L’espace, le politique et l’injustice

Space, politics and (in)justice

I.

I.

Au cours de la décennie qui vient de s’écouler, la géographie et les études urbaines, au moins dans le monde anglophone, se sont efforcées de penser l’espace en termes politiques et le politique en termes spatiaux. Des notions et des concepts qui restaient confinés dans les champs de la science politique et de la théorie politique se retrouvent maintenant dans les préoccupations de recherche des géographes et urbanistes, et les définissent jusqu’à un certain point. C’est une évolution dont on peut à mon sens se féliciter, car elle restitue à la ville et à l’espace urbain leur qualité de lieux du politique, où les droits peuvent être formulés, où les faire valoir, et d’où lutter contre différentes formes d’injustice produites ou manifestées spatialement.

In the last decade or so, there has been a marked attempt in geography and urban studies, in the Anglophone academia at least, to think space politically and politics spatially. Notions and concepts that hardly escaped the confines of the fields of political science and theory have now entered, and started to orient to a certain extent, the research agendas of many scholars working in these fields. This, I believe, is good news for it renders the city and urban space as potentially political sites for the articulation and claiming of rights, and for fighting against various forms of injustice spatially produced or manifested.

Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut citer quelques unes des questions qui ont récemment été repensées depuis une perspective ouvertement spatiale : c’est par exemple le souci de penser la justice et les différentes formes d’injustice inhérentes au fonctionnement de la ville capitaliste (Harvey, 1996 ; Merrifield et Swyngedouw, 1997 ; Soja, 2000 ; ou plus tôt encore, Harvey, 1973). Ce souci n’est pas sans lien avec une autre question, celle des projets d’émancipation informés par une prise en compte de l’espace et la (re)construction de la ville comme terrain d’un politique structuré autour de l’espace (Cresswell, 1996 ; Keith, 1997 ; Massey, 2005). La formation d’identités politiques et des réflexions sur la démocratie accompagnent de tels projets (Keith et Pile, 1993 Tajbakhsh, 2001 ; Featherstone, 2008). Un troisième point qui ressort clairement est l’effort pour repenser la citoyenneté non plus en référence à l’Etat, mais en référence à la ville, en considérant celle-ci comme un site privilégié pour la formation et la mise en œuvre de droits et revendications politiques, et en re-conceptualisant la notion de citoyenneté avec un accent nouveau mis sur sa dimension spatiale et proprement urbaine (Brodie, 2000 ; Holston et Appadurai, 1996 ; Isin, 2002 ; Staeheli, 1999).

A quick list, obviously not an exhaustive one, may be sketched with some of the issues that have recently been re-considered with a decidedly spatial focus. A first issue involves a growing concern with justice and the various forms of injustice inherent in the workings of the capitalist city (Harvey, 1996; Merrifield and Swyngedouw, 1997; Soja, 2000; for a much earlier example, see Harvey, 1973). Such a concern is closely related to a second issue; that is, considering emancipatory projects informed by a politics of space and the (re)construction of the city as a terrain of spatially informed politics (Cresswell, 1996; Keith, 1997; Massey, 2005). Formation of political identities and deliberations on democracy accompany such projects (Keith and Pile, 1993; Tajbakhsh, 2001; Featherstone, 2008). A third issue that is easily discerned is the attempt to reconsider citizenship with a shift in focus from the state to the city, considering the city as a privileged site for the formation and practice of rights and political claims, and re-conceptualizing citizenship with an emphasis on its urban and spatial dimension (Brodie, 2000; Holston and Appadurai, 1996; Isin, 2002; Staeheli, 1999).

Parmi les idées à retenir de ces travaux, l’une des plus saillantes concerne la nature de la relation entre l’espace et le politique : en substance, l’idée que l’espace n’est pas qu’un pur « contenant » du politique, une surface plane sur laquelle se déploieraient les processus politiques. L’espace n’est pas un donné, ou un support passif du politique ; il joue un rôle causal, transformateur, et il est lui-même en devenir. En ce sens, l’espace est à la fois un élément positif ou un élément négatif du politique, puisqu’il peut limiter les champs du possible en politique autant qu’il peut les ouvrir.

Besides more specific arguments, there is a strong argument that is being made, if not always explicitly, in these works as to the nature of the relation between space and politics: that space is not merely a ‘container’ of politics, an immutable surface on which political processes unfold. Space, in other words, is more than a given and static container of politics; it is causal, transformative, and is itself always in the making. If this is so, however, space could be both a ‘good thing’ for politics or a ‘bad thing’; that is, it could as much hinder political possibilities as it could engender them.

Je construis ma conceptualisation de la relation entre espace et injustice à partir des thèses qui, d’une part, font de l’espace une entrée essentielle de leur réflexion, et d’autre part, refusent de prêter à l’espace une qualité émancipatrice a priori, et reconnaissent que le plus souvent, l’espace fonctionne comme source d’injustice et moyen de contrôle et de domination (pour cette raison même, il est possible que l’espace devienne un outil de résistance significatif). La notion de  « spatialité de l’injustice » se fonde sur l’idée que la justice a une dimension spatiale, et qu’on peut observer et analyser différentes formes d’injustice qui se manifestent dans l’espace. L’« injustice de la spatialité », elle, renvoie non aux manifestations spatiales de l’injustice mais aux dynamiques structurelles qui produisent et reproduisent l’injustice par le biais de l’espace.  Je m’intéresse donc, non seulement aux manifestations spatiales de l’injustice, mais à ce qui est également important, les processus qui produisent les injustices spatiales (pour plus de détails voir Dikeç, 2001). Dans les paragraphes qui suivent, je me propose d’illustrer l’interaction entre les deux (la spatialité de l’injustice et l’injustice de la spatialité) au travers de la notion de « restes » (remainders), en utilisant le cas des banlieues françaises comme exemple.

