Laurent DAVEZIES

La crise qui vient, la nouvelle fracture territoriale

Le Seuil, coll. La république des Idées, 2012, 117 p. | commenté par : Bernard BRET

Pourquoi parler d’une crise qui vient alors que la crise est bien présente, et ce depuis plusieurs années en France comme dans d’autres pays européens ? Parce que, explique Laurent Davezies, après la crise financière et bancaire dont on sait le coût humain, la crise des dettes publiques mise au jour à partir de 2011 aura un fort impact sur l’économie et risque de provoquer une fracture territoriale : il faut donc s’attendre à une aggravation de la crise.

Dans une publication antérieure (La République et ses territoires, 2008), l’auteur avait montré que la mobilité sous ses différentes formes oblige à examiner d’un œil neuf la répartition de la richesse sur le territoire national. Il rappelle ici que les richesses se créent de moins en  moins là où les revenus se distribuent et là où la consommation a lieu, ce qui invite à une analyse fine des territoires, conduite à l’échelle des régions, des départements et des bassins d’emplois. Cette lecture du territoire français vise à répondre à deux questions : d’une part le territoire est-il productif (au sens du productif marchand), d’autre part le territoire est-il dynamique ? Le croisement de ces deux thèmes fait apparaître quatre France. La première est productive et dynamique : c’est celle des grandes villes, avec 36 % de la population. La deuxième ne produit pas beaucoup, mais elle est dynamique parce qu’y est dépensé de l’argent venu d’ailleurs  (le tourisme et les retraites), à quoi s’ajoutent les salaires publics ; elle regroupe 44 % de la population, principalement à l’Ouest d’une ligne allant de Cherbourg à Nice. La troisième France est productive, et néanmoins peu dynamique : ce sont les bassins industriels déprimés, dans la moitié Nord du pays, où vivent 8 % de la population. Enfin, la quatrième France est peu productive et peu dynamique : dans cette France déjà atteinte par le déclin industriel, surtout dans le Nord-Est, vivent 12 % de la population nationale grâce aux injections de revenus sociaux.

Ce que révèle cette différenciation des territoires en France, c’est que  les finances publiques et les transferts sociaux ont été jusqu’à aujourd’hui d’efficaces amortisseurs de la crise en termes de revenus, d’emplois et de consommation. Dans le même temps que, restructuration oblige, la production marchande opposait de plus en plus des territoires en essor et des territoires en perdition, les inégalités de revenu par habitant entre les régions, les départements ou les zones d’emploi n’ont cessé de se réduire (p. 51), et cela moins par une action ciblée de l’Etat en direction des lieux sinistrés que par les processus assurant mécaniquement la solidarité territoriale : les effets territoriaux les plus puissants des politiques publiques, nous dit l’auteur, tiennent, curieusement, à leur caractère non territorialisé (p. 52). Les chiffres sont là, qui obligent à reconsidérer la question des inégalités territoriales. Il faut certes voir où la richesse est produite, mais voir aussi où elle est consommée. Le PIB informe sur le premier point, mais c’est le revenu qui est l’indicateur adéquat pour le second. Il faut notamment abandonner le cliché suranné et aujourd’hui parfaitement inexact d’une capitale qui se nourrirait du reste du pays et appauvrirait la province. C’est tout le contraire :  l’Ile-de-France transfère une part significative de son PIB vers les autres régions et  produit beaucoup plus de richesse qu’elle n’a de revenu. A l’inverse, si tant de territoires vivent encore bien, ou ne survivent pas trop mal, c’est en consommant une richesse produite ailleurs…. dans la capitale et les métropoles.

