Cecile Gintrac et Matthieu Giroud (ed)

Villes contestées. Pour une géographie critique de l’urbain

Les Prairies ordinaires, Paris, 416 pages | commenté par : Marianne Morange

Cécile Gintrac et Mathieu Giroud ont rassemblé onze articles scientifiques qui participent de ce qu’ils identifient comme « une géographie critique de l’urbain ». Ces textes, originellement écrits en anglais ou en allemand, sont traduits ici en français, souvent pour la première fois. Ce format éditorial, peu usuel en France, s’inspire du modèle du livre de lectures (reader), un type d’ouvrage scolaire très utilisé notamment dans les universités nord-américaines et britanniques. Cet ouvrage a été publié dans la collection « penser/croiser » des Prairies Ordinaires qui vise à faire découvrir des auteurs « méconnus du public français » à un lectorat large. Cet éditeur vise aussi à « donner accès à des travaux essentiels dans le domaine des sciences humaines et sociales, avec le souci constant d’allier sérieux académique et vision politique ».

Cécile Gintrac et Mathieu Giroud reprennent en charge ce projet éditorial en le déclinant autour d’un double objectif « pédagogique et militant », ce que reflète l’ambivalence du titre. Il s’agit de rendre accessibles des textes majeurs dans leur champ et difficiles à lire, d’abord, aux étudiants, aux enseignants et chercheurs, d’autre part, aux citadins en lutte contre l’exclusion et les injustices. Ces derniers sont invités à se saisir de ces analyses dans le cadre de leurs mobilisations politiques. Ce travail de diffusion passe par un triple effort. Premièrement, la traduction qui lève la barrière de la langue. Deuxièmement, les bibliographies qui figurent dans les versions originales de ces articles ont été supprimées (elles restent facilement accessibles en ligne), ce qui rend le volume plus maniable.  Enfin et surtout, chaque texte est précédé d’une introduction, rédigée par des contributeurs différents pour chaque chapitre. Ces présentations très claires et concises situent les auteurs, le contexte d’écriture et restituent les grands enjeux du débat. L’article de David Harvey par exemple, un classique redoutable pour les étudiants de Licence, va ainsi leur devenir plus accessible.

Le pari pédagogique est très certainement déjà gagné. Nul doute que cet ouvrage a déjà trouvé sa place dans les pratiques pédagogiques à l’université et sur les rayons des bibliothèques universitaires. Il y rejoindra un illustre pionnier de la courte histoire de la circulation des savoirs géographiques entre monde anglophone et francophone, auquel Cécile Gintrac et Mathieu Giroud rendent d’ailleurs hommage : en 2001, Jean-François Staszak, Béatrice Collignon, Christine Chivallon, Bernard Debarbieux, Isabelle Géneau de Lamarlière et Claire Hancock avaient rassemblé des textes d’auteurs anglophones dans un ouvrage intitulé Géographies anglo-saxonnes. Tendances contemporaines, paru chez Mappemonde-Belin. Cet ouvrage couvrait des champs thématiques variés, pas nécessairement critiques et urbains comme c’est le cas ici.

Le second objectif est plus complexe. L’ouvrage ne propose pas de mode d’emploi pour se saisir politiquement de ces analyses. Il revient aux militants d’inventer les usages qu’ils peuvent en faire et de ses les approprier. Ces textes ne sont par exemple pas renvoyés ni articulés à une lutte politique concrète ou à un élément d’actualité qui pourrait leur donner un sens politique évident. Cet ouvrage repose donc la difficile question de l’articulation entre savoirs savants et luttes politiques. La diffusion de ces savoirs dans un format qui reste largement académique peut-elle être assimilée à une forme d’engagement politique ? Ces textes sont-ils assimilables par des militants, quel qu’(in)formés qu’ils puissent être, sachant que les introductions restent très érudites, et à quelles conditions ? Quel peut être l’accompagnement et la vie politique d’un tel ouvrage après sa parution ?, etc.

