François BOURGUIGNON

La mondialisation de l’inégalité

Le Seuil, coll. La République des Idées, 2012, 107 p. | commenté par : Bernard BRET

Dans ce livre bref, mais dense, l’économiste  François Bourguignon traite d’un sujet qui ne peut manquer d’attirer l’attention des géographes : l’articulation de l’échelle mondiale avec les échelles nationales dans la configuration des inégalités sociales.

Il part du fait que, à partir des années 1980,  l’inégalité entre pays décroît fortement, tandis que l’inégalité moyenne au sein des pays se remet à croître (p. 23). Son constat confirme donc celui d’autres auteurs, que ce soit, pour citer seulement des ouvrages récents dont la revue a jugé utile de rendre compte,  Pierre Rosanvallon dans La société des Egaux et Joseph Stiglitz dans Le prix de l’inégalité. Un des mérites de François Bourguignon est de décrire les évolutions de revenus à partir de données statistiques probantes qu’il commente d’une façon très claire, et de relier les tendances observées aux processus de la mondialisation. Pour dire la chose d’une façon simple, l’intégration des économies nationales dans un système mondial à travers l’ouverture commerciale,  la croissance des firmes multinationales, l’internationalisation des  chaînes productives et la dérégulation des marchés financiers, a bouleversé les équilibres internes et modifié les rapports de forces entre les pays. Dans les pays développés, la désindustrialisation accélérée a produit les problèmes graves du chômage et de la stagnation, voire du recul des bas salaires, au moment où les revenus les plus élevés, eux, ont augmenté dans des proportions exorbitantes. François Bourguignon note que l’impact de la mondialisation sur les pays riches est très différent selon les secteurs d’activité. En tirent profit certaines branches qui relèvent de la haute technologie et des hautes qualifications. En souffrent les industries plus simples exposées  à la concurrence des pays à bas salaires. En sont peu affectées les activités déconnectées de la concurrence internationale, comme les services à la personne et le bâtiment et les travaux publics. Encore faut-il, y compris pour ces dernières, tenir compte que, par contagion, le chômage et  les salaires tirés vers le bas dans les secteurs menacés modifient le marché du travail aux dépens des demandeurs d’emploi. Or, la financiarisation de l’économie et l’évolution de la fiscalité au bénéfice du capital enrichit une minorité.  Il en résulte une polarisation sociale aux deux extrémités de la distribution des revenus, à l’inverse de la tendance observée  depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la décennie 1970.

Si, à l’échelle du monde, les inégalités se réduisent, c’est que plusieurs pays décollent, et parmi eux des colosses (la Chine, l’Inde, le Brésil). Les indicateurs le montrent, et c’est heureux, la pauvreté recule dans le monde, même si certains pays décrochent par rapport aux pays émergents. Mais, l’enrichissement est loin d’être général dans les pays qui sortent de la pauvreté de masse, d’où, dans ces pays aussi, un écart de plus en plus marqué entre les catégories sociales. La théorie de Simon Kuznets selon qui les inégalités augmentent dans une première phase du développement pour ensuite se réduire (c’est le U renversé) trouvera-t-elle vérification ? On peut le souhaiter… sans oublier que, on l’a vu, à un niveau plus avancé de développement, les pays dits riches apportent aujourd’hui un cruel démenti  à cette hypothèse optimiste.

Que faire ? Au terme de son analyse, François Bourguignon réfléchit sur les politiques susceptibles de répondre à cette question essentielle : comment préserver le mouvement d’égalisation mondiale, tout en jugulant la progression des inégalités nationales qui, tôt ou tard, entrera en conflit avec le premier objectif ? (p. 78). Citant le cas du Brésil, il voit dans l’évolution récente de ce pays la démonstration que lutter contre les injustices sociales est un outil pour stimuler et consolider l’économie. D’une façon plus générale, il ne cherche pas les pistes dans une démondialisation, mais dans une mondialisation équitable. C’est l’occasion de voir ce que peuvent une fiscalité progressive et incitative, une politique éducative qui donne leur chance à tous et valorise le capital humain, une régulation des marchés financiers et du marché du travail. C’est aussi l’occasion de mesurer les dangers d’un repli protectionniste. C’est surtout l’occasion de réfléchir sur les relations entre l’égalité sociale et l’efficacité économique.

 

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Joseph E. STIGLITZ

Le prix de l’inégalité

Les liens qui lient, Paris, 2012, 510 p. | commenté par : Bernard BRET

Joseph Stiglitz le dit avec force, l’inégalité a un prix économique (elle bride la croissance), social (elle fragilise la cohésion) et politique (elle fait douter de la démocratie).