Ce que cette analyse fait craindre en conséquence, c’est que l’assèchement des finances publiques leur fasse perdre leur capacité à amortir ! Dans ce scénario prévisible implicitement contenu dans le titre de l’ouvrage, que deviennent les territoires qui dépendent beaucoup des transferts sociaux ?  La crise de la dette publique  et le nécessaire ajustement structurel des finances auront, dans un futur proche, un impact violent sur les territoires déjà fragiles aujourd’hui. Laurent Davezies ne noircit pas le tableau et décèle les opportunités qui peuvent s’offrir à certaines régions. Mais, au-delà du cas français, l’important de son propos réside dans ce qu’il a de valeur générale. C’est  d’abord, tout le livre le montre, que la différenciation nécessaire du territoire pour ce qui est de la création de richesse n’implique pas l’inégalité des personnes à proportion de la part que prend leur lieu de résidence dans la production. L’Etat apporte au système une régulation spatiale automatique, outre ses interventions d’aménagement explicitement territorialisées… où l’on retrouve le problème de la mobilité : faut-il aider la mobilité des entreprises pour qu’elles créent des emplois là où la population en manque (jobs to people) ou faut-il pousser les hommes à bouger et à aller là où il y a des emplois (people to jobs) ? Ces thèmes sont l’occasion d’une réflexion finale sur la notion même d’équité territoriale dont la pertinence est contestée par certains et qui, pour tous, appelle débat.

C’est donc là un livre fort qui, à partir d’une analyse intelligente de l’espace social et économique de la France, soulève et discute des questions théoriques de première importance.

 

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Iris Marion YOUNG

Responsibility for Justice

Oxford, Oxford University Press, 2011 | commenté par : Claire HANCOCK

Iris Marion Young, dont l’ouvrage paru en 1991, Justice and the Politics of Difference, demeure une référence majeure pour tous ceux qui s’intéressent aux enjeux sociaux concrets de l’idée de justice, est décédée en 2006. Elle laissait les notes destinées à former un nouvel ouvrage, qui ont été revues par un de ses anciens assistants pour produire ce livre posthume : l’auteure se promettait d’y consacrer encore des semaines de travail dont elle n’a pu, finalement, disposer, et sans doute n’est-il pas à la hauteur de ce qu’elle aurait souhaité en faire. On y retrouve néanmoins l’inspiration qui faisait d’elle une des grandes figures de la philosophie politique, et on y devine, en filigrane, la personnalité exceptionnelle à laquelle rend hommage Martha Nussbaum dans sa préface, saluant ses qualités d’empathie, sa chaleur humaine et son courage, le soutien dispensé à ses étudiants : « Iris was a mother in the best sense, fostering development toward high ideals while conveying a sense of ultimate safety and support » (p. X de la préface).

Au cœur de ce livre se trouve une opposition familière au public français, mais qui n’a pas la même histoire dans le contexte nord-américain d’où écrivait I. M. Young, celle entre culpabilité (guilt) et responsabilité (responsibility). En France ces deux mots évoquent la défense de ministres qui ont cherché à se disculper dans l’affaire du sang contaminé dans les années 1990 en se déclarant « responsables mais pas coupables ». Mais sous la plume d’IMY, il s’agit de réfuter les arguments de ceux qui, aux Etats-Unis, rendent les pauvres personnellement responsables de leur pauvreté, et absolvent les structures sociales et le reste de la population de toute responsabilité. En effet, pour elle, nous portons tous une part de responsabilité dans l’existence d’injustices « structurelles », dont aucune personne en particulier n’est coupable, mais à la reproduction desquelles nous participons tous à des degrés divers, par nos habitudes de consommation, nos stratégies résidentielles, nos choix de fréquentation… Cette responsabilité est une responsabilité politique, et en l’appuyant sur une idée de « connexion sociale » (social connexion), IMY montre comment elle ne s’arrête nullement aux frontières de nos Etats-nations ou de nos zones de libre-échange, mais fonctionne bien à une échelle mondiale. La théorisation de la responsabilité qu’elle propose évite de faire de l’injustice un processus « naturel », sans acteurs, mais évite également d’en faire une « faute » imputable à certains acteurs en particulier, en exonérant totalement les victimes et le reste de la société ; c’est un appel à chacun d’entre nous à participer à des actions collectives pour réformer les structures qui produisent de l’injustice.

