Thomas Piketty

Capital et idéologie

Paris, Le Seuil, 2019, 1197 p. | commenté par : Bernard Bret

Peu d’années après Le Capital au XXIe siècle, voici que Thomas Piketty nous donne à lire un magnifique ouvrage : Capital et Idéologie, qui prend pour objet « l’histoire et le devenir des régimes inégalitaires » (p. 15) en partant du constat que « chaque société humaine doit justifier ses inégalités » (p. 13) et que, pour ce faire, elle avance son idéologie, c’est-à-dire un complexe d’idées et de représentations susceptibles de reconnaître au fonctionnement social une légitimité sur le plan des valeurs. Le tableau impressionne par son ampleur historique – partir des sociétés ternaires de jadis pour arriver à aujourd’hui et mettre en évidence les évolutions possibles de demain constitue une prouesse – et géographique – étudier le cas de la France, puis étendre l’analyse à l’Europe et confronter cela aux États-Unis, aux territoires coloniaux, à l’Inde, à la Chine, au Japon, à la Russie, entre autres, en constitue une autre. Il serait difficile de rendre compte d’un si vaste panorama si n’était maintenu très ferme l’objectif, rappelé en ces termes au début du dernier chapitre : « J’ai essayé dans cet ouvrage de présenter une histoire raisonnée des régimes inégalitaires, depuis les sociétés trifonctionnelles et esclavagistes anciennes jusqu’aux sociétés hypercapitalistes et postcoloniales modernes ». Le résultat est très convaincant. Non seulement ce livre nous apprend beaucoup, y compris sur des thèmes a priori arides, tels les systèmes fiscaux, mais surtout, s’adressant aux citoyens, il nous donne à penser sur notre société et nous éclaire sur les actions possibles.

L’analyse traite d’abord les sociétés d’ordres européennes, construites selon la logique ternaire considérée ici comme la matrice de l’inégalité sociale : l’ordre trifonctionnel associe dans un ensemble intégré ceux qui prient, ceux qui combattent et ceux qui travaillent. Les trois ordres de l’Ancien Régime, le clergé, la noblesse et le Tiers-État entretiennent ainsi « des relations d’échange et de domination » (p. 96) qui valident l’inégalité. Ce « mélange complexe de contrainte et de consentement » (p. 83) a été contesté au XVIIIe siècle, mais la Révolution a fait naître une société où, malgré l’égalité civile, l’inégalité des fortunes et des conditions de vie était extrême, et donc aussi la distance sociale entre les personnes. À une société d’ordres a succédé une société de propriétaires. L’auteur parle de « propriétarisme » pour désigner son idéologie dans le sens que la propriété privée s’y trouve comme sacralisée. Intouchable et supérieure à tout. Consolidée par le système fiscal en vigueur et notamment par la faiblesse des droits de mutation, la propriété a produit cette figure balzacienne du rentier si caractéristique du XIXe siècle. Dans les sociétés coloniales, se sont cumulées les inégalités de type statutaire héritées du passé et les inégalités de type propriétariste nées de la domination extérieure. Décrit d’une façon précise, le cas de l’Inde est particulièrement éclairant, où la colonisation britannique a imposé l’assignation identitaire de chacun et, ce faisant, a aggravé les tensions entre les groupes. Parce que toucher au droit de propriété était inenvisageable, l’abolition de l’esclavage a partout comporté une indemnisation versée aux anciens propriétaires… alors que les esclaves libérés ne recevaient rien en tant que victimes d’un système dont était enfin reconnue la fondamentale injustice. C’est avec l’impôt sur le revenu en 1914 et surtout avec la Grande Guerre que l’idéologie propriétariste est ébranlée. Thomas Piketty décrit au XXe siècle la mise en place de l’État fiscal social. Les nationalisations de 1945 et la création de la sécurité sociale constituent en France un moment clé de cette période où, comme aux États-Unis (1920-1950) et dans plusieurs pays européens (1920-1980), les inégalités de revenus reculent : les sociétés de propriétaires se transforment en sociétés sociales-démocrates, que les partis au pouvoir affichent explicitement ou non cette appartenance politique. Puis, après la période 1950-1980 identifiée dans ces pays comme l’âge d’or de la social-démocratie, les inégalités ont de nouveau augmenté, avec une hausse particulièrement nette des plus hauts revenus : échec de la social-démocratie face aux défis posés à elle par la mondialisation et incapacité à maintenir l’État fiscal et social. De plus, le communisme stalinien a constitué un repoussoir tel que l’idée de l’intervention de la puissance publique dans la sphère économique a perdu de sa crédibilité, légitimant du même coup le néo-libéralisme comme si, ainsi que le prétendait Margaret Thatcher, il n’y avait pas d’alternative entre le dirigisme d’État et la liberté totale laissée au capitalisme mondialisé. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé quand les régimes communistes se sont brutalement effondrés : la thérapie de choc imposée à leur système, c’est-à-dire en fait un hold-up pratiqué par une oligarchie de type kleptocratique, a mis en place un capitalisme sans règle.

Les transformations économiques, sociales et culturelles ont, bien entendu, eu de lourdes répercussions dans l’ordre politique. Thomas Piketty analyse ainsi l’usure de la social-démocratie quand celle-ci a perdu sa base sociale traditionnelle et quand « le parti des ouvriers est devenu le parti des diplômés ». A joué, en effet, un rôle important dans cette affaire la massification de l’enseignement supérieur, évolution en soi positive n’était la dérive qu’elle a alimentée quand les partis sociaux-démocrates ont été investis par une clientèle de classe moyenne et n’ont plus été perçus comme leur expression politique par une classe ouvrière elle-même en perte d’identité.  Constituent donc ce que Thomas Piketty nomme la Gauche brahmane les personnes éduquées qui adhèrent intellectuellement aux valeurs progressistes sans avoir un véritable enracinement dans la culture ouvrière. De fait, aujourd’hui, le niveau de diplôme détermine le vote au moins autant que le revenu. La recomposition politique qui résulte de cela distingue quatre catégories d’électeurs. La gauche électorale comprend une version radicale favorable à la redistribution des richesses et la gauche brahmane plus ouverte à l’économie de marché. La droite électorale, quant à elle, est également composite, avec un centre-droit favorable au marché et une droite nationaliste et même, selon le terme de Thomas Piketty, « nativiste », attachée à son territoire et, contre l’universalisme, à ses valeurs traditionnelles plus ou moins mythifiées Signe que la division droite/gauche a perdu de sa pertinence, ou plutôt qu’elle doit être lue dans le contexte de la mondialisation, ces positionnements mettent en évidence des combinaisons idéologiques nouvelles. Certains internationalistes plaident pour l’égalité alors que d’autres tiennent l’inégalité pour un ressort utile à la dynamique sociale : les premiers, attentifs au sort des immigrés et des pauvres, pensent l’égalité à l’échelle mondiale, les seconds voient davantage l’international comme le cadre désormais naturel de l’économie mondialisée et de la compétition entre les acteurs sociaux. En face d’eux, les « nativistes ». Réunis dans une commune méfiance, voire de haine, à l’endroit des immigrés, certains d’entre eux défendent les hauts revenus alors que d’autres affichent des prises de position favorables aux démunis… à condition toutefois qu’ils ne soient pas des étrangers ! À ces électeurs, il faudrait ajouter les écologistes, ou plutôt noter que les préoccupations environnementales pénètrent tous les courants politiques, sans que tous les partis fassent leurs les conséquences à long terme d’un tel engagement.