S’il fait surtout un sévère réquisitoire contre le fonctionnement actuel de l’économie des Etats-Unis, l’analyse qu’il en propose a une portée générale sur les dérives du capitalisme financier. Premier constat : l’inégalité s’est fortement aggravée aux Etats-Unis au cours des trois dernières décennies, période durant laquelle les revenus des plus riches (dans un arrondi qui frappe les esprits, Joseph Stiglitz parle du 1 %) ont augmenté d’une façon choquante, cependant que les conditions de vie des autres (les 99 %) ont stagné ou, pour les plus pauvres, se sont dégradées en valeur absolue. Le chômage, aux Etats-Unis et ailleurs, est le symptôme le plus grave de cette crise et de cette polarisation sociale, vers le haut pour une petite minorité et vers le bas pour la grande majorité. Joseph Stiglitz ne plaide pas pour une égalité absolue, sans doute utopique et dont l’efficacité économique reste à prouver. Il met au jour les mécanismes qui produisent l’inégalité excessive et dangereuse dans laquelle l’opinion publique voit une injustice et contre laquelle, dans plusieurs pays, s’élèvent les indignés.

L’auteur dénonce d’abord les rentes. La rente ne correspond pas à une augmentation de la richesse produite, mais à un transfert de richesse. Elle donne à quelques-uns des revenus sans proportion avec leur contribution réelle à la collectivité : rémunérations extravagantes des hauts dirigeants des banques et des grands groupes industriels, que leurs résultats soient bons ou mauvais, concessions d’exploitation concédées à vil prix par l’Etat sur les ressources naturelles, surprofits réalisés par les entreprises bénéficiant d’un monopole, crédit prédateur aux dépens des emprunteurs modestes, surfacturation des biens et services dans les marchés publics… la liste est longue des processus par lesquels le 1 % fait fonctionner le système à son avantage. Alors qu’est souvent avancée l’idée que faire gagner de l’argent aux riches serait bon pour tout le monde car, par un effet de ruissellement, cet enrichissement percolerait dans toute la société et irait du haut vers le bas jusqu’aux plus pauvres, la réalité montre l’inverse, c’est-à-dire des transferts d’argent qui vont du bas vers le haut. Une question, évidemment, se pose : pourquoi l’Etat, en théorie garant du bien commun, ne met-il pas un terme à de tels abus, et pourquoi, dans une démocratie, les 99 % ne peuvent-ils pas faire valoir leurs droits face au 1 % ? De fait, non seulement l’Etat ne corrige pas la situation, mais le système politique le consolide parce que le 1 % a remplacé la formule un homme, une voix par un dollar, une voix. Entendons par là que l’argent a un poids décisif dans le jeu politique, en façonnant l’opinion lors des consultations électorales et en laissant ensuite opérer les lobbys auprès des élus. De la sorte, le 1 % a réussi à s’emparer de la puissance publique et, plus fort encore, à persuader les 99 % que leur intérêt converge avec celui de la minorité privilégiée. Pour beaucoup, les Etats-Unis sont encore perçus comme le pays de l’égalité des chances alors que la transmission des patrimoines et le coût élevé des études supérieures font que, de plus en plus, les fonctions de responsabilité sont confisquées par une petite élite de la fortune.

Le rêve américain perdure parce qu’il est doux de rêver. Mais, quand la crise plonge dans la pauvreté des millions de familles, la réalité apporte un démenti aux mythes que sont devenus malheureusement certains principes fondateurs de l’identité américaine. Le malaise actuel est multiforme. Sa racine est économique, mais pas seulement. Il y a aussi une fragilisation de la société parce que les classes moyennes sont atteintes et se sentent menacées. Il y a enfin une érosion de la confiance dans le système politique, comme en témoignent les taux d’abstention, en particulier chez ceux qui ont perdu espoir de se voir reconnus comme citoyens.

Joseph Stiglitz termine son livre sur l’affirmation qu’il est possible d’agir. Il faut, selon lui, équilibrer les rôles des marchés, de l’Etat et de la société civile. S’il pointe pour les Etats-Unis les urgences prioritaires, à savoir la lutte contre le chômage et la solution à apporter à la crise immobilière, et s’il pose les bases d’un programme susceptible d’y refonder un nouveau pacte social, il avance nombre d’idées qui dépassent le cadre américain et qui doivent ailleurs aussi alimenter le débat : faire de l’équité un outil de croissance par la relance de la consommation populaire, arbitrer entre le chômage et l’inflation en mesurant d’une façon plus exacte le risque social que fait courir chacun des termes de l’alternative, réglementer les flux de capitaux transfrontaliers, mettre au point une fiscalité qui soit réellement progressive, rétablir l’égalité des chances en investissant dans l’éducation. Il faut concevoir un système socio-économique autre que celui en vigueur, pour des raisons de justice et d’efficacité. Cela n’est possible que si l’Etat reconquiert la place que les marchés lui ont prise. A ce titre, Joseph Stiglitz plaide contre l’indépendance des banques centrales, dispositif où il dénonce un renoncement par l’Etat d’une fonction régalienne.

