marché (Rey, 2010c), la garantie d’accès aux ressources pour tous (Rey, 2010d) – est également présente dans les stratégies des pouvoirs.

The questions asked by Bret in his introduction, invites us to think about Rawlsian theories as a referential to analyse and understand “the diversity of reality”. Indeed, it seems to us that the works of Rawls bring us to wonder about the determining aspects of the conception of justice, and help define the foundations of that conception.

Les théories rawlsiennes nous permettent ainsi, par un principe comparatif, de mettre en avant les particularités de la société qui nous concerne. Il représente un référentiel qui permet de comparer des systèmes entre eux et en cela est un outil indispensable pour discuter des conceptions de la justice.

Since the purpose of this article is not to develop or give a general idea of the Rawlsian conceptions of justice, but to “examine the capacity of his theory to speak about the various situations found in the real world” (Bret, 2009, p.6), some of the major Rawlsian principles deserve more attention. The principle of equal liberty determines equal rights for all. The principle of inequality recognises “fair inequalities”: social and economic inequalities are tolerable if they are linked to functions and positions that are accessible by all, under equal conditions as far as chances are concerned, and if they are to the greatest advantage of society’s greatest disadvantaged. Thus, inequalities are acceptable (“difference principle” if they meet two principles: that concerning the “equality of chances” and that concerning the “maximin principle”. Rawls (1987) prioritised these principles. The first or “principle of equal liberty” wins over the second or “principle of equality of chances” which prevails over the third or “maximin principle”. As mentioned previously, in Coastal Guinea, recognising inequalities in everyday life is based on a form of social hierarchy that does not refer in any way to the intrinsic skills of individuals, but to their lineage membership, i.e. their history. Therefore, there is no equality of chances in accessing top village functions. We also saw that the principle of equal liberty is not observed in that country, since access rights follow social hierarchy.

 

By the same token, while some inequalities are legitimised by sustainable access to natural resources for all, can we speak of a model that meets the maximin principle? Inequalities first serve the interests of the authorities, and it is to maintain this situation that they must also fulfil their duties, i.e. ensure in the long term that the entire community will have access to the natural resources of the village, with a view to guaranteeing the reproducibility of the system. The authorities must find the right balance between ensuring the survival of the group (and therefore consider sustainability) and maintaining their authority and the advantages pertaining to it. While we showed that the authorities take natural resource sustainability seriously, the consideration of social sustainability – through conflict management methods (Rey, 2010b), adapting individuals’ rights to market opportunities (Rey, 2010c) and guaranteeing access for all to natural resources (Rey, 2010d), is also found in the strategies implemented by these authorities.

3.3 Les risques de la mise en place du modèle rawlsien

Thus, thanks to Rawlsian theories, through a comparative principle, we can put forward the particularities of the society under study. This principle represents a referential for comparing systems and, as such, represents an indispensable tool to discuss the conceptions of justice.

Quant à la question de l’universalité des valeurs véhiculées par la théorie de la justice comme équité, elle nous semble poser problème. En effet, au delà de « l’apparente incompatibilité » relevée par Bret (2009) dans sa première partie et sans entrer dans les critiques sur l’universalité des théories rawlsienne de Boudon (2009), il convient d’évoquer les risques de l’imposition exogène des principes d’équité. La dépossession des communautés indigènes, la déstabilisation des pouvoirs locaux et le déséquilibre des modalités de gestion endogène des ressources, au delà des conflits générés, peuvent provoquer des destructurations importantes des pratiques et donc de l’environnement, comme le démontre Guha (1991) pour les forêts himalayennes.

 

Le système que nous venons de décrire prend en considération tous les individus de la communauté puisqu’il n’existe pas de laissés-pour-compte. Si l’on reprend les tableaux présentés plus haut, 88 % des ménages, tous lignages confondus, ont cultivé au moins une parcelle de coteau. Les 12 % restants ont soit pratiqué la riziculture inondée, soit pas pu cultiver pour des raisons autres qu’une carence d’espace comme le manque d’actifs ou de semences. C’est en fait près de 98 % des ménages qui ont pu pratiquer des cultures annuelles. Tous les ménages peuvent donc prétendre à l’exploitation des espaces dédiés aux cultures annuelles.