Une partie du propos d’IMY est ancrée dans la culture et le vocabulaire juridique anglophone, et de ce fait certaines nuances de ses analyses risquent d’échapper au lectorat francophone (notamment les termes très importants de liability et d’accountability, que le français ne peut rendre que par… responsabilité, ou des périphrases qui n’en rendent pas tout le poids dans le raisonnement). Mais elle s’appuie sur un grand nombre d’auteurs qui ne sont pas anglophones, ou pas seulement, et notamment sur la distinction opérée par Hannah Arendt entre culpabilité et responsabilité dans son travail sur le procès Eichmann et l’époque nazie en général. IMY en tire plusieurs conclusions sur les différences entre la culpabilité, qui ne peut être qu’individuelle, et la responsabilité, qui est collective ; et sur le fait que la première renvoie à des faits passés, tandis que la seconde est tournée vers l’avenir, et la conduite future à tenir. Désigner des coupables, c’est conduire les gens à se replier de manière défensive ; désigner des responsables, c’est appeler les gens à se mobiliser de manière positive. Elle converge avec Rawls pour dire que c’est la « structure » qui est le sujet de la justice, mais critique sa conception trop restrictive de la structure et la façon dont il l’isole de tout un ensemble de processus sociaux et d’acteurs dont il lui semble indispensable d’étudier les relations ; le chapitre 2, « Structure as the Subject of Justice », explique bien que « the structural processes that tend to produce injustice do not necessarily refer to a small set of institutions, and they do not exclude everyday habits and chosen actions » (p. 70).

Comme elle en a l’habitude, IMY illustre ses propos de manière très concrète, notamment dans son chapitre 2, par l’exemple fictif d’une mère de famille, Sandy, qui se retrouve à la rue avec ses enfants alors même qu’elle a un travail à temps plein. Cet exemple est déployé en détail, avec de nombreux éléments concrets sur le fonctionnement du marché du travail et du marché du logement dans les villes états-uniennes, leur organisation socio-spatiale, pour montrer comment aucun des acteurs que rencontre Sandy ne commet de tort ou de faute morale à son endroit, et comment aucune politique spécifique ne conduit à la priver de logement, pas plus qu’elle n’est elle-même en faute : on ne peut incriminer personne nommément dans la situation de Sandy, et pourtant, elle est victime d’une injustice structurelle pour laquelle, montre IMY, chaque membre de la société porte une part de responsabilité.

C’est avec le même souci d’illustration concrète qu’IMY réfléchit, dans son chapitre 5, « Responsibility without Borders » sur les sweatshops, usines de production (notamment textile) souvent situées dans les pays du Sud et faisant travailler leurs ouvriers dans des conditions indignes, souvent au service de grandes marques de prêt-à-porter internationalement diffusées. Les mobilisations de consommateurs de pays riches, appelant au boycott des marques n’imposant pas à leurs fournisseurs des conditions de travail acceptables, sont un exemple de prise de responsabilité transnationale, et qui appuie ce modèle de « connexion sociale » proposé dans le livre. On pourrait trouver la « connexion » ténue, puisque le consommateur se contente d’acheter, ou non, des habits provenant des sweatshops, mais IMY démontre clairement que ni les directeurs d’usine, ni les autorités publiques des pays où se fait la production, ni même les multinationales commanditaires, ne sont en faute. La responsabilité est partagée, selon elle, entre tous les acteurs du système, et elle propose une formule qui permette d’identifier des degrés de responsabilité, corrélés à l’aptitude à changer la situation : sont responsables en premier lieu ceux qui détiennent du pouvoir, c’est-à-dire la capacité de modifier les structures produisant de l’injustice ; en second lieu ceux qui sont privilégiés, et détiennent des ressources économiques qui leur permettent, par exemple, de refuser d’acheter des produits dont le bas coût est lié à l’exploitation de travailleurs, pour se reporter sur d’autres, fabriqués dans des conditions éthiques ; en troisième lieu, ceux qui ont un intérêt à ce que cesse l’injustice, donc, les victimes de cette injustice (dans le mode de pensée qui consiste à désigner des coupables, les victimes sont dé-responsabilisées, souligne-t-elle, alors qu’elles ont aussi une part de responsabilité : « It is up to them, though not them alone, to broadcast their situation and call it injustice », p. 146) ; enfin, portent également une part de responsabilité ceux qui ont une aptitude à se mobiliser collectivement, syndicats ou organisations qui détiennent les moyens de se mobiliser autour d’une cause donnée (elle cite par exemple les syndicats étudiants états-uniens qui ont appelé leurs universités à ne plus avoir recours aux sweatshops pour produire les maillots de sport de leurs équipes).