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Jean-Claude Michéa

LES MYSTERES DE LA GAUCHE

Champs Flammarion. Paris. 132 pages | commenté par : Jean GARDIN

Ce dixième ouvrage de Jean-Claude Michéa poursuit une réflexion entamée il y a maintenant plus de vingt ans sur le « logiciel libéral » et sur les forces sur lesquelles peut s’appuyer la résistance qui désirerait s’y opposer. Michéa s’adresse donc à « ceux qui croient encore à la possibilité d’une société libre, égalitaire et conviviale » (page 11).

Au vu des réactions récoltées, il y a de quoi être surpris. Remarqué par des polémistes de droite et d’extrême droite (Eric Zemmour, Alain Soral, Alain Finkielkraut, Alain de Benoist…), l’ouvrage a par contre reçu une volée de bois vert depuis la gauche, ou la gauche de la gauche (Philippe Corcuff dans Médiapart, Luc Boltanski dans Libération, Serge Halimi dans Le Monde diplomatique, Fréderic Lordon dans La Revue des livres). Certaines critiques ne sont pas sérieuses, notamment celle de Luc Boltanski qui relève de la simple malhonnêteté intellectuelle[1]. D’autres sont plus intéressantes, notamment quand elles proviennent des milieux anarchistes auxquels se réfère Michéa et dont se réclame aussi Philippe Corcuff [2]. Un double cordon sanitaire semble mis en place : d’un côté sauver la gauche des imprécations de Jean-Claude Michéa, c’est-à-dire continuer à faire fonctionner le couple gauche-droite structurant la vie électorale française, de l’autre, remonter encore d’un étage la barrière séparant diverses mouvances de l’extrême gauche qui seraient tentées par l’extrême droite… Michéa souligne lui-même : « J’ai décidément dû taper dans une sacrée fourmilière pour susciter ainsi une telle levée de boucliers ! On ne compte plus, en effet, les courageux croisés de la sociologie d’Etat qui ont jugé soudainement indispensable de mettre en garde le bon peuple – il est vrai déjà suffisamment échaudé par l’actuelle politique de la gauche – contre le caractère profondément hérétique et « réactionnaire » de mes analyses philosophiques » (« Réponse à Philippe Corcuff » , Médiapart, 2 août 2013.).

C’est que l’ouvrage s’inscrit dans un contexte particulier. L’année 2013 a été marquée par la démission du ministre du budget soupçonné de fraude fiscale (alors qu’il animait une politique d’austérité drastique), par le supposé « ras le bol fiscal » des Français, par le passage de la loi sur le « Mariage pour tous » et, en fin d’année (postérieurement à la polémique autour de Michéa), par la révolte des bonnets rouges. Tout ceci avec un gouvernement socialiste au pouvoir. Soit, globalement, un passage « à droite » de la contestation, y compris dans la rue, y compris violente. Dans la même période, un certain nombre d’intellectuels de gauche dont Emmanuel Todd, et, cas particulièrement intéressant ici, Frédéric Lordon, sont effectivement devenus contre leur gré des références assumées de l’extrême droite, notamment au Front National de Marine Le Pen. Cette proximité s’inscrit dans le virage étatiste et protectionniste du programme du Front National. Les analystes proches du Front de gauche comme Lordon, ou de ce qui reste de l’aile gauche du PS comme Todd sont alors aisément mobilisables sur le plan de la politique économique frontiste.

Tout semble alors pousser un certain nombre de personnages mécontents de cet embarquement forcé à réaffirmer leur opposition à tout le reste du programme des nationalistes. Notamment sur les sujets dits « sociétaux », « sociaux » ou « culturels ». Or, c’est à cet endroit précis que Jean-Claude Michéa, lui aussi embarqué à son corps défendant dans cette galère, fait très mal, puisqu’il travaille depuis des années à relier le libéralisme culturel de la gauche au libéralisme économique de la droite pour en montrer l’indispensable unité logique. Aux yeux de certains, Jean Claude Michéa travaillerait donc sournoisement à scier le garde-fou permettant de conserver des repères clairs ; une gauche culturellement libérale, une droite économiquement libérale. Lutter contre le « Jeanclaudemichéisme » et les « Jeanclaudemichéastes », ce serait donc se prémunir contre l’alliance des extrêmes, et donc contre le retour de la bête immonde dont le ventre est toujours fécond.

L’ouvrage a donc un double intérêt pour nous :

–       Il s’inscrit dans le cadre des échanges politiques contemporains particulièrement vifs sur la question de la communauté à l’échelle de laquelle se pense et se pratique la justice sociale ou (pour ce qui nous intéresse) spatiale.