My conceptualization of the relationship between space and injustice follows from these strands of literature that, on the one hand, make space central to theoretical and empirical inquiry, and, on the other, refuse to assign space an a priori emancipatory quality, but rather recognize that most often than not, space seems to be a source of injustice or a means of control, mastery and domination (which, not despite but because of this very reason, can also become a significant tool of resistance). Spatiality of injustice is based on the premise that justice has a spatial dimension to it, and that one can observe and analyze various forms of injustice manifest in space. Injustice of spatiality shifts focus from spatial manifestations of injustice to structural dynamics that produce and reproduce injustice through space. The attempt, therefore, is not merely on the spatial manifestations of injustice, but equally importantly, on the processes that produce spatial injustices (for more on this formulation, see Dikeç, 2001). In what follows, I will try to exemplify the interplay between the two – spatiality of injustice and injustice of spatiality – through a notion of ‘remainders’, using the case of problematization of French banlieues as an example.

 

 

II.

II.

Pour expliquer la notion de « restes », on peut recourir brièvement à l’arithmétique. Par exemple, si l’on divise 100 par 11, le reste est 1. Il s’agit alors de problématiser le statut de ce « reste »[1]. Je m’appuie sur la définition de « reste » (remainder) par Honig (1993). Celle-ci suppose que le reste de 1 n’existe pas avant et en-dehors du processus de division: c’est l’opération qui en fait un reste. La notion rappelle donc utilement l’importance des processus qui produisent les restes. Pour Honig, en théorie politique, ce sont les processus de fermeture qui produisent les restes : on peut donc, par exemple, considérer comme  « restes » les résultantes de tout processus de fermeture, de l’ordre du discours, de la théorie, ou du projet hégémonique. Ce qui est important, c’est de se concentrer sur le processus, et non simplement sur la forme, et de déterminer si le discours, la théorie ou le projet hégémonique en question instrumentalisent les restes qu’ils produisent comme source de légitimité.

An instance to explain the notion of remainders may be provided by a brief recourse to arithmetic. When, for example, the number 100 is divided by 11, the remainder is 1. The notion of remainders implies a problematization of the status of the remainder: is 1 the remainder or the remaindered? My definition of remainders is derived from Honig (1993). The implication is that the remainder 1 does not exist prior to and apart from the division process; it is remaindered by the very division operation. The notion, therefore, serves as an important reminder of remaindering processes, processes that produce the remainders themselves. Honig employs the notion to expose the remainders of political theory through its processes of closure. Any closure almost necessarily produces remainders. Therefore, it is possible, for example, to discern the remainders of a discourse, a theory, or a hegemonic project. The important point is to focus attention on process, rather than merely on form, and to see whether the discourse, theory, or hegemonic project in question relies on the remainders it produces as a source of legitimacy.

J’utilise la notion de « restes » à la fois littéralement et métaphoriquement pour parler à la fois de « ceux qui restent » et de « ceux qui sont mis au rebut ». On peut illustrer le premier sens à partir d’un rapport de l’OCDE sur « l’intégration des zones urbaines en difficulté ». D’après ce rapport, le marché du logement, par le biais de dynamiques de distribution et redistribution, produit de la concentration. Le développement massif d’habitat social au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, en réponse à la pénurie de logement liée à l’accroissement démographique et à l’immigration, a été suivi de l’émergence d’un marché de logements privés destinés aux ménages à revenus faibles ou moyens, qui a conduit beaucoup de ces derniers à quitter leur logement social. « Ceux qui restent dans les logements sociaux sont, dans la plupart des cas, ceux qui sont les moins compétitifs sur les marchés du travail, et de ce fait, ceux qui ont les plus grandes chances de subir le chômage » (OCDE, 1998, les italiques sont de moi). Ceci conduit à un déclin des prélèvements fiscaux, donc des investissements, et une spirale de paupérisation, ressentie d’abord dans l’environnement matériel, s’enclenche :

I use the notion of remainders both literally and figuratively to refer at once to the remaining and the remaindered. The former meaning may be exemplified by an OECD report on ‘integrating distressed urban areas’. The housing market, the report states, through its dynamics of distribution and redistribution, is a major determinant of concentration. Since the post-war boom in social housing, conceived as an immediate response to housing shortage spawned by increasing population and/or immigration, private sector housing has developed to meet the demands of middle to low income families, many of whom left their initial public housing. ‘Those remaining in social housing are in many cases, those who are also least able to compete in the modern labour market and, hence, the most likely to be unemployed’ (OECD, 1998: 49; emphasis added). This translates into decreased tax returns and investment, and a process of deprivation – first in the physical environment – takes place:

Lorsque les acteurs locaux (notamment les propriétaires, les chefs d’entreprises, les entrepreneurs potentiels, les assureurs, les banquiers et les fonctionnaires locaux) perçoivent ce processus, ils réagissent de façon à protéger leurs investissements et minimiser leur prise de risque, et beaucoup choisissent de partir [ OECD, 1998 : 51 ]

When local actors – notably home-owners, businessmen, potential entrepreneurs, insurers, bankers, and local civil servants – perceive that such a process is taking place, they react to protect investments and minimize risk, and many choose to relocate [ OECD, 1998: 51 ].