Alors que le sentiment d’appartenance à une classe sociale oriente de moins en moins le choix électoral, l’évolution est inverse dans les pays émergents, comme le montrent l’Inde et le Brésil où le vote classiste s’affirme de plus en plus.

Ce début du XXIe siècle se caractérise par l’aggravation des inégalités de revenus, la concentration croissante de la propriété et l’opacité financière d’un système mondialisé, autant de phénomènes qui menacent la démocratie quand ils ne l’affectent pas déjà. Mais, nous dit Thomas Piketty, cette situation n’est pas une fatalité pour peu que les citoyens s’emparent du problème à l’échelle où il est posé. Se résigner à l’impuissance des Etats est une sorte de démission qui ne correspond pas à la marge d’action importante qui reste la leur. Si l’objectif de long terme est le social-fédéralisme à l’échelle mondiale, rien n’empêche de procéder par étapes à des échelles intermédiaires. Pour les Européens, l’Union européenne constitue l’échelle la plus adéquate à laquelle exercer la citoyenneté pour faire naître un socialisme participatif. Sans exclusive d’autres terrains d’action, les pistes en sont d’une part une fiscalité progressive portant sur le revenu, la propriété et l’héritage, capable d’empêcher l’enrichissement sans limite de certains et de financer les dotations aux personnes, et d’autre part une politique audacieuse d’éducation. Tels sont sans doute les leviers principaux par lesquels seraient assurées l’égalité des chances et la participation de tous dans les délibérations et les prises de décision.

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Marie-Hélène Bacqué

Retour à Roissy. Un voyage sur le RER B

Paris, Le Seuil, 2019, 352 p. | commenté par : Mathilde Caro

Dans cet ouvrage singulier, où le carnet de terrain ethnographique prend des allures de journal de voyage (si ce n’est l’inverse), la sociologue Marie-Hélène Bacqué, accompagnée du photographe André Mérian, nous fait embarquer et parcourir la banlieue parisienne qui s’étend le long du RER B. Le parti pris à l’origine de ce voyage est de revisiter le travail de François Maspero et d’Anaïs Frantz : « Les passagers du Roissy Express ». Suite à la mission banlieue 1989 (promesse de projets urbains visant à améliorer l’urbanisme de la banlieue en France) l’écrivain et la photographe partent durant un mois explorer les abords de chacune des stations de la ligne, de Roissy Charles de Gaulle à Saint-Rémy-lès-Chevreuse. Presque trente ans plus tard, au lendemain des élections présidentielles de 2017, Marie-Hélène Bacqué revient sur leurs pas en reprenant leur rythme, se promenant et se logeant aux alentours de chaque arrêt de RER, accumulant séries de photos argentiques et prises de notes systématiques.

Restituant ces matériaux jours après jours, l’ouvrage donne à voir un regard croisé et aiguisé sur ces espaces urbains, territoires qui restent méconnus et souvent écrasés par le poids de prénotions sur la banlieue. Annonçant « un voyage dans l’espace et dans le temps ; un voyage dans la banlieue de ce début du XXIe siècle, banlieue saturée d’images mais aussi pleine de vides et d’inconnus » (p. 12), Marie-Hélène Bacqué pose à nouveau la question de la transformation de la banlieue parisienne – dans sa pluralité – à l’heure de la métropole du Grand Paris. Alors que l’agglomération est de plus en plus exposée et commentée au vu de l’actualité du projet (regain d’études académiques et renouveau des guides touristiques), l’intérêt de l’ouvrage réside aussi bien dans son approche que dans sa forme. Multipliant les postures d’observateurs (celles du photographe et de la sociologue) et les postes d’observation (par une succession de lieux), la restitution est aussi brute que feuilletée. Si les photographies capturent des ambiances qui peuvent illustrer la narration, elles apportent aussi des éclairages complémentaires dénudant les descriptions empiriques. Le lecteur n’en mesure que d’autant plus l’épaisseur du paysage exploré, la mise en narration de ces fragments urbains faisant dialoguer la réalité plurielle d’une multiplicité de territoires nuancés, pourtant identifiés par le référent « banlieue parisienne ».

Si l’auteure privilégie l’expérience vécue d’un voyage sans cadre d’enquête préalable, son écriture sociologique met en évidence une lecture des inégalités socio-spatiales. Du Val d’Oise à la Seine-et-Marne en passant par la Seine-Saint-Denis et Aubervilliers, le lecteur devient un usager transfrontalier qui, d’une station à l’autre, traverse des frontières aussi bien spatiales que symboliques et sociales. La mosaïque qui se dessine met en jeu différentes échelles.

L’espace exploré montre une couronne parisienne loin d’être uniforme où s’imbriquent différentes formes de villes : des cités HLM minérales d’Aulnay aux cités jardins d’Arcueil, en passant par le quartier préfabriqué de Villepinte et le village protégé de Gressy, jusqu’au centre (pré)gentrifié d’Aubervilliers et au petit bourg préservé de Gif-sur-Yvette. Si cette mosaïque est rendue visible par la diversité de la morphologie urbaine, les frontières se lisent aussi dans les détails sensoriels et matériels relevés par le regard ethnographique de l’auteure. Dans le parc de l’Orangerie à Roissy où des ruches et vergers ont été installés non loin de l’aéroport, « le chant des oiseaux se superpose au bruit de fond […] des décollages d’avions » (p. 30). Une surimpression ordinaire qui souligne la trace de la mondialisation dans un paysage marqué par de forts ancrages locaux, en l’occurrence d’une agriculture de proximité. C’est en revanche le calme ordonné qui interpelle à Gressy, où il est annoncé dès l’entrée : « Ville Fleurie. Village sous surveillance vidéo avec enregistrement ». Dans ce village habité par des classes moyennes et supérieures, les logiques de l’entre soi se matérialisent par des barrières et des dispositifs de contrôle ; invitant le lecteur à explorer la littérature sociologique des « clubs périurbains » étudiés par Éric Charmes, ou celle des politiques d’embellissement mises en place dissuader l’accès aux espaces publics de certaines populations, décryptés par Antoine Fleury et Muriel Froment Meurice. A Aulnay, ce sont les fresques qui demandent justice pour Théo, mêlées aux figures de Malcom X et de Martin Luther King, qui attirent l’attention. Des peintures murales qui marquent les lieux d’une mémoire collective chargée de violences polymorphes ; policières, symboliques, sociales et raciales. Les clôtures, pancartes et graffitis auxquels se confronte le lecteur durant ce voyage sont autant de détails matériels qui marquent l’espace de frontières relatives à des enjeux sociaux contrastés, révélateurs d’inégalités.

