Alexandre laumonier

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Editions Zones Sensibles 2013 | commenté par : Jean Gardin

Les salles de marché : Chicago, New-York, Londres : des halles où s’agite une foule de traders gonflés de testostérone et de cocaïne, un univers de mâles en rut, des hurlements… Même Scorsese s’y est laissé prendre, à raconter cette nouvelle lutte pour la vie inventée par le capitalisme financier. L’image est si forte qu’on la rangera difficilement au chapitre des souvenirs. Pourtant, ces salles ont bien disparues. Si vous souhaitez revivre leur ambiance folle, mieux vaut sans doute vous rendre sur un marché aux bestiaux. Alexandre Laumonier – ou plutôt Sniper – vous raconte une toute autre histoire : l’histoire du soulèvement des machines.

« Grâce à la montée en puissance de la technologie, les Bourses allaient rapidement changer de visage. Elles allaient même perdre tout visage. Il faudra pour cela faire sauter les filtres humains. Libéraliser les marchés et déréguler la finance. Changer des règles qui remontent parfois à deux siècles. Il faudra investir des centaines de millions de dollars, puis des milliards. Il faudra concevoir un algorithme capable de gérer la priorité du temps. Puis soumettre les humains à la temporalité des ordinateurs. Ainsi débutera une nouvelle ère : celle du soulèvement des machines » (p. 22).

 

Sniper est un algorithme, et c’est lui le narrateur de cette fresque qui n’a rien d’une science-fiction. Une fresque qui n’a pour but que de nous remettre, nous humains, à la hauteur des enjeux du présent. A Paris, la corbeille du Palais Brongniart a été fermée en 1989. A New York, Londres ou Tokyo, c’est la même chose. Les traders sont des mathématiciens, des physiciens, et depuis 2007, aucun des nouveaux recrutés ne se shoote à la cocaïne. Les marchés sont aujourd’hui des data center reliés entre eux par fibre optique, micro-ondes radios ou laser. Sniper et ses alter-egos Shark ou Sumo y communiquent entre eux, s’y observent et s’y affrontent au rythme des ordres d’achat et de vente passés à la nanoseconde.

Sniper a son histoire, édifiante : il a été inventé par un humain désargenté qui participait à un concours d’algorithmes de marché, concours doté d’un prix de quelques dizaines de milliers de dollars, auquel participaient tout un ensemble de grosses têtes nourries au fluide des universités les plus prestigieuses. Chacune des grosses têtes avait amené son algorithme pour déterminer le plus vite possible le bon prix d’un produit financier. Sniper, lui se tenait en embuscade et déclenchait son ordre dès qu’il analysait le début d’une entente entre les divers algorithmes concurrents : une méthode simple, brutale, et surtout extraordinairement rapide. Pour expliquer son succès, l’inventeur de Sniper a déclaré : j’étais le seul à avoir réellement besoin de l’argent.

Car tout dans 6 est une histoire de vitesse et d’argent. Depuis l’invention du télégraphe il s’est agi d’avoir une information sur les prix qui parvienne au moment où les concurrents ne l’ont pas encore. Une affaire de distance physique qui a amené les places financières à se délocaliser des centres villes congestionnés pour se placer dans des entrepôts périphériques : le New Jersey plutôt que Manhattan. Ces marchés sont reliés par des réseaux que gêne la rugosité de la terre : un câble qui suit le tracé de l’autoroute reliant New York à Chicago transmet une information en quelques dixièmes de seconde. Mais quand la vitesse de passage d’un ordre est d’un millionième de seconde, ces dixièmes de secondes c’est trop. Il faut alors percer les montagnes, et tirer une fibre optique droite comme un I. Le monde physique est une gêne qui entrave le libre développement des machines.

On ne vous racontera pas tout 6 ici… disons simplement que le passage du monde saturé d’affects au monde froid des machines pose plusieurs questions :

Est-ce que c’était mieux avant ? La question est bien évidemment stupide. Mais à la persistance de la figure du trader dans l’imaginaire collectif, elle se pose.

L’obsession de la transparence et de la liberté de circulation est omniprésente dans le discours sur la justice des opérateurs du monde numérique. Ces discours ont été analysés dans le dossier scientifique du présent numéro. Ils trouvent dans le roman d’Alexandre Laumonier une correspondance parfaite avec le discours de tous ces petits génies de l’algotrading qui finalement n’œuvrèrent (en sus de se remplir les poches) que pour la justice, l’égalité et la transparence des marchés. Un monde juste est un monde débarrassé des intermédiaires humains.