Dans son chapitre 6, « Avoiding Responsibility », IMY analyse les différentes stratégies dont nous usons tous pour ne pas faire face à nos responsabilités, dont l’une, en particulier, semble pertinente dans le contexte français : la tendance à considérer que lutter contre les injustices structurelles est du ressort des autorités, des gouvernements ou des organisations internationales, et non des citoyens ou de leurs organisations. A cet argument, IMY rétorque que « what is missing from the ‘It’s not my job—it’s the government’s job’ position is the recognition that the state’s power to promote justice depends on a significant extent on the active support of its citizens in that endeavor » (p. 169).

Le chapitre 7, sur la responsabilité au regard des injustices historiques, comme l’esclavage ou le traitement des Amérindiens aux Etats-Unis, reste malheureusement très peu développé. Mais on retrouve au fil de ce volume moins abouti que les précédents, et pour cause, l’aptitude d’IMY à mobiliser les références philosophiques pour tenir un propos accessible aux lecteurs des sciences sociales et humaines, jamais simpliste dans son analyse de la psychologie des acteurs, toujours argumenté et étayé de faits. Son appel à la mobilisation citoyenne pour la justice a de ce point de vue toute la force d’un « Indignez-vous » en version états-unienne. C’est un beau message posthume qui mérite d’être entendu.

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Odette LOUISET

L’oubli des villes de l’Inde. Pour une géographie culturelle de la ville

Armand Colin, 2011, 296 p. | commenté par : Frédéric LANDY

L’oubli ne représente-t-il pas souvent une injustice ? Même si le livre d’Odette Louiset L’oubli des villes de l’Inde ne contient pas le terme, on peut le lire à la lumière de ce concept.

« L’oubli des villes de l’Inde, c’est l’occultation de l’indianité de la ville » (p.4 de couverture). En voulant tout ramener à un « modèle » de ville fondé sur des types occidentaux, sur des pratiques académiques trop fondées sur l’analyse des formes, la quantification des activités et des populations, et sur une cartographie mal adaptée aux spécificités indiennes, on tend à considérer comme exceptionnel, comme condamnable, comme non viable, tous les espaces urbains, du bidonville (slum) au vieux centre commercial (bazar), en passant par les marges périurbaines : autant de « résidus » au sens statistique, d’espaces « mal intégrés », « informels ». Les conséquences politiques et humaines en sont désastreuses : il suffit de penser à la destruction souvent sans préavis des bidonvilles, dont des chercheurs français comme Véronique Dupont ont révélé les terribles impacts sociaux.

L’ouvrage n’est pas facile à lire. Il s’agit d’un texte pour la HDR (amputé, contraintes éditoriales obligent, du contenu d’Introduction à la ville, publié chez le même auteur). Il souffre de quelques redites. Surtout, dans sa volonté de déconstruire, il prend le risque de dérouter le lecteur sans lui livrer au final de bilan bien clair sur ce que sont urbanité et indianité. Pourtant l’enjeu est là, pour Odette Louiset : faire la part de l’universel et du particulier, et savoir ce qui dans les villes de l’Inde est la part de l’urbanité et la part de l’indianité. Le lecteur comprend que l’urbanité correspond largement à la définition qu’en donne Jacques Lévy (densité et diversité), tandis que l’indianité tient en particulier à la forte inscription spatiale des castes et plus généralement des confessions (hindoues, musulmanes…), ainsi qu’à une histoire sud-asiatique spécifique.

