Forever Young : lectures situées

| commenté par : Frédéric Dufaux | Philippe Gervais-Lambony | Claire Hancock

Iris Marion Young, décédée prématurément en 2006, laisse une oeuvre théorique considérable et dont beaucoup d’aspects semblent extrêmement pertinents aux géographes soucieux.ses des relations entre justice sociale et espace. Dans ce texte, nous essayons de montrer quels traits de cette œuvre nous semblent contribuer à cette actualité, et comment nous nous en saisissons dans nos réflexions sur les villes contemporaines et les formes d’injustice que nous y identifions.

Ces lectures sont situées, dans le sens où nous savons que ce qui nous parle le plus dans les écrits de Young n’est pas nécessairement ce qui semblerait le plus novateur, ou important, à des spécialistes de philosophie politique ; nous assumons donc une sélectivité disciplinaire, en nous autorisant à saisir dans son œuvre ce qui éclaire le mieux pour nous la dimension spatiale des injustices.

Ces lectures sont situées aussi parce que nos lectures de Young sont de véritables rencontres, marquées d’une émotion que nous assumons. Avec Iris Marion Young, pour beaucoup de celles et ceux qui ont participé aux réflexions sur la justice spatiale au sein du collectif constitué autour de la revue JSSJ, il s’est passé quelque chose de cet ordre. C’est-à-dire que s’est établie une forme de connivence avec une personne, à travers ses écrits, en même temps que se révélaient des apports théoriques majeurs.

On peut se demander pourquoi une telle chose arrive. Dans le cas de Young, découverte par les géographes par le biais d’une réflexion sur le concept de justice spatiale, ou avant cela par ses travaux sur le féminisme, ou encore par des intermédiaires à la lecture de textes de David Harvey ou de Neil Smith, nous avons affaire à des textes de philosophie politique qui sont parole humaine, ici et maintenant. C’est une chose rare : engagement dans le concret de luttes, ancrage dans l’expérience personnelle, clarté absolue du propos, toujours, force de conviction, application systématique du théorique au réel et recherche de solutions se combinent à une extraordinaire capacité à transformer le regard porté sur la société, à faire changer de point vue théorique.

C’est donc un échange, certes inégal (parce qu’évidemment à sens unique quoi qu’on puisse en ressentir), avec une personne que nous avons développé avec Young. Il nous semble pour au moins trois raisons de fond. Pour les géographes que nous sommes, impossible de ne pas être sensibles au fait que les textes de Young, parce qu’elle les veut « applicables », impliquent une réflexion sur l’espace : « social relationships defined by location that have consequences for democracy and justice are not only metaphorical […] Space itself matters. Few theories of democracy, however, have thematized the normative implications of spatialized social relations » (2000, p. 198). Il y a chez Young, plus précisément, un intérêt direct pour l’espace urbain en tant qu’il serait le fondement de l’idéal-type d’une société juste. Et ce n’est pas par hasard non plus que l’on tombe en amour pour des textes dans lesquels les appels à la sensibilité et au plaisir sont si fréquents : plaisir de la ville, plaisir de la circulation dans l’espace urbain (ce que Young appelle la qualité érotique de l’urbain) qui peut aussi évoquer les textes d’une autre grande militante à la parole libre, Jane Jacobs. Ajoutons, et c’est lié, que pour des chercheurs de sciences sociales travaillant sur la base de travaux qualitatifs, la mise en question du « paradigme distributif » est essentielle : si l’on s’accorde sur ce point, c’est que les approches strictement quantitatives ne peuvent se suffire à elles-mêmes. Enfin, pour des auteurs francophones, quelle libération que de lire des textes si clairement « engagés » ! Engagés au sens où ils balayent toute inquiétude de neutralité et d’objectivité scientifique et, plus même, nous rappellent sans cesse que, toujours, on parle d’un point de vue situé, que jamais on ne peut être extérieur ni surplombant.

Cette déclaration d’amour étant faite, nous proposons ici quelques développements sur les trois ouvrages les plus immédiatement importants pour nous : Justice and the Politics of Difference (1990) ; Inclusion and Democracy (2000) ; Responsability for Justice (2011).

Bien sûr, les liens entre ces trois ouvrages et le reste de l’œuvre d’Iris Marion Young sont organiques : sa pensée chemine et va en s’approfondissant d’un ouvrage à l’autre, dans un jeu d’harmoniques et de correspondances. Ses textes se répondent, précisant sa pensée ou donnant des éclairages, parfois décalés (ainsi, on comprend mieux Justice and the Politics of Difference [1990] en lisant le recueil On Female Body Experience [2005]). Un des fondements de cet enrichissement progressif, c’est la capacité de Young de se nourrir de pensées autres, et d’avancer avec ces lectures. Sans doute, la présence de nombreuses lectures dans une écriture de sciences sociales, en particulier dans le domaine anglophone est devenue extrêmement banale pour nous, et parfois même étouffante. La particularité des lectures de Young : ce sont des lectures en empathie, qui nourrissent sa propre écriture, et sur lesquelles elle revient longuement, comme dans un dialogue amical sur le temps long, en identifiant points d’accord et points de désaccord, mais aussi points d’approfondissement possibles de la réflexion de la personne qu’elle discute. Même dans des passages dans lesquels elle formule un désaccord important, elle constate souvent aussi, en parallèle, des apports de la réflexion avec laquelle elle diverge pour sa propre réflexion.

Il en résulte une écriture qui ne s’affiche pas du tout comme l’établissement d’une pensée radicalement en rupture mais plutôt comme une polyphonie, comme une discussion amicale à plusieurs voix (animée par de forts points de désaccord). D’une certaine façon, dans son écriture, Iris Marion Young donne corps à sa réflexion sur la « théorie morale féministe », avec la remise en question d’une expérience spécifiquement masculine des relations sociales, qui valorise la compétition et les accomplissements individuels isolés : « female experience of social relations, arising both from women’s typical domestic care responsabilities and from the kinds of paid work that many women do, tends to recognise dependance as a basic human condition » (Justice and the Politics of Difference, p. 55). La figure de l’autrice / de celle qui fait autorité apparaît donc volontairement ouverte aux voix qu’elle invite et qu’elle écoute. Les démonstrations de Young sont, volontairement, issues de ce tissage et du dialogue avec ces voix multiples.

Face à cette richesse et cette pensée vivante, nos lectures ne prétendent donc pas à l’exhaustivité, mais se veulent des incitations à lire, et utiliser, Young en géographie et études urbaines, tant sa pensée apporte de clés utiles pour répondre à nos questionnements. Nous ne discuterons ici que de trois façons dont l’œuvre de cette grande autrice contribue à des débats contemporains et fournit des réponses à des interrogations issues de nos recherches empiriques.

La première, c’est son élaboration théorique des « visages de l’oppression » et la réflexion sur la différence qui la sous-tend : si ses travaux des années 1990 nous parlent si directement aujourd’hui, c’est parce que nombre des débats qui ont eu lieu en Amérique du Nord dans les dernières décennies du XXe siècle sont aujourd’hui centraux en France. L’accent qu’elle place sur la « structure » comme « sujet de la justice » permet de sortir les formes de l’oppression du cadre des relations interpersonnelles ou des relations entre groupes pour mettre en évidence leur caractère systémique.

Le second aspect qu’aborde ce texte, c’est la façon dont Young a travaillé le contexte urbain comme lieu d’expression des enjeux de la justice : c’est en effet une caractéristique de son travail que de ne pas rester dans l’abstraction, mais de se nourrir d’une implication active dans les enjeux sociaux de la société dans laquelle elle s’inscrivait, et de lectures approfondies de travaux de sciences économiques et sociales sur la ville. C’est ainsi qu’elle aborde les questions de différence en ville, les enjeux de la ségrégation résidentielle et ceux de l’établissement de démocraties locales qui résonnent dans toutes les aires urbanisées aujourd’hui.

Enfin, dans le prolongement de son travail de réflexion féministe et toujours dans des contextes citadins, Young s’est plongée dans les expériences différenciées de l’espace, depuis l’échelle du corps jusqu’à celle de la région urbaine, que peuvent faire des catégories différentes, femmes, personnes âgées… Sa pensée permet d’inscrire pleinement dans le politique ces différences parfois lues comme biologiques ou affaire d’essence, mais aussi de proposer une pensée de la responsabilité de chacun, question, aujourd’hui heureusement de plus en plus reconnue comme majeure par les sciences sociales et humaines, d’éthique de la recherche.

 

Justice et différence : poser les bases en 1990

 

L’ouvrage de Young de 1990 est un choc. Il pose les bases d’une pensée de la société qui connaîtra des échos immenses, il inverse nos perspectives et interroge vigoureusement nos idéaux républicains. Parce qu’il déboulonne radicalement ce que Young appelle le « paradigme distributif » : à partir de là, il n’est plus possible de penser l’injustice seulement en termes de distribution matérielle inéquitable. En même temps, le même ouvrage démonte aussi l’idée selon laquelle qui que ce soit pourrait être en position surplombante de dire ce qui est juste : le juste ne peut être que dialogique. Enfin, plus possible non plus de raisonner seulement en termes d’individus (reproche que Young fait à la théorie de John Rawls) : la définition de Young porte sur les dominations et les oppressions de groupes sociaux parce que, simplement, l’individu isolé n’existe pas. Dès lors, l’injustice est la domination en cela qu’elle empêche certains groupes de faire des choix, ou l’injustice est l’oppression en cela qu’elle empêche certains groupes d’acquérir les moyens mêmes de faire ces choix. Toute oppression est en même temps domination, en revanche la domination n’implique pas forcément l’oppression. Cette dernière peut prendre cinq formes (qui peuvent se combiner) qui, quoique désormais bien connues, méritent qu’on les rappelle ici :

– l’Exploitation. Liée au système capitaliste, elle correspond à l’oppression des classes sociales défavorisées, non pas seulement parce qu’elles ne bénéficient pas d’une redistribution équitable des revenus de leur travail, mais aussi parce qu’elles sont exclues des processus de prise de décision, des choix individuels de vie et de la reconnaissance de leur identité collective.

– la Marginalisation. Elle concerne ceux qui ne sont pas inclus dans le fonctionnement de la société, notamment du monde du travail. Ces exclus de la vie sociale (vieux, mères célibataires, sans logis, sans emploi ni espoir d’en trouver un…) perdent le respect de soi, même s’ils bénéficient d’une redistribution économique qui leur permet de survivre.

– l’Absence de pouvoir – Powerlessness. Elle désigne l’oppression de ceux qui, indépendamment des questions de redistribution économique, sont exclus de toute prise de décision, soit sur leur lieu de travail, soit dans leur espace de vie en général.

– l’Impérialisme culturel. Il diffère des trois premières formes d’oppression car il n’est pas directement lié aux rapports au travail ou dans le travail. C’est le processus par lequel un groupe est rendu invisible : « the universalisation of a dominant group’s experience and culture, and its establishment as the norm » (Young, 1990, p. 59, traduit par nous). Il passe par la désignation comme « autre ». Le groupe qui subit cette oppression est donc défini de l’extérieur, dans le même temps il est rendu invisible et stéréotypé.

– la Violence. Il ne s’agit pas de la violence individuelle, mais de celle faite à un groupe. Plus précisément, ce n’est pas la violence en soi qui constitue une oppression, mais le fait qu’elle devienne une « pratique sociale » envers certains groupes sociaux, pratique éventuellement considérée comme acceptable (dans le cas des femmes tout particulièrement, mais aussi bien sûr des minorités en général) parce qu’elle est simplement la conséquence de l’appartenance au groupe.

À partir de là, on définira une situation comme injuste quand un groupe est victime d’au moins une de ces formes d’oppression, aucune n’est strictement de l’ordre du distributif… Peut-il exister une société où ces formes de domination et d’oppression seraient absentes ? Young s’efforce de répondre à cette question dans le dernier chapitre de Justice and the Politics of Difference : selon elle une telle société pourrait se déployer, idéalement, dans un espace citadin. Et c’est dans ce chapitre que l’on trouve sans doute l’expression la plus forte de la relation de Young à la ville, une ville utopique ?

 

Young et la ville : « City life as an openness to unassimilated otherness » (1990, p. 227)

 

Fondamentalement Iris Marion Young est une « citadine ». D’ailleurs, les luttes sociales auxquelles elle participe sont urbaines. Les questions qu’elle pose, en termes de justice sociale, concernent centralement les espaces urbanisés. Et comme elle le dit elle-même, son point de départ est la ville nord-américaine : « normative reflection arises from hearing a cry of suffering or distress, or feeling distress oneself. The philosopher is always socially situated » (1990, p. 5).