–       Il nous permet de repenser, avec ou contre Orwell et Marcel Mauss (les deux principales références de Michéa), la place de la triple obligation du don (donner, accepter, rendre) et de son expression politique (la common decency) dans nos analyses de la justice. En d’autres termes, peut-il exister des formes indécentes de justice sociale ou spatiale, peut-il exister des formes décentes d’injustice?

Comme à l’accoutumé chez Michéa, l’ouvrage se compose d’un texte principal relativement court (58 pages) et de multiples « scolies » plus conséquentes. Le texte principal est une réponse demandée par Paul Ariès, animateur du site « Les Zindignés » à la lettre d’un professeur de philosophie de Besançon, Florian Gulli, sympathisant du PCF et du Front de Gauche, à propos du rejet par Michéa du terme de « gauche ».

Michéa pose cette question de terminologie comme essentielle. Soit le « signifiant maître » est sauvable, au prix d’un examen critique de la contamination de la gauche par trente ans de néolibéralisme. Soit il ne l’est pas et doit être abandonné car il appartient tout entier au « logiciel » du libéralisme. Michéa bâtit ensuite toute sa réflexion en faveur de la seconde hypothèse en se référant explicitement à Cornelius Castoriadis : « seul le langage commun permettra de résoudre dialectiquement-à la différence d’une alliance purement électorale- les différentes contradictions au sein du peuple ». Car Michéa croit au peuple – pétri de contradictions- mais porteur de valeurs propres, c’est-à-dire communes, au double sens du terme anglais (commons) c’est-à-dire collectives et ordinaires.

Ce peuple-là, porteur des valeurs de la décence ordinaire (common decency), provient de vingt ans de travail sur l’œuvre de George Orwell. Héritage qu’il partage avec Jaime Semprun et les éditions de L’Encyclopédie des nuisances qui ont contribué à republier et à commenter les écrits politiques du militant socialiste, un peu oublié au profit du romancier. La common decency, pour aller vite (et c’est volontaire chez Michéa), c’est « le sentiment, largement partagé dans les classes populaires, de savoir ce qui se fait et ce qui ne se fait pas ». Michéa assoit ensuite cette figure politique (disons, d’une morale aux aspects politiques directs) sur un substrat anthropologique : la common decency dériverait de la triple obligation de donner, accepter et rendre, une notion définie par Marcel Mauss et reprise ensuite par Karl Polanyi comme par le groupe M.A.U.S.S. (Mouvement anti utilitariste en sciences sociales).

Proche dans ses références du mouvement situationniste (nombreuses citations de La société du spectacle de Guy Debord), Michea s’inscrit enfin dans la veine d’un marxisme débarrassé de ses aspects déterministes, d’où par exemple ses multiples références au vieux Marx, entretenant une correspondance iconoclaste avec les populistes russes Nikolaï Mikhaïlovski et Vera Zassoulitch. Marx s’y accordait avec les populistes pour penser la possibilité d’atteindre le socialisme sans passer par le stade capitaliste, notamment en s’appuyant sur la communauté paysanne russe, le mir.

Sur le fond, la démonstration philosophique s’appuie sur deux moments fondateurs. Le premier part des guerres de religions qui ravagèrent l’Europe au XVI° siècle. Ces guerres engendrèrent un mouvement philosophique particulièrement pessimiste puisqu’il s’agit d’inventer des lois garantissant la paix sans avoir à reposer sur la vertu des sujets. C’est ce que Michéa avait déjà longuement développé dans L’Empire du moindre mal (Climat, 2007) : « Kant note dans son projet de paix perpétuelle (…) que dans l’hypothèse d’un travail législatif parfait, la seule mécanique du droit suffirait à assurer la coexistence pacifique même d’un peuple de démons » (L’Empire du moindre mal, p. 37). Le libéralisme nait alors de cette revendication, et il constitue dans sa première mouture, celle de David Hume ou d’Adam Smith, une totalité politique et économique. Dans cette perspective, le droit se doit d’être neutre, et de ne pas porter de valeurs morales puisque toutes ces valeurs morales sont contestables et potentiellement dangereuses : « Les formules de Benjamin Constant sont d’une limpidité exemplaires : ‘Prions l’autorité – écrit-il ainsi- de rester dans ses limites : quelle se borne à être juste, nous nous chargerons d’être heureux » (L’Empire du moindre mal p. 35). C’est la primauté du juste sur le bien. Et le deus ex machina capable d’orchestrer un tel ballet n’est autre que la main invisible d’Adam Smith qui transmute les vices privés en vertus publiques : « Il s’agissait donc d’entendre par là que c’est la libération intégrale des échanges économiques (…) qui en plaçant la société juste sous la protection tutélaire des lois de l’offre et de la demande va se charger d’elle-même, par un processus purement mécanique, d’engendrer cette communauté à la fois pacifique et solidaire ».