L’urbanité, plaide l’auteur, ne doit pas être confondue avec l’urbanisation, à savoir une vision trop « géométrique » fondée sur le calcul, la statistique, le zonage, le recensement des activités. L’urbanité, que révèle une approche de « géographie culturelle », fait fi des modèles spatiaux couramment utilisés par les chercheurs comme par les aménageurs (occidentaux mais aussi indiens). Ceux-ci se réfèrent tous à un pseudo universalisme – en fait très « européen » – alors qu’il importe de ne pas confondre le concept et le simple « modèle » (au sens d’idéal) : la ville occidentale est peut-être un modèle (contestable) mais assurément pas le concept de « la ville ».

Le lecteur de JSSJ pourra considérer que l’oubli des villes de l’Inde engendre trois types d’injustice spatiale.

Le premier type est d’ordre historiciste. L’oubli des villes de la civilisation de l’Indus par de nombreux historiens, soucieux de décrire la civilisation aryenne comme exclusivement rurale et qui nient tout héritage de la première sur la seconde, est devenu en Inde une question politique brûlante. Bien traité dans l’ouvrage, l’occultation des villes précoloniales, parfois considérées comme des villes trop imparfaites, ou bien (argumentation de Gandhi) comme ne correspondant pas à l’Inde authentique, a eu elle aussi des répercutions politiques une fois l’Indépendance acquise.

La seconde injustice est davantage sociale : c’est celle dont souffrent les millions de personnes qui vivent en bidonville ou dans des quartiers non prévus par le schéma directeur (master plan) censé régir la croissance urbaine. L’oubli de ces quartiers, invisibles aux yeux de beaucoup d’aménageurs et même de politiciens (malgré le suffrage universel), rend légitime ou du moins légale leur destruction, souvent sans indemnisation pour les familles déplacées.

La troisième injustice est à l’origine de la précédente, et le livre en rend fort bien compte. Elle est d’ordre plus scientifique et intellectuel : puisque le concept de ville n’a pas connu suffisamment de déconstruction postmoderne et postcoloniale, l’indianité s’en trouve comme exclue. Non seulement la recherche en études urbaines tout comme les modèles d’aménagement ne peuvent s’adapter à la réalité de l’Inde, mais encore, à l’inverse, l’Inde se trouve empêchée de féconder les études urbaines pour les gauchir, les « provincialiser » (comme dirait D. Chakrabarty) et les faire sortir d’un pseudo universel qui n’est rien d’autre qu’un particulier occidentalisé.

Le livre peut à mon sens être lu ainsi : résoudre la troisième injustice, intellectuelle, permettrait de résoudre la seconde, sociale. Pour cela, explique O. Louiset, il faut savoir manier l’arme du comparatisme. Non pas de simples comparaisons, qui mobilisent « des catégories prêtes à l’emploi », mais un comparatisme qui consiste « à remonter le plus en amont possible pour élaborer l’outil qui sera utilisé pour placer les objets en perspective », relativisant « le caractère culturel de la norme scientifique » (pp.253-4). La « valeur éthique » de ce comparatisme que l’auteur emprunte à Marcel Détienne permettra seule « un regard critique sur ses propres normes » (p.257) et la reconnaissance des différences.