En effet, cette mosaïque urbaine se dessine aussi par la ségrégation de ses populations. Depuis le voyage de François Maspero, Marie Hélène Bacqué fait le constat d’inégalités sociales qui se sont non seulement creusées, mais aussi racialisées. Si l’auteure rappelle que ce constat fait écho à la situation nationale – « les origines ethno-raciales se conjuguent aujourd’hui en France avec la situation sociale » (p. 20) – elle montre qu’il se cristallise le long du RER B, où une population diversifiée du point de vue de ses origines et de ses parcours migratoires est répartie selon des logiques de ségrégation spatiale. En outre, l’ouvrage met en évidence que cette ségrégation s’éprouve aussi à une échelle très localisée. Observée par les voyageurs, cette expérience est vécue au quotidien par les habitants : « Lui aussi nous décrit la coupure entre deux parties de la ville, opposant le vieil Aulnay du sud, ancien lieu de villégiature, et un nord plus populaire, avec ses tours et ses barres. Au sud, explique-t-il, les gens sont très aisés et on ne les voit jamais, leur vie sociale se passe ailleurs ; alors qu’au nord on loge et on vit dans le quartier » (p. 128). D’un quartier à l’autre d’une même ville, la proximité spatiale se conjugue avec la distance sociale.

À l’épreuve de cette cartographie marquée par des logiques ségrégatives multi-échelles raisonne l’analogie énoncée par Robert Ezra Park (1925), selon laquelle la ville se présente comme une mosaïque de milieux et de microsociétés différenciées qui se touchent sans s’interpénétrer. Le lecteur peut s’interroger : dans quelles mesures les frontières de cette mosaïque francilienne sont-elles poreuses ? Si l’ouvrage donne effectivement à voir un archipel multiculturel où coexistent différentes réalités sociales qui sont à maintes reprises brutalement dissociées dans l’espace, il montre aussi certains lieux de fluidité, à l’image de la rue Gabriel Péri à Saint-Denis. Marie-Hélène Bacqué y fait quelques allers et retours pour en décrire les multiples facettes, et peut-être même, pour profiter un instant de cet espace de respiration où se côtoient – enfin – « habitants, chalands et travailleurs, nouveaux arrivants et anciens Dionysiens, marginaux et classes moyennes » (p. 202). En s’arrêtant sur l’éthos vestimentaire des passants, elle dépeint « les petits mondes de la rue Gabriel Péri » (p. 189) par « une diversité de couleurs et d’habillements : boubous chamarrés, minijupes moulantes, robes longues à la mode islamique, jeans et capuches, polos et baskets, costumes » (p. 198-199). Cet éclectique mélange crée alors « comme une nouvelle fluidité » (p. 199), soulignant au passage la diversité de ce qui anime les « quartiers populaires », loin des représentations monochromes qui pourraient être véhiculées.

Au regard des panneaux du Grand Paris affichant l’arrivée de nouvelles gares et la production d’une nouvelle centralité, on pourrait émettre l’hypothèse que les perspectives de mobilité annoncées – notamment dans les territoires enclavés – seraient le vecteur d’une plus grande mixité sur ce territoire. En considérant les opérations de rénovation et de construction signalées, on pourrait aussi envisager l’amélioration des conditions de vie dans certains quartiers précarisés. Pourtant, c’est un sentiment de nostalgie et de résignation qui transparaît dans les discours de résidents rencontrés. De la « cité des 3000 » à Aulnay au centre de Drancy, les témoignages convergent vers le « c’était mieux avant », « ça s’est dégradé ». À la Courneuve ou à la Plaine, les projets de rénovations sont loin de donner aux habitants l’espoir d’améliorer leur situation quotidienne, mais plutôt le sentiment d’être relégué au rang de spectateur face à la construction d’immeubles qui ne seront pas pour eux. De ces observations, Marie-Hélène Bacqué formule lors de son passage à la Courneuve la question suivante : « Même question, même débat, mêmes contradictions qu’à Aulnay-sous-Bois. À qui s’adresse cette rénovation ? Vise-t-elle à changer les bâtiments ou les habitants ? » (p. 173-174). Le sentiment d’impuissance face aux changements imposés par les décisions publiques, sans consultation des habitants, s’impose dès lors comme un élément central dans l’appréhension de la mutation du territoire observé.

Le voyage donne pourtant à voir l’engagement local des habitants, notamment par la richesse du tissu associatif qui s’étend d’une ville à l’autre. Par des activités quotidiennes (parfois peu visibles comme l’aide aux devoirs), des initiatives culturelles ou des créations artistiques, ces associations contribuent à faire tenir le tissu social là où l’État tend à se désengager (par exemple par la réduction du nombre de contrats aidés). À travers ses nombreuses rencontres avec les acteurs associatifs locaux, l’auteure met en évidence le pouvoir d’agir des habitants qui semble être éludé par les acteurs de l’aménagement. La série de portraits réalisée fera par ailleurs constater au lecteur la place centrale qu’occupent les femmes dans ces initiatives locales, dont l’activité sur le territoire participe au maintien d’un maillage social qui peut parfois sembler fragile. Une nouvelle fois, la parole donnée aux habitants permet de nuancer les images souvent véhiculées autour de la banlieue parisienne, notamment celles d’espaces publics caractérisés par de fortes présences masculines. De manière plus transversale, les nombreuses initiatives prises par les acteurs locaux soulignent la force des formes de solidarités qui compensent le délitement d’autres liens sociaux (notamment celui du détachement politique, perceptible par l’effritement du lien entretenu avec les élus locaux). L’engagement d’un collectif d’habitantes de Châtenay-Malabry dans la préservation de la cité jardin de la Butte-Rouge nous montre ainsi comment se tissent ces solidarités lors d’un conflit de proximité, et s’étendent au-delà de l’échelle locale. Le collectif s’oppose au projet de rénovation par lequel la Mairie entend démolir ces bâtiments labellisés « patrimoine remarquable », pour ne conserver qu’un tiers de logements sociaux et libérer le terrain à des promoteurs privés. Dans cette lutte locale pour la préservation du patrimoine architectural et social, il s’organise et rejoint la COSTIF – « Coordination pour la solidarité des territoires d’Ile-de-France et contre le Grand Paris » – donnant à voir la perspective d’une coopération à l’échelle de la grande couronne. Alors que le voyage touche à sa fin, Marie-Hélène Bacqué et André Mérian montrent que l’attachement au lieu des habitants peut être vecteur d’engagement, voire de mobilisation. Ces actions soulignent ainsi, aussi bien pour le lecteur que pour les aménageurs, la force de solidarités qui peuvent se muer en formes de résistances, notamment lorsqu’elles sont mises à l’épreuve par la transformation de l’espace urbain.