Ce processus mène finalement à un « cercle vicieux » :

And this process eventually leads to a ‘vicious cycle’:

Premièrement […] une fois que les problèmes commencent à s’accumuler les résidants les plus aisés commencent à partir. Les plus pauvres, qui n’ont pas le choix, restent […]. Deuxièmement, la situation qui se dégrade dans le quartier, particulièrement en termes de sécurité, décourage les entreprises plus encore qu’avant […]. Troisièmement, la résignation et l’échec tendent à s’enraciner dans les écoles. L’échec scolaire tend à devenir la norme et sans échappatoire via l’éducation, le « piège de la pauvreté » dans l’espace se transmet alors d’une génération à la suivante (OECD, 1998: 58 ; les italiques sont de moi).

First […] once problems start to accumulate the better off residents begin to leave. The poorest, who have no choice, remain […] Second, the worsening situation in the area, particularly as regards security, discourages business even more than before […] Thirdly, resignation and underachievement tend to take root in the schools. Low educational performance tends to become normal and without the presence of an escape route through education, the spatial ‘poverty trap’ then passes from one generation to the next (OECD, 1998: 58; emphasis added).

Les grands absents sont les « restes » eux-mêmes, ceux qui n’ont d’autre choix que de rester : ils ne figurent même pas parmi les « acteurs locaux ». Ces citations avaient pour but d’illustrer la notion littérale de « restes » : ceux qui sont  « pris au piège de l’espace » (Harvey, 1989), ou « enchaînés à un lieu » (Bourdieu, 1999), dont le devenir illustre bien la spatialité de l’injustice.

What is missing are the remainders themselves, those ‘who have no choice’ but remaining; they are not even counted as ‘local actors’. These quotes are used to clarify the literal use of the notion of remainders: those who remain ‘trapped in space’ (Harvey, 1989), or ‘chained to a place’ (Bourdieu, 1999), which can be seen as an instance of spatiality of injustice.

D’un autre côté, au sens métaphorique, le terme de  « restes » peut s’appliquer à tous ceux qui ne sont pas inclus dans une tentative systématique d’organisation du réel en termes conceptuels, catégoriques, linguistiques, politiques, culturels, sociaux, moraux, ou spatiaux.

Figuratively, on the other hand, remainders refer to those that are left out whenever an attempt is made to systematically organize the world conceptually, categorically, linguistically, politically, culturally, socially, morally, and spatially.

Le cas français constitue un très bon exemple de la conjugaison de ces deux acceptions. D’une part, on trouve certains groupes de la population qui vivent dans des quartiers dégradés des périphéries urbaines. D’autre part, ces quartiers, sous l’appellation générale de « banlieue », sont utilisés pour évoquer les problèmes de la société comme ressortissant de ces lieux de « manque » (manque d’ordre, manque de respect pour la loi, manque d’urbanité, etc.) ou de « surplus » (trop d’immigrés, trop de criminalité, etc.), comme outil de réification des peurs. Les habitants de tels lieux ne « restent » pas seulement spatialement dans ces quartiers stigmatisés, ils sont aussi socialement et politiquement déconsidérés (remaindered), comme groupes à gouverner d’en haut, à « intégrer », à « inclure », rejeter, ou contenir. Ils sont trop différents, trop pauvres, trop violents, pas assez intégrés, pas assez  « français », pas assez urbains. Ils sont mis au pilon de l’urbanité (remainders of urbanity).

The French case provides a typical example that brings together these two meanings. On the one hand, one finds certain groups of the population living in dilapidated peripheral areas of cities. On the other, these areas, under the rubric of ‘the banlieue’, are being used to designate the problems of the society as places of ‘lack’ (lack of order, lack of respect for the law, lack of urbanity, etc.), or ‘surplus’ (too many immigrants, too much crime, etc.), reifying its fears. Inhabitants of such places not only remain spatially in these highly stigmatized areas, but are also remaindered socially and politically, as groups to be governed from above, to be ‘integrated’, ‘included’, rejected, or contained. They are too different, too poor, too violent, not integrated enough, not ‘French’ enough, not urban enough. They are the remainders of urbanity.

Comment fonctionne cette mise au pilon ? Les journalistes, intellectuels médiatiques, les  « spécialistes » et les politiques y jouent tous un rôle. Collovald, par exemple, s’appuie sur une étude des médias pour montrer comment la construction discursive des banlieues a permis de traiter « le problème de l’immigration » (et les immigrants comme « problème ») dans des termes « plus abstraits et moins directement politiques » qu’il n’était possible de le faire lorsque le débat public autour de ces questions a commencé au début des années 1980. La modification n’a rien d’anodin, puisqu’« en modifiant l’identification du problème, on en change le sens et la signification » (Collovald, 2000: 39). Depuis les années 1990, particulièrement, cette construction discursive de la « banlieue » a permis d’en faire une métaphore spatiale et de facto moins chargée de connotations politiques pour parler de thèmes sensibles comme l’immigration, et recadre les problèmes de façon à occulter certains aspects (les dynamiques structurelles, la persistence des inégalités, le racisme et les discriminations, etc.) et à en mettre d’autres en avant (par exemple la violence, la délinquance, l’insécurité, etc.).

How, then, is this remaindering done? Journalists, media intellectuals, ‘specialists’, and policy makers and politicians have all played their part. A media review by Collovald, for example, demonstrates how this discursive construction of banlieues has made it possible to address the ‘immigration problem’ (and immigrants as problem) in other, ‘more abstract and less directly political’ terms, which was not the case when debates around immigration had started in the early 1980s. This is not an innocent modification, but one with significant political consequences, for ‘[i]n modifying the identification of the problem, it changes its meaning and signification’ (Collovald, 2000: 39). Since the 1990s in particular, ‘the banlieue’, owing to such discursive constructions, has served as an appealing spatial and politically less charged metaphor to talk about such politically sensitive issues as immigration, and to frame problems in a way that drove certain issues away from perspective (e.g., structural dynamics, persistent inequalities, racism and discrimination, etc.) while introducing others (e.g., violence, crime, insecurity, etc.).