Cette articulation entre réflexion normative et écoute attentive de la souffrance ou de la détresse, l’œuvre d’Iris Marion Young en offre un exemple saisissant avec un retour sur un épisode brutal de son histoire familiale, qui est aussi l’occasion d’une réflexion sur la capacité émancipatrice de la grande ville. L’« Interlude » du texte « House and Home » (On Female Body Experience, recueil de 2005 : « Interlude: My Mother’s Story » [p. 133-136]) restitue cette expérience fondatrice. Ce texte est éclairant par sa dimension autobiographique, et saisissant par la restitution du caractère oppressif et normalisateur du voisinage de banlieue de la fin des années 1950. Iris Marion Young y narre l’histoire de sa mère, jeune veuve dans les suburbs du New Jersey, après le décès soudain de son époux, qui la laisse seule avec trois enfants (dont Iris Marion). Sa mère, toute à la douleur du deuil (et aussi plus intéressée par les livres et la vie créative que par les tâches ménagères) est rapidement considérée comme une « mère indigne » par ses voisins intrusifs, parce qu’elle néglige sa maison. Elle se voit retirer ses enfants, puis, après un début d’incendie, connaît même la prison : « The dream of a house in the suburbs became my mother’s nightmare » (p. 133) (« Le rêve d’une maison en banlieue est devenu le cauchemar de ma mère » [notre traduction]). Il y a là des pages d’une grande force sur l’expérience de l’oppression au quotidien par un voisinage bien-pensant, qui impose brutalement son mode de vie comme seul normal. La libération vient (après, pour les enfants, plus d’un an en foyer puis en famille d’accueil) grâce au départ vers la grande ville : l’émancipation de la mère et la reconstitution du foyer sont assurées par le retour dans New York : « the safe indifference of New York City » ! Une grande ville qui libère, par la possibilité de l’indifférence, et de la coexistence de normes et de comportements profondément différents, sans intrusion.

On comprend peut-être mieux, dès lors, pourquoi la ville chez Young tient deux rôles. Elle est à la fois l’espace par excellence où pourrait de réaliser matériellement la justice sociale (Justice and the Politics of Difference) et l’espace par excellence où elle n’est pas réalisée (chapitres sur la ségrégation d’Inclusion and Democracy). À 10 ans d’écart ces deux textes se répondent. Plus précisément est détaillée en 2000 ce qui est ébauché en 1990 : une proposition de gouvernement urbain respectueux des différences. En même temps, Young, d’un texte à l’autre, fonde une vision ambivalente de l’urbain : il est l’idéal possible jamais atteint, il est l’espace de la pire ségrégation.

Nous trouvons donc chez Young : une définition de la vie citadine (city life) idéale ; une définition de la ségrégation comme injuste et de l’agrégation affinitaire comme juste (d’où un apparent paradoxe qu’elle résout avec l’idée de « differenciated solidarity ») ; une proposition de gouvernement de la ville tenant compte des échelles métropolitaines.

La ville citadine idéale pour Young est « a form of social relations which I define as the being together of strangers… » (1990, p. 237). Mais elle doit permettre aussi l’existence de « communities » affinitaires. Les caractères de la ville dans laquelle pourrait se déployer cette vie citadine idéale sont :

– la différenciation sociale sans exclusion ;

– la variété des usages de l’espace ;

– l’érotisme (c’est-à-dire le plaisir de l’expérience concrète de la différence par la rencontre avec l’autre) ;

– l’existence de l’espace public (condition des contacts entre individus et groupes différents).

Certes. Mais cette ville n’existe pas, en tout cas pas dans les États-Unis au moment où Young écrit, elle le sait : c’est au contraire une ville où se dressent murs et séparations, de plus en plus… Et Young sait aussi que son idéal-type peut être totalement incompris ou détourné, et c’est bien souvent ainsi que l’entendent des lecteurs francophones peu habitués à penser la société en termes de groupes sociaux différenciés : en quoi la ville qui respecte des espaces « communautaires » n’est-elle pas, justement, la ville ségréguée ?

D’où, en 2000, une interrogation centrale pour Young : qu’est-ce qui distingue une situation de ségrégation injuste d’une situation de différenciation juste ? Comment déterminer si la différenciation socio-spatiale est volontaire ou imposée ? Young s’appuie sur un autre des auteurs favoris de JSSJ, Peter Marcuse, elle reprend la distinction qu’il propose entre l’enclave (volontaire, affinitaire) et le ghetto (imposé). Mais comment faire la différence entre l’un et l’autre, donc entre « residential clustering » et « residential segregation » dans une ville multiculturelle ? Young, méthodiquement, propose des critères. On pourra déterminer que l’on a affaire à un espace ségrégué si : sa population est discriminée quand elle cherche à se loger ailleurs ; si l’espace est stigmatisé par les autres citadins ; si l’on observe un départ du quartier des citadins du groupe dominant ; si l’on note une faiblesse des investissements publics et privés dans le quartier ; quand les services urbains sont de faible qualité ou absents. Mais la question de la ségrégation reste une difficulté, reflet spatial de la difficulté à traiter de la question des groupes sociaux « affinitaires ». En effet, l’application de la reconnaissance des groupes affinitaires fait courir le risque d’une justification de la ségrégation spatiale, de la même manière que dans le social elle fait courir le risque d’une acceptation du communautarisme.

À cela s’ajoute, enfin, un problème d’échelles, avec ce que Young appelle un dilemme normatif : la grande échelle (quartier) permet la démocratie, la petite échelle (métropolitaine) est nécessaire à la démocratie. Cela conduit à se poser des questions similaires à celles de Nancy Fraser sur le « qui » de la justice (voir le texte qui est consacré à Nancy Fraser dans la présente rubrique « JSSJ a lu ») : envers qui est-on dans une « relation de justice » ? Cela conduit aussi Young à élaborer un modèle de gouvernance qui combine les deux échelles, pour une « décentralisation décentrée » qui permet à la fois l’autonomie et la négociation.

À ce point de sa réflexion, dans Inclusion and Democracy, Young semble penser la ville en termes de groupes sociaux-spatiaux (assez proches des classes socio-spatiales d’Alain Reynaud). Mais, malgré l’importance accordée à l’espace, elle ajoute que la réflexion sur les groupes sociaux ne peut pas s’y limiter, que le territorial n’épuise pas la question. En effet, comment prendre en compte les groupes transversaux (femmes, enfants, etc.) et comment les intégrer au modèle de gouvernance ? Young propose de sortir de cette difficulté en mobilisant une notion d’échelle que l’on pourrait dire aterritoriale : « the scope of the polity […] ought to coincide with the scope of the obligations of justice which people have in relation to one another because their lives are intertwined in social, economic, and communicative relations that tie their fates » (2000, p. 229). D’où la solution finalement proposée de « decentred decentralization » et « relational autonomy ». C’est-à-dire : autonomie de l’échelle locale mais possibilité pour les autres territoires et groupes affectés par des décisions locales de se manifester pour demander à négocier ces décisions. Ceci est fondé sur la reconnaissance d’une « relation de justice ». Il faut donc créer des mécanismes qui permettent ces communications, c’est le rôle du gouvernement métropolitain, qui ne doit pas être hiérarchiquement « au-dessus » mais permettre les articulations entre territoires locaux. En conséquence, il faut un double mode de représentation au niveau métropolitain : représentation de chaque territoire local, mais aussi de chaque groupe transversal (femmes, jeunes, etc…). Dès lors, les décisions locales ne sont pas prises qu’en considération de leurs conséquences locales mais aussi des conséquences sur les autres territoires.

Cette volonté têtue d’Iris Marion Young de proposer toujours, malgré les difficultés théoriques, des options politiques et des horizons d’action, est très caractéristique de la dimension éthique et politique de son œuvre, dimension dont le terme de « responsabilité » est celui qui rend le mieux compte. Il est dès lors tout à fait légitime que son livre posthume, publié en 2011, soit intitulé Responsability for Justice, et légitime aussi pour nous de conclure le présent texte en évoquant cet ouvrage qui à nouveau mobilise des réflexions sur les injustices « urbaines » pour proposer des avancées théoriques.

 

Justice et responsabilité : une affaire qui nous concerne

 

Le deuxième chapitre de Responsibility for Justice est intitulé « Structure as the subject of justice » et consacré à l’explicitation de ce qu’est l’injustice structurelle. Young y part du cas de Sandy, une jeune mère de famille isolée, qui se retrouve à la rue avec ses enfants, pour expliquer qu’il s’agit d’une forme d’injustice dans laquelle on ne peut identifier ni un individu qui serait « coupable » du tort qui lui est fait, ni une politique précise qui l’aurait causé. Iris Marion Young opère alors un détour par l’analyse des marchés du logement dans les villes états-uniennes (en entrant très précisément dans les enjeux liés aux coûts du foncier, aux marchés financiers, à la régulation des loyers, aux zonages, aux règles sur les densités de construction…), l’asymétrie entre propriétaires et locataires, la déconnexion entre l’offre et la demande de logement : en d’autres termes, elle prend la production de l’espace urbain comme illustration de ce qu’est la « contrainte objective », tout un cadre normatif et légal, auquel s’ajoutent des structures sociales qui apparaissent comme des faits sociaux échappant aux individus. Ces « faits sociaux » sont, en l’occurrence, la position de classe et de genre de Sandy, qui détermine son parcours, le type d’emploi auquel elle a accès, le fait qu’elle se retrouve avec la charge d’enfants… mais aussi tout un ensemble de normes sociales partagées quant à ce qui constitue un quartier « sûr » pour élever des enfants, qui viennent de la classe moyenne mais que des personnes plus défavorisées comme Sandy ont internalisées également.

Dans cet exemple, la ville sert de métaphore pour la « structure » : sa configuration reflète à la fois une somme de choix individuels et de préférences collectives (où construire, où habiter, où faire ses courses, comment se déplacer…), tout un ensemble d’actions individuelles qui toutes additionnées (re)produisent la structure. L’exemple illustre aussi ce que Young appelle les conséquences non voulues (« unintended consequences ») : cette somme d’actions individuelles conduit à un résultat qui n’est souhaité par personne (une famille qui se retrouve à la rue), dont personne n’est coupable, mais qui est injuste (car il ne peut être juste que, dans une société riche, une personne se trouve dans une telle insécurité). Et ce résultat a, comme la ville, tout l’aspect d’un fait concret, sur lequel personne n’a de prise, un héritage d’une multiplicité de choix passés qui prend forme matérielle dans une structure (qui peut apparaître indépendante de ces choix, et extérieure à toute intentionnalité). Mais, et c’est le propos de Responsibility for Justice, tout.e membre de cette société (tout.e habitant.e de cette ville) participe à en (re)produire la structure, et donc détient une part de responsabilité individuelle.

Young appuie son raisonnement sur un grand nombre de travaux d’économistes et de sociologues travaillant sur l’urbain, et ne sous-estime pas la dimension spatiale de ce qu’elle décrit : c’est parce que le type d’emploi que Sandy est susceptible d’occuper se trouve, dans une ville états-unienne, dans une lointaine périphérie qui n’est pas desservie par les transports en commun, qu’elle est obligée d’investir dans l’achat d’une voiture, et se trouve par là même privée du dépôt de garantie pour louer un nouveau logement. Tout en apportant des élaborations conceptuelles précieuses, Young nourrit sa pensée des apports empiriques d’autres disciplines, et d’un souci minutieux du réel et des mécanismes socio-spatiaux à l’œuvre. C’est cette qualité qui rend son travail éminemment pertinent pour des géographes ou spécialistes de la ville, qui n’ont pas à la suivre dans un registre d’abstraction excessive, juste à travailler pour recontextualiser et adapter ce qu’elle écrit à des contextes urbains où les mécanismes sont différents.

La pensée d’Iris Marion Young s’avère également politiquement utile pour réfléchir sur les injustices : c’était déjà le cas avec Justice and the Politics of Difference, son classique de 1990, où elle avait déjà posé l’idée de la violence systémique, bien distincte de la violence interpersonnelle. Comme elle l’explique à nouveau dans l’ouvrage de 2011, une personne qui commet un tort à notre endroit (mensonge, manque de respect…) ne commet pas pour autant une injustice. L’injustice vient de structures qui permettent que ces torts soient commis en toute impunité, une société qui normalise certaines formes de mépris et de violence, un système judiciaire qui ne sanctionnera pas, par exemple, une violence policière commise à l’encontre d’une personne racisée, ou qui minorera la gravité d’un viol.

Mais le message, important, est bien aussi que ces structures ne sont pas totalement extérieures aux actes individuels, les personnes impliquées ont une prise sur elles, et donc la responsabilité de se mobiliser, à leur échelle, par les moyens dont elles disposent, pour changer ces états de fait injustes. Elle s’inscrit donc en faux contre une certaine forme d’apathie qui pourrait venir de la désignation de la structure comme sujet de la justice, qui ne dégage en rien des responsabilités individuelles de faire quelque chose ; son propos n’épargne pas non plus la complaisance qu’il peut y avoir (et nous chercheur.e.s ne sommes pas à l’abri de cela) à se contenter de désigner des coupables (le néolibéralisme, le gouvernement, le méchant propriétaire qui met une famille à la rue…) sans envisager notre complicité éventuelle (quel.le universitaire pourrait certifier que ses stratégies résidentielles ne participent pas de logiques de gentrification, par exemple ?).