Invité à France Inter en 2012, Michéa avait eu une image saisissante : Si on avait mis une guitare entre les mains de David Hume, on aurait obtenu un George Brassens, c’est-à-dire quelqu’un qui ne demandait rien à personne pour suivre son chemin de petit bonhomme, si possible à l’abri des braves gens qui n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux.

Mais il poursuivait en disant que Hume serait sidéré de voir à quoi ont abouti ses idées, au moins autant qu’un Marx visitant l’Union Soviétique. Ceci parce que cette conception libérale naissante du laisser-faire privé s’appuyait en fait sur une société où des millions de choses, des petits détails de la vie quotidienne, y étaient régulées par la règle du don maussien et non pas par l’échange marchand. Domaines que ni Smith ni Hume ne comptaient remettre en cause, mais qui ont depuis été balayés par l’extension du domaine de l’économie (Ce que Karl Polanyi appelait de son côté le « désencastrement » de l’économie vis-à-vis de la société).

Cette extension du domaine de la marchandise, heurte, à chaque époque et en chaque lieu la common decency des populations qui la subissent. Car, même non verbalisée, il y a toujours la conscience que certaines choses ne se font pas. Or, la dynamique logique libérale, le « logiciel libéral » comme l’écrit Michéa, a toujours fait reculer les limites de ce qui peut se faire, notamment à partir du moment où des pans entiers de l’économie du don ont été pénétrés par l’échange marchand. Pour filer la métaphore, Michéa évoque alors un Brassens, porteur lui aussi d’une common decency, qui n’apprécierait pas que le petit bonhomme suive son chemin en pillant, violant et tuant et en réclamant en plus le silence des braves gens. Michéa est un moraliste.

Un moraliste socialiste. Et c’est bien là que le divorce avec la gauche s’explique. Dans Les mystères de la gauche, il revient longuement sur la naissance historique de la gauche, au lendemain de la Révolution française, et qui figure alors un ensemble entièrement libéral, opposé aux conservateurs, aux réactionnaires (notamment aux partisans de l’Ancien Régime) qui constituent la droite. Il rappelle que le mouvement ouvrier, le mouvement socialiste, nait alors d’une opposition à cette gauche libérale qui porte les valeurs d’une industrialisation destructrice des communautés de base de la vie. Il rappelle l’opposition de TOUTE la gauche à la Commune de Paris de 1871, le soutien sans faille de Ferry, de Zola et de Hugo à Adolf Thiers. Ce n’est selon lui que l’affaire Dreyfus qui a permis, dans une alliance des socialistes et de la gauche, d’unir les forces contre des menaces réactionnaires bien réelles. Mais cette alliance a eu un prix. La gauche du XX°siècle est alors le parti du mouvement, l’incarnation du libéralisme dans sa face culturelle, alliée à un socialisme qui a accepté le legs marxiste des « stades nécessaires du développement des forces productives », et qui impose les changements sociétaux rendus nécessaires par l’expansion sans fin du domaine de la marchandise. Ceci au nom de la lutte contre les conservatismes : « l’opérateur philosophique majeur (…) n’est autre que cette métaphysique du progrès et du ‘sens de l’histoire’ qui définissait depuis le 18° siècle le noyau dur de toute les conceptions bourgeoises du monde. Métaphysique qui constitue donc le véritable ‘code source’ de la gauche originelle (…) qui allait contaminer des pans entiers du mouvement socialiste » (Les mystères de la gauche, p. 23).

Depuis 1945 (avec la chute de ce qu’il considère comme la dernière menace réellement réactionnaire), portée par les héritiers du compromis lié à l’affaire Dreyfus, Michéa voit donc surtout une gigantesque entreprise de désocialisation partagée entre la gauche et la droite.

–       Une gauche qui prétend (de moins en moins !) s’opposer aux dogmes de l’économie libérale mais qui mène un mouvement volontariste de rattrapage sur le plan législatif, au nom du ‘progrès’, des conséquences logiques de l’ouverture des marchés économiques. La gauche validerait ainsi des états de faits et préparerait les futures avancées du marché.

–       Une droite qui prétend défendre les valeurs ‘traditionnelles’ qu’elle détruit elle-même par son libéralisme économique.

Selon Michéa, jamais un gouvernement de droite ne peut endosser le volet culturel de l’affaire libérale (défaite de Valérie Giscard d’Estaing en 1981, notamment après le vote de la loi Veil sur l’avortement), ni la gauche endosser son volet économique (les perspectives électorales actuelles du parti socialiste). Michéa note aussi que dans ce jeu étrange, un gouvernement de gauche ne remet que rarement en cause les décisions économiques des précédents gouvernements de droite, et qu’inversement, un gouvernement de droite ne remet pas souvent en cause les décisions sociales et culturelles des gouvernements de gauche (abolition de la peine de mort, PACS…).