Comme j’ai eu l’occasion de le montrer ailleurs (Dikeç, 2007), les politiques de l’Etat, et en particulier la Politique de la Ville, ont été des plus efficaces pour constituer les banlieues comme « restes », dans la mesure où ce sont elles qui ont institutionnalisé beaucoup des catégories journalistiques utilisées au sujet des banlieues. Cette constitution n’a pas seulement dissocié les « restes » des processus qui les produisent, mais elle a aussi produit un discours hégémonique sur les banlieues. La désignation et la délimitation spatiale de secteurs en détresse sociale n’a rien d’intrinsèquement mauvais, et ne produit pas nécessairement des « restes », mais les espaces désignés dans le cadre des politiques de l’Etat ont subi des qualifications discursives qui ont varié au fil du temps. En dépit des phobies républicaines de la division et de la perte d’unité nationale, la Politique de la Ville a opéré des divisions spatiales et conduit à terme à la consolidation d’une géographie assez rigide de la « menace ». Il me semble important de mettre en question l’hégémonie de cet ordre spatial, et de concevoir cette organisation de l’espace due en premier lieu à l’Etat comme partie intégrante d’une production de l’espace, plutôt que comme un donné « naturel ».

As I have tried to show elsewhere (Dikeç, 2007), state policies – in particular, urban policy – have been very effective in the constitution of banlieues as remainders as they institutionalized many of the journalistic categories used to frame the banlieues. This constitution has not only externalized the remainders from the very remaindering processes, but also produced a hegemonic discourse on the banlieues. While the spatial designation of distressed areas is not inherently bad, and does not automatically produce remainders, the spaces designated by state policies have been subject to different discursive articulations over the years. Despite the republican anxiety over division and disunity, French urban policy operated with a divisive spatiality, eventually consolidating a rather rigid geography of ‘threat’. The challenge, it seems to me, is to avoid the hegemony of this spatial order, and to conceive this state-led organization of space as part of the production of space rather than a ‘naturally given’ organization.

 

 

III.

III.

Ma lecture de la Politique de la Ville en France, ainsi que d’autres politiques s’appliquant aux banlieues, m’amène à penser que la formulation même des politiques a joué un rôle dans cette  « naturalisation », tout d’abord, par le biais de sa conceptualisation spatiale spécifique, et aussi par sa façon d’articuler discursivement ses espaces d’intervention. La délimitation spatiale et la désignation font partie intégrante de la mise en place des politiques. La Politique de la Ville se fonde sur la définition d’une  « géographie des quartiers prioritaires » (Estèbe, 2001 : 25), une géographie des espaces concernés, qui devient la base des programmes et interventions. Selon le mode de constitution des territoires de l’action publique , Estèbe identifie deux  « géographies » différentes : une géographie « locale » des quartiers prioritaires (dans les années 1980), et une géographie « relative » (à compter des années 1990). Je reprends sa distinction, mais je distingue également une troisième géographie, que je qualifierais d’« étatique », à compter du milieu des années 1990. Ces géographies correspondent à l’association de termes différents à la banlieue, et à des formes différentes d’intervention de l’Etat.[2]

My reading of French urban policy and other state policies addressing the banlieues suggests that policy making has had a role to play in this ‘naturalization’; first, through its particular spatial conceptualization, and second, through the discursive re-articulations of its spaces of intervention. Spatial delimitation and designation have been integral parts of French policy making. French urban policy is based on a definition of a ‘geography of priority neighbourhoods’ (Estèbe, 2001: 25), a geography constituted by the designated areas, which then becomes the basis of policy programmes and interventions. Based on how such areas have been constituted, Estèbe identifies two different ‘geographies’: a ‘local’ geography of priority neighbourhoods (in the 1980s) and a ‘relative’ geography of priority neighbourhoods (starting from the 1990s). I follow his analysis, but also argue that it is possible to distinguish a third, ‘statist geography’, from the mid-1990s onwards. These geographies also correspond to changing discursive terms associated with the banlieues and different forms of state intervention.[1]

Au cours de la première période (grosso modo 1981-1989), les initiateurs de la politique ont cherché à remédier à des problèmes perçus dans certains quartiers d’habitat social situés surtout dans les banlieues. On voyait alors la situation de ces quartiers comme resultant des effets négatifs de la crise économique, et on en parlait comme de quartiers populaires (ou ouvriers), naturellement les plus touchés par la disparition d’emplois industriels et manufacturiers. Tel était l’ordre spatial qu’on commençait à établir : ces « points dans l’espace » étaient caractérisés par une concentration de problèmes, et les mesures politiques devaient spatialement viser ces secteurs. On ne les concevait pas comme distincts des aires urbaines où ils s’inscrivaient. Les limites séparant banlieue et ville relevaient d’une géographie historique particulière, on ne les voyait ni comme un donné naturel, ni comme immuables. Le processus de sélection s’appuyait très fortement sur une connaissance locale des spécificités des quartiers, et le rôle des habitants, vus comme devant se re-saisir de leurs espaces vécus, était souligné dans les documents fondateurs de la Politique de la Ville.

In the first period (roughly 1981-1989), policy makers tried to address perceived problems in certain social housing neighbourhoods located mostly in the banlieues. The situation in such neighbourhoods were seen as negative consequences of the economic crisis settling in, and they were referred to as working-class (or popular) neighbourhoods, which were the ones most hard hit by the loss of industrial and manufacturing jobs. Such was the spatial order that was starting to settle down: these ‘points in space’ were characterized by a concentration of problems, and policy measures would spatially target such areas. They were not seen as separate from the urban areas that contained them. The borders that separated the banlieue from the city were situated in a particular geography and history; they were seen neither as naturally given nor immutable. The selection process was very much linked to local knowledge and specificities, and the role of inhabitants in the appropriation of their lived spaces was emphasized in the founding documents of urban policy.

