Ce que nous dit la COVID-19 des injustices spatiales en Inde

What COVID-19 Tells Us about Spatial Injustices in India

Avertissement : Ce texte a été finalisé le 9 juillet 2020. La tragédie de la COVID-19 en Inde est donc loin d’être terminée. Le recul nécessaire à une recherche véritablement scientifique demeure fort limité. Les auteurs vivent en Inde mais ont dépendu largement des médias anglophones, pour leur information, faute de pouvoir faire des enquêtes de terrain[1].

Disclaimer: This text was finalised on 9 July 2020. The COVID-19 tragedy in India is therefore far from over. Not enough time has elapsed for there to be the hindsight necessary for truly scientific research. The authors live in India but have relied heavily on the English-speaking media for their information, given the inability of conducting field investigations[1].

 

 

L’épidémie de COVID-19 en Inde a des effets paradoxaux. En termes épidémiologiques, ils sont limités, du moins à l’heure où est écrit cet article : officiellement 21 129 morts au 9 juillet 2020, pour une population approchant 1,4 milliard d’habitants. Même si le chiffre sous-estime sans nul doute la réalité, il reste que l’épidémie a un faible taux de mortalité directe. En revanche, les effets socio-économiques de la COVID-19 sont dramatiques : catastrophe économique pour des populations pauvres sans sécurité sociale ni d’aides de l’État dignes de ce nom, migrants tentant désespérément de revenir chez eux en s’embarquant pour un exode à pied de parfois plusieurs centaines de kilomètres, qui rappelle aux Indiens les images en noir et blanc des sanglantes migrations dues à la Partition de 1947 lors de la création du pays… La COVID-19, ou plus exactement le confinement, met en lumière les inégalités sociales et spatiales de l’Inde – des inégalités qu’on peut souvent, nous le verrons, qualifier d’injustices. La maladie a brutalement rendu visibles ces « invisibles », en révélant l’importance de ces migrations circulatoires (Breman, 1985) qui sont à la base de « l’émergence » de l’Inde (Landy, Varrel, 2015). Ce que nous dit la COVID-19, ce sont les vies de tous ces travailleurs de l’ombre qui soudain sont apparus en pleine lumière, soit comme des victimes dont la fragilité économique était soudain découverte ou confirmée, soit comme une menace – puisqu’à cheminer le long des routes sans respecter la « distanciation sociale » ils risquaient de diffuser le virus. A priori, l’injustice à leur égard apparaît donc double : ils sont particulièrement victimes du confinement ; mais avant même la crise, leur invisibilité empêchait une vraie reconnaissance de leurs droits.

The COVID-19 epidemic in India is having paradoxical effects. In epidemiological terms, the consequences are limited, at least at the time of writing this article: 21,129 deaths reported officially as of 9 July 2020, for a population approaching 1.4 billion. While this figure undoubtedly underestimates the reality, the fact remains that the epidemic has a low direct mortality rate. On the other hand, the socio-economic effects of COVID-19 are truly tragic: an economic catastrophe for poor populations without social security or state aid worthy of the name, migrants desperately trying to return home by embarking on an exodus on foot of sometimes several hundred kilometres, reminding Indians of the black and white images of the bloody migrations due to the Partition of 1947 at the time of the country’s creation. COVID-19, or more precisely the lockdown, has highlighted India’s social and spatial inequalities, inequalities that can often, as we shall see, be described as injustices. The disease has brutally made these “invisibles” visible, by revealing the scope of these circulatory migrations (Breman, 1985) which are at the root of India’s economic “emergence” (Landy, Varrel, 2015). COVID-19 abruptly revealed the lives of all these shadowy workers, showing them to be either victims whose economic fragility was suddenly discovered or confirmed, or a threat, since trudging along roads without respecting “social distancing” they risked spreading the virus. A priori, the injustice against them thus appears to have two facets: they have suffered most from the lockdown; but even before the crisis, their invisibility prevented any real recognition of their rights.

Après avoir rappelé les faits – ce confinement, tout à la fois impossible et mortel –, nous présenterons les fondements à l’origine de la tragédie, en particulier la structure des migrations intérieures, dans cette Inde qui selon le recensement de 2011 comptait 79,5 millions de citadins d’origine rurale. La troisième partie de l’article décrit la fermeture des frontières internes, à travers trois sujets brûlants : les trains de migrants, la dilution du Code du travail, et l’aide alimentaire. Nous testerons alors ce que nous appelons « l’échelle DIDI », fondée sur un gradient Disparités<Inégalités<Domination<Injustice. Les injustices spatiales semblent moins prononcées que les injustices sociales. On terminera en tentant d’expliquer pourquoi tous ces drames n’ont pas engendré d’émeutes de la faim, si peu de révoltes et aucune révolution. Le sentiment d’injustice est-il si prononcé ?

After recalling the facts of this lockdown, which was both impossible to implement and deadly in its consequences, we will present the foundations at the origin of the tragedy, in particular the structure of internal migration in India, which according to the 2011 census had 79.5 million urban dwellers of rural origin. The third part of the article describes the closure of internal borders, through three burning issues: migrant trains, the dilution of labour laws, and internal food aid. We will then test what we call the “DIDI scale”, based on a Disparities<Inequality<Domination<Injustice gradient. Spatial injustices seem to be less pronounced than social injustices. We will conclude by trying to explain why all this drama has not led to hunger riots, so few revolts and no revolution. Is the feeling of injustice so pronounced?

 

 

Le plus grand confinement du monde

The world’s greatest lockdown

 

 

Réduire l’espace pour gagner du temps : en Inde comme en France, telle est la logique du confinement, destinée à permettre la découverte de traitements et de vaccin, et à plus court terme l’aplatissement de la courbe des infections afin que les services de soins ne soient pas trop saturés. L’Inde a suivi la même stratégie que les pays comme la France qui se trouvaient fort dépourvus en tests, masques ou lits d’hôpitaux : un confinement extrêmement strict sur le papier, mais d’autant plus brutal qu’il n’a été annoncé que quatre heures avant son entrée en vigueur le 24 mars 2020. Le terme anglais utilisé exprime bien cette violence : lockdown. Si le « confinement » oblige à ne circuler que dans d’étroites limites, celui des fins, des marges (de Bercegol et al., 2020), le lockdown enferme carrément à double tour.

Reducing space in order to gain time: in India, as in France and other countries, this is the logic of the lockdown, intended to allow the discovery of treatments and vaccines, and, in the shorter term, the flattening of the infection curve so that healthcare services are not overwhelmed. India has followed the same strategy as other countries that were deficient in tests, masks and hospital beds: an extremely strict lockdown on paper, but all the more brutal as it was only announced four hours before it came into force on 24 March 2020. The English term used expresses this forcefulness well: lockdown. If “confinement” forces us to move only within narrow limits (Latin fines), within imposed margins (de Bercegol et al., 2020), clearly the lockdown double-locks us.

Le 25 mars, ce fut le chaos. Pour les travailleurs pauvres du « secteur informel », le mot d’ordre de rester confiné était tout à fait impraticable. Deux raisons à cela : la plus basique est celle du maigre espace disponible dans le logement voire dans le quartier (Dewan Verma, 2002 ; Saglio-Yatzimirsky, 2013 ; Khatua, 2020), qui interdisait tout espoir de respecter la fameuse « distanciation sociale » – en fait, une distance physique. Comment rester chez soi quand c’est le logement qui rend malade ?[2] Une autre raison, plus importante peut-être : beaucoup n’avaient en ville qu’un emploi journalier, engagés au petit matin par des intermédiaires après avoir fait le pied de grue sur un « marché au travail » – il leur fallait sortir. La police les enferma pourtant dans leur quartier voire dans leur logement, avec des barrières physiques et des mesures musclées (coups de bâton-lathi), parfois meurtrières et souvent vexatoires : dégonfler les pneus d’un taxi tricycle, casser les phares des véhicules, imposer de faire des pompes aux contrevenants, etc.

On March 25, it was chaos. For the working poor in the “informal sector”, the concept of being locked-down was completely impractical. There are two reasons for this: the most basic being the limited space available in their dwellings or even in their neighbourhoods (Dewan Verma, 2002; Saglio-Yatzimirsky, 2013; Khatua, 2020), which made it impossible to respect the requirement of “social distancing”. How can one stay at home when it is one’s housing that makes one sick?[2]  Another, perhaps more important reason: many people in the city had only one job a day, hired in the early morning by intermediaries after they had stepped into a “job market” – hence they did have to get out. Yet the police forced them to stay put in their neighbourhoods or even in their homes, with physical barriers and strong measures, sometimes violent (beatings with batons) and often vexatious: deflating the tires of a rickshaw, breaking the headlights of vehicles, forcing offenders to do push-ups, etc.

Sortir ne servait cependant pas à grand-chose pour la plupart des travailleurs puisque toute l’économie était à l’arrêt – à part de rares « services essentiels ». Ce n’était même plus pour trouver un travail qu’on devait sortir. C’était pour trouver à manger, grâce à l’aide alimentaire proposée en premier lieu par des associations et des citizens de bonne volonté. Mais la police alla jusqu’à mettre en prison certains d’entre eux car les distributions créaient des attroupements…

However, going out was of little use to most workers in any case since the entire economy was at a standstill, except for a few “essential services”. There was no need to go out for work; there were no jobs anymore. It was necessary, however, to go out to obtain food, thanks to the food distribution organised primarily by associations and citizens of good will. But the police went so far as to put some of them in prison because the distributions were allegedly causing crowds to congregate.

Dès lors, pour beaucoup de travailleurs, sortir signifia partir : un trajet d’une toute autre ampleur. Puisqu’on ne pouvait trouver ni travail ni nourriture sur place, il fallait pour les immigrés rentrer au pays – au village, à la petite ville dont on était originaire. « Mourir pour mourir, autant mourir auprès des miens, avec les gens dont je parle la langue ». « Je préfère mourir du coronavirus au village que de faim ici » – autant de discours rapportés par les médias. Ce n’était pas un choix facile : beaucoup de ménages pauvres restèrent cloîtrés chez eux pendant de longues semaines quand ils le pouvaient, par peur de la maladie mais aussi parce que le voyage avait un coût économique et psychologique. Partir signifiait abandonner les arriérés de salaire que l’employeur pouvait vous devoir. Et certains espéraient que le confinement ne durerait que trois semaines…

From then on, for many of the workers, getting out meant leaving on a journey on a completely different scale. Since no work or food could be found on the spot, the immigrants had to return home to the village or the small town where they came from. “If I must die, I might as well die with my people, with the people whose language I speak”, or “I’d rather die of coronavirus in the village than of hunger here”. These were words reported by the media. It was not an easy choice: many poor households stayed shut up in their homes for long weeks when they could, not only from fear of the disease but also because the journey had an economic and psychological cost. Leaving meant giving up pay arrears that the employer might owe. And some hoped that the lockdown would last only three weeks.