La dynamique générale de ce système libéral est présentée comme sinistrogyre (déviée vers la gauche). Michéa s’appuie ici, c’est assez rare pour être signalé, sur un géographe (le Tableau des partis en France d’André Siegfried, 1913) pour affirmer que dès le début du 20° siècle, les commentateurs politiques remarquaient que la « droite » était une ancienne « gauche », qui suivait avec un temps de retard, les évolutions promues par les brefs passages de la gauche aux affaires (voir par exemple le destin du parti radical de George Clemenceau).

En renvoyant au conservatisme de droite une grande partie des réactions de ceux qui souffrent de la destruction de la sphère non marchande réglée par le don, la gauche s’interdirait ainsi de penser le contenu positif et politique de la common decency. Le peuple n’est plus alors composé que de beaufs, de ploucs… C’est une masse.

Michéa pose alors directement la question du « petit peuple de droite » : employés, commerçants, agriculteurs… Il s’agit de «l’aider ainsi à tourner sa colère et son exaspération grandissante contre ce qui constitue en dernière instance, la cause première de ses malheurs et de ses souffrances, à savoir ce système libéral qui ne peut croitre et prospérer qu’en détruisant progressivement les valeurs morales auxquelles ce petit peuple de droite est encore profondément – et légitimement- attaché ». Et, symétriquement, la question de l’élite de gauche : « De fait, l’existence par exemple d’un « réseau éducation sans frontières » (ou de toute autre association caritative essentiellement animée par des fonctionnaires) n’a, par elle-même, rien de très surprenant. Ses membres n’ont presque jamais à assumer personnellement le prix réel de leur bonne volonté humanitaire. On imagine assez mal en revanche, les travailleurs du bâtiment – surtout ceux qui sont en CDD- mettre d’eux-mêmes en place un réseau ‘Bâtiment sans frontières’ destiné à faire venir en France des travailleurs des pays de l’est ou du ‘tiers monde’ qui accepteraient d’être encore plus mal traités et payés qu’eux » (page 114).

Avec les évolutions actuelles du programme du Front national, et avec surtout les succès électoraux qu’on lui connait… On comprend maintenant pourquoi Jean Claude Michéa est le diable… On lui a reproché d’être un nationaliste et un raciste caché et d’entretenir un grand flou intellectuel (notamment par son usage central de la common decency et son refus de lui donner un contenu positif). Il a répondu à ces critiques, point par point, et avec un certain humour dans sa « Réponse à Philippe Corcuff » déjà mentionnée (Médiapart 2 août 2013).

Pour ce qui nous concerne plus précisément, je retiens que les ouvrages de Michéa posent de manière implicite une question qui me semble fondamentale : une société obnubilée par la question de la justice sociale ne peut –elle pas être dans le même temps totalement indécente, en termes orwelliens ? C’est une question que j’avais ouverte dans l’ouvrage édité suite au colloque fondateur de notre revue, à Nanterre en 2008[3], et qui demeure pour moi, toujours aussi importante.

 

[1] « Le philosophe Jean-Claude Michéa est typique de ce courant de pensée, comme le sont souvent les invités de Répliques, l’émission d’Alain Finkielkraut. Ces discours stigmatisent, en général, deux types d’ennemis. A l’extérieur, les pays émergents, qui ont déjà ruiné nos ouvriers et qui veulent maintenant ruiner ce qui nous reste de paysans. A l’intérieur, les Arabes, qui menacent nos valeurs ancestrales. A chaque fois, il s’agit de véritables discours de guerre. Ce qui est fâcheux, c’est que ces discours typiquement de droite ou d’extrême droite trouvent désormais des modalités d’expression à gauche ou à l’extrême gauche, notamment autour du thème de la laïcité et en se réclamant du républicanisme. ». Libération, 13 septembre 2013. On ne trouvera nulle trace dans les écrits de Jean Claude Michéa de tels appels à la haine, et bien des développements parfaitement contraires.

[2]Frédéric Lordon : « Impasse Michéa » (La revue des livres. Juillet – aout 2013). Serge Halimi : « Le laissez-faire est-il libertaire ? » (Le Monde diplomatique juin 2013). Philippe Corcuff : « Intellectuels critiques et éthique de responsabilité en période trouble : Michéa, Durand, Keucheyan, Kouvelakis… » (Médiapart, 25 juillet 2013). Sur les sites «communistes- libertaires », on pourra consulter Vosstanie : « Encore ? De l’ontologie de Jean-Claude Michéa (National-nostalgique ?) » ; ou encore Mondialisme.org : « A propos du réac Jean-Claude Michéa (alias Nietzschéa), des Editions l’Echappée et de leur « vigilance »… en carton-pâte ».