Il faut donc entrer dans la ville par ses marges, comme l’a fait Michel Agier (un ethnologue et non un géographe, habitué donc à « travailler les concepts en les dégageant du modèle », p.256) : par les bidonvilles notamment, peuplés avant tout d’intouchables et de tribaux (il semble à ce propos que l’auteur surestime la proportion de très basses castes dans les slums indiens). On doit dénoncer l’urban planning comme un « illusionnisme politique » (p.198). Il faut quitter une conception géométrique de l’espace et aborder les notions de « voisinage » plutôt que de quartier, considérer celles de « carrefour », d’ « entre-deux », insister sur « l’absence de polarisation par un espace central » (p.269), ou analyser un espace « public » qui se trouve en fait plus souvent « commun » (cas d’une procession hindoue minutieusement décrite à Bangalore).

Tout en combattant l’essentialisme culturel grâce à une érudition d’indianiste soucieuse de rétablir l’historicité et les approches pluridisciplinaires, O. Louiset livre de belles pages sur les castes et les communautés, dont la ville est loin d’avoir fait disparaître les inscriptions spatiales alors même qu’elle peut apparaître éloignée des principes brahmaniques d’organisation de l’espace. L’auteur montre le rôle de l’idéologie ruraliste gandhienne qui ne voyait que la « ville d’importation » (232), analyse longuement l’indianité de Chandigarh pourtant conçue par Le Corbusier, et s’attarde sur Hyderabad, agglomération de 6 millions d’habitants dont elle démonte les différentes lectures (ville duale hindo-musulmane, ville duale coloniale, ville de l’informatique…). Elle a pour finir d’excellents paragraphes sur les conceptions, à toutes les échelles, de l’espace hindou, de l’espace musulman, ou de celle dominante pour le Raj britannique…

Le titre de l’ouvrage (allusion à celui d’un livre de R.P. Droit sur un oubli comparable de la philosophie indienne) est cependant contestable. Oubli des villes de l’Inde ? Mais ce pays est-il la seule victime ? Certes, « l’oubli des villes de l’Inde, comme de bien d’autres, résulte de la projection d’une idée de la ville sur d’autres conceptions, sur d’autres pratiques au point de ne plus les voir » (p.5, c’est moi qui souligne). Mais l’auteur a tendance à ériger l’Inde comme le seul contre-exemple : même si ce pays comptait 377 millions de citadins en 2011, même s’il peut être considéré comme le lieu d’origine des études postcoloniales et « subalternes », le titre de l’ouvrage apparaît comme réducteur. Lagos ou Nairobi ne doivent-ils pas eux aussi être considérés plus en termes de « voisinages » (neighbourhoods) que de quartiers ? O. Louiset fait elle-même des références au Cameroun, à la Chine, et discute assez longuement des villes du Sud… La caste en Inde et l’ethnie en Afrique sont-elles si différentes que la spécificité indienne interdise toute généralisation aux villes du Sud ? Allons plus loin : selon le principe de « qui cherche trouve », un regard postcolonial porté sur les villes du Nord pourrait trouver semblables décentrages et labilités (certes moins dominants, sans doute), et ce, point seulement dans les quartiers d’immigrés. Le constat final ne serait donc pas tant l’oubli des villes de l’Inde, que l’oubli des villes du Sud… ou mieux encore l’oubli de la « géographie culturelle », l’oubli d’une certaine urbanité postmoderne.

Par ailleurs, on peut s’interroger sur le devenir de cette indianité : n’est-elle pas en proie à des processus internes qui la font, par bribes, se rapprocher de cette occidentalité démasquée par l’auteur ? Premier indice, la ville imaginée par les fameuses « classes moyennes » indiennes (en fait une élite sociale) qui, elles, adhèrent souvent aux modèles de la planification urbaine standardisée, recherchant un « entre soi » qui interdit notamment la proximité de bidonvilles : ne représentent-elles pas une indianité nouvelle qui se heurte à celle décrite jusque là par O. Louiset ? Ou bien ne sont-elles qu’un élément de celle-ci, dans une Inde « émergente » en train d’inventer de nouveaux modèles contrastés ? Second indice, malheureusement moins exceptionnel qu’il peut paraître : la ségrégation renforcée (subie autant que recherchée) à base religieuse dans les villes touchées par de récentes émeutes interconfessionnelles – Bombay, Ahmedabad… Là, la limite, la frontière, voire même le mur, entre « quartiers » spatialement délimités, tendent à détruire les « voisinages » en devenant des protections face à un Autre qu’on considère comme ennemi potentiel et qu’il faut donc fuir en s’installant dans des espaces homogènes religieusement. Ces deux exemples tendent à montrer que l’entre-deux, le carrefour, le voisinage sont les éléments très menacés d’une indianité qui évolue vers des sous-espaces urbains socialement ou religieusement homogènes à une échelle de plus en plus vaste.