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Dam Morrison, Pierre Bernon et Eliane Le Floch

Les petites mains invisibles

Paris, Révolution permanente en partenariat avec Communard.e.s., documentaire de 1h06 minutes, 2019. | commenté par : Sophie Blanchard

Les mobilisations des travailleurs immigrés précaires émergent comme question sociale et comme sujet médiatique depuis le début des années 2000. La grève des sans-papiers qui, en 2008, revendiquent leur statut de travailleurs (Barron et al., 2011) est mise en avant dans un court-métrage de soutien réalisé en 2010 par un collectif de cinéastes pour les sans-papiers, « On bosse ici ! On vit ici ! On reste ici ! ». Le mouvement de grève des femmes de chambres des hôtels Accor, en 2002, avait déjà fait émerger dans l’actualité les grèves des travailleuses immigrées du nettoyage. Cette mobilisation avait fait l’objet d’un documentaire, réalisé par Ivora Cusak, « Remue-ménage dans la sous-traitance », qui dénonce tout particulièrement les cadences intenables imposées aux travailleuses du nettoyage, sujet que le récit de l’immersion de la journaliste Florence Aubenas (2010) parmi les précaires du nettoyage, Le Quai de Ouistreham, a mis en lumière quelques années plus tard. Le film dont je rends compte ici, « Les petites mains invisibles », documentaire militant réalisé en 2019 par Dam Morrison, Pierre Bernon, et Eliane Le Floch, édité par le média en ligne d’extrême gauche Révolution permanente, qui fait le récit de la mobilisation victorieuse d’employés d’une société de nettoyage sous-traitante pour la SCNF, s’inscrit donc dans une dynamique de mise en visibilité des luttes des travailleurs et travailleuses du nettoyage.

« Les petites mains invisibles » s’ancre dans un contexte social de précarisation des travailleurs. Le film porte le regard sur une entreprise de sous-traitance, dans le secteur du nettoyage, qui emploie en grande majorité des travailleurs à temps partiel, immigrés, parfois sans-papiers. Le documentaire s’ouvre sur la mention de la loi travail, signée en septembre 2017, et sur les nouveaux « outils de casse des conditions de travail » qu’elle offre aux entreprises. Le mouvement de grève victorieux dont il rend compte est présenté comme exemplaire, et le caractère atypique et novateur de cette mobilisation d’hommes et de femmes précaires est mis en exergue. En novembre 2017, une centaine de femmes et d’hommes salariés du nettoyage des gares du réseau de Transilien Paris Nord se mettent en grève pour protester contre les nouvelles conditions de travail que veut leur imposer la société H. Reinier ONET, sous-traitante de la SNCF qui reprend le contrat de nettoyage des gares du réseau Paris Nord précédemment assuré par la société SMP. Les nouveaux contrats d’ONET (acronyme d’Office nouveau du nettoyage) imposent aux salariés une clause de mobilité, qui les amènerait à changer de gare sans préavis, alors qu’elles et ils sont déjà pour la plupart à temps partiel et doivent faire de longs trajets pour se rendre au travail (Le Bars, 2014). Les travailleurs et travailleuses mobilisés dénoncent également des suppressions de postes et revendiquent une augmentation des primes. Mi-décembre 2017, les grévistes obtiennent satisfaction sur la plupart de leurs revendications et la grève se termine.

Le film suit un fil chronologique pour raconter, du début à la fin, des prémices en novembre 2017 jusqu’à la fête de la victoire le 16 décembre 2017, les 45 jours de grève de ces salariés chargés du nettoyage des 75 gares du réseau de Transilien Paris Nord. Le récit, organisé en six chapitres, est introduit par une interview rétrospective d’une des femmes grévistes emblématiques du mouvement, Fernande (chapitre 1). Interrogée sur son lieu de travail, le quai de la gare de Bessancourt dans le Val d’Oise, elle décrit ses conditions de travail, les cadences difficiles à suivre – elle doit nettoyer trois gares chaque jour –, et revient sur les moments forts du mouvement de grève. Le film retrace ensuite les différentes étapes de la grève : les premières assemblées générales et l’organisation des piquets de grève (« Détermination et auto-organisation »), la jonction avec les syndicats de cheminots (« Tous cheminots ») et la mise en place d’une caisse de grève, les mesures de rétorsion de la SNCF et de la société ONET qui tentent de casser la grève en assignant les grévistes en justice et en ayant recours à des intérimaires pour nettoyer les gares sous protection policière (« Répression »), les actions visant à développer la solidarité locale, à gagner des soutiens politiques et à donner une visibilité médiatique du mouvement (« Élargir pour gagner »), et la fête de la victoire au théâtre de la Belle Étoile, à Saint-Denis (« Bien plus qu’une victoire »).

Le documentaire donne à voir les divers acteurs de la mobilisation, salariés du nettoyage grévistes, syndicalistes du rail qui ont appuyé le mouvement et contribué à son organisation, et soutiens. Sans voix off mais avec un recours à la projection de textes retraçant les principales étapes du mouvement, le film alterne interviews, individuelles et collectives, dont les extraits sont distribués par séquences de quelques minutes, et séquences vidéo retraçant les moments forts de l’action. Il s’appuie aussi sur des photographies, portraits des grévistes et illustrations des nombreuses manifestations de soutien, et sur des vidéos, extraites de journaux télévisés ou produites par des soutiens à la mobilisation comme la blogueuse et dessinatrice féministe Emma. On peut supposer que toutes les interviews, qui adoptent un point de vue rétrospectif, ont été menées après la mobilisation. Les interviews individuelles mettent surtout en avant deux femmes, Fernande Bague et Oumou Gueye, déléguée syndicale Sud Rail. Elles font figure d’emblèmes du mouvement, leurs prises de parole médiatiques et leurs interventions lors des différentes étapes de la mobilisation sont aussi présentes tout au long du film. Deux hommes sont interviewés ensemble, Mamadou Fofana, également délégué syndical Sud Rail, et Moussa Baradji. Ces témoignages sont complétés par des captations d’entretiens de groupe, notamment avec un groupe de femmes africaines grévistes. Les interviews figurent aussi, en guise de narrateurs du mouvement, deux jeunes cheminots militants de Sud Rail, soutiens des grévistes qui ont joué un rôle important dans cette mobilisation, Laura Dipace et Anasse Kazib, syndicaliste médiatique et militant du NPA qui a fait l’objet de portraits dans Libération et les Inrockuptibles, et est intervenu dans l’émission de RMC les Grandes Gueules, de novembre 2018 à mars 2020.