3.3 Risks Related to the Implementation of the Rawlsian Model

Remettre en question les conceptions locales de la justice ne peut que dénaturer le système en place et créer un déséquilibre qui, au final, augmenterait les inégalités. Les responsabilités des autorités coutumières, qui consistent essentiellement à veiller à ce que tous les ménages du village aient la capacité d’assurer leur survie, deviendraient alors caduques et les dominants n’auraient plus qu’à se préoccuper de leurs propres intérêts. Les politiques publiques qui prônent l’individualisation du foncier avec l’objectif affiché de permettre un accès égal pour tous pénètrent très faiblement les zones rurales de Guinée, mais lorsqu’elles sont appliquées, essentiellement dans les zones périurbaines, les conséquences sont sans équivoque : les pouvoirs coutumiers vendent les terres à leur seul profit et de nombreux paysans se retrouvent sans terre et sans bénéfice sur la vente. Le cas des alentours de Boffa (Rey, 2010d) en est une bonne illustration. La hausse des prix du foncier a impulsé une vente effrénée des terres avec titres de propriété qui a plongé de nombreux ménages dans une précarité importante. Les autorités coutumières ont perdu leur emprise sur le territoire villageois et il n’y avait plus suffisamment de terres pour qu’elles remplissent leur rôle de pourvoyeur de terre pour l’ensemble de la communauté. De plus, seuls les aînés ont bénéficié de ces ventes. Les valeurs véhiculées par les politiques étatiques qui cherchent à asseoir une égalité d’accès aux espaces de production ne servent finalement que les intérêts des dominants et laissent dans une précarité importante les dominés. Le paradoxe est de taille : imposer les valeurs rawlsiennes dans le contexte qui nous concerne, à savoir un même droit pour tous, semble avoir un effet opposé à celui escompté.

It seems to us that the issue of the universality of the values conveyed by the theory of justice as fairness is problematic. Indeed, beyond the “apparent incompatibility” noted by Bret (2009) in the first part of his publication, and without examining Bourdon’s (2009) criticism of the universality of Rawlsian theories, we should point out the risks of imposing the fairness principles. The dispossession of indigenous communities, the destabilisation of local authorities and the unbalance of endogenous resource management methods, beyond the conflicts generated, can provoke important breakdowns in practices and therefore in the environment, as demonstrated by Guha (1991) concerning Himalayan Forests.

 

The system we have just described takes all community individuals into consideration, since no one is left out. On re-examining the above tables, we notice that 88% of households, across all lineages, have cultivated at least one hillside plot. The remaining 12% either cultivated flooded paddy fields or did not cultivate at all due to lack of working hands or seeds. In fact, close to 98% of households were able to practice annual cultivations. All households can therefore claim to have exploited areas dedicated to annual cultivations.

Conclusion

Questioning the local conceptions of justice could only alter the current system and create an imbalance which, in the end, would increase inequalities. The responsibilities of the traditional authorities, which consist mainly in ensuring that village households are able to ensure their survival, would then become null and void and all the dominant group would have to do is look after its own interests. Public policies advocating the individualisation of real estate with the aim of allowing equal access for all, has already been spreading slowly in the rural areas of Guinea. But, when they are implemented, mainly in peri-urban areas, the consequences are unequivocal: the traditional authorities sell the land for their own benefit, leaving many farmers who did not share in the profits landless. The case of the Boffa area (Rey, 2010d) is a good case in point in this regard. The rise in real estate prices led to the reckless sale of lands, plunging many households into serious precariousness. The traditional authorities lost their hold on the village territory, and there weren’t enough lands for them to fulfil their role of land supplier for the whole community. Furthermore, only the elders benefited from the sales. The values conveyed by State policies seeking to establish equality in accessing production space, in the end only served the interests of the dominant group, and left the dominated group in serious precariousness. Ironically, imposing Rawlsian values in the Guinean context, i.e. the same right for all, seems to have had the opposite effect to that expected.