Mais ce fut au final une bonne partie de la population indienne qui se mit en route (Denis et al., 2020). Le confinement a paradoxalement induit des mobilités forcées, pour des populations qui auraient préféré rester sur place comme d’ailleurs on le leur enjoignait… Des gares routières, notamment Anand Vihar à la périphérie de Delhi (3 km de queue le 28 mars), furent prises d’assaut par les migrants qui espéraient qu’en partent des cars pour leur région d’origine. Faute de mieux, alors même que la destination finale pouvait être à plus de 1000 km, on se mit en route à pied, à vélo, ou l’on tenta d’être pris comme passagers clandestins dans un des rares camions qui roulaient. Des exploits physiques, comme cette jeune fille de 15 ans qui aurait parcouru à vélo 1200 km de Gurugram (banlieue de Delhi) jusqu’au Bihar en neuf jours, avec son père blessé sur le porte-bagages (le père portant le bagage…), ont réjoui certains médias – la Fédération cycliste indienne souhaite recruter l’héroïne. Pour le reste, les faits divers les plus horribles sont rapportés encore aujourd’hui : gens morts de fatigue ou de déshydratation à quelques kilomètres du but, migrants écrasés par un train de marchandises parce qu’ils dormaient sur les voies, camions surchargés de personnes se renversant, etc. La légende du graphique ci-dessous (Fig. 1) est suffisamment explicite[3]. Jusqu’au 6 avril, les morts de la COVID furent moins nombreux que les morts du confinement.

But in the end, it was a good part of the Indian population that set out on the road (Denis et al., 2020). Paradoxically, the lockdown led to forced mobility for populations who would have preferred to stay in place, as they had been told to do. Bus stations, notably Anand Vihar on the outskirts of Delhi (3 km of queues on 28 March), were stormed by migrants hoping that buses would leave for their regions of origin. For want of anything better, even though the final destination could be more than 1000 km away, some set off on foot or on bicycle, or tried to stow away on one of the few lorries on the road. Physical exploits, such as the 15-year-old girl who allegedly cycled 1200 km from Gurugram (a suburb of Delhi) to Bihar in nine days, with her injured father on the luggage rack (the father carrying the luggage), delighted some from the media. They reported that the Indian cycling federation wants to recruit the heroine. For the rest, the most horrific news stories are still being reported today: people dying of fatigue or dehydration a few kilometres from the goal, migrants run over by a freight train because they were sleeping on the tracks, overturning trucks overloaded with people, etc. The legend of the graph below (Fig. 1) is self-explanatory.[3] Up to April 6, the deaths from COVID-19 were fewer than the deaths from the lockdown.

 

 

figure 1

Figure 1. Mortalités directe et indirecte de la COVID-19 en Inde (https://coronapolicyimpact.org/wp-content/uploads/2020/05/distress-deanths.jpg).

Figure 1: Direct and indirect mortality of COVID-19 in India (https://coronapolicyimpact.org/wp-content/uploads/2020/05/distress-deanths.jpg).

 

 

Chemins de traverse, passeurs, marches de nuit… Beaucoup de migrants furent interceptés et arrêtés par la police, puis renvoyés chez eux ou carrément enfermés dans des centres (shelters) de fortune plus ou moins improvisés : écoles, stades, centres commerciaux, salles de spectacle, salles de mariage… Dès le 5 avril, 630 000 travailleurs se trouvaient dans des centres gérés par l’État, et 450 000 dans des centres gérés par des associations, temples, etc. (Srivastava, 2020). Au 26 mai, 2,3 millions de personnes s’y trouvaient en quarantaine. Les conditions y sont souvent éprouvantes : la différence entre mise en quarantaine règlementaire et enfermement arbitraire n’est pas toujours claire, mais les références au biopouvoir foucaldien s’imposent dans tous les cas.

Many migrants were intercepted and arrested by the police, then sent back home or locked up in makeshift shelters: schools, stadiums, shopping centres, theatres, wedding halls, etc. As of 5 April, 630,000 workers were in state-run shelters, and 450,000 in shelters run by associations, temples, etc. (Srivastava, 2020). As of 26 May, 2.3 million people were in quarantine. The conditions are often harsh and the difference between regulatory quarantine and arbitrary confinement is not always clear, but references to Foucault biopower are obvious in all cases.

 

 

 

Figure 2. Résultat d’une recherche « Google images » avec pour mot-clé quarantine stamp (Pondichéry, 18 mai 2020). Les mains des assujettis à une quarantaine à domicile ont été tamponnées.

Figure 2. Result of a Google images search with the keyword “quarantine stamp” (Pondicherry, 18 May 2020). The hands of those subject to home quarantine were stamped.

 

 

Qui sont « les migrants » ?

Who are the “migrants”?

 

 

Cette dénomination de migrants, ou migrant workers, est couramment utilisée dans les médias anglophones, mais regroupe des catégories assez diverses en réalité, ce qui peut expliquer sinon l’invisibilité de ces individus jusque-là, du moins leur difficulté à faire entendre leur voix. Il ne s’agit pas d’une catégorie définie strictement. On s’appuie souvent sur les données du recensement général de la population (Census), sans voir que tantôt il surestime fortement le nombre des « migrants » en les définissant comme des individus ayant quitté leur lieu de naissance, tantôt qu’il le sous-estime en oubliant bien des saisonniers. Le recensement de 2011 a compté 18 millions d’immigrés installés depuis moins d’un an, et 135 millions depuis moins de dix ans. Selon les estimations d’Imbert (2020), 22 millions de personnes étaient donc susceptibles de partir. Au 10 juin, selon le gouvernement fédéral, 5,7 millions de « migrants » avaient déjà rejoint leur lieu d’origine. On peut pourtant penser que certains d’entre eux n’étaient pas des immigrés. Car bien des travailleurs du secteur informel ou des habitants de bidonville sont nés dans la ville même. Certains des deuxièmes ou troisièmes générations ont pu garder des liens avec le village de leurs parents, et sont alors parfois partis. D’autres n’avaient même pas la perspective du « retour ».

While the term migrants, or migrant workers, is commonly used in the English-language media, in reality the term encompasses quite diverse categories, which may explain, if not the invisibility of these individuals until now, their difficulty in making their voices heard. It is not a strictly defined category. Very often reports are based on data from the general population census, overlooking the fact that sometimes it strongly overestimates the number of “migrants” by defining them as individuals who have left their places of birth, while sometimes it underestimates this number by omitting many seasonal workers. The 2011 Census counted 18 million immigrants who had been settled for less than a year, and 135 million for less than ten years. According to Imbert’s (2020) estimates, 22 million people were therefore likely to leave. By 10 June, according to the federal government, 5.7 million “migrants” had already returned to their place of origin. However, some of these returnees may not have been immigrants. This is because many of the workers in the informal sector or slum dwellers were born in the city itself. Some of the second or third generations may have kept links with their parents” village, and may have had the possibility of going there. Others did not even have the prospect of “returning”.

Au final, ces « migrants » représentent un groupe très hétérogène, selon les lieux de départ et d’arrivée, la durée de la migration, le type d’emploi, les filières migratoires souvent définies par la caste… En Inde, les migrations ne correspondent qu’assez peu à de l’exode rural au sens strict (seules 20 % des personnes ayant changé de résidence entre 2001-2011 correspondaient à un mouvement des campagnes vers les villes). On ne part que rarement s’installer ad vitam aeternam en ville, ce qui fait que la population urbaine ne comptait officiellement que 31 % de la population totale en 2011. Il s’agit plutôt de migrations circulatoires (Dupont, Landy éd., 2010), de mobilités fondées sur des retours plus ou moins réguliers, et en tout cas sur le maintien d’ancrages territoriaux forts avec la zone d’origine. On part en groupe, selon des filières anciennement établies pour l’essentiel, vers les mégapoles mais aussi de plus petites villes : la soie et les diamants de Surat emploieraient 800 000 travailleurs de l’Odisha, les métiers à tisser de Bhiwandi près de Bombay fonctionnent avec 200 000 ouvriers d’Uttar Pradesh et 100 000 d’Andhra Pradesh, etc. On part aussi vers des campagnes : les migrations de retour ont concerné bien des travailleurs employés dans les briqueteries rurales du Tamil Nadu ou les plantations de café du Kerala. Environ 5 % des ménages, soit 10 millions de personnes, partiraient en migration saisonnière (Tumbe, 2015), avant tout dans la construction, mais aussi pour un cinquième d’entre eux dans l’agriculture. Autant de filières de migration, souvent fondées sur la caste, avec des formes d’endettement et d’avances sur salaire plus ou moins drastiques, qui ont été mises en lumière par la crise quand les ouvriers ont tenté de rentrer dans leur lieu d’origine. Autant de déplacements vers des espaces relativement balisés (grâce aux filières) mais qui restent souvent étrangers, ne serait-ce que par la langue et l’alphabet dans bien des cas. Rappelons que l’Inde avec ses 28 États fédérés est un véritable sous-continent, comparable à l’Europe… Autant de flux fondés sur un différentiel de développement régional qui pouvaient apporter un revenu non négligeable aux migrants en temps normal, mais qui se sont révélés des pièges parfois mortels en temps de COVID puisque, nous le verrons, le peu de droits sociaux existant en Inde concerne avant tout les sédentaires, inscrits officiellement dans un lieu. Le bouclage des frontières intérieures interdisait aux migrants de retrouver leur citoyenneté dans leur lieu d’origine, sans que la paradoxale « assignation à résidence » du confinement soit pour autant possible sur le lieu d’immigration.

So ultimately, these “migrants” represent a very heterogeneous group, differentiated by places of departure and arrival, duration of migration, type of employment, or migration channels often defined by caste. Only 20% of the people who changed residence between 2001-2011 corresponded to a movement from rural to urban areas: in India, the rural “exodus” in its strict sense makes up only a small part of migration. People rarely move to the cities ad vitam aeternam, with the result that in 2011 the urban population officially accounted for only 31% of the total population. Rather, it is a question of circulatory migration (Dupont, Landy [éd.], 2010), mobility based on more or less regular returns to the area of origin, and in any case on maintaining strong territorial ties with it. People leave in groups, mainly following previously established channels, not only to megacities but also to smaller towns: the silk and diamond industries in Surat are said to employ 800,000 workers from Odisha, the looms in Bhiwandi near Mumbai operate with 200,000 workers from Uttar Pradesh and 100,000 from Andhra Pradesh, etc. People are also “migrating” to the countryside. Return migration has involved many workers employed in rural brick kilns in Tamil Nadu or coffee plantations in Kerala. In India, about 5% of households, or 10 million people, are estimated to migrate seasonally (Tumbe, 2015), mainly to work in construction, though a fifth of them do so for agriculture. These are all migration channels, often caste-based, with more or less drastic forms of indebtedness and wage advances, which have been revealed by the COVID-19 crisis as workers have tried to return to their places of origin. These are all movements towards areas that are relatively well marked out (thanks to the channels) but which often remain alien, if only because of the difference in language and its written script in many cases. Let us recall that India with its 28 federated states is a true sub-continent, comparable to Europe. Hence many flows are based on regional development differentials that provide a non-negligible income to migrants in normal times, but which are proving to be sometimes death traps during the COVID-19 crisis since, as we shall see, the few social rights that exist in India apply above all to sedentary people, officially registered in a place. The closure of internal borders made it impossible for migrants to regain the benefits and rights of their full citizenship in their places of origin, without the “house arrest” of lockdown being paradoxically possible in the place of immigration.

 

 

Migrations et épidémie

Migration and epidemic

Les zones d’émigration sont sans surprise les régions pauvres de l’Inde (aval de plaine du Gange – Bihar, Uttar Pradesh oriental –, Rajasthan désertique, Himalaya montagnard, Odisha tribal…) (fig. 3, Tumbe, 2015, Imbert, 2020). Notons aussi que des espaces relativement riches comme le Kerala peuvent être de fortes zones d’émigration, mais à destination des pays du Golfe. Les migrations internationales ont d’ailleurs joué un rôle clé dans l’arrivée de l’épidémie, celle-ci servant là encore de révélateur. C’est au Kerala qu’est apparu le premier cas de COVID en Inde. Delhi a été précocement un foyer d’infection en raison d’une conférence organisée par une organisation musulmane internationale (Tablighi Jamaat). Le problème des migrants piégés (stranded) concerna d’ailleurs les millions d’Indiens travaillant dans les pays du Golfe, qui ne purent être rapidement rapatriés par avion.

