(In)justice des initiatives communautaires

The (in)justice of community-based initiatives

La deuxième partie de ce numéro spécial sur la manière dont la communauté croise les questions de justice se concentre sur les initiatives communautaires et leurs associations et compromis avec le pouvoir, les politiques publiques et la recherche du changement, de la transition et de la transformation.

Part two of this special issue on the ways in which community is enveloped within issues of justice focuses on community initiatives and their associations and compromises with power, policy and the pursuit of change, transition, and transformation.

Cette approche de la communauté s’inscrit dans une tradition intellectuelle qui peut être plus ou moins positive quant aux changements potentiels que la communauté peut provoquer. Il existe une longue tradition d’analyses de la communauté qui l’assimilent à une position de repli face à des transformations structurelles et systématiques (Schmid, Smith et Taylor Aiken, 2021). Ernesto Laclau, par exemple, parle d’une tendance à la « spatialisation du politique » (Laclau, 1990 ; Laclau et Mouffe, 1985). En cela, il critique la manière dont la ou le politique se détourne d’une direction plus progressive ou utopique. Cette chose politique est comme enclose et strictement localisée, renonçant à une ambition plus large et plus universelle. Toute politique tournée vers l’avenir est rejetée en faveur d’un changement plus réduit, plus gérable mais finalement anecdotique. Quant à la communauté, ce qui en découle est que toute initiative communautaire ou quête de justice portée par la communauté a une fonction restreinte et circonscrite. Elle est alors considérée comme moins ambitieuse qu’une volonté de changement qui serait plus ample et plus transformateur, ou comme une distraction.

Community here sits within a broader intellectual tradition which can be more or less positive about the potential changes community can affect. There is a long and strong tradition that notes community as a form of retreat from wider, more structural and systematic, transformations (Schmid, Smith and Taylor Aiken, 2021). Ernesto Laclau, for example, talks about a trend towards a “spatialisation of politics” (Laclau, 1990; Laclau and Mouffe, 1985). In this, he is critical of the ways in which politics makes a retreat from a more progressive or utopian direction. That politics becomes enclosed, and put in its place, rather than with a wider, more universal, ambition. Politics that makes a claim on the future is rejected in favour of a smaller, more manageable but ultimately incidental form of change. The community politics of this is that any community initiative, or community-led pursuit of justice forms a restricted, circumscribed function. Community is seen as less ambitious than, and also a distraction from, willing a larger, more transformative change.

La spatialisation de la communauté suppose généralement l’identification de la communauté avec le local, bien que, comme nous l’avons souligné dans l’introduction de la première série d’articles, cela se joue différemment dans les domaines anglophone et francophone (Emelianoff et Taylor Aiken, 2021). Gilles Deleuze et Félix Guattari (2004) parlent également de la « territorialisation » comme d’un processus par lequel les relations de pouvoir deviennent fixes. La déterritorialisation, en revanche, renvoie à la manière dont les relations de pouvoir sont mobilisées et mises à profit pour produire du changement. Le lien entre la communauté et le lieu, le fait de s’installer, de prendre racine, est associé à une conception moins radicale de la justice qui laisse entendre qu’on peut s’accommoder de l’injustice ici et maintenant, dans l’espoir d’un monde meilleur. La critique est a priori recevable. Pourtant, comme le montrent les articles de ce numéro, si cette critique est pertinente, la communauté n’en est pas moins un site, une forme et un contexte pour diverses quêtes de justice.

Spatialisation of community is usually associated with the elision of community with local, although as we outlined in the introduction to the first tranche of papers, this plays out differently in both the English and French-speaking realms (Emelianoff and Taylor Aiken, 2021). Gilles Deleuze and Félix Guattari (2004) discuss “territorialization” as a process by which power relations become fixed. Deterritorialisation, by contrast, is the way in which power relations are mobilised and put to use in affecting change. The link between community and place, settling down, growing roots, is associated with a less progressive deferral of justice—settling for injustice now, in the hope of a better world. So far, so critical. Yet, as these papers show, while this critical approach is still needed today, community also continues to be a site, form, and context for various efforts to pursue justice.

Aux yeux de Damien Deville et Gustavo Nagib, qui étudient les jardins partagés à Paris et les jardins familiaux à Alès, l’agriculture urbaine est un des lieux de résistance au néolibéralisme et d’affirmation d’un droit à la ville. Ces pratiques jardinières produisent des espaces d’échanges non marchands de réappropriation citoyenne de la ville, mais également des formes plus écologiques de production alimentaire, des moyens d’autosubsistance à Alès et des espaces de reconnexion à la nature. Les jardins, qui mêlent les publics à Paris et sont plus homogènes à Alès car héritiers d’une tradition ouvrière, constituent une sphère d’autodétermination pour les habitant·e·s jardinier·ère·s qui véhicule selon les auteurs un droit à la ville.