La considération de la durabilité des ressources est une composante essentielle des processus décisionnels des sociétés littorales de Guinée. Elle est clairement assumée par les autorités coutumières. Si les rapports de force en place créent d’importantes inégalités, personne n’est pour autant exclu de l’accès aux ressources naturelles et aux espaces de production du territoire villageois. Les inégalités semblent alors compensées par l’existence d’une gestion cohérente de tout le territoire villageois rendue possible par l’existence d’un pouvoir fort.

 

A la considération de la pérennité des ressources, s’ajoute un souci de développement socio-économique de la communauté villageoise (Rey, 2010). L’adaptabilité des règles d’accès aux espaces d’exploitation en fonction d’évolutions exogènes, mais aussi de changements internes à la société, en est un gage. Les autorités coutumières veillent ainsi à ce que la communauté villageoise soit en mesure d’assurer sa survie et de répondre aux opportunités économiques du moment.

Conclusion

L’utilisation des théories rawlsiennes comme grille de lecture nous apporte de nombreux éclaircissements sur les conceptions locales de la justice et sur le fonctionnement de la société étudiée. Elle permet aussi d’avoir une lecture politique de la durabilité. Cependant, nous ne pensons pas que la non-conformité aux théories rawlsiennes nous autorise à condamner en bloc les conceptions locales de la justice. En effet, dans le contexte qui nous concerne, les tentatives d’importation de modèles basés sur l’équité peuvent paradoxalement créer plus d’inégalités.

Considering the sustainability of resources is an essential element of the decisional process of Coastal Guinean societies, and is clearly taken on by the traditional authorities. While the current balance of power creates important inequalities, no one is excluded from accessing natural resources and production areas of the village territory. Inequalities then seem to be compensated by the coherent management of the entire village territory, made possible by the existence of a strong authority.

Réduire les théories rawlsiennes de la justice à une grille de lecture peut paraître étroit. Il n’en est rien. Le niveau d’abstraction proposé par Rawls (1987) constitue au contraire sa force pour analyser la « diversité du réel ». Cependant, c’est ce même niveau d’abstraction qui ne peut nous permettre de rejeter en bloc des systèmes qui ne respectent pas les principes de la théorie sans risquer de les déstructurer et créer, paradoxalement, plus d’iniquité et de précarité.

In addition to resource sustainability consideration, there is also a concern for the socio-economic development of the village community (Rey, 2010). The adaptability of the rules to access exploitation areas according to exogenous evolutions as well as changes internal to society, reflects such a development. The traditional authorities see to it that the village community can ensure its own survival and meet economic opportunities as they come.

 

The use of Rawlsian theories as reading matrix sheds much light on the local conceptions of justice, on the way the society under study functions, and on what a sustainability policy consists of. However, we do not think that non-conformity to Rawlsian theories should make us unanimous in our condemnation of the local conceptions of justice. Indeed, in the context that concerns us, attempts at importing models based on equity can paradoxically create even more inequity.

[1] Cet article est basé sur des travaux de recherche réalisés dans le cadre de l’Observatoire de la Guinée Maritime (CNRS/IRD/Muséum d’histoire naturelle de Paris) entre 2003 et 2007. Ce programme de recherche-action a été financé par l'Agence française de développement, la Banque mondiale et le Fonds pour l’environnement mondial et exécuté pour le compte du ministère guinéen du Plan. Au total une cinquantaine de villages a composé le terrain de cette étude, dispersés dans cinq sous-préfectures, elles-mêmes situées dans les préfectures de Boffa et Boké. Il s’agit des zones côtières du Nord de la République de Guinée, espaces essentiellement de mangrove. Le choix des villages était raisonné, basé sur une série de facteurs sociaux et géographiques.

 

[NOTES]

[1] This article is based on research conducted within the framework of the Observatory of Coastal Guinea (CNRS/IRD/Muséum d’histoire naturelle de Paris) between 2003 and 2007. This research-action programme was financed by the Agence française de développement, the World Bank and the World Environment Fund, and was executed for the Guinean Department of Planning. In total, the programme studied around fifty villages spread out in five sub-prefectures, all five situated in the Prefectures of Boffa and Boké, i.e. in the coastal areas of the North of the Republic of Guinea, which consist mainly of mangroves. Selecting the villages was based on a series of social and geographical factors.