Des restructurations institutionnelles majeures intervenues en 1989 et 1990 amenèrent de nouvelles mesures. Avec la mise en place des « contrats de ville », la géographie locale se transformait en une géographie relative (ou contractuelle), définie dans le cadre de négociations entre des acteurs locaux et le pouvoir central. L’institutionnalisation de la Politique de la Ville fit des quartiers d’habitat social et des banlieues une question d’ampleur nationale politiquement sensible. Cette tendance coïncida avec la redéfinition du problème en termes spatiaux comme « exclusion ». Mais les circonstances spécifiques, à la fois au niveau national et au niveau international, dans lesquelles la Politique de la Ville fut instituée, a conduit à des articulations discursives de ses espaces d’intervention différant considérablement de la façon dont les quartiers d’habitat social étaient vus par la génération politique précédente. Face aux émeutes d’une ampleur sans précédent qui se produisirent à Vaulx-en-Velin, l’un des plus anciens quartiers Politique de la Ville, à l’affaire des « foulards islamiques », et dans le contexte international de l’affaire Salman Rushdie, de l’Intifada puis du début de la guerre du Golfe, la question des banlieues en vint à être associée à l’immigration et à l’islam. Ainsi, une section spéciale « Villes et banlieues » fut créée aux Renseignements Généraux.

Major institutional restructurings in 1989 and 1990 brought about new measures. With the initiation of the City Contracts program, the local geography turned into a relative (or contractual) geography, defined through negotiations between local and central actors. The institutionalization of urban policy made the question of social housing neighbourhoods and banlieues a national issue of political eminence. It also corresponded with the constitution of its problem, defined in spatial terms as ‘exclusion’. But the specific context, both national and international, in which urban policy was institutionalized led to different discursive articulations of its spaces of intervention, diverging from the ways in which social housing neighbourhoods were seen by the earlier generation of policy makers. Marked by the unprecedented scale of riots in Vaulx-en-Velin, one of urban policy’s neighbourhoods, the Islamic headscarf and Salman Rushdie affairs, Intifada and the forthcoming Gulf War, this context led to the articulation of the question of banlieues with immigration and Islam. It was in this context that a special section called ‘Cities and banlieues’ was created at the French Intelligence Service.

Dans la géographie contractuelle de la Politique de la Ville, les quartiers étaient vus comme « quartiers en danger » ; mais au fil des années 1990, ils furent de plus en plus associés à l’insécurité. Ils n’étaient plus « en danger » : ils étaient devenus le danger, la menace à laquelle devaient répondre la « re-fondation du pacte républicain » et d’autres mesures sécuritaires. Ce passage du danger à la menace, vers le milieu des années 1990, s’inscrivait aussi dans un contexte mondial : après les émeutes de Los Angeles en 1992 l’idée de « ghettos » et les références aux risques du soi-disant « modèle anglo-saxon » devinrent des constantes du discours sur la Politique de la Ville. Wacquant (1999a) a montré comment les images dystopiques de « la ville américaine » ont influencé le discours sur les banlieues en France, et il est tout à fait révélateur que City of Quartz, le livre de Mike Davis, ait été traduit en français en 1997 (avec une ré-édition en 2000), sept ans après sa parution en anglais. Ces images de la ville s’accompagnaient aussi de ce que Wacquant (1999b) a appelé le « vent punitif » soufflant de l’autre côté de l’Atlantique, et l’accent mis sur la sécurité au cours de cette période reflétait aussi « l’intensification du contrôle social et spatial » avec l’imposition d’un discours sécuritaire sur la ville imprégné de références républicaines (Soja, 2000, p. 299).

In the contractual geography of urban policy, the neighbourhoods were seen as ‘neighbourhoods at risk’. However during the 1990s, they have increasingly become associated with insecurity. They were no longer ‘at risk’; they were the very risk, the threat, that had to be confronted by the ‘re-foundation of the republican pact’ and more security measures. This shift from risk to threat in the mid-1990s, once again, reflected larger happenings around the world. Following the 1992 Los Angeles riots, ‘ghettos’ and references to the perils of the so-called ‘Anglo-Saxon model’ became integral parts of the urban policy discourse. Wacquant (1999a) shows that the dystopian images of the American city have been very influential in shaping the discourse on banlieues in France, and in this sense, it is emblematic that Mike Davis’s City of Quartz was first translated into French in this period, in 1997 (followed by a reprint in 2000), seven years after its publication in English. These dystopian images of the city were also accompanied by what Wacquant (1999b) called ‘the punitive wind’ blowing from the other side of the Atlantic, and the increased emphasis on security in this period also reflected ‘the intensification of social and spatial control’ in the city with a security-obsessed urban discourse (Soja, 2000: 299), instilled with republican references.

Dans une troisième période, surtout après le Pacte de relance de 1996, la géographie relative et contractuelle des quartiers prioritaires de la Politique de la Ville s’est transformée en géographie étatique. Les spécificités locales s’effaçaient, et les quartiers furent hiérarchisés en fonction de leur degré d’exclusion, certains étant « plus exclus » que d’autres. On passait également d’une géographie relative des difficultés (la relativité n’existant plus qu’entre les quartiers exclus eux-mêmes, plus en relation avec leurs aires urbaines environnantes) à une géographie absolue de la menace, définie en fonction de critères produits de manière centralisée, et intégrée dans un discours républicain nationaliste. Les quartiers Politique de la Ville étaient ainsi fermés sur eux-mêmes, constitués en tant que « problèmes ». Les habitants et les spécificités locales avaient été transformés en catégories spatiales homogènes, et les idées initiales sur l’appropriation des espaces vécus par les habitants disparaissaient.