The areas of emigration are, unsurprisingly, the poor regions of India (downstream on the Ganges plain – eastern Uttar Pradesh and Bihar –, desert Rajasthan, mountainous Himalayas, tribal Odisha, etc.) (Fig. 3, Tumbe, 2015, Imbert, 2020). It should also be noted that relatively rich states such as Kerala can also be important emigration areas, but internationally to the Gulf countries. Incidentally, international migration has played a key role in the arrival of the epidemic, which again serves as an indicator. Kerala was the site of the first case of COVID-19 in India. Delhi was an early focus of infection due to a conference organized by an international Muslim organization (Tablighi Jamaat). The millions of Indians working in the Gulf countries can also be considered stranded migrants since they could not be quickly repatriated by air.

 

 

figure 3

Figure 3. Les flux de migration interne en 2001. Source : WEF, Migration and Its Impact on Cities, 2017 (http://www3.weforum.org/docs/Migration_Impact_Cities_report_2017_low.pdf).

Figure 3. Internal migration flows in 2001. Source: WEF, Migration and Its Impact on Cities, 2017 (http://www3.weforum.org/docs/Migration_Impact_Cities_report_2017_low.pdf).

figure 4

 

 

Les cartes des migrations ont sans nul doute des liens avec celles de l’épidémie, mais les relations ne sont pas faciles à caractériser rigoureusement – d’autant que corrélation n’est pas causalité. La figure 4 ci-dessus montre que les districts les plus urbanisés et les plus attractifs en termes de migration furent précocement touchés. Un rapport du 29 mai notait que quatre agglomérations abritant seulement 4,4 % de la population indienne (Mumbai+Thane, Chennai, Ahmedabad et Delhi) comptaient pour plus de 50 % des cas et de la mortalité. Toutes ces données sont de qualité très contestable : il est évident que les tests sont plus couramment menés dans les zones urbaines et développées. Mais une fois rapportés à la population, les chiffres des infections mettent en évidence les mêmes espaces : Delhi et le Maharashtra ont les plus forts pourcentages de cas, et les plus forts taux de positivité aux tests.

The migration maps are undoubtedly linked to those of the epidemic, but the relationships are not easy to characterize rigorously, especially since correlation is not causality. Figure 4 above shows that the most urbanized and attractive districts in terms of migration were affected early on. A report of 29 May noted that four urban areas with only 4.4% of India’s population (Mumbai+Thane, Chennai, Ahmedabad and Delhi) accounted for more than 50% of cases and mortality. All these data are of highly questionable quality; it is clear that testing is more commonly conducted in urban and developed areas. But when the population is taken into account, the relative infection figures highlight the same areas: Delhi and Maharashtra have the highest percentages of cases, and the highest rates of test positivity.

Dès lors, les implications pour les « migrants » sont doubles :

So the implications for “migrants” are twofold:

1. Même si les données sociales ne sont pas disponibles, il est vraisemblable qu’ils représentent une population particulièrement vulnérable à la COVID en raison de leur pauvreté aggravée par le confinement, de leur situation sanitaire précaire ou précarisée, de leur type d’habitat dans les grandes villes particulièrement touchées ;

1. Even if precise data are not available, it is likely that they represent a population that is particularly vulnerable to COVID-19 because of their poverty which has been aggravated by lockdown, their precarious or insecure health situation, their type of habitat in the large cities that are particularly affected;

2. Leur départ vers leur région d’origine risque d’emporter le virus selon les filières de migration que connaissent bien les pouvoirs publics – d’où les craintes des autorités des zones concernées, voire des villages d’origine qui parfois ont rejeté leurs émigrés.

2. Their departure to their regions of origin risks the carrying of the virus along the migration channels that are well-known to the authorities, hence the fears of the government in the areas concerned, and even of the villages of origin, which have sometimes rejected their own emigrants.

 

 

Au mépris des migrants : trains, Code du travail et aide alimentaire

Lack of concern for migrants: trains, labour laws and food aid

 

 

En Inde, la « distanciation sociale » préexistait à la COVID-19 (Kesavan, 2020) : c’est même une caractéristique de la société de castes brahmanique fondée sur une prétendue échelle de pureté, qui évite les contacts entre communautés ou individus hiérarchisés. À une autre échelle, cette distanciation sociale s’est aggravée avec le confinement, qui a révélé la façon dont ces migrants – en moyenne de basses castes ou de minorité musulmane – ont été oubliés et méprisés par les politiques (fig.5). Donnons-en trois illustrations : le rapatriement par trains, la dilution du Code du travail et l’aide alimentaire.

In India, “social distancing” pre-existed COVID-19 (Kesavan, 2020). It is even a characteristic of the Brahmanic caste society based on an alleged scale of purity, which avoids contact between hierarchized communities or individuals. On another scale, this social distancing was aggravated by the lockdown, which revealed how these migrants – generally from lower castes or Muslim minorities – were forgotten and shunned by politicians (Fig. 5). We provide three illustrations: repatriation by train, dilution of labour laws, and food aid.

 

 

figure 5

Figure 5. L’aveuglement de Narendra Modi illustré par le caricaturiste Surendra. Le mur est une allusion à celui construit pour cacher un bidonville lors de la visite de Donald Trump à Ahmedabad, le 24 février (The Hindu, 21 mai 2020).

Figure 5. Narendra Modi’s blindness illustrated by cartoonist Surendra. The wall is an allusion to the one built to hide a slum during Donald Trump’s visit to Ahmedabad on 24 February (The Hindu, 21 May 2020).

 

 

Les trains

The trains

Alors que tout transport de personnes était officiellement interdit dans toute l’Inde, cette chape de plomb ne devint rapidement plus tenable vu que les migrants se lançaient malgré tout sur les routes. Fin mars, l’Uttar Pradesh affrétait déjà des cars pour rapatrier des migrants. Narendra Modi se décida donc à accepter le principe de trains spéciaux pour travailleurs (Shramik Special trains) – mais aussi pour étudiants, touristes ou pèlerins pris au piège. Mi-mai, ils transportaient environ 200 000 travailleurs par jour. Au 23 mai, 48 % des 2600 trains qui avaient circulé avaient eu pour destination l’Uttar Pradesh, et 31 % le Bihar, désignant ainsi les deux États les plus émetteurs de main-d’œuvre.

While the movement of people irrespective of the means of transport was officially banned throughout India, this blanket injunction soon became untenable as migrants were still taking to the roads in large numbers. By the end of March, Uttar Pradesh was already chartering buses to bring back its migrants. The Narendra Modi government therefore decided to run special trains, not only for migrant workers (Shramik Special trains), but also for stranded students, tourists and pilgrims. By mid-May, they were transporting about 200,000 workers a day. As of 23 May, 48% of these 2600 special trains had been destined for Uttar Pradesh and 31% for Bihar, confirming that these are the two main labour-sender states.

Premier problème : qui doit payer les billets de train ? Le gouvernement central, l’État de départ, ou l’État d’arrivée ? À moins que ce ne soit les migrants… Le 4 mai, le principal parti d’opposition, le Congrès, annonça qu’il prendrait en charge les billets. Sentant le vent mauvais, le gouvernement fédéral modifia la règle : les Chemins de fer nationaux prendraient en charge 85 % du billet, les États paieraient le reste – mais fin mai il demeurait bien des conflits à ce sujet entre gouvernements.

The first issue to arise was who should pay for the train tickets of the migrants.: the central government, the state of departure, or the state of arrival? On 4 May, the main opposition party, Congress, announced that it would pay for the tickets. The central government, realising that it would be perceived as insensitive if it did not pay, changed the rule: the national railways would pay 85% of the ticket, the states would pay the rest. However, at the end of May there were still many disputes between governments about this.

Deuxième problème : pour qu’un train puisse être constitué, l’État de destination devait donner son aval, selon une procédure souvent compliquée. La circulation des cars n’était guère plus facile, y compris à l’intérieur des États tant les frontières de district pouvaient être étanches. De nouvelles tragédies eurent lieu à l’intérieur même des trains : ceux-ci font parfois fausse route, mettent 4 jours au lieu de deux pour faire certaines distances, et l’on déplore des morts de faim ou de soif dans les rames.

The second issue was that for a train to be run, the destination state had to give its approval, often through a complicated procedure. Even within states, the district borders were so tightly sealed that it was not much easier for buses to travel, even within a state. Tragedies occurred within the trains themselves: they sometimes took the wrong route, taking four days instead of two to cover certain distances, and there were deaths from hunger or thirst in the trains.

Troisième problème : la sélection des passagers. Après plusieurs jours de chaos, les États se mirent progressivement à ouvrir sur Internet des sites d’enregistrement – un pour les départs, un pour les arrivées. Mais les documents demandés aux migrants étaient nombreux, les sites fonctionnaient mal, étaient dans une langue ou un alphabet parfois inconnus – et beaucoup de travailleurs n’ont pas de smartphones.

The third issue centred on the selection of passengers. After several days of chaos, the states gradually began to open Internet check-in sites, one for departures, one for arrivals. But migrants were asked to produce several documents, the sites often malfunctioned, were in a sometimes unknown language or script. In any case, many workers did not own smartphones.

Ultime problème : les États n’ont guère montré d’empressement pour ces rapatriements par train ou car. En ce qui concerne les États d’arrivée, ils voyaient avec effroi ces masses débarquer, potentiellement porteuses du virus et assurément chômeuses. Le 17 mai, le Bihar annonça que 26 % des rapatriés venus de Delhi avaient été testés positifs. Désormais, les migrants reviennent de zones très contaminées, pour se réinstaller dans des zones aux structures de soins très déficientes (Imbert, 2020). Certains États multiplient les obstacles : l’Orissa et le Bengale exigent du Karnataka qu’il leur envoie pour approbation les listes des passagers, répartis dans chaque wagon selon leur district de destination finale… Quant aux États d’où veulent partir les migrants, ils rechignent à assurer la gestion complexe de ces transports, et surtout ne veulent pas perdre leur main-d’œuvre.

The final issue was that states were not very eager to repatriate migrants by train or bus. As far as the states of arrival were concerned, they watched in horror as these masses arrived, potentially carrying the virus and certainly unemployed. On 17 May, Bihar announced that 26% of the returnees from Delhi had tested positive. Migrants are now returning from highly contaminated areas to resettle in areas with very poor healthcare facilities (Imbert, 2020). Some states increased the bureaucratic obstacles: Orissa and Bengal required Karnataka to send them passenger lists for approval, with migrants divided in each train coach according to their final destination district. As for the states from which migrants want to leave, they are reluctant to undertake the complex management required to make these transport mechanisms work and, above all, do not want to lose part of their workforce.