Ces réflexions sont importantes aujourd’hui pour nous, en France, dans un contexte où les enjeux de la différence et les formes de domination des minorités ont longtemps été passées sous silence ou discréditées sous couvert d’universalisme. Cette situation explique comment notamment les organismes officiels chargés de la lutte contre le racisme persistent à dépeindre le racisme comme une disposition individuelle, quelque chose qui se joue dans l’interpersonnel, plutôt que de reconnaître son caractère structurel – ainsi, traiter les difficultés d’accès au logement ou à l’emploi des personnes racisées comme étant le fait d’une poignée d’individus racistes occulte l’ampleur structurelle de ce qui produit de la ségrégation et de la pauvreté. Cela permet aussi de se voiler la face sur le fait que chacun.e d’entre nous, indépendamment de ses intentions ou de sa volonté personnelle, peut être indirectement bénéficiaire de structures racistes, sexistes ou classistes, et donc avoir une part de responsabilité pour modifier ces structures (à bien distinguer, donc, d’une quelconque culpabilité susceptible d’être sanctionnée par le système judiciaire).

L’exemple de la ville fonctionne particulièrement bien ici parce qu’il permet de mettre en évidence les interrelations et ce que Young appelle les connexions sociales : les choix individuels, nos habitudes et actions quotidiennes, affectent les autres habitant.e.s d’un même espace urbain, à cause de cette coprésence au sein d’un même espace. Mais elle montre aussi comment ces connexions se nouent également à d’autres échelles, y compris l’échelle mondiale, puisque les choix opérés par des consommateurs de pays du Nord ont des impacts sur les modes de production et conditions de travail de producteurs de pays du Sud : ces consommateurs ont une responsabilité, car ils ont la possibilité d’acheter autrement, de préférer les habits produits dans des conditions correctes, par des travailleur.se.s majeur.e.s et correctement rémunéré.e.s, au lieu de bénéficier indirectement de conditions de production s’apparentant à de l’exploitation, et qui font peu de cas de la santé ou de la sécurité des employé.e.s. De même, ces responsabilités s’étendent dans le temps : ainsi, il importe de reconnaître une responsabilité historique des sociétés esclavagistes, ou des sociétés américaines qui ont massacré et spolié des populations amérindiennes, et de tenter de réparer concrètement ces torts constamment reproduits dans des injustices sociales toujours vives.

Un appel à la responsabilité qui peut servir ici de conclusion à ces quelques pages ; c’est aussi un appel à rester, toujours, forever, « young », projet utopique, clin d’œil joyeux que nous sommes convaincus qu’Iris Marion Young aurait volontiers partagé avec l’alias de Robert Zimmermann.

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Nancy Fraser : pour une conception de la justice spatiale au-delà des oppositions binaires

| commenté par : Philippe Gervais-Lambony | Claire Hancock | Sophie Moreau

Le présent texte fait partie d’un ensemble issu de séances de séminaire organisées par la revue JSSJ en 2016 et 2017. Il s’agissait d’échanger sur les lectures des membres du comité de rédaction et du conseil scientifique, dans le cadre d’une démarche qui caractérise notre collectif : mobiliser des textes ne traitant pas directement d’espace, venant de la philosophie politique ou de la philosophie morale, pour penser leurs possibles applications sur des questions spatiales, théoriques et/ou empiriques. Ici nous proposons trois lectures de textes de Nancy Fraser, chacune est suivie d’un exemple d’application sur un terrain ou objet de recherche (texte en italique).

Nancy Fraser est l’une des autrices majeures de la philosophie politique contemporaine. Ses textes, d’une écriture limpide, claire et pédagogique, développent des interrogations qui sont au centre de nos débats sur une certain nombre d’oppositions qu’elle met d’ailleurs en cause : universel/singulier (diversité) ; socio-économique / culturel ; distribution / reconnaissance / procédural ; individuel/collectif.

Nous nous appuierons ici, successivement, sur trois textes dont la chronologie permet aussi d’ébaucher une meilleure compréhension de l’évolution d’une pensée : « Rethinking Recognition », New Left Review, 3, 2000 | Qu’est-ce que la justice sociale, La Découverte, 2005, chapitres 2 et 3 | « Abnormal justice », chapitre 4 de l’ouvrage Scales of Justice, Columbia University Press, 2009.

 

« Rethinking Recognition », New Left Review, 3, 2000.

Fraser présente dans cet article trois piliers ou dimensions de la justice mais qui n’ont pas tou-te.s le même statut : la dimension économique (redistribution), la dimension « culturelle » (terme que j’utilise faute de mieux, il n’est pas de Fraser, qui parle de reconnaissance) et la dimension politique (la parité de participation).

Selon Fraser la question de la redistribution a été « déplacée » ou « évincée » en Amérique du Nord au cours des années 1970 par l’émergence de revendications dites « identitaires » : mouvement de demande de « reconnaissance » des minorités, Afro-américain.e.s, femmes, homosexuel.le.s, etc. Outre que ce déplacement pose problème en soi (si un certain « culturalisme » évince totalement les enjeux économiques de la justice), il s’est révélé très opportun pour le libéralisme triomphant des Reagan et autres Thatcher.

Autre conséquence problématique : ce qu’elle qualifie de problème de la réification des identités, leur essentialisation, et le fait que parlent en fait au nom des minorités certaines élites bien spécifiques qui s’arrogent le droit de « dire » l’identité mais occultent les relations de pouvoir au sein des groupes (une classe moyenne afro-américaine surtout masculine dans le cas du mouvement pour les Civil Rights, des femmes blanches de classe moyenne ou supérieure dans le mouvement féministe, les gays plutôt que les lesbiennes ou trans parmi les LGBT, etc.). À cela s’ajoute la difficulté, pour les groupes dominés, de se dire alors que le langage a été forgé par les dominants et que c’est l’ensemble du vocabulaire qui sert à désigner les dominés qu’il faudrait resignifier pour renverser le stigmate.

La critique que porte Fraser à ces « identités » telles que mises en avant par les discours tendant à demander leur « reconnaissance », c’est qu’elles sont pensées sur le modèle de l’identité individuelle, et sur un mode psychologique : or cela pose problème de passer d’une conception de la reconnaissance d’une identité individuelle à la reconnaissance d’une identité de groupe. Cela comporte aussi le risque de faire apparaître le « déni de reconnaissance » (misrecognition) comme quelque chose qui se joue dans les relations interpersonnelles (par exemple l’injure raciste, sexiste ou homophobe d’un invididu envers un autre) alors que ce sur quoi Fraser insiste, c’est la dimension institutionnelle et structurelle de ce déni de reconnaissance.

Au total, Fraser renvoie « culturalisme » simpliste et « économisme » simpliste dos-à-dos en montrant bien qu’on ne peut penser l’un à l’exclusion de l’autre, et que chacun est susceptible de conduire à des dérives si l’on fait abstraction des imbrications étroites du culturel et de l’économique dans la constitution des injustices sociales.

Pour dépasser ce dualisme, la solution que propose Fraser est de penser le « troisième pilier » de la justice, la « parité de participation » : elle insiste sur le déni de reconnaissance comme déni d’un statut de « partenaire à part entière de l’interaction sociale » à certains groupes constitués comme inférieurs de manière institutionnalisée (donc pas seulement dans le discours et les représentations). On peut appliquer cette idée dans la recherche urbaine par exemple en considérant les processus de consultation pour le réaménagement d’un espace public : il s’agit alors non seulement de se demander qui participe ou qui ne participe pas (et avec quelles chances d’infléchir la formulation d’un projet), mais de se demander qui est a priori exclu du débat car considéré comme illégitime à s’exprimer et construit comme indésirable (les SDF, dealers, prostitué-e-s, jeunes…).

Quand Fraser parle de « repenser » la reconnaissance, il s’agit de la penser non comme reconnaissance d’une identité (« modèle identitaire ») mais comme reconnaissance d’un statut de partenaire égal (« modèle statutaire ») ; il s’agit donc d’un mode de « reconnaissance universaliste » dans le sens où ce qu’il s’agit de reconnaître, ce n’est pas une spécificité, mais un statut d’égal. Pour elle, ce « modèle statutaire » englobe et subsume les questions de redistribution et de reconnaissance—donc la reconnaissance des « effets de normes et significations institutionnalisées sur le statut relatif des acteurs sociaux ».

Fraser souligne que le processus de la reconnaissance est aussi divers que les formes de discrimination ou de subordination statutaire peuvent l’être : dans certains cas, il suppose de rendre visible une différence occultée et passée sous silence (exemple des gay prides), dans d’autres cas de réfuter une supposée différence et extraordinaireté, et dans d’autres encore de mettre en évidence la spécificité inavouée du groupe des dominants qui ont souvent construit un universel à leur image (la figure censément neutre du citoyen comme homme blanc de classe moyenne hétérosexuel, etc.).

 

Le cas de la « discrimination territoriale »

Parmi les illustrations/applications possibles des idées de Fraser à des questions spatiales/urbaines, on pense au travail effectué sur la notion de « discrimination territoriale » (Hancock, Lelévrier, Ripoll, Weber 2016). Idée lancée par des élus communistes de Seine-Saint-Denis, qui avaient décidé de surfer sur la vague montante de la législation anti-discrimination en France, elle a permis de faire inclure dans cette législation l’interdiction légale de la discrimination en raison du lieu de résidence, en janvier 2014. Quand on lit les projets de loi déposés par ces élus, il y a visiblement une double discrimination ou injustice qui est dénoncée : le sous-équipement en services publics, la sous-dotation de leurs territoires (aspect redistributif, sur lequel ils interpellent les pouvoirs publics) et la stigmatisation des communes de banlieue dans les médias et les discours politiques (aspect de « reconnaissance »). Pour eux, il s’agit clairement de s’inscrire en faux contre l’idée de territoires « hors normes », exceptionnels, marqués par la violence, l’anomie, etc. ; et de demander l’application des politiques de droit commun (services de transport, de sécurité, d’éducation, etc.) à proportion de leur population et de leurs besoins (donc « modèle statutaire », pas de demande d’un statut d’exception mais juste de politiques de droit commun). On a cru pendant un temps que cette idée de discrimination territoriale serait « la montagne accouchant d’une souris », avec la mise en place d’un droit de recours individuel contre les refus de service (refus de crédit bancaire, de paiement par chèque, etc., en raison d’une résidence dans un DOM ou une commune défavorisée). Mais dans les faits, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, a alerté la commission des lois de l’Assemblée qui l’auditionnait (en février 2015) sur le levier que constitue cette notion de discrimination territoriale pour des groupes organisés qui l’utilisent pour interpeller les ministères (exemple du mouvement des Bonnets d’Âne, groupement de parents d’élèves de Seine-Saint-Denis, qui dénoncent comme discrimination territoriale la sous-dotation de leurs établissements, et la situation structurelle de non-remplacement des enseignant.e.s absent.e.s).

 

Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, 2005, chapitres 2 et 3.

On retrouve dans ce recueil de textes traduits en français les grandes idées et notions récurrentes chez Nancy Fraser. Mais on peut aussi suivre l’évolution de sa pensée d’un texte à l’autre. Pour préciser brièvement ces grands idées :

– initialement, Fraser propose une approche « bidimensionnelle » de la justice sociale : « une conception bidimensionnelle de la justice sociale qui maille les revendications légitimes d’égalité sociale et les revendications légitimes de reconnaissance » (p. 43). C’est-à-dire que toutes les situations d’injustice devraient être examinées sous les deux angles : socio-économique, culturel. On les placerait alors sur un « axe d’injustice » (ou « axe d’oppression »), avec à une extrémité les injustices sociales et à l’autre le déni de reconnaissance et constaterait que toutes sont sur cet axe mais plus ou moins proche de l’une des deux extrémités.

– la notion de parité de participation, apparaît plus tard, présentée comme un outil nécessaire pour définir l’injustice : c’est la non-parité dans la participation à la vie sociale et citoyenne qui signale une injustice. Ce n’est donc pas exactement d’abord un troisième « pilier » mais la prise en compte d’une dimension politique de la justice. On verra plus loin dans la présentation de l’ouvrage Scales of Justice que Fraser évolue encore à la fin des années 2000 et ajoute une quatrième dimension à l’injustice, le misframing (dimension qui peut être interprétée en termes spatiaux comme une inadéquation scalaire quand les citoyens n’ont pas accès au bon niveau pour porter leurs revendications).