Cet ouvrage a une troisième vocation, affichée dans son sous-titre : il travaille pour baliser et institutionnaliser un champ, celui d’une « géographie critique de l’urbain » qui n’a pas d’existence en tant que tel en France. Cécile Gintrac et Mathieu Giroud assument un biais urbain en affirmant la centralité des thématiques et des terrains urbains dans la pensée critique contemporaine. Cette affirmation mériterait peut-être d’être nuancée car si les villes sont certes des lieux majeurs de la contestation politique et sociale, il reste à démontrer que « la ville [au singulier] reste le lieu par excellence du politique ». On pense par exemple à la vigueur de certains mouvements sociaux dans les campagnes d’Amérique latine.

Ces textes très divers ne sont ni confrontés, ni hiérarchisés. Ils sont agrégés au titre d’une appartenance à « une géographie critique de l’urbain » et accolés de manière aléatoire pour former un kaléidoscope des « pensées critiques de la ville ». Cette dernière est grammaticalement indéfinie mais elle est singulière (« une »). Ses contours sont dessinés dans l’introduction de l’ouvrage. Cette définition procède moins par un bornage des limites du champ que par l’identification de son cœur, d’une surface de rencontre entre ces auteurs. Au-delà de leurs divergences, ces pensées critiques de l’urbain partageraient en effet une aversion pour deux formes de « prêt à penser » urbain : les recettes des best practices internationales liées à la montée de l’entrepreneuriat urbain et les théories urbaines dites hégémoniques ou conventionnelles. Si les première sont bien identifiables (on voit par exemple se profiler l’ombre de Richard Florida et de sa ville créative), le contenu de l’orthodoxie théorique n’est pas explicitée. Il revient au lecteur de se faire une idée, en négatif, de ce que sont ces théories dominantes. En outre, si tous ces auteurs ne sont pas géographes, tous ont produits des textes dits ici « de géographie » au sens où ils parlent d’espace et accordent à l’espace une place capitale dans leurs analyses. Enfin, tous ces auteurs participent d’une forme de renaissance des pensées critiques de l’urbain, depuis les années 1990. Il faut saluer la prise de risque qui consiste à sélectionner des textes parfois très contemporains (le plus récent date de 2011) sans pouvoir préjuger de leur postérité.

On pourra toujours discuter du choix des textes. Le thème actuellement très en vogue du droit à la ville par exemple est abordé fugitivement. C’est le propre de tout exercice de sélection. On pourra noter que seul David Harvey passe la rampe : il est le seul à avoir été traduit à la fois dans Villes contestées et dans Géographies anglo-saxonnes. Plus intéressant, l’éclectisme idéologique et théorique des articles retenus reflète l’absence de dogmatisme des coordinateurs. L’ouvrage prend le parti d’une ouverture conforme aux dialogues critiques actuels. Cet assemblage place ainsi côte à côte des auteurs identifiés aux études postcoloniales (Jennifer Robinson, Kanishka Goonewardena et Stefan Kipfer), à la géographie libertaire et semi-périphérique (Marcelo Lopes de Souza), à l’orthodoxie radicale marxiste (Neil Smith, David Harvey, Don Mitchell), aux approches néomarxistes (Erik Swyngedouw, Frank Moulaert et Anantxa Rodriguez ou Melissa Gilbert pour la géographie féministe) à l’écologie politique urbaine critique (Roger  Keil et Julie-Anne Boudreau) ou encore à la postmodernité (Edward Soja sur la théorie de la justice spatiale) (pour une table des matières détaillée voir http://www.lesprairiesordinaires.com/villes-contesteacutees.html). Cet ouvrage ne fait donc pas la part belle aux géographies marxistes, pourtant bien représentées dans les études urbaines critiques. Il présente par exemple le travail du réseau URSPIC pour introduire la question des liens entre ville et néolibéralisation, plutôt que le célèbre article théorique de Neil Brenner et Nik Theodore sur« l’urbanisation du néolibéralisme », paru dans Antipode la même année. Notons néanmoins qu’en retenant des textes anciens (ceux de Smith et Harvey, respectivement sur la gentrification et l’urbanisme entrepreneurial, écrits dans les années 1980), bien antérieurs à la formulation de cette approche théorique, il souligne de fait l’antériorité des approches marxistes en matière de renaissance d’une pensée critique de l’urbain.