In the eyes of Damien Deville and Gustavo Nagib, who study shared gardens in Paris and allotment gardens in Alès, urban agriculture is one of the places of resistance to neoliberalism and of affirmation of a “right to the city”. These gardening practices produce spaces for nonmarket exchanges and citizen reappropriation of the city, but also more ecological forms of food production, a means of self-subsistence in Alès, and spaces for reconnection to nature. The gardens, which mix the public in Paris and are more homogeneous in Alès because they are heirs to a working-class tradition, constitute a sphere of self-determination for the gardening residents, which, according to the authors, conveys a right to the city.

Les trois autres articles concentrent leur réflexion politique et éthique sur différentes formes et contextes d’instrumentalisation de la communauté. Svenja Meyerricks et Ewan Mackenzie interrogent le terme « résilience » en retraçant son application et sa cooptation néolibérales. L’intérêt de leur approche est qu’iels vont au-delà de la différenciation entre de « mauvaises » (diversité sans équité) et de « bonnes » (critiques) formes de résilience. Plutôt que de s’accrocher à cette dichotomie, iels proposent d’évoluer vers une compréhension plus liminale. Par exemple, l’expression des « libertés individuelles » peut se traduire par des actes d’« opposition à la politique d’austérité ». Autrement dit, il existe des cas où la « résilience individuelle » fait partie de la « résilience critique », c’est-à-dire une forme de résilience politique et collective susceptible de produire des formes d’organisation radicalement nouvelles et de lutter contre les inégalités d’adaptation. Les auteur·ice·s offrent un panorama passionnant et foisonnant des aspects dits politiques et sociaux du travail et des opportunités d’emploi local qui découlent du Climate Challenge Fund du gouvernement écossais. Au-delà du prisme de la résilience critique, iels font également de la décroissance une base théorique. Comme Melissa Harrison (2021, numéro précédent), Meyerricks et Mackenzie montrent comment la fluidité, ou l’ambiguïté, des significations de la communauté, et comment l’alliance de la communauté à d’autres termes – résilience communautaire, ou communion basée sur la communauté – définissent une politique qui peut être plus ou moins inclusive, plus ou moins juste.

The other three papers focus their political and ethical reflexion on different forms and contexts of instrumentalisation of the community. Svenja Meyerricks and Ewan Mackenzie interrogate “resilience” as a term tracing its neoliberal application and co-optation. Usefully they move beyond differentiating between “bad” (diversity without equity) and “good” (critical) forms of resilience. Rather than holding fast to this dichotomy, though, they propose moving towards a more liminal understanding. For example, the act of “empowering’ individual freedoms” might take place also in order to engage in acts of “opposition to the politics of austerity”. Stated differently, there are cases when “individual resilience” is part of “critical resilience”, that is a political and collective form of resilience able to set up radically new forms of organisations, and able to fight adaptation inequalities. The authors undertake an interesting and diverse walk through the so-called political and social aspects of work and local employment opportunities, emerging within the Scottish Government’s Climate Challenge Fund. Using a critical resilience analytical lens, they also make a reference to degrowth as a theoretical base. Like Melissa Harrison (2021, previous issue), Meyerricks and Mackenzie trace how the fluidity, or ambiguity of community’s meanings, and how community is allied with other terms—community resilience, or community-based communing—accompanies a politics, which can be more or less inclusive, more or less just.

Zénaïde Dervieux et Camille Noûs montrent de leur côté l’instrumentalisation de la communauté par les organisations internationales relayées par l’État et ses effets quant à la justice. Au Népal et au Zimbabwe, la notion de communauté est imposée à des villageoi·se·s au nom des nouvelles approches « participatives » et gestionnaires de conservation des espaces naturels promues pour renouveler la gestion des ressources naturelles, déstabilisant les communautés préétablies, la légitimité de leurs membres, les hiérarchies et les liens sociaux. Ces politiques, censées aider les villageoi·se·s et permettre d’écologiser leurs pratiques, bénéficient soit aux populations les plus éduquées en lien avec les acteur·rice·s étatiques et internationaux·ales, au Népal, soit à l’inverse à des ethnies dominées et catégorisées comme autochtones, au Zimbabwe. Les réalités de terrain sont complexes, mais la gestion communautaire renforce l’ingérence étatique sur les milieux ruraux, les inégalités d’accès aux ressources naturelles au Népal, et le retrait financier de l’État au Zimbabwe. La communauté créée de manière administrative sert les populations qui s’alignent d’une manière ou d’une autre avec les programmes de conservation, au détriment d’autres populations, et fait progresser aussi un « front écologique global », soit une vision écologique internationale du bon usage des ressources naturelles, qui dépossède les villageoi·se·s de leur milieu de vie.