– l’ensemble du raisonnement s’appuie sur une définition des formes de domination dans les sociétés contemporaines : inégalité de distribution / déni de reconnaissance. Parce qu’il existe toujours deux catégories de groupes sociaux : les groupes statutaires (hiérarchie genre, race, religion, ethnie…) ; les classes sociales.

Dans le recueil, par distinction, les désaccords de Fraser avec les autres grands auteurs (aux exceptions, notables, de Rawls et Sen) de philosophie politique sont explicités : culturalisme (Taylor) ; économisme (marxisme) ; dualisme substantialiste (Walzer) ; anti-dualisme déconstructiviste (Young). La contradiction la plus difficile à saisir à mon sens est celle qui s’établit entre Young et Fraser. Elle porte centralement sur la distinction entre deux catégories de groupes sociaux que Young nierait, ce qui revient à refuser l’idée de deux natures de la domination. Pour Fraser juge que c’est une incompréhension de la complexité des sociétés capitalistes contemporaine.

On peut faire ici trois propositions pour mobiliser les textes de Fraser sur les questions spatiales :

– une injustice spatiale (par exemple la ségrégation socio-spatiale) peut-elle être placée sur l’axe d’injustice ? La question est-elle économique ou de reconnaissance ou les deux ? On pourra montrer que les deux à la fois. Avec toutes les conséquences directes sur les propositions politiques.

– peut-on considérer l’espace comme une dimension de l’injustice ? On peut faire l’hypothèse qu’un « axe d’injustice » ne suffit pas mais que la place dans l’espace (localisation) peut être une troisième dimension qui ajoute une autre nature d’injustice.

– à partir de là, ne devrait-on pas croiser les deux natures d’injustice de Fraser avec les différentes dimensions de l’espace de Lefebvre ? C’est-à-dire ne pas voir seulement l’espace comme étendue mais comme lui même complexe.

 

La petite histoire de Dunnottar, un cas sud-africain d’applicabilité des travaux de Nancy Fraser

Dunnottar est un quartier de l’aire métropolitaine d’Ekurhuleni, situé à l’extrême Est de la province du Gauteng. Le 14 mai 2007, se tient une séance du Development Tribunal, instance métropolitaine qui juge les différents sur les questions d’aménagement urbain, pour examiner la plainte de l’association des résidents de Dunnottar contre un projet métropolitain de construction d’un ensemble de logements sociaux appelé John Dube Village. Dunnottar, quartier naguère réservé aux blancs ou quelques rares familles noires de la classe moyenne sont venues s’installer, est composé de 1 400 maisons individuelles construites après la Seconde Guerre mondiale. John Dube Village sera situé sur un terrain agricole racheté par l’autorité métropolitaine, à 800 mètres au sud de Dunnottar, dans le cadre d’un programme d’éradication des quartiers précaires, il est prévu la construction de 1 286 logements pour reloger les habitants d’un quartier informel.

Les habitants de Dunnottar sont représentés par le président de l’association de quartier et un avocat. Face à eux, les élus locaux et « entre » eux les fonctionnaires métropolitains, le responsable du service planning et l’avocat de l’autorité métropolitaine. Tous vont jouer le jeu « post-apartheid » et pas une seule fois la question raciale ne sera évoquée. L’avocat des résidents de Dunnottar mobilise des arguments de deux ordres. Premièrement, le processus démocratique n’a pas été respecté car les habitants n’ont pas été consultés, malgré leurs demandes répétées, dans le cadre de la « démocratie participative », sur le projet qui pourtant les affecte car il est démontré, disent-ils, que la construction de logements sociaux va provoquer une baisse des prix immobiliers à Dunnottar. Deuxièmement, les familles qui seront logées à John Dube Village vont se trouver dans une localisation périphérique, loin de tout lieu d’emploi, c’est donc aussi pour les défendre qu’il faut lutter contre ce projet. Bref, les résidents de Dunnottar dénoncent une double injustice : non-prise en compte de leur avis dans le processus de décision (déni de reconnaissance), construction d’un ghetto qui n’améliorera pas la situation de citadins pauvres (inégale distribution).

La défense de la forme urbaine de l’apartheid (c’est bien de cela qu’il s’agit) fait intervenir aussi de nombreuses questions d’échelles. Le quartier de Dunnottar est rattaché à une circonscription électorale dont l’essentiel se trouve assez loin par delà des espaces non-bâtis dans le township de Duduza. L’élu local, en conséquence, est accusé de se préoccuper seulement de son électorat noir. Les habitants de Dunnottar revendiquent donc la reconnaissance de leur identité minoritaire dans une ville dont il est désormais reconnu le caractère multiculturel. À l’inverse, les élus membres du development tribunal argumentent sur l’importance de l’échelle métropolitaine : John Dube n’est qu’un élément du programme de lutte contre le logement informel à l’échelle d’Ekurhuleni. Cet exemple illustre les imbrications de conceptions différentes du juste et de l’injuste (procédural ou redistributif, culturel ou économique) et de l’échelle à laquelle il faut examiner ces questions. Et dans le même temps, les principaux intéressés, victimes ou bénéficiaires, sont absents : celles et ceux qui seront « déplacés » dans le nouveau quartier, qui les représente ? Ils sont minorité économique, à ce titre ils bénéficieront d’une redistribution sur laquelle ils ne seront pas consultés. En d’autres termes, un bel exemple d’une politique de redistribution qui renforce plus qu’elle n’atténue le déni de reconnaissance…

 

« Abnormal Justice », in Nancy Fraser, Scales of Justice, New York, Columbia University Press, 2009, chapitre 4.

Scales of Justice joue sur le double sens du mot scales : les plateaux de la balance, et les échelles territoriales. Dans le chapitre « Abnormal Justice », Nancy Fraser cherche à penser la justice sociale à l’heure de la globalisation, du déclin de l’État wetsphalien, de la contestation de l’hégémonie américaine, et de la progression du néolibéralisme.

Dans ce contexte, plusieurs normes de justice entrent en concurrence. Par normes Fraser entend des présuppositions implicites et consensuelles de ce que doit être la justice sociale. Elles constituent une grammaire de justice, qui rend intelligibles les revendications et le traitement des injustices. Selon Fraser, les normes dominantes privilégiaient le paradigme distributif de la justice dans le cadre de l’État-Nation. Mais elles sont de plus en plus contestées, créant une situation de « justice abnormale », situation à la fois négative car elle conduit à des débats stériles, et positive parce que potentiellement source de nouvelles conceptions du juste. Le conflit porte sur trois nœuds :

– l’enjeu de la justice : est-ce un problème de distribution socio-économique, un problème culturel ou une question de participation politique ?

– le sujet de justice : qui subit l’injustice, qui est en droit de réclamer ?

– l’exercice de la justice : comment traiter les injustices ?

Ces désaccords créent un nouveau type d’injustice, dit de misframing. Ce « mauvais cadrage » résulte de la domination de certaines normes, sans prendre les autres en compte, ou du fait que l’injustice n’est pas posée à la bonne échelle. Ainsi, la trame wetphalienne de l’organisation politique mondiale ne permet pas aux populations pauvres des pays du Sud de s’adresser à ceux qui perpétuent des injustices transnationales. La prédominance de l’État comme échelle de justice ramène les problèmes au niveau des arènes nationales, ce qui assure l’immunité des responsables de l’injustice (États plus puissants, spéculateurs, investisseurs, ou structures de gouvernance de l’économie globale).

Pour que la prolifération des désaccords ne paralyse pas la justice, il faudrait construire de nouvelles normes. Mais la normalisation risque d’écraser prématurément des expressions inédites de justice. Fraser cherche donc un modèle alternatif qui réunisse les meilleurs aspects de la justice normale (l’intelligibilité des revendications et l’opérationnalité du traitement des injustices), et de la justice abnormale (la révélation d’injustices, et le débat sur les normes). Elle retient dans ce but trois principes normatifs fondamentaux. Le premier est la parité de participation à la vie sociale et politique, qui prend donc alors le pas sur les dimensions distributives et culturelles de la justice. Pour délimiter le périmètre de justice, elle retient le all subjected principle : tous les sujets d’une structure de gouvernance, État ou organisme supra ou infra-national, ont le droit d’exiger un traitement juste de la part de cette structure. Enfin, la démocratie représente pour Fraser le meilleur principe de fonctionnement des institutions.

 

La justice « abnormale », pour comprendre la justice environnementale

L’idée de justice abnormale donne une vision dialectique de la justice. Considérée ainsi, la justice est l’effort constant de tendre vers une situation plus juste, en construisant des normes, mais tout cadre politique, social, conceptuel, et territorial de justice est aussi générateur d’injustices, et sera à son tour contesté, pour construire de nouvelles normes.

En matière de justice environnementale, ce double processus est particulièrement visible, et les injustices de misframing sont légion, parce que les problèmes environnementaux sont transcalaires. Or le traitement des injustices socio-environnementales est le plus souvent réalisé au niveau de l’État, du local, ou du global, mais aborder l’imbrication des différents niveaux. Ainsi, le maintien de la trame wetsphalienne peut générer des injustices. Que les États-Unis, second émetteur de gaz à effet de serre, se désengagent des accords de Paris sur le climat mondial, et se faisant contribuent à dégrader l’environnement mondial pour les vivants et les générations futures est injuste. Il n’existe pas d’arène globale pour débattre des choix américains, ni d’institutions pour contraindre les États-Unis à réduire leurs émissions, ce qui ne permet pas de traiter cette injustice. On voit aussi émerger de nouvelles normes de justice environnementale, à valeur globale et transcalaire : comme les biens communs, tels le climat, la biodiversité, l’eau, ou de façon éco-centrée, les « droits de la terre-mère ». Ces principes sont de plus en plus utilisés par les militants altermondialistes, qui y voient une façon de réunir les préoccupations écologistes, la défense des populations les plus pauvres des Suds, dépendantes des écosystèmes, la qualité de vie des populations des Nords, et les générations futures.

À une échelle locale et nationale, l’étude d’un mouvement paysan anti-extractiviste à Madagascar en (dans le village de Soamahamanina en 2016), illustre ce processus de normalisation/dénormalisation. On y retrouve la contestation des échelles de pouvoir. Ce mouvement est en effet né de la revendication des habitants de négocier les conditions d’implantation d’une société chinoise d’extraction de l’or dans leur commune. La critique portait sur l’État, à la fois faible et corrompu, et sur sa législation minière et environnementale laxiste qui permet de contourner les populations locales. Les habitants ont réclamé la réactivation d’une structure de gouvernance communautaire traditionnelle fondée sur la réunion des conseils villageois locaux, et représentés en fédération. Mais, la mise en place d’une arène locale-globale (paysans-entreprise) risque de causer une nouvelle injustice de misframing, en court-circuitant l’État, elle empêche un traitement des injustices socio-environnementales à une échelle intermédiaire cruciale sur les plans politiques sociaux et écologiques : celle de l’État.

Ce mouvement s’est réapproprié certaines normes construites à l’échelle globale, telle la biodiversité comme bien commun, dont ils seraient les meilleurs défenseurs. Il s’agit là d’une réappropriation idéologique paradoxale, car les paysans malgaches sont habituellement considérés comme des destructeurs de la biodiversité. Ils ont aussi réclamé le traitement socio-économique des injustices socio-environnementales : loin de s’opposer au capitalisme minier, la société locale entend tirer le meilleur parti de son implantation en négociant avec l’entreprise concernée des mesures de prévention des dégradations environnementales, de compensations des privations (terres agricoles perdues compensées par des loyers élevés versés par l’entreprise minière), et de développement local.

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Liberté, capabilité, échelles : une lecture critique d’Amartya Sen

| commenté par : Bernard Bret | Frédéric Landy

Liberté, égalité, justice, mais aussi entitlement et « capabilité »… Amartya Sen manie dans ses travaux tout aussi bien des concepts très généraux – souvent certes en les redéfinissant – que des notions plus personnelles qui sont parfois des néologismes. Le prix Nobel d’économie 1998 est suffisamment connu, notamment pour ses travaux sur l’économie du bien-être, pour qu’il soit peu utile de donner ici un compte-rendu classique de ses ouvrages. Un choix différent a donc été fait : une lecture transversale de son œuvre et une réflexion critique à partir de quelques mots-clés regroupés par thèmes. Leur articulation leur donne sens, les valide et montre la cohérence de l’ensemble qu’ils constituent. Elle peut aussi, parfois, met en évidence leur fragilité. Plusieurs points, en effet, méritent examen. Doit être discuté le positionnement anti-rawlsien adopté par Sen quand il critique une approche de la justice considérée comme transcendantale et qui ne correspondrait pas aux réalités empiriques. Il y a lieu, aussi, de s’interroger sur les apports réciproques entre le travail empirique de Sen dénonçant les inégalités dans le monde et son approche théorique (Bénicourt 2007). En quoi ces deux approches sont-elles vraiment complémentaires ?