[2] La circulaire ministérielle (Ministère des Colonies) du 9 octobre 1929 invitait les populations autochtones à choisir des chefs en respectant les « coutumes » (Suret-Canale, 1964).

[2] The ministerial decree (Department of Colonies) of 9 October 1929 invited indigenous populations to choose chiefs while respecting “customs” (Suret-Canale 1964).

[3] Les génies sont des entités bonnes ou mauvaises cohabitant avec les humains et avec lesquels il faut tenter d’établir des relations basées sur l’entente. Il existe différents types de génie. Pour celui ou ceux du village, il s’agit du génie trouvé sur place par le lignage fondateur et choisi par celui-ci pour son efficacité. Seul l’aîné du lignage fondateur peut entrer en communication avec lui. Pour celui du lignage, il a été choisi dès l’origine par le lignage pour son efficacité. Il s’est déplacé avec le lignage à chacune de ses migrations lorsque celles-ci concernaient tout le lignage et veille sur tous les membres du lignage où qu’ils soient. C’est donc le chef de lignage, au sens étendu du terme, qui est en lien avec ce génie (sauf exception). Les génies spécialisés ont été trouvés sur place et sont invoqués pour les cultures (par exemple contre les prédateurs), la pêche, l’avenir… Chaque génie a son rôle (celui des oiseaux, celui des champs (ou des deux ; c’est-à-dire un génie pour tout ce qui concerne la culture), celui de la pêche…). Chaque lignage, au sein d’un même village, a ses propres génies « spécialisés ». Ils ne peuvent être communs à plusieurs lignages. Ce sont donc, le plus souvent, les chefs de lignages qui entrent en communication avec eux mais il se peut, pour les groupes de travail féminins, que l’aîné du groupe s’en charge.

[3] Spirits are good or bad entities cohabiting with humans and with whom the latter must try to establish relationships based on harmony. There are different types of spirits. There is the village spirit, as found on site by the founding lineage, who is a spirit the lineage chose for its efficiency. Only the eldest of the founding lineage can communicate with that spirit. There is the lineage spirit who was chosen by the lineage for its efficiency and who follows the lineage during every migration. This spirit protects all the members of the lineage, wherever they are. The chief of that lineage communicates with that spirit (unless specified otherwise). Specialised spirits were found on site and are conjured up for various purposes such as cultivation (e.g. to protect villagers against field predators), fishing, the future etc. Each spirit has his/her own role to play (e.g. the bird spirit, the field spirit etc.). Within a village, each lineage has its own specialised spirits that cannot be shared by different lineages. Communication between spirits and their lineage is performed by the lineage chiefs, unless communicates involves women’s groups, in which case communication takes place through the eldest woman.

[4] Les génies errants ou libres n’ont pas de contrat avec un lignage. C’est parmi eux que l’on rencontre les génies malfaisants invoqués par les féticheurs et les sorciers. Il en existe également des bons. Ils se distinguent par leur liberté car leurs exigences ne peuvent être acceptées par les hommes (la démesure des demandes de ces génies semble volontairement exagérée afin qu’ils gardent leur liberté) ou tout simplement parce qu’ils n’ont pas été choisis par des lignages possédant déjà les génies qui peuvent les satisfaire (en réduisant le nombre de génies, on diminue également les offrandes). Ils sont donc simplement invoqués ponctuellement par des individus pour des besoins précis.

[4] Wandering or free spirits do not have agreements with lineages. These are the types of spirits that are conjured up by fetish-priests and sorcerers. But some of them are good spirits. They can be distinguished by their outrageous demands which human beings cannot accept, resulting in their keeping their freedom. Sometimes they are not chosen because human beings already have spirits with similar services, which helps villagers reduce their offerings. Wandering or free spirits are therefore simply conjured up at times by individuals for specific purposes.

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