 

 

Dilution des lois du travail

Dilution of labour laws

Ces migrants sont en effet des « travailleurs ». Leur statut d’armée de réserve est apparu au grand jour quand le 5 mai, le gouvernement du Karnataka a annulé le départ de dix trains pour le Bihar suite à une réunion avec le lobby des promoteurs et entrepreneurs. Ceux-ci avaient persuadé le Chief Minister de la nécessité de garder suffisamment de main d’œuvre sur place quand l’activité économique pourrait repartir. La plupart des trains purent partir finalement quelques jours plus tard, mais le mal était fait. En quelques heures, de nombreux États, et en premier lieu ceux dirigés par le parti BJP au pouvoir à New Delhi, annoncèrent coup sur coup la dilution de leur Code du travail, avec en général le passage à la journée de 12h et à la semaine de 72 heures. La durée de la mesure est censée être limitée dans le temps : entre trois mois et trois ans, selon les États. Mais il s’agit clairement d’une course au « moins-disant social », d’une concurrence entre les États qui peut être interprétée de deux façons, d’ailleurs non contradictoires : soit peur d’une aggravation de la crise économique faute de travailleurs, soit stratégie utilisant la tragédie actuelle pour accélérer la libéralisation de l’économie et attirer les investissements étrangers qui voudraient quitter la Chine – dans une optique de « stratégie du choc », pour reprendre le titre de Naomi Klein. « C’est maintenant ou jamais. Nous ne retrouverons jamais cette opportunité », écrit en toute franchise le PDG de NITI Ayog, l’institution qui a remplacé le Commissariat au Plan en 2015. Cela coïncida avec la médiatisation de nouveaux enfermements de travailleurs par leurs employeurs sur les chantiers, les baraquements d’usine ou d’aéroport en construction : si jamais les ouvriers parviennent à « faire le mur », la police les attend dans la rue pour les ramener dans leur prison.

These migrants are indeed “workers”. Their “indispensable” status was revealed when, on 5 May, the Karnataka government cancelled the departure of ten trains to Bihar following a meeting with a lobby of developers and builders. This lobby had persuaded the Chief Minister of the necessity to keep sufficient manpower available on the spot for when economic activity would resume. These trains were finally able to leave a few days later, but the damage was done. Within a few hours, many states, especially those led by the BJP party in power in New Delhi, announced in quick succession the dilution of their labour laws, generally with the transition to a 12-hour day and a 72-hour week. The duration of the measure is supposed to be limited in time: between three months and three years, depending on the state. But it is clearly a race for the “lowest social bidder”, i.e. a competition between states that can be interpreted in two non-contradictory ways: a fear of a worsening of the economic crisis due to a lack of workers, or a strategy to use the current tragedy to accelerate the liberalization of the economy and attract foreign investment that would like to leave China, in the perspective of a “shock doctrine”, to use Naomi Klein’s term. “It’s now or never. We will never get this opportunity again”, frankly wrote the CEO of NITI Ayog, the institution that replaced the Planning Commission in 2015.  This coincided with the media coverage of new lock-ups of workers by their employers on construction sites, in factory barracks or at airports under construction. If a worker manages to sneak out, the police are waiting on the street to return him to his “prison”.

 

 

L’aide alimentaire

Food aid

Si les travailleurs migrants ont souhaité rentrer chez eux, ce n’est pas seulement pour « retourner vivre au pays », « aider la famille qui n’a personne pour cultiver » ou « parce qu’on ne pouvait plus payer le loyer » : c’est parce que beaucoup d’immigrés n’ont pas accès au système d’aide alimentaire subventionné (Public Distribution System, PDS). En Inde, chaque ménage a pourtant en théorie un livret ou une carte d’alimentation. Mais cette carte est attachée à une boutique de « rationnement » unique. Si le migrant a laissé sa famille au village, souvent il lui a abandonné la carte, et n’a donc pas accès sur son lieu d’immigration au grain (5 kg de riz ou blé, voire plus dans certains États), à l’huile, au sucre, etc., vendus à très bas prix dans ces boutiques spécialisées. La bouée de sauvetage que représente le PDS, certes passablement dégonflée (Landy et al., 2014), se révéla pourtant d’autant plus utile pour les nécessiteux que le gouvernement fédéral annonça le doublement des quotas le 26 mars[5], tandis que certains États ajoutaient leurs propres subventions. Tardivement que certains États annoncèrent que même les ménages non inscrits au PDS local pourraient bénéficier de l’aide alimentaire. Et ce, alors que pour les familles immigrées, la situation alimentaire était d’autant plus dramatique que le repas de midi, gratuit en Inde pour les écoliers, avait disparu avec la fermeture des écoles…

If migrant workers have wished to return home, it is not just to “go back home”, “help the family that has no one to farm” or “because we could no longer pay the rent”, it is because many migrants do not have access to the subsidized food of the Public Distribution System (PDS). In India, in theory, every household has a “ration card”. But this card is attached to a single ration shop. If the migrant has left his family in the village, he has often abandoned the card, and therefore does not have access to grain (5 kg of rice or wheat, or more in some states), oil, sugar, etc., which are sold at very low prices in these special shops. The lifeline represented by the PDS, although it is far to be working efficiently (Landy et al., 2014) became even more useful for the needy when the central government announced the doubling of quotas on 26 March[5], with some states adding also their own subsidies. Belatedly, some states announced that even households not enrolled in the local PDS would be eligible for food aid. This was at a time when the food situation for immigrant families had become all the more precarious since the mid-day meal for schoolchildren, which is free in India, had stopped with the closure of schools.

À quelques semaines près, la situation aurait pu être assez différente. Car depuis 2019 l’Inde était en train d’adopter, État après État, le programme de « portabilité » One Nation One Card, qui permet qu’un titulaire de carte puisse aller dans n’importe quelle boutique de « rationnement » récupérer son quota de vivres, quel que soit son lieu d’inscription officiel. Mais avant le confinement, le système n’avait encore été adopté que dans quelques États. Son fonctionnement semblait de toute façon déjà très problématique, vu la difficulté de planifier les stocks et la demande pour des populations mobiles, vu la technologie qu’il supposait dans des campagnes ou des quartiers où Internet et l’électricité sont faillibles, vu le grand nombre de bugs déjà constatés. La chose apparait d’autant moins bien lancée que le système est fondé sur l’authentification biométrique : or celle-ci a été temporairement supprimée dans les boutiques du PDS par peur de la contagion via les empreintes digitales. Le versement d’aides en argent sur compte bancaire est aussi tenté ; mais tous les ménages pauvres n’ont pas de compte malgré la récente politique en la matière, et leur gestion n’est pas toujours aisée.

Had the COVID-19 crisis come a little later, the situation could have been very different. Since 2019, India had been adopting, state after state, the One Nation One Card “portability” programme, which allows a cardholder to go to any ration shop to collect his or her food quota, regardless of where he or she is officially registered. But before the lockdown began, the system had only been adopted in a few states. In any case, its operation had already seemed very problematic, given the difficulty of planning stocks and demand for mobile populations. Furthermore, the scheme’s reliance on technology required continuous electricity supply and Internet access, which was a problem in rural and some urban areas. Above all, the system is based on biometric authentication, which has temporarily been suspended in PDS shops for fear of contagion via fingerprint readers. The payment of cash aid into bank accounts is also being tried, but not all poor households have an account despite the recent policy on the matter, and disbursals are not always easy to manage.

Ce n’est donc pas une surprise si le programme fédéral de chantiers publics MNREGA, qui garantit au moins cent jours de travail par famille rurale, semble devoir atteindre des sommets : fin mai, 40 millions de personnes auraient fait une demande d’inscription, alors que le lockdown avait proscrit le fonctionnement de ces chantiers pendant tout un mois, jusqu’au 20 avril. Pourtant on sait que l’État respecte peu sa propre règle des cents jours de travail, et qu’il paie souvent avec retard. De plus, pour bénéficier du programme, il faut une job card, ce que beaucoup de « rapatriés » n’ont pas… Le MNREGA a été conçu pour réduire l’exode rural et les migrations saisonnières (Jacob, 2008) : suffira-t-il à nourrir les émigrés de retour ?

It is therefore no surprise that the central government’s MNREGA public works programme, which guarantees at least 100 days of work per rural family, seems set to reach new heights. At the end of May, 40 million people are reported to have applied, even though the lockdown had banned the functioning of MNREGA worksites for a whole month, until 20 April. Moreover, it is well-known that the State does not respect its own rule of a 100 working days, and often pays late. Finally, to benefit from the programme, one needs a job card, which many “returnees” do not have. MNREGA was designed to reduce the rural exodus and seasonal migration (Jacob, 2008), but will it be enough to feed returning migrants?

 

 

Disparité n’est pas injustice : l’échelle DIDI

Disparity is not injustice: the DIDI scale

 

 

Tous ces drames humains semblent suggérer que les situations d’injustice sont la norme plus que l’exception. Il reste à les analyser de façon la plus rigoureuse possible. On sait que la société hindoue avait été qualifiée par Louis Dumont (1966) de Homo hierarchicus ; mais toute hiérarchie n’est pas injuste. Or, la crise n’a-t-elle pas aggravé les inéquités ? Nous proposons ici une grille de synthèse, l’échelle DIDI : Disparités<Inégalités<Domination<Injustice. Les « injustices », sociales ou spatiales, ne doivent pas être considérées comme plus ou moins synonymes d’« inégalités ». Il existe en fait un gradient, qui peut correspondre tout à la fois à un processus d’analyse pour un chercheur, par étapes successives, ou à un processus causal inscrit dans le temps, pour une société où les disparités finissent par engendrer de l’injustice.

All these illustrations of the human drama seem to suggest that situations of injustice are the norm rather than the exception. They have to be analysed as rigorously as possible. Hindu society was described by Louis Dumont (1966) as Homo hierarchicus, but not all hierarchies are unjust. Yet, has not this crisis aggravated the inequities? We propose here a synthesis grid, the DIDI scale: Disparities<Inequalities<Domination<Injustice. Indeed, “injustices”, whether social or spatial, should not be considered more or less synonymous with “inequalities”. There is a gradient, which can correspond both to a process of analysis for a researcher, in successive stages, or to a causal process inscribed in time, for a society in which disparities end up generating injustice.

Première étape : le constat de simples Disparités entre territoires, entre individus ou groupes sociaux. Ces différences, souvent qualitatives peuvent être éthiquement neutres : ainsi, le nord de l’Inde cultive du blé, pas le sud. C’est un fait, qui en soi n’est pas source d’injustice. Equité ne veut pas dire forcément égalité, ni socialement ni spatialement (Harvey, 1996).

First step: the observation of simple Disparities between territories, individuals or social groups. These differences, often qualitative, can be ethically neutral: for example, wheat is cultivated in the north of India, but not in the south. This is a fact, which in itself is not a source of injustice. Equity does not necessarily mean equality, neither socially nor spatially (Harvey, 1996).

Mais ces disparités peuvent aussi se traduire par des Inégalités : on entre avec ce deuxième barreau de l’échelle dans le domaine du quantitatif, de la mesure. Certaines campagnes disposent d’irrigation, ce qui permet deux cultures par an ou des productions lucratives comme la canne à sucre. Ces espaces ruraux tendront à attirer, pour quelques mois ou plusieurs années, des immigrés venus de campagnes à simple agriculture pluviale. En 2011, 43 % des migrations se faisaient à l’intérieur des campagnes… Or troisième barreau de notre échelle – ces migrations sont souvent en Inde structurées selon des relations de Domination, où jouent rapports de pouvoir, exploitation, oppression, discrimination et violence. Les migrants partent couramment en groupe, recrutés par un intermédiaire (contractor) payé sur commission, auprès duquel les migrants sont endettés (Guérin, 2013 ; Picherit, 2012). Il peut appartenir au même village, et n’être guère moins pauvre que les autres. Mais existent aussi des relations de quasi-asservissement, avec du travail forcé pour dettes, parfois de façon héréditaire, comme souvent dans le cas des briqueteries ou des rizeries (Breman et al., 2009), ou pour les chantiers de construction du métro ou d’usines dans les mégapoles, quand le contractor contrôle jusqu’au logement et à la nourriture : une situation alors qualifiée d’Injustice, par le chercheur mais aussi le plus souvent par les victimes du système. C’est le dernier barreau de notre échelle, celui de l’éthique et des valeurs, des mobilisations sociales et des politiques. En ce qui concerne l’encadrement des migrations en Inde, des lois existent, mais elles sont peu appliquées (Unorganised Workers’ Social Security Act, 2008) (Sivaraman, 2020).