Du coup, se pose la question des échelles géographiques pour articuler sa théorie des capabilités des individus avec les approches classiquement fondées sur des statistiques – à l’échelle des régions et des pays.

 

Liberté, capabilité, développement

Le développement figure sans conteste parmi les notions essentielles discutées par Sen. S’il peut être approché par la notion de bien-être, il est d’abord un processus d’expansion des libertés réelles dont jouissent les individus (Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, p. 18) ou, autrement formulé, un processus intégré d’expansion des libertés substantielles (idem, p. 18). La liberté, une autre valeur essentielle, a donc une valeur intrinsèque, une « valeur d’existence », et par ailleurs une valeur instrumentale, ce que Sen résume en ces termes : « la liberté apparaît comme la fin ultime du développement, mais aussi comme son principal moyen » (idem, p. 10). Le terme est souvent mis au pluriel et enrichi d’un qualificatif : il s’agit de « libertés réelles et de libertés substantielles », précision qui introduit à un autre mot-clé, celui de « capabilité ». La capabilité désigne la liberté réelle ou substantielle de faire quelque chose. Elle est donc la liberté dont jouit effectivement un individu. Elle doit être distinguée de la capacité qui serait la liberté formelle de faire quelque chose : si j’ai le droit de faire quelque chose, c’est une capacité, laquelle ne devient capabilité que si j’ai aussi le pouvoir de faire cette chose. Ce pouvoir de faire quelque chose introduit la notion de fonctionnement pour désigner les choses qu’une personne peut aspirer à faire ou à être : des états et des actions (beings and doings). Sen résume sa façon de voir en disant que « l’approche par les capabilités s’intéresse en dernière analyse à l’aptitude à réaliser des combinaisons de fonctionnements valorisés » (L’idée de justice, p. 286).

En affirmant que le développement ne peut exister sans la liberté, Sen aide, après d’autres, à distinguer clairement le développement de la simple croissance économique. On sait qu’il a contribué, aux côtés du Pakistanais Mahbub ul Haq, à mettre au point l’Indicateur de développement humain (IDH) aujourd’hui reconnu sous ses multiples déclinaisons comme la mesure la plus significative de la qualité de vie des populations. Ce faisant, il s’est démarqué de l’approche dominante en économie consistant à réduire l’individu à l’homo œconomicus. L’économie ne faisant pas le tout de l’existence, Sen refuse l’idée classique du choix rationnel selon laquelle les choix de l’individu seraient dictés par son intérêt matériel et lui seul. L’homo œconomicus n’existe pas, ou alors, s’il existe, il est un « crétin rationnel » parce qu’il se prive lui-même des nombreux biens non matériels qui vont dans le sens de la qualité de la vie. C’est d’ailleurs ce que disaient déjà certains utilitaristes éloignés de la conception étriquée de l’existence qu’on leur reproche parfois à tort : Adam Smith qui soutient l’idée que l’altruisme est source de bonheur dans son ouvrage Théorie des sentiments moraux, et John Stuart Mill qui s’est personnellement engagé pour l’intervention de l’État en faveur des plus pauvres.

Tout est-il pour autant limpide dans ces articulations entre liberté et développement ? Non, car l’extension que Sen donne aux termes ici examinés nuit à la robustesse du raisonnement. Ainsi en est-il du mot « liberté ». Sen décline la liberté substantielle dans sa dimension instrumentale en cinq domaines : les libertés politiques, les facilités économiques, les opportunités sociales (l’éducation, la santé), les garanties de transparence (contre la corruption), la sécurité protectrice (c’est-à-dire la protection contre les effets négatifs de la conjoncture économique). Appeler liberté ce qui est un droit, pour souligner qu’il s’agit d’une liberté réelle, c’est tout de même prendre le risque d’un certain flou. Si l’on voit bien ce que désigne la liberté politique, on voit moins bien en quoi, par exemple, la protection contre les aléas de la conjoncture économique, évidemment nécessaire, constitue à strictement parler une liberté, sauf à combiner le mot avec « capabilité ». N’est-ce pas sinon confondre cause et conséquence ? Il est bien vrai que les crises économiques, lorsqu’elles réduisent leurs victimes à la misère les privent de certaines capabilités : leur liberté formelle ne peut se concrétiser dans le pouvoir de faire. Le vocabulaire employé pour dire cette évidence prête à confusion quand Sen critique en la matière la position de Rawls. Selon lui, la priorité absolue que Rawls donne à la liberté irait trop loin car elle pourrait faire concurrence à d’autres libertés comme la liberté de manger à sa faim. La liberté de se nourrir est effectivement bafouée pour qui n’a pas de quoi produire ou acheter son alimentation, mais la liberté dont parle Rawls dans son premier principe de justice n’est pas la liberté des libertariens ! Elle découle de la valeur intrinsèque des personnes et n’autorise quiconque à priver autrui de nourriture. Dans le chapitre 5 de L’idée de justice, Sen dit impossible de penser la liberté des uns sans penser la liberté des autres. Cela est entendu, mais opposer cette assertion à la pensée de Rawls est tout à fait vain.

La notion de capabilité elle-même peut donner matière à débat lorsque Sen la confronte à ce que Rawls désigne par « biens premiers ». On sait que, dans la terminologie rawlsienne, les biens premiers sont ceux dont les hommes, en tant qu’êtres rationnels, souhaitent disposer en priorité. Or, selon Sen, « les capabilités peuvent juger les avantages globaux de personnes différentes mieux que les biens premiers » (L’idée…, p. 360). Et Sen d’appuyer sa démonstration en faisant valoir qu’un même revenu n’ouvre pas les mêmes capabilités chez quelqu’un en bonne santé et chez quelqu’un de malade. N’est-ce pas une controverse quelque peu stérile ? Rappelons que Rawls établit une distinction entre les biens premiers naturels – la santé et les talents – et les biens premiers sociaux qui, eux, ne doivent rien à la nature et tout à l’organisation de la société : le revenu, la considération sociale, l’exercice des droits, l’estime de soi, la liberté. Il est donc clair que la justice selon Rawls ne se réduit pas à la justice distributive. La critique de Sen selon laquelle les biens premiers « ne sont pas précieux en eux-mêmes, mais parce qu’ils peuvent contribuer… à la réalisation de ce qui a de la valeur à nos yeux » (L’idée…, p. 310) est-elle alors fondée ? Critiquer les biens premiers au nom des capabilités, c’est-à-dire des pouvoirs d’agir, c’est largement jouer sur les mots : il suffirait de traduire revenu par pouvoir d’achat pour que le revenu apparaisse effectivement comme un moyen au service d’une valeur qui le dépasse. De plus, Rawls ne prétend pas qu’avec le même revenu un malade disposerait des mêmes capabilités qu’un homme en bonne santé. Il inscrit au contraire la santé parmi les biens premiers et, dans son principe de réparation, il fait obligation de corriger autant que faire se peut l’injustice dont sont victimes ceux que le hasard a fait naître invalides ou fragiles devant la maladie.

 

Égalité, démocratie : quelle conception de la justice ?

Sen a dénoncé les inégalités et a fait avancer d’une façon décisive la réflexion en la matière. L’inégalité homme/femme est sans doute le thème qui a le plus marqué l’opinion publique depuis la parution de son article sur les femmes « manquantes » : montrer, données démographiques à l’appui, que la planète compterait environ cent millions de femmes de plus si le sort à elles réservé était identique à celui fait aux hommes, voilà qui a mis à nu une injustice criante et révélatrice de beaucoup d’autres.

Dénoncer les inégalités, c’est faire référence implicite à une conception de l’égalité. Sen refuse en la matière la position des utilitaristes. Pour ces derniers, l’objectif n’est pas de viser l’égalité, mais la maximisation des utilités, c’est-à-dire des éléments de plaisir, quelle que soit leur répartition entre les membres du groupe. Bien qu’affirmant au départ que chaque individu vaut autant que n’importe quel autre, l’utilitarisme ne se soucie pas de justice distributive sauf à considérer que la maximisation des utilités constitue le meilleur principe de distribution. C’est faire le pari risqué que l’égalité de tous dans l’accès au droit devrait spontanément garantir que les inégalités restent acceptables. En cohérence avec le libéralisme économique qui fait confiance à une main invisible pour arbitrer au mieux et à l’avantage de chacun les intérêts des partenaires sociaux, l’utilitarisme considère que viser l’utilité maximum n’est pas incompatible avec une distribution où chacun aura sa part. Afficher pareil optimisme a-t-il pour objectif de conférer à la compétition sociale et à l’inégalité une apparence d’équité ? Il n’est pas interdit d’émettre cette hypothèse. Sen, quant à lui, constate que l’égalité de traitement faite aux partenaires sociaux et découlant de leur égalité initiale n’aurait de sens que si tous les individus avaient des goûts identiques et tiraient d’un même bien la même utilité, ce qui n’est pas. Dit autrement, les besoins varient d’un individu à l’autre, de sorte qu’une égalité traitant de façon identique des personnes qui ont des goûts différents n’est pas, selon Sen, une véritable égalité. Surtout, fonder l’importance morale sur la seule utilité, c’est réduire à bien peu la vie humaine et c’est donc se comporter en crétin rationnel ! Au nom de la diversité des êtres humains, Sen réfute, contre Rawls, l’idée d’une égalité comprise comme un accès égal aux biens premiers, parmi lesquels la liberté, au motif que ces biens n’auront pas les mêmes effets chez tous les individus. Il préfère donc s’intéresser à leurs conséquences et, parce que « l’égalité des biens est loin de garantir l’égalité des capabilités », il voit plutôt l’égalité comme « l’égalité des capabilités de base » (Éthique et économie, p. 211).

Plus importante et plus dérangeante, une question fondamentale reste sans réponse : l’égalité, même entendue dans le sens que lui donne Sen, se confond-elle avec la justice, ou bien les deux notions entretiennent-elles des relations plus complexes ?[1]

Pour Sen, comme pour Rawls, du principe d’égalité découle dans l’ordre politique le principe démocratique. La démocratie étant liée aussi à la liberté des personnes, il n’est pas surprenant que Sen lui attribue, comme il le fait pour la liberté, une valeur d’existence – la démocratie est un bien en soi – et une valeur instrumentale – la démocratie est un instrument pour la production d’autres biens ayant une valeur. Sans anticiper sur ce qui sera dit plus loin des famines ni mentionner l’expérience que Sen en a eue comme spectateur dans son enfance, il est ici nécessaire de souligner le lien qu’il établit entre la démocratie et l’absence de famine : dans un régime démocratique respectueux des libertés publiques et de la liberté de la presse, les pauvres peuvent défendre leur droit à la nourriture et les journaux dénoncer la disette comme une injustice qui appelle l’intervention des pouvoirs publics. D’autres avant lui avaient montré que la faim était davantage un problème de répartition que de niveau de production, mais c’est bien à Sen qu’il revint de faire du problème alimentaire un problème directement politique. Quand on connaît la terrible insécurité alimentaire de la démocratie indienne, où règne pourtant la liberté de la presse, et où le taux de participation électorale est très élevé, notamment chez les pauvres et les analphabètes, on comprend l’insistance de Sen à distinguer « une conception de la justice centrée sur les dispositifs et une autre centrée sur les réalisations » (L’idée…, p. 45). Une telle opposition est pour lui fondamentale : sinon, avec le contre-exemple de l’Inde, c’est toute sa théorie sur le lien entre famine et absence de démocratie qui peut s’écrouler ! Il critique ainsi l’institutionnalisation à tout prix des droits (p. 453) : incidemment, le National Food Security Act voté en Inde en 2013 lui donne raison car cette loi, qui fixe dans le marbre un droit à l’alimentation, n’est pas sans conséquence régressive dans certains États qui étaient plus généreux dans leurs systèmes régionaux d’aide alimentaire que ce que définit le nouveau texte.

La valeur instrumentale de la démocratie se vérifie plus généralement pour le développement si l’on retient qu’elle est la figure collective de la liberté. Sur ce point, Sen critique l’idée de valeurs asiatiques – loyauté à la famille et obéissance à l’État – qui autoriseraient à bafouer la liberté et soumettraient les personnes à une discipline collective accélérant le processus de développement. Certes, l’expérience de certains États d’Asie imprégnés de confucianisme a pu le faire penser, et c’est d’ailleurs à Lee Kuan Yew, ancien Premier ministre de Singapour qu’est due cette hypothèse. Mais la relation causale entre l’autoritarisme et la croissance n’est pas établie, et, par définition, cette croissance n’est pas un développement puisqu’il lui manque une composante essentielle : la liberté. Espérer que cette croissance engendre des besoins qui se traduisent ensuite par une aspiration à la liberté, cela ne vaut pas démonstration que le processus soit juste ni qu’une étape initiale serait nécessaire où la liberté constituerait une entrave plutôt qu’une condition du mieux-être. La démocratie n’est donc pas un luxe réservé aux pays riches, et Sen de rappeler que ce système n’est pas l’exclusivité de l’Occident. Dans le texte intitulé d’une façon on ne peut plus explicite La démocratie des autres, il remarque qu’en Inde, l’empereur moghol Akbar organisait son État sur les idées de tolérance et de pluralisme, et cela en 1590… dix ans avant que Giordano Bruno ne soit brûlé vif à Rome pour non-conformité de sa pensée avec le dogme. De même, une Constitution d’inspiration libérale a été inventée au Japon par le prince Shotoku en 604, bien avant la Magna Carta qui verra le jour en Angleterre en 1215. En d’autres termes, si les formes occidentales de la démocratie ont bien été inventées dans la Grèce antique (la délibération, le vote) et se sont consolidées dans des structures institutionnelles ayant pris valeur quasi normative dans une partie du monde, il ne faut pas en conclure que la démocratie elle-même serait l’exclusivité du monde dit occidental.