Therefore, the third period, especially after the Pacte de relance of 1996, was marked by the transformation of the relative/contractual geography of the priority neighbourhoods of urban policy into a statist (étatique) geography. Local specificities disappeared, and the neighbourhoods of urban policy became hierarchized neighbourhoods of exclusion, some of which were ‘more excluded’ than the others. This was also a shift from a relative geography of difficulties (now relativity exists merely among the excluded neighbourhoods themselves) to an absolute geography of threat, determined by centrally decided upon criteria, and rearticulated by a republican nationalist discourse. The neighbourhoods of urban policy were thus closed upon themselves, becoming ‘problems’ as such. The inhabitants and local specificities, in the process, turned into internally homogeneous spatial categories, and the earlier ideas about appropriation of lived spaces by inhabitants themselves disappeared.

C’est cet ordre spatial qui se consolida au fil des années 1990, y compris dans les « contrats de ville nouvelle génération » annoncés par le gouvernement Jospin. Les priorités de la Politique de la Ville, ainsi que l’image des banlieues et de leurs habitants, ne cessaient d’être redéfinies avec une insistance accrue sur la République, la question de l’insécurité et de l’autorité de l’Etat. Malgré les critiques formulées dans le rapport Sueur (1998) et par la Cour des Comptes (2002), selon lesquelles le « zonage » conduisait à une stigmatisation territoriale en chaîne empêchant la sortie des quartiers de la « géographie prioritaire » une fois qu’ils y étaient inclus, la logique spatiale de la Politique de la Ville n’a pas changé. Une comparaison des listes des quartiers prioritaires montre bien que, alors même que leur nombre s’accroît (de 16 en 1982 à 148 en 1984, 400 en 1989, 546 au début des années 1990 et environ 1200 depuis 1996), la liste reste foncièrement inchangée: on ajoute de nouveaux quartiers, alors que les plus anciennement présents « restent ». Ainsi, les 16 quartiers sélectionnés en 1982 comme « quartiers en difficulté » quand la politique fut lancée de manière expérimentale se trouvent toujours sur la liste. De même des près de 500 quartiers ajoutés depuis 1989, tous ou presque sont restés sur la liste depuis.

Such was the spatial order consolidated throughout the 1990s, which also informed the ‘new generation of city contracts’ announced by the Jospin government. The priorities of urban policy, and with them the image of the banlieues and their inhabitants, were constantly being re-defined with more emphasis on the republic, the issue of insecurity and the authority of the state. Despite the criticisms of the Sueur Report (1998) and those of the Cour des Comptes (2002), both of which maintained that ‘zoning’ brought with it a string territorial stigmatization and that it was very difficult to get these neighbourhoods out of the ‘priority geography’ of urban policy once they were included, urban policy’s spatial focus has not changed. A comparison of the lists of the priority neighbourhoods of urban policy (16 neighbourhoods in 1982, 23 in 1983, 148 in 1984, 400 in 1989, 546 in the early 1990s, and around 1,200 in 751 ZUSs since 1996) shows that despite the increase in the number of neighbourhoods included, the list basically remains ‘unchanged’; that is, new neighbourhoods are constantly added to the list while the older ones remain. For example, the very 16 neighbourhoods that were selected in 1982 as ‘neighbourhoods in difficulty’ when urban policy was experimentally initiated are still on the list. The same is true for about 500 neighbourhoods included since 1989 – they have practically all remained on the list since then.

La même stratégie spatiale, consistant à définir des territoires d’intervention, a perduré depuis les années 1980, mais c’est au cours de la troisième période que l’exclusion des quartiers est absolutisée. Ceci renvoie à un trait essentiel de la Politique de la Ville. Les problèmes que prétend traiter la Politique de la Ville n’ont pas changé, mais la façon dont ses territoires d'intervention ont été conceptualisées, et les représentations dont elles sont l'objet, ont connu d'énormes changements. Depuis le début des années 1980, on est passé du « développement social » à la « sécurité », de la « prévention » à la « répression », du « droit à la différence » au « modèle républicain d'intégration », et de l'« autogestion » au « pacte républicain », non pas en réponse à un changement dans les problèmes, mais bien plutôt à la suite des changements dans les discours produits autour des espaces visés par la Politique de la Ville.

Although the same spatial strategy (i.e., spatially targeting intervention areas) was in place since the early 1980s, it was in the third period that the exclusion of the neighbourhoods was absolutized. This points to a major trait of urban policy. The main issues that French urban policy is concerned with have not changed, but the way its intervention areas have been conceptualized and their representations have changed remarkably. Since the early 1980s, the shift of focus from ‘social development’ to ‘security’, from ‘prevention’ to ‘repression’, from ‘right to difference’ to ‘the republican model of integration’, and from ‘autogestion’ to ‘the republican pact’ did not ensue ‘naturally’ from the changing nature of problems, but followed, to an important extent, from different discursive articulations of the spaces urban policy.