Un dernier mot. En refermant le livre, le lecteur de JSSJ aura pu y trouver, indirectement soulignée, l’importance du rôle du comparatisme, et plus simplement de la comparaison, dans l’analyse des justices et injustices. Déclarer qu’il y a injustice, n’est-ce pas toujours, implicitement ou pas, comparer ? Soit l’on compare deux espaces entre eux, l’un pouvant alors apparaître plus avantagé que l’autre. Soit l’on compare un espace à un modèle (ou à un concept, peu importe ici), celui-ci pouvant être un modèle scientifique comme un code juridique – et l’espace pourra alors apparaître en situation d’injustice par rapport à la législation, ou aux droits de l’homme, ou à l’éthique, etc. Indirectement, l’ouvrage d’Odette Louiset nous conduit donc à discuter du rôle de la comparaison dans la définition des injustices. L’oubli des villes de l’Inde est une injustice pour l’indianité parce qu’on se refuse trop souvent à comparer le modèle indien de la ville à celui prévalant en Occident. C’est aussi une injustice pour les Indiens eux-mêmes – du moins ceux des espaces « marginaux » – parce qu’on se refuse à comparer leur urbanité à celle des espaces ou pays plus « développés ».

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Martha C. NUSSBAUM

Capabilités, Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?

Paris, Climats, 2012, 303 p. | commenté par : Bernard BRET

Martha C. Nussbaum ouvre son dernier livre par une question simple : Qu’est-ce que les gens sont réellement capables de faire et d’être ? Question facile ? Question complexe, en réalité, qui tire son intérêt de sa complexité elle-même, en phase avec la complexité de la vie humaine. L’objectif est en tous les cas clairement posé : prendre les capabilités  comme base d’un nouveau paradigme pour mieux approcher le développement humain. Martha C. Nussbaum, dont on sait la proximité de pensée avec Amartya Sen,  fait de cette approche une contre-théorie alternative aux théories dominantes et en particulier à l’approche traditionnelle des performances socio-économiques par le PIB.

Dans Femmes et développement humain, l’approche des capabilités, Martha C. Nussbaum avait présenté Vasanti, jeune femme pauvre du Gujerat (Union Indienne) pour montrer comment la vie d’une personne peut être contrainte, limitée, amputée en quelque sorte, et comment aussi il y a moyen de remédier à semblable injustice. C’est de nouveau, ici, Vasanti et son histoire à la fois tragique, émouvante et encourageante,  qui conduit à poser des questions fondamentales. Son exemple permettant, a contrario, de définir les capabilités comme un ensemble de possibilités de choisir et d’agir (ce que, précisément, ne peut pas faire une personne analphabète, dans la gêne matérielle et dépendante des autres), l’auteur identifie les capabilités qu’elle tient pour centrales (dix, parmi lesquelles la vie, la santé et l’intégrité du corps, mais aussi l’exercice des sens, de l’imagination et de la pensée…)   et qui, à sons avis, constituent l’essentiel des droits humains.  A ce titre, elles devraient être prises pour base des législations des Etats, quelle que soit la culture du lieu. Même si elle se distingue de John Rawls et le critique sur plusieurs points, Martha C. Nussbaum rejoint ainsi une notion rawlsienne : l’approche des capabilités est une doctrine exclusivement politique qui aspire à être l’objet d’un consensus par recoupement (p. 129). Ces capabilités sont combinées, c’est-à-dire qu’elles se consolident mutuellement et qu’inversement une atteinte portée à l’une fragilise les autres. Elles portent sur des points considérés comme essentiels. C’est, selon l’auteur, le fait d’assurer à tous un niveau acceptable de ces capabilités (les seuils de capabilité), et, ce faisant, d’affirmer la dignité de chacun, qui établit une justice minimum.