[3]Gardin J. Justice ou décence environnementale ? in Blanchon D. Gardin J. Moreau S. (dir.) 2012. Justice et Injustices environnementales. Presses Universitaires de Paris Ouest.

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Alain Renaut

Un monde juste est-il possible ?

Paris, Stock, 2013, 393 p. | commenté par : Bernard BRET

En se demandant si un monde juste est possible, Alain Renaut veut apporter une contribution à une théorie de la justice globale, c’est-à-dire d’une justice pensée à l’échelle du globe. Les quelques statistiques mentionnées dans les premières pages rappellent la gravité et l’ampleur de la pauvreté dans le monde. Elles disent l’urgence d’une telle réflexion et d’un éthique globale que l’auteur tient pour prioritaire.

L’ouvrage est construit d’une façon très logique et très rigoureuse qui reflète la solidité du raisonnement suivi. Son point de départ est le paradoxe qu’offre la pensée de John Rawls : une théorie de la justice qui se veut universaliste, mais qui est pensée par son auteur, au moins dans un premier temps,  comme justice domestique, c’est-à-dire applicable à l’intérieur d’un Etat. La discussion engagée porte donc sur l’extension de la justice à l’échelle du monde. Alain Renaut convoque dans le débat les principaux théoriciens du développement dont Albert Hirschman, Joseph Stiglitz et Amartya Sen, et note la montée en puissance de la place qu’y tient l’éthique. C’est pour mieux aborder ensuite, dans ce qui fait le cœur de l’ouvrage, les questions essentielles qui touchent la justice globale.  Première question : où situer cette notion dans le débat sur l’universalisme et le relativisme. C’est l’occasion d’une critique sévère de l’idée de décroissance illustrée notamment par Serge Latouche et portée par Majid Rahnema à un paroxysme qu’Alain Renaut dénonce comme la forme la plus obscurantiste de l’esprit de tradition (p. 121). De fait, quand Serge Latouche réduit le développement à l’occidentalisation du monde, ne le confond-il pas avec la simple croissance ? Mais, l’augmentation du PIB n’est assimilée par personne au développement. Pourquoi Serge Latouche voit-il alors dans l’IDH un produit de l’imaginaire économique occidental alors même que cet indicateur de développement oblige à considérer les conditions de vie des hommes dans une vision non circonscrite à la sphère économique ? La charge d’Alain Renaut est ici violente… et convaincante ! Le développement, pour reprendre les termes d’Amartya Sen, c’est l’augmentation des libertés en tant qu’elles accroissent les capabilités, c’est-à-dire les pouvoir faire dans la terminologie que propose Alain Renaut, soit l’exercice effectif des capacités de chacun.  Comment alors comprendre que des millions d’hommes soient sortis de la misère à Singapour et en Chine sans jouir de la liberté ? C’est qu’il y a, en l’occurrence, abus de langage à parler de développement dans son sens plein puisque la liberté et les droits humains dans leurs dimensions indissociables (droits économiques, sociaux et culturels, et aussi droits civiques et politiques) en sont des éléments constitutifs.

Réprouver ainsi radicalement un mode de développement qui, sous le nom d‘asiatisme, pourrait se faire dans l’oppression et qui trouverait sa légitimité dans une forme de communautarisme, c’est déjà répondre partiellement au thème suivant de l’ouvrage. Alain Renaut s’y interroge sur l’antinomie de la justice globale, conflit que la raison entretient avec elle-même quand il faut arbitrer entre une approche de la justice globale par la distribution des ressources et une approche par l’affirmation des capabilités. Plus que d’un véritable arbitrage qui choisirait une voie plutôt que l’autre ou trouverait un improbable entre-deux, il faut articuler les deux approches l’une avec l’autre, ce qu’Alain Renaut dit excellemment : l’approche par les ressources aide seulement à trouver un financement à l’approche par les capabilités (p. 184), précisant que cette seconde approche consiste dans un  processus d’accès des  populations des pays pauvres à des pouvoirs d’agir leur permettant de transformer eux-mêmes les conditions de leur existence collective (p. 187). Ce raisonnement est dans la logique de John Rawls, auquel Alain Renaut fait maintes fois référence : les biens premiers de la Théorie de la Justice, entendus comme ce à quoi un être rationnel aspire prioritairement et qu’il faut donc distribuer avec équité, consistent autant en biens matériels qu’immatériels tels que la liberté, thème  qu’Amartya Sen, sous-estimant ce que le système rawlsien disait de la chose sous le nom de possibilités offertes, a cru devoir préciser par la notion de capabilité.