 

Universalisme, intuitionnisme, comparatisme : quelles limites à la raison ?

Sen nous alerte contre le « localisme » (L’idée…, p. 478) que dénonçait déjà Adam Smith : l’infanticide des fillettes ou la peine de mort avec exécution publique apparaissent très naturelles dans certains pays, alors que la comparaison avec l’extérieur permet d’enrichir la pensée et de s’abstraire d’opinions enracinées dans un pays ou une culture. Ces comparaisons peuvent être conduites à plusieurs échelles : mondiale tout d’abord, quand il réfute comme on l’a vu des valeurs « asiatiques » distinctes de l’« Occident » ; ou quand il compare l’Inde et la Chine, pour mettre en lumière l’intérêt de véritables politiques de santé publique et d’éducation primaire dans le cas chinois, qui contraste avec la maintien de la pauvreté en Inde (où les morts de faim se révèlent finalement plus nombreux que ceux du Grand Bond en avant, voir Drèze et Sen 1989). Le comparatisme vaut également à l’échelle régionale, pour souligner par exemple l’avance du Kerala sur les autres États de l’Inde, pour des raisons semblables à celle de la Chine. Mais le fait de comparer dans l’espace ne veut pas dire que l’espace soit un mot-clé chez Sen. Il peut refléter des injustices. Mais jamais il n’est un outil pour réparer des injustices, ou un facteur pour en engendrer. En particulier, on n’a pas vu Sen relever des rapports de domination entre espaces, alors que le Kerala profite de l’immigration bon marché du Bihar pour compenser son manque de main-d’œuvre, ou que les bidonvilles et leur secteur informel permettent de maintenir la compétitivité de l’Inde et son « émergence » (Landy 2015).

Pour Sen, « la compréhension du monde ne s’arrête en aucune façon à l’enregistrement des perceptions immédiates. La compréhension passe inévitablement par le raisonnement » (L’idée…, p. 12). Mais cette compréhension du monde ne passe pas par une approche de la justice détachée des faits et posant des principes en amont de l’observation du réel. Pour lui, la question « “qu’est-ce qu’une société juste ?” n’est pas un bon point de départ pour une “théorie de la justice” utile parce qu’une théorie de la justice doit avoir quelque chose à dire sur les choix qui s’offrent réellement à nous, et pas seulement nous retenir dans un monde imaginaire » (L’idée…, p. 142). Il s’oppose ici à la démarche rawlsienne qui, selon lui, aurait un défaut de faisabilité car une procédure rationnelle de choix ne permettrait pas de parvenir à un consensus faisant l’unanimité. Il montre la pluralité des principes avec l’histoire de la flûte, reprise dans plusieurs de ses publications : à laquelle des trois petites filles donner la flûte fabriquée par l’une d’entre elles ? Pour les libertariens, lesquels font de la propriété le prolongement de la personne, c’est à celle qui a fabriqué l’objet. Pour les rawlsiens, c’est à celle qui, contrairement aux deux autres, n’a aucun jouet car ce choix améliore le sort de la plus mal lotie et respecte donc le principe du maximin[2]. Mais les utilitaristes donneraient la flûte à la troisième car c’est elle qui joue le mieux de cet instrument et cela permettra d’augmenter pour les trois le bonheur (l’utilité) de l’écoute ! C’est l’illustration de ce qui, dans la théorie du choix social, est communément appelé le théorème d’impossibilité d’Arrow : il est impossible de trouver une procédure rationnelle de choix qui satisfasse toutes les individualités. Mais écarter pour cette raison toute procédure rationnelle de choix, c’est ignorer que sont possibles ce que Rawls nomme des « consensus par recoupement » : non pas des arbitrages improbables entre des points de vue incompatibles, mais des accords qui transcendent les positions initiales et leur confèrent une opérationnalité dans le monde réel.

Il faut donc, selon Sen, partir du réel et tirer les enseignements des comparaisons qu’inspire la diversité des individus et des aires culturelles. Mais ce positionnement méthodologique est plus affirmé par Sen que défendu d’une façon robuste. Certes, confronter les usages du monde occidental avec ce qui se fait ailleurs évite de légitimer tout impérialisme culturel, ce qui n’est pas rien. En revanche, n’est pas écarté le risque qu’une telle démarche empirique ne repose que sur une intuition dépourvue de base rationnelle et, pour cette raison, incapable de produire un consensus pour qualifier les configurations sociales sur le plan de l’éthique et déterminer les actions à entreprendre. Sen considère que le consensus ne peut être obtenu à partir de principes a priori, tel le maximin rawlsien. Ce refus de la procédure d’énonciation des principes découle de la non-reconnaissance du transcendantal. Faisant sienne la méthode du comparatisme, mais niant l’existence d’une conscience pure dégagée de l’expérience et condition préalable de cette dernière, Sen n’échappe pas à une interrogation critique : comment cet empirisme peut-il dépasser le simple intuitionnisme et fonder un raisonnement aidant à la compréhension du monde ? De plus, on comprend mal pourquoi le transcendantal interdirait les comparaisons. Une telle façon de lire les faits conduit à un relativisme finalement inapte à dire ce qui serait juste et ce qui ne le serait pas. Non encadré par une théorie qui surplombe les faits observés et permet de les interpréter, le comparatisme est finalement un intuitionnisme et un refus de l’universalisme. Contre Sen, on peut soutenir qu’une théorie abstraite et fondée rationnellement n’est pas pour autant une rêverie dans un monde imaginaire, mais l’exercice de la raison produisant les outils capables de comprendre le réel, de le qualifier au regard de l’éthique et de le transformer.

 

Beaucoup de bruit (théorique) pour rien ? Questions d’échelles

On pourrait reprendre la critique d’Emmanuelle Bénicourt (2007) selon laquelle Sen bâtit une théorie assez complexe dont finalement il ne se sert pas, ni pour suggérer des politiques car ses concepts ne sont pas « opérationnels », ni pour analyser et évaluer les problèmes de développement dans les différents pays et régions. De fait, les réflexions conceptuelles de Sen à l’échelle micro (capabilités et liberté des individus) peuvent apparaître sans utilité pour établir les diagnostics macro auxquels il se livre par ailleurs, en particulier dans ses ouvrages sur l’Inde ou la Chine souvent cosignés avec Jean Drèze. Un tel constat est cependant trop rapide. Peut-être Sen a-t-il besoin de passer par l’échelle micro pour ensuite brosser des bilans politiques à l’échelle de tout un pays.

En effet, la théorie, au niveau micro, est fondée notamment sur deux concepts. Le premier est celui d’entitlement, qui apparaît dès le sous-titre de Poverty and Famines. An Essay on Entitlement and Deprivation (1981). Il est souvent traduit en français par « droit d’accès », alors qu’il s’agit plutôt d’un pouvoir d’accès, de disponibilité effective et non de droits formels (là encore, on retrouve l’empirisme de Sen). C’est « the set of alternative bundles of commodities [paniers de produits – et de services] over which a person can establish command » (Hunger, p. 9). Ce pouvoir d’accès peut beaucoup varier selon les individus. Ainsi, dans un ménage, l’homme a souvent des repas plus copieux que la femme. La notion permet d’avoir une approche globale, intégrée, de ce qui représente au quotidien les moyens de subsistance des populations des pays du Sud – elle peut apparaître ainsi comme annonciatrice du concept de livelihoods des économistes du développement anglais. Starvation, la faim, en tant que « entitlement failure » (Hunger, p. 23), peut donc être provoquée par des facteurs a priori très indirects, qu’on ait perdu sa terre (son endowment de départ), ou que les prix agricoles chutent (déclin de son exchange entitlement), ou bien que le climat soit mauvais, etc.

Ce concept d’entitlement semble progressivement perdre de son importance chez Sen, au profit de celui de capabilities, alors que, dans Poverty and famines, « capabilités » n’est utilisé que deux fois, et dans un sens banal. Mais l’approche de Sen reste encore très micro, au niveau de l’individu : un espace sans risque de famine, c’est un espace où les individus disposent de capabilités fortes et d’entitlements satisfaisants pour disposer d’un bon niveau de vie. Pourquoi Sen explique-t-il alors ensuite les famines par une approche macro ? Et d’incriminer, pour analyser la tragédie de 1943, la politique de laissez-faire des Britanniques, l’absence d’importation des autres régions, le rationnement favorisant la ville de Calcutta aux dépens des campagnes, etc. Quel intérêt alors de parler des capabilities ? Bénicourt (2007) montre bien que l’intérêt de réfléchir sur les libertés des individus est assez ténu si, de fait, les résultats d’une politique ou l’évaluation du niveau de développement d’un pays sont fondés sur la situation des groupes. Et, sans doute, les analyses de Sen sur le développement économique et social de l’Inde ou de la Chine, reposant sur des statistiques assez classiques de pauvreté, d’analphabétisme, d’espérance de vie, n’ont-elles nullement besoin des concepts de capabilité ou d’entitlement pour être comprises – ou même écrites. Sen, pourrait-on dire, sort « l’artillerie lourde » pour démontrer des choses bien connues maintenant, en particulier que la pauvreté n’est pas seulement une question de revenu, mais aussi d’accès aux ressources, d’éducation, de structures sociales hiérarchisées, etc. Il n’empêche, du moins dans les années 1970 et 1980 (à l’époque des famines sahéliennes puis éthiopienne), à la suite des grandes politiques productivistes (révolution verte), dans un contexte de pensée souvent pessimiste et néo-malthusien (Club de Rome), il n’était pas si facile d’admettre que les famines ne venaient pas toujours d’un problème d’offre globale de nourriture insuffisante ; que la production pouvait être bonne, mais la faim exister quand même (en raison d’exportations excessives, d’inflation alimentaire, de pauvreté structurelle…), comme dans le cas de la famine au Bengale de 1943 (Sen 1981). Seul le fait de descendre à l’échelle micro permet de voir une situation de précarité alimentaire qui n’est pas forcément visible à l’échelle macro des statistiques agricoles.

Autrement dit, l’approche micro de Sen permet de :

–      complexifier « horizontalement » la question du développement, et de la faim en particulier, en la posant dans un cadre plus large, global, intégrateur : sortir du seul problème de lautosuffisance nationale (self sufficiency), en grains notamment, pour aborder des questions agraires et politiques plus larges (santé, éducation…). La faim n’est pas qu’une question de nourriture. On ne fait pas toujours disparaître les famines en augmentant la production agricole (aujourd’hui, l’Inde est couramment première exportatrice de riz et de viande rouge).

–      complexifier la question en la posant verticalement, en la faisant descendre jusqu’aux individus. La notion de food security n’est pas dans l’index de Hunger and Public Action, mais on sent bien que ces travaux préparent le succès de cette notion, selon laquelle tous les jours, tous les individus doivent disposer d’une nourriture suffisante, saine et correspondant à leurs besoins et leurs goûts.

–      introduire, dans le futur, la définition de l’IDH. On retrouve là le même souci de sortir de l’approche comptable de grandes données économiques macro, telles que le PIB, pour élargir l’observation à d’autres facteurs de pauvreté (espérance de vie, éducation). Soit dit en passant, Sen était d’ailleurs réticent à l’idée de bâtir un indice aussi simple que l’IDH, face à sa définition complexe et intégrée de la pauvreté comme « privation de capabilités » (Lidée, p. 310) qui inclut les questions d’environnement, de capital social, de statut et de respect de soi.