Les formes matérielles prises par la mobilisation sont restituées avec précision. On peut observer l’invention et la réadaptation progressive d’un répertoire d’action militant des syndicats du rail, dont les grévistes n’étaient pas familiers avant le début du mouvement, mais qu’elles et ils s’approprient progressivement, en lien avec des alliés issus du syndicat de cheminots Sud Rail. Les modalités de la grève se mettent en place petit à petit en reprenant un répertoire d’action classique, fondé sur des assemblées générales, des occupations de gares, et la participation aux manifestations interprofessionnelles dans un contexte de mouvement social à la SNCF. Les salariés mobilisés font ainsi l’apprentissage du « travail de la grève », à l’instar de ce qui a pu être observé lors du mouvement des sans-papiers de 2008 (Barron et al., 2011) ; ils découvrent notamment l’importance de la caisse de grève (qui atteint 80 000 euros à la fin de la grève), considérée avec méfiance au début du mouvement car perçue comme une forme de charité.

L’élargissement du mouvement, par le biais d’un appel à la solidarité locale auprès, notamment, des usagers des trains de la SNCF, se joue à plusieurs échelles. La mobilisation repose sur un ancrage local fort : les grévistes occupent trois gares du réseau Paris-Nord, Saint-Denis en Seine-Saint-Denis, Sarcelles et Ermont dans le Val-d’Oise. Les lieux de la mobilisation sont mis en avant à travers la récurrence des scènes qui se déroulent dans les gares, singulièrement à la gare de Saint-Denis, point central de la mobilisation, et sur le parvis de la gare qui est érigé en lieu de rencontre entre les grévistes, leurs soutiens, et les usagers de la SNCF dont une partie est progressivement sensibilisée à ce mouvement de grève. Des actions se tiennent parfois loin des gares occupées, lors des manifestations interprofessionnelles et à l’occasion d’un rassemblement devant le siège d’ONET. La gare de Saint-Denis est le point de départ d’un élargissement du mouvement, pensé et construit par les alliés syndicalistes pour faire apparaître la grève « au milieu de la ville ». Après un repas solidaire sur le parvis de la gare, complété par une lettre à la population de Saint-Denis, le mouvement s’amplifie au moyen d’un rassemblement de soutien sur le parvis de la gare, convoqué à la suite d’une action coup de poing menée par la SNCF et ONET qui ont fait appel à des intérimaires pour nettoyer, sous protection policière, la gare de Saint-Denis. Cela débouche sur la mise en place d’un comité de soutien composé de militants syndicaux, politiques (dont le député France insoumise de Seine Saint-Denis, Éric Coquerel, et des militants du NPA), associatifs, ainsi que de membres de collectifs locaux tels Femmes en lutte 93 et de sympathisants, notamment des étudiants. La mise en visibilité de la mobilisation culmine avec une manifestation dans le centre-ville de Saint-Denis, ponctuée de chants, de banderoles et de slogans. Une médiatisation construite donc, qui s’appuie aussi sur une mise en visibilité du mouvement dans le monde artistique et sur une campagne de selfies à travers le monde, illustrée dans le documentaire par des photographies de personnes portant des panneaux indiquant leur soutien au mouvement, envoyées depuis l’Argentine, la bande de Gaza ou encore l’Allemagne. La fête de la victoire qui clôt le documentaire et la manifestation dans les rues de Saint-Denis montrent aussi l’incorporation de références des mobilisations de gauche et du mouvement féministe dans un mouvement au départ catégoriel, mené par des acteurs dont la culture politique est éloignée de ces références ; on entend ainsi l’Hymne des femmes, chant emblématique du mouvement féministe des années 1970, ou Bandiera rossa, chanson révolutionnaire italienne, ainsi que le slogan « el pueblo unido jamás será vencido », venu du Chili de Salvador Allende. Cela ouvre sur la question des formes et des enjeux de la mise en visibilité des travailleurs et travailleuses du nettoyage et de leur lutte au fil du documentaire.

Qui sont ces « petites mains invisibles », et quel regard ce documentaire militant porte-t-il sur ces hommes et femmes précaires, immigrés, employés d’une entreprise de sous-traitance ? La question peut être abordée en termes intersectionnels, puisque les caractéristiques de ces grévistes invisiblisés croisent classe, race et genre. Ce sont tout d’abord des travailleurs précaires, à temps partiel, touchant de très petits salaires, souvent en contrat à durée déterminée : une main-d’œuvre remplaçable, dans laquelle on trouve quelques sans-papiers, précaires parmi les précaires dans un monde du travail qui valorise hypocritement leur flexibilité. Tous les grévistes qui prennent la parole dans le documentaire sont noirs et immigrés pour la quasi-totalité d’Afrique de l’Ouest ; la plupart semblent avoir entre quarante et soixante ans. D’après les bribes de récits de vie que l’on entend, notamment celui de Fernande en ouverture du documentaire, on saisit que beaucoup d’entre eux vivent en France en situation régulière, et y travaillent dans le secteur du nettoyage depuis longtemps : assez logiquement, les plus vulnérables n’apparaissent pas nettement dans le film. Les stéréotypes que les employeurs associent à ces travailleurs et travailleuses perçus comme dociles et peu capables de s’informer de leurs droits (certains d’entre eux, surtout des femmes, ne savent ni lire ni écrire le français), encore moins de se mobiliser, et leur façon d’exploiter leurs faiblesses, sont dénoncés par les grévistes. Une partie de ces grévistes sont des femmes ; elles sont d’ailleurs bien plus visibles que les hommes dans le documentaire. L’analyse de la liste des grévistes qui figure à la fin du documentaire montre pourtant que les hommes sont majoritaires dans ce mouvement, à hauteur de 60 % environ. Cette mise en avant des femmes grévistes peut tout d’abord être liée au fait que le nettoyage est un secteur d’emploi souvent perçu comme féminin. Elle s’inscrit aussi dans une forme de visibilisation des femmes migrantes par leur participation à la grève (Meynaud, 2011), et donne à voir la position paradoxale de ces femmes qui, malgré l’invisibilité à laquelle elles sont assignées, participent de longue date à diverses formes de mobilisation (Miranda et al., 2011). Les femmes rencontrées par Joanne Le Bars (2014) lors d’une occupation d’immeuble menée à Paris en 2009, qui travaillent dans le secteur du nettoyage (l’une d’entre elles travaille d’ailleurs justement dans les gares du nord-ouest de la région parisienne), jouent ainsi un rôle important dans le mouvement de grève des sans-papiers. Au-delà de la grève sectorielle, le fait que la participation de femmes immigrées travailleuses précaires à la lutte contribue à leur émancipation (Miranda et al., 2011) affleure dans le documentaire lorsque certaines grévistes expliquent comment le mouvement leur a fait gagner en assurance. La double charge de travail de ces femmes, qui en rentrant après avoir nettoyé les gares doivent encore faire le ménage et s’occuper de leur famille, est aussi évoquée. Plus largement, la question de la visibilité des travailleurs immigrés, et tout particulièrement des femmes, dans les secteurs comme le nettoyage qui ont connu depuis vingt ans un processus accéléré de mise en sous-traitance (Meynaud, 2011), passe très souvent par la lutte. Le documentaire « Remue-ménage dans la sous-traitance », réalisé en 2010 par Ivora Cusak, met en évidence cette dynamique.