But these disparities can also be translated into Inequalities: we reach this second rung of the ladder with the inclusion of the domain of quantity, of measurement. Some rural areas have irrigation, which allows two crops per year or lucrative cash crops such as sugarcane. These rural areas will tend to attract, for a few months or several years, immigrants from rural areas that only have simple rainfed agriculture. In 2011, 43% of migration took place between rural areas. Now – the third rung of our ladder – in India these migrations are often structured according to relations of Domination, where power relations, exploitation, oppression, discrimination and violence play a role. Migrants commonly leave in groups, recruited by an intermediary (contractor) paid on commission, to whom the migrants are indebted (Guérin, 2013; Picherit, 2012). The contractors may belong to the same village, and may be no less poor than others. But there exist also quasi-slavery relations, with bonded labour for debt, sometimes hereditary, as is often the case in brickworks or rice mills (Breman et al., 2009), or for metro construction sites or factories in megacities, when the contractor controls even housing and food. This is a situation that can be described as Injustice, not only by the researcher but also, more often than not, by the victims of the system. This is the last rung on our ladder, that of ethics and values, social mobilization and politics. Laws do exist in India to regulate migration, but they are poorly enforced (e.g. Unorganised Workers’ Social Security Act, 2008) (Sivaraman, 2020).

On le voit, cette grille DIDI distingue domination et injustice. Les trois premiers niveaux, Disparités<Inégalités<Domination, relèvent tous en effet d’un constat, de l’observation. L’Injustice, elle, est davantage du domaine du jugement, de la part de l’observateur extérieur (par exemple le chercheur) comme de la victime. La domination peut ne pas être injuste dans sa forme la plus douce et normée (cas de la relation professeur-élève) ; elle peut aussi engendrer des sentiments d’injustice différents selon les groupes et les individus, voire aucun sentiment d’injustice – ce qui est peut-être le comble de l’inéquité quand les dominés n’ont même plus les moyens de se rendre compte de leur oppression. Des populations à nos yeux pourtant victimes d’injustice ne voient leur situation que sous l’angle des inégalités, et la présentent comme telle au moins dans l’espace public, sans la verbaliser en termes d’injustice (Ginisty, 2015). Pour Honneth (2006), les normes morales des classes dominées sont moins abstraites que celles des classes dominantes et relèvent plus des sentiments que de grands principes axiologiques, d’où des expressions différentes de la justice : que sa théorie soit contestable (Guibet Lafaye, 2012) n’empêche pas qu’elle illustre bien la différence de niveaux qui selon nous existe entre ces deux barreaux d’une même échelle.

As can be seen, this DIDI grid distinguishes between domination and injustice. The first three levels, Disparities<Inequalities<Domination, are all based on observation. Injustice, on the other hand, is more in the domain of judgement, on the part of the external observer (e.g. the researcher) as well as on the part of the victim. Domination may not be unjust in its gentlest and most normalised form (as in the case of the teacher-student relationship). It may also give rise to different feelings of injustice depending on groups and individuals, or even to no feelings of injustice at all – which is perhaps the height of inequity when the dominated no longer even have the means to realise their oppression. Yet some people who are victims of injustice perceive their situation only in terms of inequality, and present it as such, at least in the public space, without verbalising it in terms of injustice (Ginisty, 2015). For Honneth (2006), the moral norms of the dominated classes are less abstract than those of the dominant classes and are more a matter of feelings than of great axiological principles, hence different expressions of justice. The fact that his theory has been called into question (Guibet Lafaye, 2012) does not prevent it from illustrating the difference in levels that we believe exist between these two rungs of the same ladder.

Pour le cas des migrants, les critiques sont nombreuses dans les médias et les partis d’opposition, mais elles restent minoritaires et les gouvernements, fédéral comme fédérés, ne sont pas contestés. Il y eut certes quelques émeutes, notamment à Surat, de nombreuses arrestations, mais aucun mort. Aucun mouvement en tache d’huile des migrants. Certes, pour qualifier les injustices, point n’est besoin absolument des manifestations publiques et collectives de l’indignation, ou d’un puissant débat politique. Il importe au moins de distinguer injustices sociales et spatiales.

In the case of migrants, there is much criticism in the media and opposition parties, but they remain a minority and governments, both central and states’, are not challenged enough. There have certainly been some riots, notably in Surat, several arrests, but no deaths. There is no spreading movement of migrants. Of course, injustices do not require public and collective demonstrations of indignation or a powerful political debate to be considered real. Yet in the COVID-19 case it is important at the very least to distinguish between social and spatial injustices.

 

 

Des injustices spatiales limitées

Limited spatial injustices

 

 

Raisonner en termes d’injustice spatiale rencontre des écueils. Peut-on le faire en opposant la ville et la campagne – cette dernière fournissant les bataillons de main-d’œuvre exploitable par la ville ? Il ne s’agit pas de tomber dans un « spatialisme » outrancier, dans la vieille problématique du parti-pris urbain (urban bias) qu’on a pu jadis critiquer (Landy, 1999). Pas seulement parce que bien des bidonvillois pauvres sont des citadins sans origines rurales, pas seulement parce qu’il y a beaucoup de migrations intra-rurales, mais aussi parce que les niveaux de pouvoir et de gestion des populations chevauchent les différences entre urbain et rural ; ainsi, de vastes États très hétérogènes contiennent à la fois des zones de forte immigration et de forte émigration (flux est-ouest dans le Maharashtra ou l’Uttar Pradesh).

Reasoning in terms of spatial injustice has its pitfalls. Can one do so by opposing the city and the countryside, with the latter providing the battalions of labour exploitable by the city? One has to avoid the limitations of an outrageous “spatialism”, of the old problem of urban bias that has already come in for criticism (Landy, 1999), not only because many poor slum dwellers are urban dwellers without rural origins, not only because there is a large amount of intra-rural migration, but also because levels of power and population management overlap with urban-rural differences. For example, large and very heterogeneous states contain both areas of high immigration and areas of high emigration (e.g. east-west flows in Maharashtra or Uttar Pradesh).

Incidemment, alors qu’il est clair que le taux d’urbanisation officiel de l’Inde est sous-estimé (Denis, Marius, 2011), les événements actuels prouvent qu’insister sur la ruralité du pays garde tout son sens. Les retours de 2020 montrent combien de nombreux migrants n’étaient que des demi-citadins, dont l’appartenance urbaine demeurait menacée par cette épée de Damoclès qu’est la quasi-absence de droits sociaux ou de dispositifs de chômage partiel. Pour des raisons de sécurité, on ne peut couper tout lien avec la région d’origine. La vieille expression forgée pour évoquer les néo-citadins de l’Afrique, « Un pied dedans, un pied dehors » (Chaléard, Dubresson, 1989) demeure toujours valable pour l’Inde. Il est un peu paradoxal que si l’Inde a toujours évité un véritable exode rural massif, elle connaisse actuellement un « exode » urbain au sens fort du terme.

Incidentally, while it is clear that India’s official urbanization rate is underestimated (Denis, Marius, 2011), current events prove that emphasizing the country’s rurality still makes sense. The return of migrants in 2020 show how many of them were only half-urban citizens, whose urban belonging was still threatened by a sword of Damocles: the virtual absence of social rights and compensation for short-time work. For reasons of security, they could not sever all links with their regions of origin. The old expression coined to evoke the neo-citizens of Africa, “one foot in, one foot out” (Chaléard, Dubresson, 1989) is still valid for India. It is a little paradoxical that while India has always avoided a true rural mass exodus, it is currently experiencing a very real urban exodus.

Cela aussi, la COVID-19 nous le rappelle. Oui, le village indien « est en train de disparaître en tant qu’entité agricole, ou même en tant qu’Arcadie rurale imaginée » (Gupta, 2007, p. 230). Mais il continue d’exister sous une autre forme. Grâce aux retours du confinement, des villages himalayens désertés reprennent même vie ! Le retour des migrants serait-il alors l’occasion de relancer les politiques de développement rural en tentant de stabiliser une partie de ces populations ? Quelques voix se sont élevées pour proposer un retour à ce qu’on appellerait en France des politiques de développement territorial local : « Allow reverse migration to happen. This is the best thing to happen for India. Our communication and power infrastructure has improved. So, now is the best time to decongest our urban areas which are highly unplanned and decentralize our industrial clusters”[6].

COVID-19 reminds us of this, too. Yes, the Indian village “is vanishing as an agricultural entity, or even as an imagined rural arcadia” (Gupta, 2007, p. 230). But it continues to exist in another form. Thanks to the returnees of lockdown, deserted Himalayan villages are even coming back to life! Would the return of migrants then be an opportunity to relaunch rural development policies by trying to stabilize some of these populations? Some voices have been raised to propose a return to what in France would be called local territorial development policies: “Allow reverse migration to happen. This is the best thing to happen for India. Our communication and power infrastructure has improved. So, now is the best time to decongest our urban areas which are highly unplanned and decentralize our industrial clusters”[6].

Voilà qui n’est pas sans rappeler les politiques de développement des petites villes à la mode dans les années 1980-1990 – qui furent un relatif échec. Mais quand on compare avec la Chine ou l’Asie du Sud-est, il manque à l’Inde le développement d’une économie rurale non agricole ; une raison majeure est la faible formation et scolarisation des populations villageoises (en 2011, la moitié des femmes rurales demeurait analphabète). « Le monde d’après » sera-t-il différent de celui d’avant, et si oui, seront-ce les politiques qui le façonneront, ou bien les émigrés revenus au pays ? On peut rester pessimiste. L’Inde se trouve désormais avec des campagnes riches en bras mais sans assez d’emplois, tandis que les villes souffrent déjà du déséquilibre inverse. Et puis, il ne s’agit pas que d’emploi : on émigre aussi en famille pour que les enfants aient une meilleure éducation en ville, voire pour mieux soigner la maladie de la grand-mère… La décision de migrer est rarement individuelle : c’est un choix collectif au niveau du ménage, de la famille élargie, du clan, du village. Même si l’émigré a juré qu’on ne l’y prendra plus, il sera peut-être obligé de repartir par la collectivité. Parions que rapidement les flux vont s’inverser à nouveau.

This is reminiscent of the small- and medium-town development policies of the 1980s and 1990s, which were a relative failure. When compared with China or South-East Asia, India lacks the development of a rural non-farm economy, with a major reason being the low levels of training and schooling of village populations (in 2011, half of rural women were illiterate). Will the world “after COVID-19” be different from the one before, and if so, will it be the policies that will shape it, or the returnees? We can allow ourselves to be pessimistic. India now finds itself with a labour-wealthy countryside but without enough jobs, while the cities are already suffering from the opposite imbalance. And it’s not just a question of employment. People also migrate as a family so that their children can get a better education in the city, or even to better care for their grandmother’s illness. The decision to migrate is rarely an individual one; it’s a collective choice at the level of the household, the joint family, the clan, the village. Even if the emigrant swears that he will no longer leave, he may be forced to do so by the community. The flows will soon be reversed again.