Bref, l’échelle micro est utilisée surtout pour aider à conceptualiser la bonne public action, la bonne gouvernance, les bonnes politiques. Histoire de ne plus permettre ce drame sans doute à l’origine de sa vocation, que Sen a vu jeune enfant : les paysans bengalis venant mourir de faim dans les rues de Calcutta. Depuis la « bataille du blé » de Mussolini ou la campagne Grow More Food de l’Inde (1943-1951), il s’est trop souvent agi de produire pour produire afin de faire mentir le discours néo-malthusien. Longtemps, nous n’avons pensé qu’en bilans macros – et l’Inde de Nehru, c’est bien l’Inde des plans quinquennaux et de ses targets. Sen permet, par l’approche micro, de revoir ce macro sous un jour plus complexe. Avec Jean Drèze, son compagnon d’écriture, il est ainsi un ardent défenseur du Mid Day Meal, ce programme universel en Inde de repas gratuit à l’école qui a des objectifs nutritifs, mais aussi scolaires (pour inciter les parents à envoyer leur enfant en classe), voire politico-culturels (en poussant à la commensalité des enfants de castes différentes). De même, Sen et Drèze ont beaucoup étudié les chantiers publics britanniques puis post-coloniaux Food for Work, établis en période de crise alimentaire. Ces chantiers ont été rendus structurels avec la loi de 2006 d’emploi rural garanti (NREGA) : ce programme fournit des revenus non agricoles, permet indirectement une hausse générale des salaires et renforce donc les entitlements des ménages pauvres bien plus efficacement qu’une aide alimentaire directe.

 

Un individualisme méthodologique réducteur ?

Que les individus parviennent à être libres et aient une forte « capabilité », fort bien, mais pour en faire quoi ? Bénicourt (2007) n’hésite pas à rapprocher Sen de Gary Becker, ce prix Nobel d’économie qui a mis en équation les préférences « rationnelles » des « consommateurs » en matière d’amour et de mariage… Le fait est que Sen ne montre jamais ce qui détermine les aspirations des individus, ni leurs choix pour telle ou telle décision. Il semble raisonner avant tout dans un individualisme méthodologique – même s’il s’en défend en disant que la théorie des capabilités vaut aussi pour les groupes, et en réaffirmant que les choix des individus dépendent de la société où ils se trouvent (L’idée…, p. 299). Un des auteurs de ce texte a jadis mis en lumière la grande marge de liberté de choix dont disposent les ménages de villages indiens, même de classes sociales pauvres, même de castes basses (Landy 1994). Mais il ne prétendit pas que tous les ménages aient la même marge de manœuvre : certains choix sont interdits aux ménages les plus défavorisés. S’ils ont des « capabilités » moindres, c’est que jouent des effets de structures, caste, classe sociale, etc. Sen ne parle quasiment pas de ces déterminismes de groupe, même s’il les reconnaît. Certes, il peut être question dans ses textes de luttes sociales, de fortes inégalités, de servage, d’ouvriers agricoles sans terre. Et Marx est cité p. 30 dans Hunger : « That general perspective [of social classes] is of central importance in understanding the nature of entitlements, and the genesis of famines and starvation ». Mais Sen précise que Marx disait lui-même qu’il ne fallait pas considérer les ouvriers seulement comme des travailleurs (L’idée…, p. 302). Il faut donc bien descendre jusqu’au niveau des ménages, et même, puisque Sen discute beaucoup les inégalités de genre, jusqu’aux individus : « Les êtres humains individuels, avec leurs identités plurielles, leurs affiliations multiples et leurs associations diverses, sont pas essence des créatures sociales qui ont divers types d’interactions sociétales. Les thèses qui réduisent une personne au seul statut de membre d’un groupe unique sont généralement fondées sur une interprétation inadéquate de l’envergure et de la complexité de toute société dans le monde » (L’idée…, p. 303). Une autre raison est également citée : « the entitlements of different families belonging broadly to the same class may move in divergent directions, depending on the particular economic influences that respectively operate on them. These influences can vary between different occupation groups » (Hunger, p. 30) : si une maladie ne touche que les moutons par exemple, alors les éleveurs de chèvres s’en sortiront mieux que les éleveurs d’ovins.

Ne soyons cependant pas réducteurs. De même que Sen n’ignore pas les structures sociales, il n’assène pas plus qu’il faille uniquement tenir compte de l’individu, de sa situation et de ses représentations. Par exemple (L’idée…, p. 345), puisque la perception de notre propre santé dépend de nos connaissances, lesquelles sont souvent très imparfaites, il convient que les politiques publiques de santé ne soient pas fondées sur les perceptions des populations concernées mais sur des données plus robustes. Encore une fois, chez Sen les liens entre les échelles micro et macro ne vont nullement de soi, et il convient au chercheur comme aux décideurs des politiques publiques de multiplier les allers et retours entre les niveaux.

 

Conclusion

Que les travaux de Sen pèsent lourd dans l’approche du bien-être, des inégalités sociales, du sort réservé aux femmes, des mérites de la démocratie, des catastrophes que sont les famines n’est ici pas en cause. L’est en revanche son apport théorique. Mais, après tout, ce constat est moins une critique qu’une clarification de ce qu’est son œuvre. Si un de ses livres a pour titre L’idée de justice, peut-être est-ce précisément que Sen se fait « une idée » de ce qui est juste plutôt qu’il ne propose à proprement parler une théorie de la justice[3].

 

Bibliographie

Benicourt Emmanuelle, « Amartya Sen : un bilan critique », Cahiers déconomie politique, 52, p. 57-81, 2007.

Dreze Jean et Sen Amartya, Hunger and Public Action, Oxford, Oxford University Press, 373 p., 1989.

Khilnani Sunil, The Idea of India, New Delhi, Penguin India, 288 p., 1999.

Landy Frédéric, Paysans de l’Inde du Sud. Le choix et la contrainte, Paris, Karthala-IFP, 491 p., 1994.

Landy F., « Le grand écart spatial de l’Inde : introduction », EchoGéo, 32 (http://echogeo.revues.org/14279), 2015.

Rawls John, Théorie de la justice [1971], Paris, Le Seuil, 666 p., 1987.

Rawls J., Justice et démocratie, Paris, Le Seuil, 385 p., 1993.

Rawls J., La justice comme équité. Une reformulation de « Théorie de la justice » [2001], Paris, La Découverte, 286 p., 2003.

Sen A., Poverty and Famines. An Essay on Entitlement and Deprivation, Oxford, Clarendon Press, 1981.

Sen A., Éthique et économie [1991], Paris, PUF, 1993.

Sen A., Un nouveau modèle économique. Développement, Justice, Liberté [1999], Paris, Odile Jacob, 2000.

Sen A., Rationalité et liberté en économie [2002], Paris, Odile Jacob, 2005.

Sen A., L’idée de justice [2009], Paris, Flammarion, 2010.

Sen A., Identité et violence, Paris, Odile Jacob, 2015.

 

[1] Remarquons que « justice » est un terme qui ne prend sa place que tardivement dans l’œuvre de Sen. Il ne figure pas dans l’index de Hunger and Public Action (1989) ni bien sûr dans Poverty and Famines (1981).

[2] Le maximin, c’est-à-dire la maximisation du minimum, est le principe rawlsien de justice distributive selon lequel celui qui a le moins doit avoir le plus possible. Ce principe n’entraîne pas nécessairement l’égalité. Il se peut en effet qu’une inégalité produite par un processus de croissance apporte davantage aux plus pauvres qu’une situation stable, même égalitaire.

[3] N’est-ce pas une allusion plus ou moins consciente au best-seller indien de S. Khilnani, The Idea of India, (1999) qui ne définit pas plus précisément ce qu’est cette Inde aux contours demeurant flous ?

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Edward Soja

De la modernisation au marxisme : replacer les premières expériences africaines de recherche dans l’itinéraire scientifique d’Edward Soja

| commenté par : Quentin Mercurol

Among the many effects of European colonization has been the spread of a world culture based on modern science and technology and specific standards of government organization and operation. Regarding this process of diffusion, Rupert Emerson has stated that « the future [may well] look upon the overseas imperialism of recent centuries, less in terms of sins and oppression, exploitation and discrimination, than the instrument by which the spiritual, scientific and material revolution which began in Western Europe with the Renaissance was spread to the rest of the world ». The essence of this diffusion process is change – psychological, social, cultural, economic, and political – and its composite impact has been labeled « modernization ». […] This study is a geographical analysis of modernization in Kenya. (Soja 1969 : 1).

Les premières phrases de la première publication d’Edward Soja, tirée de sa thèse de doctorat, peuvent étonner le lecteur bien plus accoutumé à sa grande œuvre qui, de Postmodern Geographies à Seeking Spatial Justice, a cherché à spatialiser la théorie sociale critique. Ses premiers écrits africains sur la « surface de la modernisation » (Peet et Hartwick, 2015, p. 146-148) sont ancrés dans une théorie rostowienne du développement économique très éloignée des références postcoloniales qui, de Gayatri Chakravorty Spivak, bell hooks, Edward Said à Homi Bhabha, vont être mobilisées pour ses théorisations ultérieures (notamment dans Thirdspace). Aussi, ces premiers écrits sur le Kenya accompagnent la consécration de l’analyse spatiale dans la géographie anglosaxonne dans les années 1960 et d’une révolution épistémologique et méthodologique positiviste à l’égard de laquelle Edward Soja se montrera plus tard très critique lors de la construction des divers éléments d’une théorie spatiale postmoderne.

Menant une recherche sur le Kenya liant les éléments les plus chronologiquement éloignés du parcours de Soja – le Kenya et la justice spatiale – il m’est apparu important de réfléchir à la place de ces travaux initiaux peu connus dans la construction de son œuvre. Comment replacer l’expérience de recherche africaine de Soja dans son parcours intellectuel ? Quelle est la nature du lien entre les recherches initiales de Soja centrées sur l’Afrique et les constructions théoriques majeures dans la formalisation d’un « tournant spatial » dans la théorie sociale critique ? Cette question est d’autant plus intéressante qu’à l’inverse de David Harvey, les premiers travaux d’Edward Soja et les revirements scientifiques qui l’ont amené à l’élaboration d’une théorie critique spatiale sont peu connus. À partir d’une lecture de ses premières publications, du contexte intellectuel et académique de leur production et des quelques retours réflexifs que Soja a lui-même entrepris sur son itinéraire scientifique, je souhaite rendre compte de la place de ces travaux initiaux africains dans son œuvre. La constance d’une fidélité à la causalité spatiale et la découverte critique du marxisme apparaissent comme des jalons importants qui posent finalement l’expérience de recherche africaine de Soja dans une cohérence générale de son parcours de recherche, mais aussi comme d’un moment où se sont jouées des ruptures profondes nécessaires à la construction de son œuvre.

Si Edward Soja se décrit comme géographe depuis l’âge de huit ans (Soja, 2009, p. 12), ses premiers pas dans la profession de chercheur s’effectuent lors de son doctorat mené à la Syracuse University où se mêlent les tenants de l’« ancienne » géographie et de la « nouvelle » géographie théorique et quantitative. Ainsi, son directeur de thèse est Donald W. Meinig, un spécialiste de géographie historique et culturelle intéressé par l’interprétation paysagère. Pourtant, l’inspiration intellectuelle de Peter Gould est dans les murs de Syracuse bien plus importante. Géographe africaniste, Gould tente de mobiliser les outils théoriques et méthodologiques de la « nouvelle » géographie pour l’analyse des systèmes de transport au Ghana et en Tanzanie. C’est par la rencontre de Gould que Soja en vient à s’intéresser tout à la fois à l’Afrique, à la théorie des localisations développée et synthétisée par Peter Haggett et aux méthodes statistiques et informatiques qui serviront son travail doctoral. Les modélisations spatiales sont utilisées pour contextualiser et orienter les efforts de construction nationale entrepris par les nations africaines nouvellement indépendantes. Le choix du Kenya par Edward Soja n’est pas le fruit du hasard. À l’aube de l’indépendance du pays, des membres de la Syracuse University accompagnent – avec d’autres experts académiques américains qui prennent partiellement le relais des Britanniques – les efforts de planification et de modernisation nationale d’une administration kényane en voie d’africanisation. Ainsi, le travail d’Edward Soja est indissociable de l’entreprise d’expertise scientifique modernisatrice impliquée dans la formation d’une technocratie africaine acquise au camp occidental et formée dans son moule idéologique (Cohen et Atieno Odhiambo, 2004, p. 182).

Soja propose dans sa thèse, publiée en 1968, une expertise géographique qui puisse permettre « an examination of the spatial growth of an African nation » (Soja, 1968, p. 1) aux prises avec un processus de modernisation présenté comme bénéfique autant qu’inéluctable, quoique spatialement inégalement réparti sur le territoire kényan. Son travail est alors « an attempt to provide a detailed description of areal variations in the extent of transition from traditional to more modern forms of social, economic, and political organization and behavior » (Soja, 1968, p. 1). Le modèle de l’État-Nation « which has been recognized as the most potent organizational form for the initiation, dissemination, and perpetuation of modern ways of life » (Soja, 1968, p. 1) est le référent spatial normatif dans ce processus de diffusion. Pour Soja, les cadres nationaux, récents sur le continent dans leur autonomie politique formelle, nécessitent un processus de consolidation qui puisse permettre la stabilité politique nécessaire au processus de modernisation, trop inégalement distribué en 1963 du fait de la sélectivité spatiale de l’implantation coloniale (concentrée dans les villes et zones agricoles d’export majoritairement situées le long d’un axe de communication conçu pour répondre aux logiques de l’extraction). L’enjeu spatial de la modernisation est sa diffusion hors de ces différents centres et le dépassement de la géographie coloniale. Cette diffusion passe par l’action d’un gouvernement recherchant l’intégration politique et l’unité nationale, en vue de la création d’un État-nation stable « to occupy a position of equality in the international state-system and to provide organized institutional frameworks for further modernization » (Soja, 1968, p. 2).