Cet autre documentaire consacré aux « petites mains » du nettoyage, réalisé sur près de dix ans, se conforme plus aux canons du documentaire sociologique. Il s’ouvre sur des interviews de femmes de chambre qui racontent leur trajectoire migratoire et professionnelle. Toutes trois sont noires, l’une est venue de Martinique à l’adolescence, les deux autres sont arrivées en France, à l’âge adulte, du Sénégal et de Mauritanie. Le film relate ensuite la grève des femmes de chambres contre les conditions de travail imposées par la société Arcade, sous-traitante du groupe hôtelier Accor chargée du nettoyage des hôtels ; il raconte, également de manière chronologique et sans voix off, un mouvement en deux temps. Le premier moment est une grève des femmes de chambre, qui commence au début de l’année 2002. Elles dénoncent leurs conditions de travail, et notamment les cadences intenables qui leur imposent de nettoyer une chambre en 17 minutes, ce qui est matériellement impossible – elles font donc des heures supplémentaires non payées. Les grévistes sont toutes des femmes (de chambre), immigrées, pour la plupart noires et venues d’Afrique de l’Ouest. Ce long conflit, qui dure plus d’un an, se termine en février 2003 par une victoire : le groupe Arcade accède aux revendications des grévistes sur les cadences et les contrats et leur accorde une prime de 4 000 euros chacune. Le second mouvement, qui démarre un an plus tard, en 2004, est motivé par le licenciement, dénoncé comme abusif, d’une des figures de la grève, Mayant Faty, déléguée syndicale. En novembre 2005, après un an et demi de lutte, elle finit par signer un accord avec Arcade qui lui accorde une indemnité financière.

Outre les manifestations et les piquets de grève devant les hôtels, les grévistes et leurs soutiens inventent un répertoire d’actions transgressif visant à déranger le bon déroulement de la vie des hôtels : occupation des halls, jets de papiers déchirés dans les halls et les bureaux, pique-niques dans le hall de ces hôtels dont les femmes de ménage n’ont ni le temps de faire des pauses déjeuner ni local dédié, et où elles se cachent dans les toilettes pour avaler un sandwich, distributions de tracts aux clients des hôtels, qui sont aussi invités à signer et envoyer des cartes postales au PDG du groupe Accor, intrusion dans les locaux de la société Arcade… Ces actions sont largement appuyées, voire souvent initiées, par un comité de soutien constitué de militants aguerris, pour partie des syndicalistes de Sud et de la CGT et des militants de la CNT, parfois retraités, déterminés, que l’occupation des halls d’hôtels amuse visiblement beaucoup et qui n’hésitent pas à interpeller les clients, pour leur expliquer, en différentes langues, les raisons de la grève. Les réactions de la clientèle oscillent entre indifférence polie, empathie et agacement, tel ce client qui « voudrait juste manger tranquille » ; les employés des hôtels, qui se dédouanent systématiquement des abus commis par la société Arcade, semblent souvent irrités par les occupations et les jets de papiers et de confettis, et mal à l’aise devant la caméra.

De nombreux parallèles se font jour entre ces deux documentaires, qui relatent des mouvements de grève dont les conditions et les moyens d’action présentent des similarités. On retrouve deux histoires de grèves victorieuses, devant des situations d’exploitation manifeste, menées par les travailleurs et travailleuses immigrés originaires pour la plupart d’Afrique de l’Ouest, précarisés et exploités. Dans les deux cas, le poids de la médiatisation et le rôle des soutiens, notamment syndicaux, au mouvement, sont très importants. On observe un décalage entre les alliés syndicalistes, français de naissance en général, dont les familles sont parfois originaires du Maghreb ou d’Europe du Sud, qui connaissent les codes du jeu politique et maîtrisent les stratégies permettant de réussir la mobilisation, et les grévistes immigrés et noirs dont la détermination est le cœur du mouvement ; cette alliance inégale, que l’on retrouve dans les mouvements de sans-papiers (Barron et al., 2011) est le ferment d’une forme de convergence des luttes. Les entreprises mises en cause sont des sous-traitants de grands groupes qui se dédouanent des actions menées par ces entreprises auxquelles ils délèguent le nettoyage, et se retrouvent face à la revendication d’une internalisation du travail de nettoyage, tant au sein de la SNCF que d’Accor. Elles réagissent par la menace et les poursuites judiciaires, et font appel à des intérimaires pour mener à bien le travail de nettoyage et casser la grève. Les victoires acquises sont fragiles, car elles peuvent être remises en cause par la valse perpétuelle des sous-traitants. Surtout, les motivations de la grève sont présentées comme allant au-delà de revendications légitimes sur les salaires (très faibles) et les conditions de travail (très dégradées) : ces mouvements sont interprétés comme des mobilisations pour le respect et la dignité de travailleurs et travailleuses, et les deux documentaires soulignent l’exemplarité des luttes des femmes et hommes immigrés travailleurs précaires.

« Les petites mains invisibles » restitue donc, avec un enthousiasme contagieux, une grève victorieuse, et il n’y en a pas tant. Sans passer sous silence les tensions et moments de découragement qui ont pu agiter le mouvement au gré des revers subis, le parti pris militant du film valorise la solidarité et l’union qui mènent – parfois – à la victoire.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

AUBENAS Florence, Le Quai de Ouistreham, Paris, L’Olivier, 2010, 276 p.

BARRON Pierre, BORY Anne, CHAUVIN Sébastien et al., On bosse ici, on reste ici ! La grève des sans-papiers : une aventure inédite, Paris, La Découverte, 2011, 312 p.

LE BARS Joanne, « Travailleuses sans-papiers à Paris. Retour sur la tentative de constitution d’un collectif de femmes », Hommes et migrations, n° 1308, 2014, p. 111-105.