Un tel positionnement s’oppose de manière frontale au libertarianisme, lequel remet en cause l’Etat providence, sinon l’Etat lui-même, et voit dans le marché la solution à la pauvreté. Bien que les tenants de ce  libéralisme poussé à l’extrême n’écartent pas la générosité (c’est l’avis de Friedrich Hayeck, qui par ailleurs considère l’idée de justice sociale comme vide de sens !), et bien que certains d’entre eux, qualifiés de gauche dans un audacieux oxymore, défendent une justice attributive selon laquelle les plus pauvres doivent recevoir de quoi subsister au motif que les ressources naturelles appartiennent à tout le monde, c’est ailleurs qu’il faut chercher solution à la pauvreté de masse.  L’éthique du développement doit tenir pour nécessaires à la fois le bien-être matériel et le respect des valeurs qui font des personnes des êtres libres en mesure de définir leur projet de vie.  Alain Renaut rejoint ici l’auteur de la Théorie de la Justice. Quand il avance que le bien-être débouche sur l’être-bien qui à son tour apporte du bien-être (l’être-bien est un sommet du bien-être, p. 281), comment ne pas penser à la congruence, chez John Rawls, du juste et du bien, c’est-à-dire finalement au bonheur que l’être rationnel éprouve à agir conformément au juste défini par lui de façon rationnelle.

Finalement, pour contribuer, de façon multidimensionnelle, à apporter aux personnes et aux peuples démunis le bien-être auquel ils peuvent accéder (p. 327), Alain Renaut plaide pour une éthique globale de l’intérêt bien compris. Considérant qu’il est de l’intérêt des nantis de ne pas se trouver un jour submergés par la révolte des pauvres, il tient pour indispensables l’aide matérielle pour le court terme et la libération des capacités des pauvres pour le long terme : créer l’environnement économique et social qui permette aux capacités de s’exprimer en capabilités. Cette approche multidimensionnelle du développement comprend une justice compensatrice qui fait écho au principe de réparation de John Rawls. Penser permet donc d’agir mieux… et notre philosophe, à l’issue de son raisonnement théorique, d’inviter son lecteur à un exercice d’éthique globale appliquée concernant le commerce mondial.

C’est donc là un texte qui s’appuie sur de nombreuses références (tous les auteurs mobilisés ne peuvent être cités ici) et qui donne à penser. Il alimente au moins une une interrogation et laisse au moins un sentiment de manque. L’interrogation porte sur la terminologie. Distinguer la justice sociale et la justice globale, c’est suivre un usage aujourd’hui dominant, mais n’est-ce pas aussi mêler deux registres distincts d’analyse. Puisque la justice sociale est une justice entre les hommes, la justice globale doit être une justice sociale. Le qualificatif global qui dit l’échelle à laquelle est faite l’analyse ne saurait masquer le contenu même de la notion ni se réduire à la justice entre les Etats. C’est là que la réflexion laisse une impression d’inachevé. Puisque la justice globale s’intéresse au sort des habitants de la planète, il faut prolonger le raisonnement d’Alain Renaut au-delà des relations entre les Etats et y incorporer les injustices internes aux Etats. Ce n’est pas abandonner l’idée de justice globale, mais c’est l’envisager dans les combinaisons d’échelles géographiques qui font l’environnement de la vie de chaque individu. Pour cela, identifier les autres acteurs que sont dans le système mondial les entreprises et la société civile est nécessaire : il y a interférence entre les actions menées par les firmes, les politiques conduites par les Etats et les mouvements sociaux, comme il y a interférence entre ce qui se passe à l’échelle domestique et ce qui se passe à l’échelle globale. Dans ce système complexe qui articule des sous-systèmes à des échelles multiples, isoler certains éléments nuit à la compréhension de l’ensemble. Ainsi, l’analyse du commerce international est-elle amputée d’une donnée majeure  si n’est pas mentionné le rôle des firmes multinationales et si les échanges de marchandises ne sont pas reliés aux flux de capitaux et des investissements à l’étranger. Cette complexité du système mondial ajoute à la complexité de chaque sous-système national car, à l’intérieur de chaque Etat, se confrontent des intérêts divergents pilotés de l’étranger pour certains, avec lesquels doivent désormais composer les personnes et les classes sociales. Pour penser une éthique globale, force serait donc de considérer aussi les figures que les injustices prennent dans les différents pays du monde, et dépasser l’opposition Nord-Sud, incontestable mais trop réductrice. Qu’un livre ne puisse pas tout traiter de ces configurations multiples est évident. Du moins, eût-il été stimulant de suggérer davantage cette dimension du problème.

La réflexion doit donc se poursuivre pour inspirer l’action contre l’injustice. Alain Renaut y apporte ici très utilement son concours.

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