Au singulier du champ répond le pluriel des villes, du moins dans le titre de l’ouvrage. Cependant, les villes brésiliennes de Lopes de Souza ont du mal à contrebalancer l’écrasante domination de Los Angeles, Toronto, New York, des villes allemandes, européennes ou américaines. A ce biais nordiste, tout à fait représentatif au demeurant de la structuration actuelle des études urbaines (pas seulement critiques), répond un biais métropolitain, habilement assumé par le choix d’ouvrir cet ouvrage sur l’article de Jennifer Robinson et son appel à décoloniser les études urbaines en redonnant aux villes du Sud et aux villes ordinaires une place plus importante dans la théorie urbaine. On pourrait ajouter aux études critiques non anglophones et/ou venues du Sud (tous ces auteurs ne sont pas anglophones ; leurs nationalités sont variées mais presque tous ont écrits originellement en anglais et presque tous travaillent au Nord). C’est peut-être l’aventure d’un autre ouvrage.

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DAVEZIES Laurent

Le nouvel égoïsme territorial, le grand malaise des nations

Paris, 2015, Le Seuil, coll. La République des Idées, 106 p. | commenté par : Bernard Bret

Voici un livre qui, en peu de pages rédigées dans un style alerte, pose des problèmes importants de justice spatiale.

Laurent Davezies part d’un constat : la montée des régionalismes et des revendications territoriales qui vont de la demande d’autonomie à la lutte pour l’indépendance. Ce processus a démantelé l’ex-Yougoslavie et l’ex-URSS et a  même fait naître des Etats auto-proclamés tels que la Transnitrie, parmi d’autres. L’Europe occidentale n’y échappe pas : choix de la Belgique pour le fédéralisme, montée du nationalisme catalan en Espagne, vote sur l’indépendance en Ecosse. Cette fragmentation met à mal la cohésion territoriale. Bien qu’elle trouve parfois des racines anciennes dans les spécificités culturelles régionales, elle constitue surtout, pour reprendre le titre de l’ouvrage, un égoïsme territorial car les régions riches ne veulent plus payer pour leurs voisines pauvres (p. 7).

Prolongeant les analyses qu’il avait conduites dans des travaux antérieurs[1], l’auteur rappelle la nécessité de bien distinguer les inégalités de PIB et les inégalités de revenus pour hiérarchiser les niveaux de richesse des régions et situer chacune d’entre elles dans les mécanismes de redistribution. Il montre que la mondialisation est une difficulté pour les régions les plus pauvres. Jusqu’aux années 1980, les régions riches avaient besoin des régions pauvres car, dans une logique keynésienne,  les aides reçues par ces dernières servaient à des achats réalisés précisément dans les régions riches. Tous trouvaient leur compte dans cette affaire. Aujourd’hui, l’ouverture des frontières fait que ces aides servent à acheter ailleurs, et, dans ces conditions, les régions riches n’estiment plus utile  de les financer car elles n’en voient pas le retour et déplorent même que cela fournisse une clientèle à leurs concurrents ! Mais, si les régions riches n’ont plus besoin des régions pauvres, les  régions pauvres ont toujours besoin des régions riches, surtout à un moment où l’épuisement des finances publiques fait peser une menace sur tout le dispositif.  Alors que les inégalités entre les régions en matière de revenus avaient augmenté au démarrage de la croissance, comme elles le font aujourd’hui dans les pays émergents, et s’étaient réduites dans une deuxième étape, le risque existe donc qu’elles s’aggravent de nouveau, ce que semble déjà montrer l’essor prioritaire des métropoles.