Zénaïde Dervieux and Camille Noûs show community’s instrumentalisation by international organisations enacted through the State and associated state effects to be more or less just. In Nepal and Zimbabwe, community is imposed on villagers in the name of new « participatory » and management approaches to the conservation of natural areas. This imposed community destabilises preestablished communities, the legitimacy of their members, hierarchies and social ties. These policies, which are supposed to help villagers and enable green practices, benefit either the most educated populations in connection with state and international actors, as in Nepal, or, conversely, ethnic groups that are dominated and categorised as indigenous, as in Zimbabwe. The realities on the ground are complex, but community management reinforces State interference in rural areas, inequalities in access to natural resources in Nepal, and the financial withdrawal of the state in Zimbabwe. This administratively created community serves populations that are somehow aligned with conservation programs, to the detriment of other populations, and also promotes a « global ecological front » that is an international ecological view of the proper use of natural resources, which dispossesses villagers of their living environment.

Une autre forme d’instrumentalisation de la communauté peut être trouvée dans l’article d’Astrid Holzinger et Wendy Wuyts, qui ont basé leur étude dans le quartier de Kaka'ako, à Hawai‘i. L’article aborde la question de la gentrification, de la valorisation de l’image de marque et du « verdissement » d’un quartier, en s’appuyant sur le constat ancien que ces processus ont des effets secondaires inégaux et injustes. L’éviction de la communauté implantée sur les lieux s’assortit de la mise en valeur sélective et de la réinterprétation d’éléments culturels antérieurs à l’époque coloniale, de la promotion d’une identité « autochtone », au nom d’un développement durable axé sur la culture, mais qui sert un marketing touristique et résidentiel. La construction d’un récit mémoriel qui emprunte à l’identité de la Native Hawaiian Culture dépossède en fait les populations de leur milieu de vie et de leur histoire. Le « mouvement de renaissance culturelle » prétend intégrer l’écologie localisée de l’île et les pratiques traditionnelles dans la vie quotidienne, mais cette appropriation identitaire conduit à une double injustice sans pour autant alléger les pressions environnementales : injustice spatiale et éviction, avec la multiplication des sans-abri autour du quartier, et aliénation culturelle due à cette marchandisation d’une culture précoloniale.

Another form of the instrumentalisation of community can be found in Astrid Holzinger and Wendy Wuyts’ article, who based their study in the Kaka’ako neighbourhood, in Hawai‘i. The paper tackles the question of gentrification, branding and “greenification”, building on longstanding awareness that these processes have uneven and unjust side effects. The gentrification and displacement of a settled community is accompanied by the selective enhancement and reinterpretation of precolonial cultural elements. Kaka’ako now promotes an “indigenous” identity, in the name of culturally driven sustainable development serves tourism and residential marketing. This borrows from an implicit and at times explicit identification of Native Hawaiian culture being closer to Nature, that actually dispossesses local people of their living environment and history. The “cultural renaissance movement” pretends to integrate the ecology of the local island and traditional practices into the everyday lives but this identity appropriation leads to a double injustice without alleviating any environmental pressures: spatial injustice and eviction, with the multiplication of homeless people around the neighbourhood, and cultural alienation due to this merchandising of a precolonial culture.

 

 

Pour citer cet article

To quote this article

Emelianoff Cyria, Taylor Aiken Gerald, « (In)justice des initiatives communautaires » [“The (in)justice of community-based initiatives”], Justice spatiale | Spatial Justice, no 17, 2022 (http://www.jssj.org/article/injustice-des-initiatives-communautaires2).

Emelianoff Cyria, Taylor Aiken Gerald, « (In)justice des initiatives communautaires » [“The (in)justice of community-based initiatives”], Justice spatiale | Spatial Justice, no 17, 2022 (http://www.jssj.org/article/injustice-des-initiatives-communautaires2).

Bibliographie

References

Deleuze Gilles, Guattari Félix, Anti-Œdipus, London – New York, Continuum, 2004 [1972].

Emelianoff Cyria, Taylor Aiken Gerald, « (In)justice des initiatives communautaires » [The (in)justice of community-based initiatives”], Justice spatiale | Spatial Justice, no 16, 2021 (http://www.jssj.org/article/in_justice-desinitiatives-communautaires/).

Laclau Ernesto, New Reflections on the Revolution of our Time, London, Verso, 1990.

Laclau Ernesto, Mouffe Chantal, Hegemony and Socialist Strategy: Towards a Radical Democratic Politics, London, Verso, 1985.

Schmid Benedikt, Smith, Tom, Taylor Aiken Gerald, “Governing through community: Transformative geographies from the bottom up”, Environmental Policy and Governance, 2021, vol. 31, no 3, p. 155-158.

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