Si l’injustice ne se situe pas entre villes et campagnes, l’est-elle plus clairement entre les États, notamment aux dépens des États d’émigration, qui vont accueillir une partie de « la misère du monde » ? Sans doute pas non plus, puisque les États d’immigration vont de leur côté se trouver en proie à une pénurie de main-d’œuvre. Par définition, une injustice n’existe que dans la comparaison, par rapport à d’autres groupes ou espaces indûment favorisés. Or, actuellement, tous les États semblent victimes : les émetteurs n’ont pas intérêt à accueillir leurs émigrés, qui vont être chômeurs, exiger de l’assistance alimentaire, et n’apportent plus de remises mais la maladie – sans parler du coût des trains parfois à payer. Les États receveurs, eux, ne sont guère plus enthousiastes pour encourager ces flux : cela les décharge certes de camps de quarantaine ou de l’assistance alimentaire, mais cela les prive de main-d’œuvre quand l’économie repartira. Quel casse-tête pour les États qui sont les deux à la fois !

If the injustice is not between town and countryside, is it more clearly between Indian states, especially at the expense of emigration states? Clearly not, since immigration states, for their part, will find themselves in the grip of a labour shortage. By definition, an injustice exists only in comparison with other unduly favoured groups or areas. At present, however, all states seem to be victims. The senders of emigrants have no interest in receiving them back; the returnees will be unemployed, demand food assistance, will stop being a source of remittances, and will carry back the COVID-19 disease. In addition, the cost of trains has sometimes to be paid. States that are receivers of migrants, for their part, are no more enthusiastic about encouraging these returning flows. While it certainly relieves them of the burden of setting up quarantine camps and providing food assistance, it deprives them of essential manpower when the economy picks up again. What a headache for states that are both!

Il semble en fait que les injustices spatiales se situent à échelle plus fine : en ville, selon qu’on habite ou non dans une zone très surveillée par la police, dans un quartier confiné, à proximité d’un point d’eau ou d’un espace vert, etc. Le stigmate de l’habitat en bidonville (Saglio, Landy éd., 2013) se révèle très vivace, quand les employeurs exigent de leurs domestiques qu’ils se lavent dans les sanitaires des gardiens d’immeuble avant de monter dans leur appartement – alors même, protestent certains servants, que ce sont ces employeurs qui ont transmis le virus, par leurs voyages en avion…

In fact, it seems that spatial injustices are on a much finer scale: in the city, depending on whether or not one lives in a “containment zone” under strict police surveillance, near a water point or a green space, etc. The stigma of living in a slum (Saglio, Landy [éd.], 2013) is very much alive when employers require their domestic servants to wash in the sanitary facilities meant for the building’s guards before coming up to their apartment even though, some servants protest, that it is these employers who have brought the virus through their air travel.

Au final, l’espace est assurément un paramètre de poids dans la tragédie : comment traverser sous 40º C des centaines de kilomètres à pied, en vélo, en brouette… Pour les migrants, le fait de venir de régions où l’on parle une autre langue est une difficulté supplémentaire pour rentrer chez soi ou négocier avec la police. Plus profondément, la non-reconnaissance par l’État de ce groupe social, son invisibilisation, s’est faite par l’attachement à des logiques publiques territorialisées : non seulement les migrants ne peuvent plus franchir les frontières de district et d’État, mais ils ne peuvent jouir de leurs droits car ils ne sont pas rattachés de jure à un espace, et ce alors même que le confinement voudrait les y bloquer de facto. C’est le cas de l’aide alimentaire, on l’a vu, mais c’est aussi celui de la politique de discrimination positive qui réserve des emplois dans l’administration aux basses castes locales. On est donc dans un cas d’injustice provoquée par ce que Nancy Fraser (2008) appelle un misframing, un mauvais cadrage ; les migrants souffrent d’un découpage politique ne correspondant pas à leur espace de circulation. Par définition, ils sont entre deux lieux : ils tendent donc à échapper à des logiques étatiques qui sont très territorialisées. Vu la forte spatialisation des droits sociaux, ils étaient déjà, avant même la COVID-19, marginalisés.

Ultimately, space is certainly a major parameter in the tragedy. How does one travel hundreds of kilometres on foot, by bicycle, even by wheelbarrow. For migrants, originating from regions where a different language is spoken is an additional difficulty when it comes to returning home or negotiating with the police. At a deeper level, the non-recognition by the State of this social group, its “invisibilisation”, has been generated through its attachment to territorialised public policies. Not only can migrants no longer cross district and state borders, they cannot even enjoy their rights because they are not de jure attached to a space, even though the lockdown blocks them there de facto. This is the case with food aid, as we have seen, but it is also the case with the affirmative action policy that reserves jobs in the administration for local lower castes. We are thus in a case of injustice caused by what Nancy Fraser (2008) calls “misframing”; migrants suffer from political and administrative divisions of space which do not correspond to their space of circulation. By definition, they are caught between two places: they therefore tend to fall outside the ambit of the highly territorialized state rationales. And given this strong spatialization of social rights, they were already marginalized even before COVID-19.

 

 

Tableau 1. La tragédie de la COVID-19, source d’injustices : une analyse DIDI[7].

Table 1. The COVID-19 tragedy, a source of injustice: a DIDI analysis[7].

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De considérables injustices sociales, assez peu dénoncées comme telles

Considerable social injustices, but relatively little denounced as such

 

 

Les travailleurs qui sont parvenus à revenir dans leur famille demeurent une réserve de main-d’œuvre disponible. Les autres, restés sur place pendant le confinement, on les enferme, on les immobilise, que ce soit à l’échelle d’un État, d’une ville, d’un bidonville ou d’un chantier. Ces populations dont le « droit à la ville » était déjà si peu respecté (Zérah et al., 2014) se voient refuser le retour au lieu d’origine, le « droit au village » (Landy, Moreau, 2015).

Workers who have managed to return to their families remain an available labour pool. The others, left behind during lockdown, are trapped, immobilized, whether at the state, city, slum or construction site level. These populations, whose “right to the city” was already so little respected (Zérah et al., 2014), are being denied the right to return to their places of origin, the “right to the village” (Landy, Moreau, 2015).

Plus généralement, le lockdown peut apparaître comme une affaire où les classes supérieures se protègent de la maladie en en faisant payer le prix aux plus pauvres (Noûs, 2020). Le 21 mai par exemple, officiellement 142 personnes moururent de la COVID en Inde ; avant le coronavirus la seule tuberculose tuait quotidiennement environ 1000 personnes… Si on laisse rentrer les migrants, c’est moins au nom de la démocratie ou par charité que parce qu’on a peur que leurs attroupements en ville accélèrent les contaminations. À cause du confinement, les pauvres meurent davantage de faim ou d’autres maladies qu’auparavant, et pour quoi et pour qui ? Pour que les riches ne trépassent pas du coronavirus, dénonce Krithika Srinivasan dans The Hindu (18 avril 2020) : « le confinement affecte la majorité de ceux pour qui le coronavirus est un risque plus faible que des menaces plus immédiates comme la faim, la violence domestique ou l’éviction du logement ». Mais bien des classes supérieures “ne sont pas habituées au risque de contamination et de décès des maladies contagieuses », tandis qu’elles « attendent des pauvres qu'ils supportent le fardeau de mesures qui ne les protègent pas vraiment et, pire encore, qui peuvent leur nuire activement ». Les classes moyennes et supérieures pouvaient rester dans leurs logements, non les pauvres – qui pourtant les avaient sans doute construits.

More generally, the lockdown may appear to be a case where the upper classes protect themselves from a disease by making the poorest pay the price (Noûs, 2020). On 21 May, for example, 142 people officially died of COVID-19 in India; before the coronavirus, tuberculosis alone killed around 1000 people every day. If migrants are allowed to return, it is less in the name of democracy or charity than because one is afraid that their presence in the cities will accelerate contamination. Because of the lockdown, the poor die more from hunger or other diseases than before, but for what and for whom? So that the rich don’t die of the coronavirus, as Krithika Srinivasan writes in The Hindu (18 April 2020): “A lockdown adversely affects the vast majority of people for whom this novel coronavirus is a smaller risk when compared to more serious and immediate issues such as hunger, domestic violence or eviction”. But “the middle and upper classes are not accustomed to the risk of catching and dying of communicable diseases”, while they “expect the poor to shoulder the burden of measures that don’t really protect them, and worse, can actively harm them”. The middle and upper classes could stay in their houses, not the poor – who may have built them.

Pour Young (1990), les injustices ont « cinq visages » : les trois premiers sont liés à la « division sociale du travail » (p. 58) : exploitation (capitaliste), marginalisation (qui peut mener à l’exclusion), absence de pouvoir (et donc d’autorité ou estime) – mais aussi impérialisme culturel (avec la domination d’une communauté sur les autres), et violence, avant tout physique. Le lecteur a compris combien la situation des migrants recoupe toutes ces cinq formes. Pourquoi alors, en dépit de leurs tragédies personnelles, en dépit du mépris évident dont leur témoignent le pouvoir fédéral et celui de la plupart des États, pourquoi n’y a-t-il que quelques manifestations de travailleurs excédés par l’attente et la peur, tenaillés par la faim, des émeutes réprimées par la police à coups de matraques de bois et de bombes lacrymogènes – nul besoin de tirer des coups de feu ? Sans attendre une révolution, on aurait pu attendre des émeutes de la faim, sinon un mouvement d’ampleur comparable aux gilets jaunes en France. Serait-ce parce que le sentiment d’injustice apparaîtrait malgré tout peu prononcé ? Dans notre échelle DIDI, le I final ne serait-il pas le propre de certains journalistes et observateurs, plus que des personnes concernées ?

For Young (1990, p. 58), injustice has “five faces”, with the first three being linked to the “social division of labour”: (capitalist) exploitation; marginalization (which can lead to exclusion); lack of power (and therefore authority or esteem); cultural imperialism (with the domination of some communities over others); and violence, primarily physical. It is clear from this discussion how the situation of migrants cuts across all these five forms. Why then, in spite of their personal tragedies, in spite of the obvious contempt shown to them by the central and most state governments, why were there only a few demonstrations by workers overwhelmed by expectation, fear and hunger, and a limited number of riots, which were suppressed by the police with wooden batons and tear gas, with no need to fire shots? If not a revolution, we could have expected hunger riots, or a movement on a scale comparable to the yellow jackets in France. Could it be because the very feeling of injustice remained limited? In our DIDI scale, hasn’t the final “I” remained the preserve of certain journalists and observers, more than of the people concerned?

Dans le monde des chercheurs en sciences sociales, la dénonciation de l’injustice est bien sûr unanime. Certains rapports de presse leur font penser à des pages de Geremek ou de Foucault sur l’Europe de l’Ancien Régime et ses pauvres ; sauf qu’ici, le « grand renfermement » ne vise pas à mettre les prolétaires immédiatement au travail dans des workhouses ou des centres de redressement ; il s’agit de se les réserver comme forces productives, en les maintenant si possible juste au-dessus de ce que les économistes appellent le seuil de reproduction. Les militants indiens utilisent aussi le terme d’injustice. Bien des pétitions circulent (par ex., http://chng.it/Nk46qJKLb4 pour exiger le retour dans des conditions décentes des « 1,2 millions de migrants » souhaitant quitter Bombay).

In the world of social science researchers, the denunciation of injustice is of course unanimous. Some press reports make them think of pages by Geremek or Foucault on the Europe of the Ancien Régime and its poor, except that here, the “great confinement” does not aim to put proletarians immediately to work in workhouses or reform centres. It is instead a matter of preserving them as productive forces, keeping them if possible just above what economists call the reproduction line. Indian activists also use the term injustice. Many petitions are circulating (e.g., http://chng.it/Nk46qJKLb4 to demand the return in decent conditions of the “1.2 million migrants” wishing to leave Mumbai).