Considérer comme possible un consensus par recoupement autour de capabilités tenues pour centrales conduit logiquement à réfléchir sur la diversité culturelle et à confronter la réalité des Etats-Nations avec la nécessaire justice mondiale… un problème d’échelle qui doit attirer l’attention des géographes.  Martha C. Nusbaum réfute que l’universalisme serait nécessairement la diffusion de valeurs occidentales aux dépens des autres cultures et soutient que l’idée des capabilités permet d’articuler l’universel et le particulier. Parce que cette articulation est nécessaire, il faut que les Etats se reconnaissent des devoirs non seulement intérieurs, mais aussi extérieurs. Martha C. Nusbaum fait ici une objection pertinente à John Rawls : comment penser la justice en termes d’universalisme et privilégier dans le même temps le cadre national, au risque de s’y enfermer ?  A cette critique, il faut bien reconnaître que John Rawls n’a pas répondu d’une façon vraiment convaincante dans son livre Le droit des gens. L’idée d’un Etat mondial est-elle pour autant souhaitable ? Non, selon Martha C. Nussbaum, parce que  la souveraineté est un bien humain important qui serait difficilement compatible avec la diversité de la planète. S’y ajoute un argument original, d’ordre pratique : si, sans intervention militaire directe,  la solidarité des Etats démocratiques peut aider les citoyens d’un Etat qui n’est plus démocratique, que deviendrait un tel processus dans l’hypothèse d’un Etat mondial tombé dans la tyrannie ? La pluralité des Etats serait donc pour leurs populations respectives une garantie démocratique réciproque.

S’interrogeant sur les racines philosophiques de l’idée de capabilités, Martha C. Nussbaum en voit l’origine chez les penseurs de l’Antiquité grecque : Socrate et sa maïeutique, Aristote et l’importance qu’il donne à la possibilité de choisir, les stoïciens et leur idée de droit naturel lié à la dignité de la personne reconnue comme détentrice d’une capacité morale. C’est donc une tradition ancienne qui a conduit d’autres, plus tard, à penser le bonheur humain comme la possibilité pour chacun de développer ses aptitudes et à dire l’organisation politique la plus propre à cet effet. Plusieurs, passés à l’histoire comme des libéraux, Adam Smith, Thomas Paine et John Stuart Mill sont du nombre, plaidaient dans ce sens pour une forte intervention de l’Etat en faveur des classes pauvres, l’aide matérielle à leur apporter et l’éducation à assurer à leurs enfants… Il y aurait donc quelque abus de la part des libertariens d’aujourd’hui à se réclamer d’auteurs qui prônaient explicitement l’intervention des pouvoirs publics  dans les questions sociales. L’important reste de savoir comment la théorie des capabilités peut constituer une approche de la justice sociale de base (p. 247). Martha C. Nussbaum y consacre le dernier chapitre qui confronte le thème des capabilités à certains  problèmes contemporains. Sa réflexion porte sur de multiples questions : l’inégalité et la pauvreté, le genre, le care, l’éducation, le respect des minorités, l’environnement, et même nos relations avec les animaux (les animaux non humains, pour reprendre son expression) en tant qu’ils sont des êtres sensibles dotés eux aussi de capabilités. Elle montre que tous ces thèmes peuvent être mis dans une perspective unifiée par la théorie des capabilités. Elle montre surtout comment une telle démarche aide, selon les termes mêmes du sous-titre de son ouvrage, à créer les conditions d’un monde plus juste.

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