MIRANDA Adelina, OUALI Nouria et KERGOAT Danièle, « Les mobilisations des migrantes : un processus d’émancipation invisible ? Introduction », Cahiers du Genre, dossier « Migrantes et mobilisées », vol. 51, no 2, 2011, p. 5-24.

MEYNAUD Hélène Yvonne, « Réclamer sa juste part : des mouvements de migrantes aux sans-papières en grève », Cahiers du Genre, vol. 51, no 2, 2011, p. 69-91.

 

FILMOGRAPHIE

Collectif des cinéastes pour les sans-papiers, « On bosse ici ! On vit ici ! On reste ici ! », 2010, 3 minutes 38.

CUSACK Ivora « Remue-ménage dans la sous-traitance », produit par le collectif 360° et même plus, 2008, 70 minutes.

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Collectif Rosa Bonheur

La Ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire

Collectif Rosa Bonheur, Paris, Éditions Amsterdam, 2019, 240 p. | commenté par : Héloïse Nez

La Ville vue d’en bas du Collectif Rosa Bonheur est l’un de ces ouvrages qui pose une stimulante énigme sociologique : qu’est devenu le travail après la fermeture des usines ? Que font de leur journée les gens dont on dit qu’ils ne font rien ? Comment penser la ville et les quartiers populaires du point de vue de leurs habitants ? L’objectif est de comprendre les conséquences sociales et spatiales du processus de désindustrialisation à l’œuvre depuis les années 1970, en articulant une réflexion sur le travail et sur l’espace : « si la ville industrielle n’est plus, le travail dans la ville demeure » (p. 11). D’un point de vue scientifique, il s’agit de saisir les transformations des conditions de vie, de travail et d’habitat des classes populaires situées aux marges du salariat, en partant de leur point de vue plutôt que des catégories auxquelles elles sont assignées. L’objectif est donc aussi politique, en tordant le cou à un certain nombre d’idées reçues sur les « inactifs », les « chômeurs » et les « assistés » qui vivraient dans des « espaces relégués » et des « ghettos ». Le principal mérite de l’ouvrage est de remettre ainsi en question les représentations médiatiques et politiques dominantes sur les classes populaires et les quartiers populaires.

Pour relever ce défi, une équipe de sociologues à l’université de Lille a mené l’enquête pendant cinq ans, de 2011 à 2015, à Roubaix. Suite au déclin de l’activité mono-industrielle du textile, ce cas d’école incarne le passage d’une ville industrielle à une ville postfordiste dans laquelle plusieurs générations populaires font face à une éviction structurelle de l’emploi salarié. Cette commune la plus pauvre et l’une des plus inégalitaires de France, emblématique des villes touchées par la désindustrialisation, le chômage massif et l’effondrement de tout un système social, représente ainsi un véritable laboratoire pour les sciences sociales. L’analyse monographique s’appuie ici sur une solide enquête ethnographique, privilégiant les observations directes et les entretiens informels sur trois terrains principaux : les activités de réparation automobile dans la rue, les réunions de collectifs de femmes dans des ateliers au sein de centres sociaux, les travaux d’autoconstruction et d’autoréhabilitation des logements par leurs propriétaires. Les auteurs ont ainsi été « à la rencontre des classes populaires aux marges du salariat […] [afin] de discuter avec ces personnes et d’appréhender leurs pratiques quotidiennes, “vues d’en bas” » (p. 24).

L’entreprise est originale à plusieurs titres. Soulignons d’abord la signature collective de ce « projet de résistance politique à l’individualisation des modes de recherche et d’évaluation » (p. 218). L’annexe méthodologique revient sur cette démarche salutaire face à la mise en concurrence croissante dans l’enseignement supérieur et la recherche. Sont ainsi énumérés les nombreux impacts positifs d’un travail partagé à toutes ses phases, à commencer par la construction de l’objet au croisement de plusieurs spécialités thématiques (travail, habitat, famille, éducation, mobilisations), afin de saisir le plus d’aspects possibles de la vie quotidienne. Ensuite, c’est l’analyse même qui se révèle percutante, en proposant une grille de lecture théorique, définie comme matérialiste, pour aborder les transformations tant des mondes du travail contemporains que des espaces dans lesquels ils s’inscrivent. Elle s’inspire des travaux d’Henri Lefebvre et de la géographie marxiste, et s’appuie sur des échanges avec des chercheurs travaillant sur les mobilisations et le travail informel en Amérique latine et en Espagne. Trois concepts sont au cœur de cette analyse sociologique de l’organisation de la vie quotidienne dans les espaces désindustrialisés : le travail de subsistance, la centralité populaire et l’économie morale.

Le « travail de subsistance », défini dans le premier chapitre, correspond à l’ensemble des activités permettant l’accès à des ressources matérielles et symboliques, via l’entraide et l’échange, pour répondre aux besoins indispensables à la vie : se nourrir et s’habiller, rester en bonne santé, se loger correctement, avoir accès à des loisirs. Le Collectif Rosa Bonheur propose ainsi d’élargir la définition du concept de travail pour « envisager les façons dont le recul du salariat façonne les contours d’un travail populaire aux marges des marchés » (p. 42). Si les classes populaires se retrouvent souvent sans emploi, elles sont loin d’être pour autant inactives. Leur quotidien est marqué par un travail omniprésent, qui prend des formes diverses et précaires, entre emploi formel et activité informelle. Ce travail de subsistance se fait collectivement autour de liens de réciprocité et d’interdépendance, qui reposent sur les réseaux familiaux, amicaux, de voisinage ou communautaires. Il présente à la fois des vertus émancipatrices, en permettant aux individus d’échapper au contrôle entrepreneurial et de satisfaire une pluralité de besoins selon des rationalités plus sociales qu’économiques, et de nouvelles formes d’auto-exploitation configurant un quotidien instable et un avenir incertain. Les journées de travail sont longues et reposent sur une forte mobilisation de tous les membres de la famille, de telle sorte que « “ceux qui ne font rien” passent en réalité leur temps à travailler, mais il s’agit d’un travail qui ne s’articule pas avec une vie à soi qui serait son “à côté” : le travail a tendance à se confondre avec la vie même » (p. 63). Le travail de subsistance, en partie domestique, est principalement assuré par les femmes et repose sur une connaissance fine de la ville populaire, par exemple pour la récupération des déchets ou les consommations alimentaires. En retraçant une diversité de trajectoires à partir d’entretiens biographiques, les auteurs montrent que les parcours de vie sont très hétérogènes tout en étant largement semblables.