Mais qu’en est-il des victimes ? Nous n’avons pas pu faire d’enquêtes personnelles, mais il est clair qu’aux discours rapportés par les médias imprégnés d’un sentiment d’injustice (« Modi nous a oubliés, nous n’existons pas plus pour lui que des insectes, seuls les riches ont les moyens de se confiner, etc. ») s’en ajoutaient d’autres plus circonspects, comme ceux des bidonvillois de Delhi interrogés par Bercegol et al. (2020), qui se trouvent pourtant dans une terrible situation. La peur de la maladie était en effet dans tous les esprits, et « Modi-ji », pour beaucoup, avait eu raison de mettre en place le lockdown. Le virus est mortel, les populations le savent – elles surestiment même sans doute sa létalité. “This is a dangerous disease and the government is doing its best but the poor people are suffering” (bidonville de Hanuman Mandir, avril 2020). Les critiques étaient alors mesurées. On accusait le propriétaire d’être inflexible sur le loyer, l’employeur de ne pas verser les salaires, mais cela n’allait pas forcément jusqu’à dénoncer le gouvernement.

But what about the victims? We have not been able to undertake any personal research, but it is clear that the narratives, reported by the media, imbued with a sense of injustice (“Modi has forgotten us, we exist no more for him than insects, only the rich can afford to lockdown”, etc.), had to be complemented by others, more cautious. See the Delhi dwellers of Hanuman Mandir slum, surveyed by de Bercegol et al. (2020), who are still in a terrible situation. The fear of disease was indeed in everyone’s mind, and “Modi-ji”, for many, had been right to implement the lockdown. The virus is deadly, people know it; they probably even overestimate its lethality. “This is a dangerous disease and the government is doing its best but the poor people are suffering” (April 2020). Criticism was measured at the time. The landlord was accused of being inflexible over the rent, the employer of not paying salaries, but this did not necessarily go as far as denouncing the government.

Les choses ont changé après les prolongations successives du confinement. Dans un camp de réfugiés sri-lankais du Tamil Nadu (Bercegol et al., 2020), plus personne ne soutient désormais la politique du gouvernement – d’autant que personne n’est tombé malade. Des bidonvillois de Delhi se plaignent du pouvoir (même si beaucoup d’autres ont toujours peur de la maladie et appellent de leurs vœux le retour d’un confinement strict puisqu’augmentent les cas de Covid). On retrouve les discours de ces migrants qui cherchaient un car depuis des jours pour quitter Delhi[8] : « The city was pitiless towards us. We gave it our sweat and blood. It had nothing to give us the day we became useless for it ». C’est une question de dignité : « For people like me, there is only the free grains and chana [pois chiche]. But do I have no other need than grains? Does the government think we are cattle who need nothing more than feed? »

Things changed after successive extensions of the lockdown. In a Sri Lankan refugee camp in Tamil Nadu (de Bercegol et al., 2020), no one supports the government’s policy any more, especially since no one has fallen ill. The dwellers in Hanuman Mandir slum complain about the government (although many others are still afraid of the disease and are calling for a return to strict lockdown as COVID-19 cases continue to increase). Similar are the narratives of these migrants who had been looking for a bus for days to leave Delhi: “The city was pitiless towards us. We gave it our sweat and blood. It had nothing to give us the day we became useless for it”. It is a question of dignity: “For people like me, there is only the free grains and chana [chickpea]. But do I have no other need than grains? Does the government think we are cattle who need nothing more than feed?”[8]

Mais sans doute ne se développeront pas de révoltes collectives de grande ampleur. Les raisons à cela sont nombreuses.

But there can be no doubt that large-scale collective revolts will not happen. There are many reasons for this.

1. Le populisme a ceci de redoutable qu’il se renforce grâce aux critiques à son encontre, et qu’il peut s’affranchir de tout bilan objectif des actions menées en son nom. Malgré ses échecs, Modi reste donc relativement populaire voire charismatique dans bien des cercles. En ces temps de post-vérité, sa stratégie de réélection a pu porter ses fruits en 2019, fondée sur la peur (du Pakistan et des musulmans désignés comme boucs émissaires) et non plus comme en 2014 sur l’espoir (de la croissance économique et de la fin de la corruption) (Jaffrelot, Martelli, 2020). L’épidémie a renforcé cette tendance communautariste du nationalisme hindou puisqu’un des foyers de COVID mis en exergue par les médias et le gouvernement fut la conférence internationale de la Tablighi Jamaat. Bien des musulmans souffrirent alors d’ostracisme, y compris dans de lointains villages, parce qu’ils étaient accusés d’être contagieux. Les réseaux sociaux extrémistes colportèrent le bruit qu’une corona-jihad avait été fomentée : de fausses vidéos circulèrent montrant des hommes barbus se mouchant dans des billets de banque ou crachant sur des légumes qu’ils iraient ensuite vendre à d’innocents hindous.

1. Populism has the fearsome characteristic that it is strengthened by criticism of it, and that it can free itself from any objective assessment of the actions carried out in its name. Despite his failures, Modi remains relatively popular, even charismatic, in many circles. In these post-truth times, his re-election strategy was able to bear fruit in the last general elections, in 2019, based on fear (of Pakistan and of Muslims designated as scapegoats) and no longer, as in 2014, on hope (of economic growth and an end to corruption) (Jaffrelot, Martelli, 2020). The epidemic has reinforced this communalist trend of Hindu nationalism. An example is the international conference of the Tablighi Jamaat, which was highlighted by some media and the government as a COVID-19 outbreak hotspot. Many Muslims were then ostracized, even in remote villages, because they were accused of being contagious. Extremist social networks spread the rumour that a “corona-jihad” was being fomented. Fake videos circulated showing bearded men blowing their noses on banknotes or spitting on vegetables meant for sale to innocent Hindus.

2. L’Inde n’est pas le pays des révolutions. Depuis l’Indépendance de 1947, la population a connu un certain « développement » ; mais les écarts sociaux se sont accrus – et le taux de pauvreté rural a même récemment augmenté : 30 % en 2017-18. Comment se fait-il qu’après plusieurs années de croissance économique sans créations d’emplois, il n’y ait pas plus de révoltes ? Celles-ci existent certes, avec les guérillas maoïstes (naxalites) en Inde centrale, mais elles restent spatialement limitées. Faut-il accuser la hiérarchie sociale intériorisée dans les esprits dès l’enfance, fondée sur la classe comme sur la caste ? Le discours démocratique est très présent dans la société et l’éducation indiennes ; une politique de discrimination positive existe au profit des basses castes ; mais tout ceci se trouve contredit par les pratiques quotidiennes du plus grand nombre, dont la psyché ignore des paradigmes plus dominants ailleurs comme l’égalité (en France), l’égalité des chances (aux États-Unis) ou la possibilité de s’enrichir (comme en Chine). Il semble que bien des émigrés qui se sont vu refuser l’accès à leur village ou quartier d’origine pour des raisons officiellement sanitaires étaient en fait de basse caste, ou de minorité religieuse… Cette idée de domination est intériorisée des deux côtés, par les dominés comme les dominants (Chandhoke, 2012). Qu’on pense aux discours de Modi pendant le confinement : le 29 mars, il s’est excusé « du fond du cœur » de la dureté de ses mesures pour « le peuple » mais sans rien mettre d’autre en place pour les compenser que d’évoquer sa « compassion (sympathy) pour les pauvres », dans une vision très paternaliste où ce qui se trouvait décidé l’était pour le bien de tous ; le 25 mars, il avait appelé chaque citizen à aider neuf familles pauvres pendant les 21 jours du confinement (en comparant le combat contre la COVID à la bataille mythique du Mahabharata qui en avait duré 18). Ce n’est donc pas à l’État d’intervenir ; ce sont aux personnes aisées (les seuls vrais « citoyens ») d’être charitables et philanthropes, du fait même de leur supériorité de classe.

2. India is not the country of revolutions. Since Independence in 1947, the population has undergone some “development”, but social gaps have widened – and the rural poverty rate has even increased recently: 30% in 2017-18. Why is it that after several years of “jobless growth”, India has not experienced more revolts? They do exist, with the Maoist (Naxalite) guerrillas in central India, but they remain spatially limited. Is it necessary to blame the social hierarchy internalized in people’s minds from childhood, based on class as well as caste? Admittedly, democratic discourse is very present in Indian society and education. Furthermore, a policy of positive discrimination exists in favour of the lower castes and tribes. However, all this is contradicted by the daily practices of the majority, whose psyche ignores more dominant paradigms elsewhere, such as equality (in France), equal opportunities (in the United States) or the possibility of getting rich (as in China). It seems that many returning emigrants who were denied access to their villages or neighbourhoods of origin, officially for health reasons, were in fact low caste, or religious minorities. This idea of domination is internalized on both sides, by the dominated as well as the dominating (Chandhoke, 2012). Think of Modi’s speeches during the lockdown: On 29 March, he apologised “from the core of his heart” for the harshness of his measures for “the people” but without putting anything in place to compensate them other than evoking his “sympathy for the poor”, in a very paternalistic vision where what had been decided was for the good of all. On 25 March, he called on each citizen to help nine poor families during the initial 21 days of the lockdown (comparing the fight against COVID-19 to the mythical battle of Mahabharata which lasted 18 days). So it is not for the state to intervene; it is for the wealthy (the only real “citizens”) to be charitable and philanthropic because of their class superiority.

3. Quand on est sans capital économique ou culturel, on sait qu’à se révolter on risque de perdre le peu dont on dispose, sans être sûr pour autant de ce que l’on pourrait y gagner. On préfère alors souvent courber la tête – ou bien, en cette période de crise, penser à d’abord sauver sa peau. C’est une semblable logique qui pousse à voter pour le politicien que l’on sait pourtant corrompu : grâce à sa corruption même, l’élu aura beaucoup d’argent à redistribuer à ses soutiens. D’où le maintien du populisme et du clientélisme (Harriss-White, 2003 ; Landy et al., 2013). En Inde, plus on est pauvre, plus on vote[9]: cet enracinement de la démocratie électorale est sans doute une source paradoxale du manque de démocratie sociale.

3. When you possess no economic or cultural capital, you know that by revolting, you risk losing what little you have, without being sure what you could gain from it. We often prefer to bow our heads – or, in these times of crisis, to think of saving our own skin first. It is a similar logic that pushes one to vote for a politician who is known to be corrupt. Thanks to his/her corruption, the elected representative will have a lot of money to redistribute to his supporters. Hence the maintenance of populism and patron-client relationships (Harriss-White, 2003; Landy et al., 2013). In India, the poorer you are, the more you vote:[9] this entrenchment of electoral democracy is undoubtedly a paradoxical source of the lack of social democracy.

4 . Les migrants peinent à former « un » groupe social en raison de leur hétérogénéité économique (quoi de commun entre des employés de centres d’appel et des coupeurs de canne à sucre ?) et culturelle (segmentation des castes, mais aussi et surtout des langues et des régions d’origine). Cette atomisation rend difficiles à appliquer les schémas théoriques donnant une grande place aux communautés, comme celui de Marion Young. Les revendications en termes de justice sont malaisées, d’autant que comme on l’a vu les droits sont liés à des affectations spatiales. À quel Etat, à quelle administration se plaindre quand on est migrant ?

4. Migrants cannot form a single or unified social group because of their economic heterogeneity (what do call-centre workers and sugarcane cutters have in common?) and cultural differences (segmentation of castes, but also and above all of languages and regions of origin). This atomization makes it difficult to apply theories, such as that of Marion Young, that accord a large place to communities. Claims in terms of justice are difficult, especially since, as we have seen, rights are linked to spatial allocations. To which government or administration do you complain when you are a migrant?