Cette brève évocation illustre une forme de naturalisation d'un ordre spatial (la géographie des quartiers prioritaires de la Politique de la Ville) et les différentes façons de l'articuler discursivement par le biais des politiques étatiques. La construction des banlieues comme « restes » (remainders), comme forme d'extériorité menaçant les « valeurs et principes de la République » ne sont pas de simples résultantes des pratiques discursives de l'Etat, mais aussi de l'hégémonie d'un ordre spatial, une forme d'injustice de la spatialité dans la mesure où cet ordre hégémonique est aussi source de stigmatisation. Cet ordre spatial et son registre discursif ont ainsi été utilisés par les gouvernements successifs pour légitimer des mesures de plus en plus répressives à l'encontre des banlieues. En d'autres termes, il fait partie intégrante de l'« idéologie sécuritaire » dont il a été montré qu'elle est caractéristique des quatre derniers gouvernements. Ou, mieux encore, c'est un produit de cette idéologie, qui a contribué à la mise au pilon (remaindering) des banlieues dans le cadre de l'ordre policier établi.

This brief account shows the naturalization of a certain spatial order (i.e. the geography of priority neighbourhoods of urban policy) and its different discursive articulations through state policies. The remaindering of the banlieues as a form of exteriority menacing the ‘values and principles of the republic’ is not merely the product of the state’s discursive practices, but also about the becoming hegemonic of a certain spatial order, a form of injustice of spatiality as the hegemonic spatial order has become a source of stigma. Such a spatial order and its discursive register, to be sure, has been used by successive governments to legitimize increasingly repressive measures directed towards the banlieues. It has been, in other words, an integral part of the so-called ‘securitarian ideology’, said to be characteristic of the last four governments. Or better yet, it has been the product of this ideology, which contributed to the remaindering of the banlieues in the established ‘police order’.

 

 

IV.

IV.

Ce qui est important pour moi, finalement, c'est de mettre en cause l'opposition simpliste entre un niveau des apparences et un niveau de réalité et de montrer […] comment le « social » – une catégorie censée expliquer et réfuter l'« idéologique » – est en fait constitué par une série d'actes discursifs et de reconfigurations d'un champ de perceptions.

What is ultimately important for me is to dismiss the facile opposition between a plane of appearances and a plane of reality and to show […] how it is that the ‘social’ – a category supposedly intended to explain away and thereby refute the ‘ideological’ – is in fact constituted by a series of discursive acts and reconfigurations of a perceptive field.

[Rancière, 2000a: 117]

[Rancière, 2000a: 117]

Qu’est-ce qu’une idéologie sans un espace auquel elle se réfère, qu’elle décrit, dont elle utilise le vocabulaire et les connexions, dont elle contient le code ?... Plus généralement, ce qu’on nomme « idéologie » n’acquiert de consistance qu’en intervenant dans l’espace social, dans sa production, pour y prendre corps. En soi, ne consisterait-elle pas surtout en un discours sur cet espace?

What is an ideology without a space to which it refers, a space which it describes, whose vocabulary and links it makes use of, and whose code it embodies?… [W]hat we call ideology only achieves consistency by intervening in social space and in its production, and by thus taking on body therein. Ideology per se might well be said to consist primarily in a discourse upon social space.

[Lefebvre, 2000 [1974]: 55]

[Lefebvre, 2000 [1974]. 55]

« La police », au sens non péjoratif du terme, c'est le nom que Rancière donne aux ordres de la gouvernance. Elle se fonde sur un régime particulier de représentation, auquel il se réfère avec l'expression « le partage du sensible », défini comme « ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives » (2000b, p. 12). Le partage du sensible, comme système d'évidences sensibles, ordonne les donnés perceptibles d'une situation—ce qui est à l'intérieur ou à l'extérieur, central ou périphérique, audible ou inaudible, visible ou invisible. La police n'a rien d'évident ou de donné, c'est au contraire le produit d'un régime de représentation spécifique, ou ce que Rancière appelle des évidences sensibles. Par exemple, l'une des premières mesures prises par Nicolas Sarkozy lors de son entrée en fonctions comme ministre de l'Intérieur, en 2002, avec comme but explicite de "restaurer l'ordre républicain", fut la modification de la périodicité de publication des chiffres de la délinquance, pour les rendre publics plus fréquemment (Le Monde, 31 mai 2002).

‘The police’, in its non-pejorative sense, is the name Rancière gives to orders of governance. It is based on a particular regime of representation, to which he refers to as ‘the partition of the sensible’, defined as ‘that system of sensible evidences that discloses at once the existence of a common [i.e., the whole to be governed] and the partitions that define the respective places and parts in it’ (2000b: 12). The partition of the sensible, as a system of sensible evidences, arranges the perceptive givens of a situation – what is in or out, central or peripheral, audible or inaudible, visible or invisible. The police, then, is not self-evident or naturally given, but rather a product of a particular regime of representation, or what Rancière calls sensible evidences. It is exemplary in this sense that one of the first measures the then French Minister of the Interior Nicolas Sarkozy had proposed, when he first took office in 2002 with a stated aim to ‘restore the Republican order’, was to modify the periodicity of the publication of figures of delinquency, and to make them publicly available more frequently (Le Monde, 31 May 2002).

En nous appuyant sur la façon dont Rancière conceptualise la police, en tant que consolidée par la mise en place d'évidences sensibles, nous pouvons interpréter les politiques de l'Etat. Celles-ci mettent en place un certain  nombre d'évidences sensibles (des documents programmatiques, des désignations spatiales, de la cartographie, des catégorisations, des dénominations et des statistiques) qui aident à consolider un ordre spatial spécifique et encourage une façon particulière de le penser. En France, l'ordre spatial institué en partie par les politiques de l'Etat, avec la désignation d'aires (de territoires ?) d'intervention (les banlieues) en vint à être tellement accepté officiellement que lorsque les RG furent chargés de traiter la question des banlieues, c'est la liste des quartiers de la Politique de la Ville qui a été prise comme point de départ. Quant le ministère de la Justice s'est préoccupé de la question, avec pour but affiché de « rétablir l'ordre légal », ses mesures ont porté sur les mêmes quartiers. De même d'autres mesures répressives (comme les contrats de sécurité, les flash-balls de Sarkozy, etc) et les anxiétés croissantes au sujet des « valeurs de la République » ont été conditionnées par le même imaginaire spatial, qui a servi de fondement à la consolidation de ce que j'appelle « l'Etat pénal républicain » à compter des années 1990 (Dikeç, 2007).