Le deuxième concept phare de la démonstration, celui de « centralité populaire », est développé dans le second chapitre. L’espace urbain est central car « il représente un point d’ancrage résidentiel qui devient une ressource pour les familles populaires, tout en constituant un point de départ pour les mobilités quotidiennes, les déménagements ou les migrations géographiques plus lointaines » (p. 76). Les classes populaires fabriquent la ville pour y produire des logements accessibles, des espaces de travail pour leurs activités et une offre commerciale adaptée. Sur le plan spatial, le travail de subsistance se déploie ainsi en dehors de l’usine, à l’échelle de l’habitat, du quartier et du domicile. Le cas de la mécanique automobile, au cœur d’un véritable système économique, est révélateur de cette reprise de contrôle des classes populaires sur leur territoire, « tant sa présence est prégnante sur les parkings, les trottoirs, dans les arrière-cours et les garages des logements, ou dans les nombreux hangars disséminés dans la ville » (p. 38). L’espace de travail et l’espace résidentiel sont fortement entremêlés : les femmes produisent des vêtements, des tricots, des services de repas, de coiffure ou encore d’esthétique, depuis leur domicile. La catégorie de centralité populaire permet ainsi de rompre avec l’image d’enclave de ces villes et d’opérer un changement de point de vue : « depuis » les classes populaires en marge du salariat, cet espace généralement considéré comme relégué est bien central. Dans la continuité de travaux de sociologie urbaine qui remettent en cause la figure médiatisée du ghetto, l’ouvrage montre que l’ancrage n’exclut pas les mobilités quotidiennes, résidentielles et de migrations dans les parcours de vie : « Certes, le quartier est vécu comme un espace protecteur en raison du degré d’interconnaissance qui s’y manifeste, mais les déplacements hors de l’espace familier demeurent fréquents » (p. 95).

La troisième notion, articulée aux deux précédentes, est celle d’économie morale populaire, c’est-à-dire d’un ensemble de normes et de valeurs qui encadrent les pratiques des classes populaires et leur donnent sens. Le système social organisé autour de la famille et du quartier assure aux individus une protection et une forte intégration sociale face aux défaillances du marché et de l’État. Les communautés d’appartenance – basées sur les liens familiaux, la proximité géographique, les origines nationales, la religion ou encore des conditions d’existence partagées – jouent ainsi un rôle majeur, en reliant les individus par des liens de dépendance morale qui assurent leur reconnaissance mutuelle. Loin d’un retour à des solidarités familiales traditionnelles, ces solidarités sont construites autour de communautés fluctuantes qui ont été modifiées par la désindustrialisation. Les relations de réciprocité et d’entraide fondent ainsi « le sentiment d’appartenance à la famille, au quartier, à la ville, à la communauté religieuse ou nationale, mais pas aux classes populaires en soi » (p. 154). Le travail de subsistance procure donc des ressources symboliques, en plus de ressources matérielles et relationnelles, en attribuant à des personnes marginalisées un statut social et un prestige qui font sens localement et leur rendent une fierté et une respectabilité. Cette valeur morale a toutefois tendance à renforcer les logiques patriarcales : si les femmes prennent majoritairement en charge le travail de subsistance, elles restent assignées à des tâches et des rôles associés à des compétences perçues comme féminines, et se trouvent davantage confinées dans l’espace privé du domicile ou les espaces semi-publics des centres sociaux, alors que les hommes investissent l’espace public de la rue.

Le dernier chapitre de l’ouvrage aborde la dimension politique du quotidien des classes populaires, en montrant que leur travail de subsistance est encadré et leur espace est contrôlé. Il recèle d’analyses pertinentes, par exemple sur la fonction d’encadrement joué par les associations locales, qui ont tendance à faire du travail de subsistance féminin un travail gratuit. C’est le cas lorsque des femmes sont incitées à organiser un repas festif dans un centre social pour répondre à une commande institutionnelle, sans que leurs savoir-faire ne soient tellement reconnus et surtout rémunérés. On peut toutefois regretter que l’action de ces structures ne soit pas resituée dans une histoire plus longue de l’éducation populaire, qui peut avoir des effets de disciplinarisation des individus et des groupes, mais aussi d’émancipation sociale et politique. La conclusion sur une « mise au pas de l’autonomie des classes populaires », en mettant dans le même sac le travail normatif des travailleurs sociaux, les interventions policières contre les activités jugées illicites et les politiques de rénovation urbaine, paraît à cet égard un peu rapide. La diversité et l’évolution des pratiques et des postures professionnelles dans les centres sociaux, qui font l’objet d’une réflexivité collective et d’un projet politique à l’échelle nationale depuis le début des années 2000 (au-delà de l’entreprise individuelle de quelques « alliés de l’intérieur » ici décrite), pourraient être davantage discutées. De la même manière, il est étonnant que les mobilisations populaires et les politiques de rénovation urbaine soient mentionnées en se référant si peu à leur trajectoire historique dans la ville de Roubaix, marquée notamment par la lutte des habitants de l’Alma Gare contre la rénovation de leur quartier.

Comme toute grille de lecture, celle proposée par le Collectif Rosa Bonheur permet d’éclairer certains phénomènes sociaux plus que d’autres. En croisant une approche de sociologie du travail et de sociologie urbaine, elle analyse finement les transformations à l’œuvre dans les conditions de travail et la production de l’espace dans les villes post-industrielles. Cette approche permet également d’aborder un ensemble de thématiques plus secondaires dans l’ouvrage, relevant par exemple des relations familiales ou de l’institution scolaire. Elle reste partielle sur la dimension politique du quotidien populaire, en abordant les questions d’engagement et de mobilisation principalement sous l’angle des résistances à bas bruit et des formes d’encadrement par le tissu associatif local. La mobilisation des travaux existants sur les luttes urbaines et les pratiques participatives à Roubaix – comme les conseils de quartier, qui font l’objet d’une courte critique ne reposant sur aucun matériau empirique, ou la table de quartier mentionnée sans expliciter le projet politique dans lequel elle s’inscrit – permettrait de compléter et d’affiner le panorama. Les auteurs, qui prétendent partir de l’expérience propre des exclus du salariat, pourraient également interroger davantage la notion de « classes populaires » centrale dans leur analyse, tant elle semble faire peu sens pour les personnes rencontrées. Ils montrent bien que ce terme est trop large, en précisant que leur étude concerne une « fraction particulière, située aux marges du salariat, dont le quotidien et les trajectoires sont profondément marquées par la fin de la ville industrielle » (p. 19), mais sa dimension subjective pourrait être davantage prise en compte. Par ailleurs, si la conclusion revient sur l’hétérogénéité des classes populaires, traversées par des rapports sociaux de genre et de race, la dimension ethnoraciale est peu développée dans l’analyse. Malgré ces limites, l’ouvrage offre une lecture originale et percutante pour comprendre les transformations à l’œuvre dans la ville post-industrielle du point de vue des populations habituellement invisibles et stigmatisées.

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