DAVEZIES Laurent

Le nouvel égoïsme territorial, le grand malaise des nations

Paris, 2015, Le Seuil, coll. La République des Idées, 106 p. | commenté par : Bernard Bret

Voici un livre qui, en peu de pages rédigées dans un style alerte, pose des problèmes importants de justice spatiale.

Laurent Davezies part d’un constat : la montée des régionalismes et des revendications territoriales qui vont de la demande d’autonomie à la lutte pour l’indépendance. Ce processus a démantelé l’ex-Yougoslavie et l’ex-URSS et a  même fait naître des Etats auto-proclamés tels que la Transnitrie, parmi d’autres. L’Europe occidentale n’y échappe pas : choix de la Belgique pour le fédéralisme, montée du nationalisme catalan en Espagne, vote sur l’indépendance en Ecosse. Cette fragmentation met à mal la cohésion territoriale. Bien qu’elle trouve parfois des racines anciennes dans les spécificités culturelles régionales, elle constitue surtout, pour reprendre le titre de l’ouvrage, un égoïsme territorial car les régions riches ne veulent plus payer pour leurs voisines pauvres (p. 7).

Prolongeant les analyses qu’il avait conduites dans des travaux antérieurs[1], l’auteur rappelle la nécessité de bien distinguer les inégalités de PIB et les inégalités de revenus pour hiérarchiser les niveaux de richesse des régions et situer chacune d’entre elles dans les mécanismes de redistribution. Il montre que la mondialisation est une difficulté pour les régions les plus pauvres. Jusqu’aux années 1980, les régions riches avaient besoin des régions pauvres car, dans une logique keynésienne,  les aides reçues par ces dernières servaient à des achats réalisés précisément dans les régions riches. Tous trouvaient leur compte dans cette affaire. Aujourd’hui, l’ouverture des frontières fait que ces aides servent à acheter ailleurs, et, dans ces conditions, les régions riches n’estiment plus utile  de les financer car elles n’en voient pas le retour et déplorent même que cela fournisse une clientèle à leurs concurrents ! Mais, si les régions riches n’ont plus besoin des régions pauvres, les  régions pauvres ont toujours besoin des régions riches, surtout à un moment où l’épuisement des finances publiques fait peser une menace sur tout le dispositif.  Alors que les inégalités entre les régions en matière de revenus avaient augmenté au démarrage de la croissance, comme elles le font aujourd’hui dans les pays émergents, et s’étaient réduites dans une deuxième étape, le risque existe donc qu’elles s’aggravent de nouveau, ce que semble déjà montrer l’essor prioritaire des métropoles.

Ce tableau pose la question de la solidarité entre les régions et de la cohésion territoriale.  Or, bien qu’elle fasse officiellement de cet objectif une priorité,  l’Union Européenne offre le spectacle d’une cohésion fragmentée. Entendons par là qu’elle n’y consacre qu’une très faible part de son budget et que les mécanismes redistributifs fonctionnent pour l’essentiel à l’échelle des Etats. Le résultat : selon qu’elle se trouve dans tel pays ou dans tel autre, une région sera considérée comme riche ou pauvre.  Certaines régions qui sont relativement riches dans leur Etat et qui, à ce titre, y aident les régions pauvres, seraient relativement pauvres dans un autre Etat et y bénéficieraient de transferts financés par ses régions riches : le Catalan qui aide l’Andalousie alors que le Toulousain est aidé par l’Ile-de-France est une illustration tout à fait parlante du caractère incomplet de la construction européenne et des incohérences d’échelles que cela provoque. Non moins éclairante est la comparaison avec les Etats-Unis où le budget fédéral opère des redistributions plus conséquentes entre les territoires.

Est en cause ici l’architecture institutionnelle des territoires. Les Etats-Unis sont une fédération, ce que l’Union Européenne n’est pas. De là, en dernière partie de l’ouvrage, une intéressante analyse du risque que représente le séparatisme, pour l’Europe et aussi pour le reste du monde si l’exemple européen faisait des émules. Bien qu’il montre les avantages que les petits pays peuvent tirer de leur taille, l’auteur en souligne avec raison le danger pour la communauté internationale et comment la péréquation entre espaces riches et espaces pauvres fonctionne mieux dans le cadre d’unités politiques de grande dimension. Comment faire alors pour résoudre cette tension entre le grand et le petit ? Pour Laurent Davezies, c’est la décentralisation qui constitue la voie la plus crédible vers ce qu’il appelle la démocratie territoriale… raison de plus pour déplorer l’insuffisance de la réflexion théorique en la matière.

 

[1] La République et ses territoires et La crise qui vient, la nouvelle fracture territoriale, dans la même collection.