Rancière’s conceptualization of the police as consolidated through the putting in place of sensible evidences suggests a way of looking at state policies. State policies put in place certain sensible evidences (policy documents, spatial designations, mappings, categorisations, namings and statistics) that help to consolidate a particular spatial order and encourage a particular way to think about it. In the French case, the spatial order that state policies helped to consolidate with its designations of intervention areas (the banlieues) became officially so accepted that when the French Intelligence Service decided to engage with the question of banlieues, it was the list of urban policy neighbourhoods that they took as a starting point. When the Ministry of Justice engaged with the issue with a stated aim to restore the law, its measures aimed at the same neighbourhoods. Similarly, other repressive measures (like security contracts, Sarkozy’s flash-ball guns, etc.) and growing anxieties about the ‘values of the republic’ were all guided by the same spatial imaginary, which became the basis for the consolidation of what I call the ‘republican penal state’ from the 1990s onwards (Dikeç, 2007).

On peut penser que la conséquence la plus néfaste de la consolidation de cet ordre spatial -la police- a été la constitution des banlieues comme espaces qui, en quelque sorte, font pièce rapportée, sont exclus, dangereux, déviants - comme, pour le dire autrement, une forme d'extériorité qui menace l'intégrité de « la République ». En confinant l'« Autre » dans un ailleurs géographique, en fermant la banlieue sur elle-même, cette perspective dissimule les dynamiques structurelles qui font persister les inégalités (ou autrement dit, l'opération qui produit les « restes ») et reconfigure les données de la situation en représentant la banlieue elle-même comme problème. C'est ce tour de passe-passe qui permet, de plus, de discréditer les mouvements qui naissent en banlieue pour revendiquer plus de justice : d'abord, en légitimant les mesures répressives et les techniques de surveillance, et ensuite en faisant des revendications politiques des perturbations de l'ordre public. Depuis le milieu des années 1990, aucun gouvernement n'a vu dans les révoltes récurrentes qui se sont produites dans les banlieues plus que des pillages et incendies gratuits, alors que ce n'aurait pas été le cas dans les années 1980 et au début des années 1990.

Arguably, the most perverse consequence of the consolidation of this spatial order – the police – has been the constitution of banlieues as spaces that somehow do not fit, excluded, dangerous, deviant – as, in other words, a form of exteriority that menaces the integrity of ‘the Republic’. By confining the ‘other’ into a geographical elsewhere, by closing the banlieue in itself, this constitution not only removed from perspective the structural dynamics of persistent inequalities – that is, shifted focus away from the remaindered to the remainder itself – but also reconfigured the ‘givens’ of the situation by representing the banlieue in itself as a problem. This has, furthermore, made it possible to debilitate potential movements of justice rising from the banlieues; first, by legitimizing repressive measures and surveillance techniques, and second, by turning political claims into disturbances. Since the mid-1990s, no government has seen the recurrent banlieue revolts as anything more than pointless looting and burning, which was not the case in the 1980s and early 1990s.

Pour reprendre les idées de Lefebvre sur lesquelles s'ouvre cette partie, l'idéologie peut être vue comme une reconfiguration discursive de l'espace social, qui établit les termes d'un discours avec lequel les problèmes sont identifiés, les solutions formulées, les mesures légitimées, et les revendications avancées. Cet espace social, pour naturalisé qu'il soit, n'est pas naturellement donné. La contingence de l'ordre établi peut être contestée par l'ouverture de nouveaux espaces discursifs organisés autour de termes différents, qui pourraient constituer la base de nouvelles formations politiques susceptibles d'agir sur la police. C'est en ce sens qu'on peut mobiliser la notion de « justice spatiale », pour critiquer l'exclusion systématique, la domination et l'oppression, qui se reproduisent entre autres par le biais de l'ordre policier.

To follow the remarks of Lefebvre that open this section, ideology may be seen as a discursive reconfiguration of social space, which establishes the terms of a discourse with which problems are identified, solutions shaped, measures legitimized, and claims articulated. This social space, however, is not naturally given, although it may seem to be naturalized. The sheer contingency of the established order may be questioned by opening up new discursive spaces organized around different discursive terms, which could form the basis of new political formations that act on the police. It is in this sense that a notion of ‘spatial justice’ can be mobilized as a critique of systematic exclusion, domination and oppression, which are reproduced, among other things, by the police order that has been consolidated.

 

 

[1] NdT : en anglais,  « remainder » renvoie à cette notion arithmétique de  « reste », mais on parle aussi de  « remaindering » par exemple pour la liquidation d’un stock de livres invendus. On ne peut, en français, rendre ce jeu sur le terme.

[1] This periodization is not meant to imply that each ‘geography’ represented a rupture with the preceding period. Although there were noticeable changes in forms of state intervention, spatial conceptualization and discursive articulation of intervention areas in these periods, there were also many continuities among different policy programmes.

[2] Cette périodisation n’implique pas que chaque « géographie » ait constitué une rupture par rapport à la précédente. Bien qu’on note des changements significatifs dans les formes d’intervention de l’Etat, la conceptualisation spatiale et l’articulation discursive des secteurs d’intervention entre ces périodes, les continuités dans les programmes sont également nombreuses.

 

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