Ce tableau pose la question de la solidarité entre les régions et de la cohésion territoriale.  Or, bien qu’elle fasse officiellement de cet objectif une priorité,  l’Union Européenne offre le spectacle d’une cohésion fragmentée. Entendons par là qu’elle n’y consacre qu’une très faible part de son budget et que les mécanismes redistributifs fonctionnent pour l’essentiel à l’échelle des Etats. Le résultat : selon qu’elle se trouve dans tel pays ou dans tel autre, une région sera considérée comme riche ou pauvre.  Certaines régions qui sont relativement riches dans leur Etat et qui, à ce titre, y aident les régions pauvres, seraient relativement pauvres dans un autre Etat et y bénéficieraient de transferts financés par ses régions riches : le Catalan qui aide l’Andalousie alors que le Toulousain est aidé par l’Ile-de-France est une illustration tout à fait parlante du caractère incomplet de la construction européenne et des incohérences d’échelles que cela provoque. Non moins éclairante est la comparaison avec les Etats-Unis où le budget fédéral opère des redistributions plus conséquentes entre les territoires.

Est en cause ici l’architecture institutionnelle des territoires. Les Etats-Unis sont une fédération, ce que l’Union Européenne n’est pas. De là, en dernière partie de l’ouvrage, une intéressante analyse du risque que représente le séparatisme, pour l’Europe et aussi pour le reste du monde si l’exemple européen faisait des émules. Bien qu’il montre les avantages que les petits pays peuvent tirer de leur taille, l’auteur en souligne avec raison le danger pour la communauté internationale et comment la péréquation entre espaces riches et espaces pauvres fonctionne mieux dans le cadre d’unités politiques de grande dimension. Comment faire alors pour résoudre cette tension entre le grand et le petit ? Pour Laurent Davezies, c’est la décentralisation qui constitue la voie la plus crédible vers ce qu’il appelle la démocratie territoriale… raison de plus pour déplorer l’insuffisance de la réflexion théorique en la matière.

 

[1] La République et ses territoires et La crise qui vient, la nouvelle fracture territoriale, dans la même collection.

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BIHR Alain et PFEFFERKORN Roland (dir)

Dictionnaires des inégalités

Paris, A. Colin, 2014, 441 p. | commenté par : Bernard Bret

Voici un bel instrument de travail. Dirigé par deux sociologues, il donne la parole à plus de 200 contributeurs issus des spécialités les plus variées. C’est que les inégalités sont pluridimensionnelles et ne relèvent pas des seules sciences économiques et sociales. L’ouvrage rend compte de cela dans les nombreux champs qu’il couvre, énumérés par Alain Bihr et Roland Pfefferkorn dans leur utile introduction :  inégalités entre classes sociales, inégalités de genre, inégalités entre classes d’âge et entre générations, inégalités entre nationalités, ethnies ou groupes racisés ou racialisés, inégalités socio-spatiales à différentes échelles.

Traiter de phénomènes aussi intriqués les uns dans les autres appelait une approche pluridisciplinaire où les entrées retenues concernent tant les phénomènes que les théories cherchant à les expliquer. On trouve donc : la description et l’analyse des faits avec des termes tels que chômage, classe sociale, caste, genre, impérialisme ; les systèmes de classification de ces faits avec notamment  les indicateurs d’inégalité et les professions et catégories socioprofessionnelles ; les grands auteurs qui ont traité de la question, depuis Platon jusqu’à John Rawls en passant par Adam Smith, Jean-Jacques Rousseau et John Stuart Mill ; les principaux systèmes englobant tels que le christianisme, la démocratie, le libéralisme ; les exemples des inégalités dans l’espace (périurbanisation, gentrification, ségrégation) et des territoires particulièrement illustratifs (le Brésil, les Etats-Unis, la Russie).

Il serait impossible et vain d’aller au-delà de ces quelques mentions, s’agissant d’un ouvrage comptant pas moins de 553 entrées. Qu’il suffise de souligner que ce dictionnaire aide à dire le mot juste parce qu’il fournit les outils pour penser. En prise avec les grandes questions d’aujourd’hui (voir les entrées « féminisme » ou « multiculturalisme »), il vient à son heure, à un moment où les inégalités s’aggravent et où la néolibéralisation prétend donner une légitimité à cette évolution au nom de l’efficacité économique… comme si l’efficacité devait avoir pour critère l’enrichissement de quelques-uns contre le bien-être de tous les autres. Avoir les mots pour comprendre ces faits et, éventuellement, s’y opposer, est précieux !

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