5. De fait, une dernière raison expliquant le calme relatif des migrants est qu’ils sont migrants, justement… Leur lieu de travail n’est qu’un élément de leur « territoire circulatoire » (Tarrius, 1993). Leur espace d’origine, souvent rural, inclut toute une famille et souvent d’autres activités pratiquées lors du retour, couramment autour de l’agriculture. La terre est fort petite (la taille moyenne des exploitations en Inde n’est que d’un hectare), souvent non irriguée, mais cela suffit à assurer une base arrière, rassurante psychologiquement sinon économiquement. Au village, on ne vous laisse pas mourir de faim. Ce qu’on avait pu écrire il y a trois décennies a certes perdu de sa pertinence (Landy, 1993) : désormais les « lumières de la ville » attirent bien la plupart des ruraux, entrés largement dans la société de consommation – dans leurs rêves sinon dans la réalité. Mais la stratégie demeure de jouer sur les deux mondes – ville et campagne, lieu de travail et lieu d’origine –, en jouant sur leurs complémentarités. Même si on n’a rien à cultiver, le village demeure une sécurité, un refuge. Il demeure aussi un lieu chargé de valeurs : là sont les racines de la famille, du clan, les mémoires individuelles et collectives.

5. In fact, one last reason for the relative calm of migrants is the very fact that they are migrants. Their place of work is only part of their “circulatory territory” (Tarrius, 1993). A migrant’s space of origin, often rural, includes an entire family and often other activities practised upon returning, usually concerning agriculture. The landholding is very small (the average size of farms in India is only one hectare), often non-irrigated, but it is enough to represent a haven, which is psychologically reassuring even though it may not be so economically. In the village, they don’t let you starve to death. What was written three decades ago has certainly lost its relevance (Landy, 1993): nowadays, the “city lights” attract most rural people, who have largely entered the consumer society – in their dreams if not in reality. But their strategy remains to straddle two worlds – city and countryside, workplace and place of origin – by leveraging their complementarities. Even if one has nothing to cultivate, the village represents security, a refuge. It also remains a place replete with values: there are the roots of the family, of the clan, the individual and collective memories.

 

 

Conclusion

Conclusion

 

 

« Pour tout jeune qui grandit dans un foyer de classe moyenne et supérieure, les pauvres sont visibles à tout moment, mais seulement dans leur instrumentalité en tant que personnes qui existent pour répondre à tous nos besoins (...) Les gouvernements et les entreprises ne les ont pas aidés parce qu'ils ne s'en souciaient pas, et parce qu'ils ne voulaient pas qu'ils partent. Ils ne les voyaient pas comme des êtres humains dans leur pleine autonomie et leur humanité, mais seulement comme un facteur de production, une main-d'œuvre qui devrait être docilement disponible sur appel quand ils seraient en mesure de relancer leurs entreprises. »

“For any young person growing up in middle-class homes, the poor are visible at every turn, but only in their instrumentality as people who exist to service our every need […] Governments and business did not help them because they did not care, and because they did not want them to move. They did not see them as human beings in their fullness of the agency and humanity, but only as a factor of production, labour which should be obediently available on call whenever they were able to restart their enterprises.”

Harsh Mander,« A Moment for Civilisational Introspection », The Hindu, 30 mai 2020

Harsh Mander,« A Moment for Civilisational Introspection », The Hindu, 30 mai 2020

Ce n’est que le 9 juin que la Cour suprême a annoncé que les migrants ne pourraient pas être poursuivis s’ils n’avaient pas respecté le lockdown en partant sur les routes (ils risquent en théorie un an de prison) ; elle intima aussi aux États de renvoyer chez eux dans les 15 jours les migrants piégés. Le plus grand confinement du monde a montré que l’Inde n’était pas « la plus grande démocratie du monde ». Toutes les inégalités pré-existantes à la crise ont entraîné de terribles injustices renforcées par le lockdown. La tragédie a mis en lumière combien l’association migration + pauvreté était une composante essentielle de l’« émergence » indienne. C’est sur les faibles salaires des ouvriers, et notamment des migrants, et sur leurs conditions de vie souvent misérables que repose une bonne part de la compétitivité indienne. Et pourtant ils sont demeurés pauvres, ou du moins vulnérables. Ne pas avoir facilité leur retour ni permis leur maintien en émigration dans de bonnes conditions est une injustice, mais c’est aussi une erreur stratégique des gouvernants et des employeurs. Car assurer des revenus minima, avec une alimentation et un toit garantis, auraient permis aux migrants de rester sur place et de ne pas mettre en péril la future reprise économique par leur absence. Lors de l’annonce du confinement, on aurait pu aussi leur laisser une semaine pour rentrer chez eux : étant donné qu’alors n’existaient que quelques centaines de cas dans toute l’Inde, cela aurait évité l’actuelle contamination par les migrants de retour dans les campagnes. Conjoncturellement, l’absence de préparation par le gouvernement (comme pour la crise de la démonétisation de 2016) s’est faite cruellement sentir ; mais structurellement, il faut plutôt accuser l’inexistence de dispositifs comme le chômage partiel, l’importance du secteur informel et de la sous-traitance, la faiblesse des politiques et des structures de santé publique, et plus généralement l’absence de démocratie sociale (Jaffrelot [éd.], 2019).

It was only on 9 June that the Supreme Court announced that migrants could not be prosecuted if they had not respected the lockdown by moving on the roads (they theoretically risked a year in prison). It also urged states to send the stranded migrants home within 15 days. The world’s largest lockdown has shown that India is not “the world’s largest democracy”. All the inequalities that existed before the crisis led to terrible injustices, which were only exacerbated by the lockdown. The tragedy highlighted how the combination of migration + poverty was an essential component of India’s “emergence”. The low wages of workers, especially migrants, and their often miserable living conditions are the basis of much of India’s competitiveness. Yet they remain poor, or at least vulnerable. The failure to facilitate their return or to allow them to continue migrating in reasonable conditions is an injustice, but it is also a strategic error on the part of governments and employers. Ensuring a minimum income, with guaranteed food and shelter, would have allowed migrants to stay and, in addition, not jeopardized future economic recovery by their absence. When the lockdown was announced, they could also have been given a week to return home. Given that at the time there were only a few hundred cases throughout India, this would have prevented the current contamination by returning migrants to rural areas. While the government’s lack of preparation (as in the demonetization crisis of 2016) has been cruelly felt, at the structural level, one should instead blame the lack of preparation for the crisis on the absence of mechanisms such as short-time working, the importance of the informal sector and subcontracting, the weakness of public health policies and facilities, and more generally the lack of social democracy (Jaffrelot [éd.], 2019).

Notre échelle DIDI a deux utilités. En tant que grille d’analyse pour le chercheur, elle montre les limites des revendications collectives en termes de justice sociale ou spatiale, limites dues aussi bien au statut même de migrant qu’à la société indienne et à ses représentations. En tant que modélisation d’un processus échelonné sur un certain temps, au sein d’une société où les disparités peuvent finir par engendrer de l’injustice, la grille souligne que le stade 4 peut ne pas se matérialiser par des révoltes d’ampleur. Est-ce parce que le coronavirus vient seulement de frapper, et que des mobilisations vont se développer dans l’avenir ? Ou bien est-ce lié à des raisons structurelles liées à la société indienne ? La question de la temporalité reste ouverte : la situation de crise exceptionnelle joue-t-elle le rôle d’un accélérateur ou bien d’un frein ? Les deux sont possibles. Mais il est sûr que le groupe social des migrants est apparu sur la scène politique et sorti de l’invisibilité « grâce à » l’épidémie. Sa médiatisation et une certaine émotion collective ont permis une première étape dans la lutte contre ces injustices : la mise en visibilité. Cette visibilisation permet elle-même d’avancer vers davantage de reconnaissance, une composante de la justice aussi importante, selon Fraser (2008), que la redistribution, puisqu’elle assure un statut social d’égale dignité et d’égale participation.

Our DIDI scale has two uses. As an analytical grid for the researcher, it shows the limits of collective claims in terms of social or spatial justice, limits due both to the status itself of the migrant and to Indian society and its representations. As a model of a process over a period of time, in a society where disparities may eventually lead to injustice, the grid emphasizes that Stage 4 may not materialize into large-scale revolts. Is it because the coronavirus has only just struck, and mobilizations will happen in the future? Or is it related to structural reasons linked to Indian society? The question of temporality remains open: does the exceptional crisis situation act as an accelerator or a brake? Both are possible. But it is certain that the social group of migrants has appeared on the political scene and emerged from invisibility “thanks” to the epidemic. Media coverage and a certain collective emotion have enabled a first step in the fight against these injustices: making this particular invisible visible. According to Fraser (2008), this visibility itself makes it possible to move towards greater recognition, a component of justice that is as important as redistribution, since it ensures a social status of equal dignity and equal participation.

 

 

[1]. Quelques enquêtes par téléphone ont pu avoir lieu dans le cadre de projets de recherche déjà en cours à l’Institut Français de Pondichéry. Merci à R. de Bercegol, V. Dupont, A. Goreau-Ponceaud, S. Moreau, B. Bret, et au lecteur anonyme pour leur relecture !

[1]. Some telephone surveys have taken place within the framework of research projects already underway at the French Institute of Pondicherry. Thanks to R. de Bercegol, V. Dupont, A. Goreau-Ponceaud, S. Moreau, B. Bret, and the anonymous reviewer for their reading.

[2]. Formule reprise de C. Robert (Fondation Abbé Pierre) à propos de l’habitat précaire français (France Culture, 25 mai 2020).

[2]. Phrase taken from C. Robert (Fondation Abbé Pierre) about precarious housing in France (France Culture, 25 May 2020).

[3]. Les chiffres de mortalité sont évidemment en dessous de la réalité, comme l’explique le site Internet.

[3]. The mortality figures are obviously below reality, as the website explains.

[4]. Un site donne des données brutes par district actualisées : https://covindia.com/.

[4]. https://covindia.com/ provides updated raw data per district.

[5]. Les mesures décidées pour les trois mois suivants furent le versement gratuit de 5 kg de blé ou riz en plus des quotas habituels et 1 kg de lentilles par famille ayant une carte, 1000 roupies (12,60 €) pour les personnes âgées, veuves ou handicapées, 1500 Rs versées sur trois mois pour les femmes ayant un compte populaire Jan Dhan, une bouteille de gaz gratuite, et 2000 Rs pour les agriculteurs.

[5]. The measures announced for the next three months were the free distribution of 5 kg of wheat or rice in addition to the usual quotas and 1 kg of lentils per family with a card, Rs 1000 (€12.60) for the elderly, widows or disabled, Rs 1500 paid over three months for women with a Jan Dhan people bank account, a free cylinder of gas, and Rs 2000 for farmers.

[7]. La métaphore de l’iceberg vient du fait que seulement 10 % de son volume de glace est émergé. L’émergence de l’Inde demeure elle aussi partielle, et dans des proportions semblables (Landy, Varrel, 2015).

[7]. The metaphor of the iceberg comes from the fact that only 10% of its volume of ice is seen above the waterline. India’s emergence also remains partial, and in similar proportions (Landy, Varrel, 2015).

[9] Mais il est souvent difficile pour les émigrés de pouvoir voter, faute de système de procurations : https://thewire.in/rights/postal-ballot-votes-migrant-workers

[9]. But it is often difficult for emigrants to vote because of the lack of a proxy system (https://thewire.in/rights/postal-ballot-votes-migrant-workers).

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