Ainsi, dans son analyse de la différenciation zonale de la diffusion du processus de modernisation, Soja identifie, selon un modèle hiérarchique et à l’aide d’un appareil statistique raffiné, différents espaces plus ou moins touchés par ce processus et plus ou moins à même de le relayer et le diffuser. L’inégale diffusion des forces de modernisation – définies par l’indexation et la corrélation de variables telles que l’urbanisation, la connexion des espaces aux différentes infrastructures de transport, la pénétration des relations salariales, l’ampleur des connexions téléphoniques, les zones de couvertures des médias (ondes radiophoniques et journaux quotidiens), le trafic postal, le degré d’éducation ou bien encore le degré d’organisation politique partisane – permet d’établir une typologie des espaces kényans. Il y a tout d’abord un cœur (core), Nairobi et ses environs proches ; suivent des national nuclei (le cœur du pays Kikuyu autour de Nairobi, la région de Kisumu et Mombasa) qui « contain the major focal points of political integration and the prime generators, transformers, interpreters, and distributors of the forces of change » (Soja, 1968, p. 109). Viennent ensuite les « Participant Areas » articulées aux espaces moteurs de la modernisation et influencés par eux, puis le « effective national territory » dans les limites duquel se formulent les limites de l’influence modernisatrice et de l’allégeance au gouvernement national. Finalement, la dernière catégorie regroupe la majorité du territoire national « functionally not part of the Kenya nation », et où la « political allegiance is unsettled and erratic » (Soja, 1968, p. 112), comme dans la partie nord du Kenya en proie à un conflit sécessionniste à l’indépendance. Pour Soja, l’africanisation du pouvoir doit produire, par une volonté politique nationaliste, la manifestation spatiale d’une intégration nationale par la diffusion des forces modernisatrices hors de la trame coloniale de leurs implantations initiales.

Ce travail, opposé tant du point de vue de ses présupposés épistémologiques que de sa réalisation méthodologique avec son œuvre ultérieure, pose pourtant deux directions desquelles Soja ne dérogera jamais dans le reste de sa carrière. D’une part, dans le sillage des apports théoriques de la nouvelle géographie quantitative et théorique, la dimension causale et explicative de l’espace y est affirmée. L’espace (national) est posé comme condition de la stabilité politique (nationale). Ainsi, l’espace est posé comme une dimension constitutive des activités humaines, ce qui préfigure la proposition qu’il s’efforcera de défendre et d’affirmer à partir des années 1980 : la spatialité ontologique de la vie sociale. D’autre part, le travail doctoral de Soja est une entreprise interdisciplinaire, voire d’« extradisciplinarité », en ce qu’il essaie de faire sortir l’étude de l’espace du seul champ de la géographie, amorçant la défense d’un tournant spatial dont il se fera plus tard le héraut le plus audible. Son étude des dimensions spatiales de la modernisation amorce un dialogue explicite avec la science politique américaine au sein de laquelle a mûri la théorie de la modernisation (Soja, 1968, p. 114). En parlant de cette période de son itinéraire scientifique, Soja se présente rétrospectivement comme un « ardent missionary for geographical thinking », dont l’« evangelical spatializing » le fait sortir du seul champ de la géographie (Soja, 2009, p. 16). Cet activisme académique pour l’espace est largement amplifié par Soja dans le reste de sa carrière qui ne cessera d’établir un dialogue entre des champs universitaires aussi divers que l’urbanisme, les études littéraires, l’esthétique, l’archéologie ou encore les études religieuses.

L’identification de ces continuités entre l’œuvre « précoce » et l’œuvre « mature » d’Edward Soja fait tout de même encourir le risque d’une illusion biographique (Bourdieu, 1986), soit la reconstruction a posteriori de la cohérence d’un parcours de recherche non-linéaire, fait aussi de discontinuités, de ruptures, de revirements. Le grand écart idéologique et épistémologique entre apologie de la modernisation et théorisation spatiale postmoderne appelle à l’identification des moments (et des espaces) où se sont jouées des ruptures. Parmi les textes où Soja revient de manière réflexive sur son parcours, un en particulier échappe à une reconstruction (auto)biographique linéaire a posteriori, et permet de saisir, dans le moment même où il l’initie, une profonde rupture dans ses orientations scientifiques qui annonce la posture critique qu’il développera plus tard. Intitulé « Geography of Modernization: a Radical Reappraisal », ce texte est publié en 1979 dans un ouvrage de synthèse sur la géographie du développement au Kenya. Il offre un réexamen réflexif, critique et radical de ses premiers pas dans la géographie africaniste et modélisatrice et de son environnement académique. L’autocritique est profonde. Elle signale pour Soja :

« a major transformation in my own thinking and a somewhat uncomfortable reevaluation of what I and a few geographers working in Africa have accomplished over the past decade and a half […]. Most of the geographical studies of development […] have been characterized by an uncritical and naive adoption of development models and ideologies which seriously misrepresent the socioeconomic processes operating in the Third World » (Soja 1979, p. 28-29).

Les modèles spatiaux « libéraux-réformistes » qui établissaient une hiérarchie des espaces en fonction de la pénétration des forces de modernisation et qui tentaient de décrire autant que d’organiser la diffusion de ces forces hors des centres historiques de leur implantation pour atteindre un état d’équilibre spatial final sont considérés comme invalides, « little more than an interesting experiment in cleverly described graphics » (Soja, 1979, p. 36).

En formulant ce reniement, Edward Soja ne fait que reprendre les critiques formulées à l’égard de son propre travail par une géographie radicale, et tout particulièrement marxiste, intéressée par les relations inégales entre les centres du système capitaliste mondial et leurs périphéries. C’est en effet dans l’objectif de connaître ses ennemis d’alors qu’Edward Soja se plonge dans la lecture des critiques marxistes de l’impérialisme (Marx, Lénine et Luxemburg) et dans les théories néomarxistes de la dépendance. Soja cite alors les lectures d’André Gunder Frank, Celso Furtado, Samir Amin et Walter Rodney, dont la découverte a été une expérience bouleversante : « the very foundations of the development model I had pursued were pulled out from under me and for a long period of time, I could only look back regretfully at the ruins » (Soja, 1979, p. 31-32). Avec le zèle d’un nouveau converti (ce sont ses mots), Soja développe dans son texte un exposé didactique des théories de la dépendance et du sous-développement qui, loin de l’équilibre spatial identifié par les théories libérales du développement, tendent à décrire les déséquilibres spatiaux structurels entrainés par le système capitaliste mondial organisé par un modèle centre/périphérie. Développement dans les centres et sous-développement dans les périphéries apparaissent consubstantiels, liés en un « system of unequal exchange between population groups or classes and between different locations in space and tend to promote the continuation of substantial poverty, social and spatial inequality and subordination to the interests of western capital » (Soja, 1979, p. 32). Edward Soja incarne ensuite son propos dans le cas d’étude est-africain, reprenant l’essentiel des conclusions d’un travail publié en 1976 dans une grande somme internationale de géographie urbaine dirigée par Brian Berry, et dans lequel il a déjà exposé pour la première fois des thèses dépendantistes (Soja et Weaver, 1976).

Cette reconsidération radicale des conclusions de ses terrains africains est aussi concomitante des évolutions de la carrière du chercheur liées aux évolutions du champ de la géographie américaine. Ainsi, tous ses textes « modernisateurs » sont concentrés dans la période qui s’étale de 1965 à 1972 lors de laquelle Soja enseignait à la Northwestern University. Il se montre déçu de son expérience dans ce bastion de la révolution quantitative en géographie (Benko, 2008) où l’on pratique des « geographical mathematics and statistics at an absurdly high level of abstraction », alors que dans le même moment Soja – sans doute influencé par son ancien directeur de thèse Donald Meinig et son dialogue avec les sciences politiques – tente déjà de penser théoriquement les rapports entre espace et pouvoir (Soja, 1971). Ses recherches à Northwestern ont été presque uniquement africaines (il a même passé deux années à enseigner au département de géographie de la Nairobi University) et quantitatives. En 1972, son arrivée au Urban Planning Department de UCLA marque une double distanciation de son positionnement scientifique positiviste et de son terrain africain initial. C’est véritablement à ce moment qu’il confronte et intègre la critique dépendantiste et qu’il se lance à corps perdu dans la géographie marxiste, alors en plein essor dans le champ de la géographie américaine (Peet, 1977). Dans la décennie 1970, nouvellement nommé à UCLA, Soja prend un train déjà en marche : la revue de géographie radicale Antipode a été créée en 1969, et d’autres géographes majeurs de la géographie quantitative ont déjà amorcé leur virage radical. À la différence de David Harvey ou de William Bunge, Soja est arrivé à s’intéresser initialement au marxisme non par la question urbaine, mais par celle du développement et sa critique anticoloniale et anti-impérialiste. Son intervention dans la géographie urbaine qui informe l’essentiel de son œuvre mature n’intervient que dans un second temps, autant comme conséquence de son intégration dans un département d’aménagement urbain, que par la place centrale de la question urbaine dans la géographie marxiste américaine soucieuse de son utilité sociale dans son environnement direct (les villes américaines). Ainsi, Edward Soja délaisse dans le courant des années 1970 son terrain africain. Son « radical reappraisal » sur la géographie du Kenya (Soja, 1979) constitue son dernier texte s’ancrant dans une géographie africaniste. Pourtant, loin de constituer la fermeture d’un cycle de recherche, les toutes dernières phrases de son texte annoncent deux directions de recherche qu’il suivra durant la décennie 1980. D’une part, Soja affirme la nécessité de développer « an essentially dialectical analysis of the relationship between social process and spatial organization in contemporary society » et d’autre part, il insiste à partir de cette approche dialectique pour mener « an innovative attempt to add more explicit spatial dimension to historical materialism » (Soja 1979, p. 44-45). Soja annonce donc ici l’essentiel des thèses qu’il défend un an plus tard avec la publication de son premier grand article de théorisation spatiale, « The Socio-Spatial Dialectic » (Soja 1980) dans lequel il développe déjà sa position critique dans le champ de la géographie marxiste, méfiante envers l’idée d’une causalité spatiale et réticente à donner un pouvoir explicatif à autre chose que la classe sociale.

Finalement, on doit noter la propension qu’a eue Soja dans les débuts de sa carrière à ne pas s’insérer durablement dans une école de pensée géographique, malgré ses enthousiasmes successifs et équivalents pour la géographie théorique et quantitative et ensuite pour la géographie marxiste. Edward Soja, malgré des mots parfois brutaux à l’endroit des approches trop modélisatrices et des réflexes historicistes de certains géographes marxistes, a su se nourrir de certains éléments des différents sous-champs de la géographie auxquels il a activement participé pour forger ses propres théorisations spatiales. Grâce à une géographie dédiée à la recherche des lois générales de l’espace et à l’exploration des « mondes hypothétiques » (Soja, 2009, p. 14), il a ainsi développé une acuité particulière pour l’espace en tant que « chose-en-soi », ou du moins appris à prendre en compte très sérieusement sa capacité à agir sur le social. Ses collègues marxistes ne s’y tromperont pas et accoleront à ses travaux le même stigmate disqualifiant qu’ils réservaient plus tôt au champ de l’analyse spatiale : le fétichisme spatial. Néanmoins, c’est bien à la géographie marxiste qu’il emprunte la radicalité de la méthode dialectique qui lui permet de développer son idée forte de la nature co-constitutive des phénomènes spatiaux et des phénomènes sociaux. La place fondamentale du marxisme dans la pensée de Soja est évidemment lisible dans ce qu’il considère comme sa plus grande œuvre, Postmodern Geographies (Soja, 2009, p. 21), où quatre chapitres lui sont très directement consacrés, dont deux sont « couched in the rhetorical language of a fairly conventionnal Marxism. » (Soja, 1989, p. 6). Bien qu’absents de cette œuvre, ses travaux africains initiaux – tout autant par la stimulation théorique qu’ils ont provoquée, par le rejet qu’ils lui ont inspiré, et par la découverte du marxisme qui en a découlé – jouent un rôle génétique dans l’écriture de l’œuvre, préambule spatial d’une pensée qui prend plus tard Los Angeles comme lieu de son envol.

 

Bibliographie

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