Jean-Michel Salanskis

La gauche et l’égalité

Paris, PUF, 2009, 174 pages | commenté par : Philippe GERVAIS-LAMBONY

Cet ouvrage part d’un constat : la gauche (en France d’abord, mais plus largement aussi) est menacée de perdre son sens. C’est à la recherche de ce sens que se lance donc Jean Michel Salanskis et il le fait en tant qu’universitaire et philosophe. Il n’est donc pas ici question directement de justice et bien moins encore d’espace, et pourtant tout ceux qui s’intéressent à la première et à ses liens avec le second trouveront dans ces pages des sources pour une réflexion très enrichissante.

Le livre s’organise très simplement en trois chapitres. Le premier dresse un état de la question en faisant comme il se doit, pédagogiquement, un tour d’horizon des manières traditionnelles de définir « la gauche ». Successivement sont évoqués la défense des vaincus, le refus de l’autorité, la condamnation de l’aliénation, l’insurrection contre la souffrance, la poursuite de l’égalité. Toutes ces définitions, sauf la dernière bien sûr, sont révoquées l’une après l’autre comme conduisant à des impasses théoriques (en particulier l’approche marxiste de l’aliénation), à des contradictions pratiques (par exemple la défense des vaincus ne résiste pas à l’analyse : n’y a-t-il pas des vaincus qu’il était en effet juste de vaincre ?) ou dérivant vers une éthique universelle et donc dépassant « la gauche » (ainsi l’insurrection contre la souffrance). C’est donc la poursuite de l’égalité que retient l’auteur comme « sens » de la gauche, et d’autant plus qu’il la juge fédératrice des autres définitions et finalement des combats historiques de la gauche en France.

Il lui reste donc dans un deuxième chapitre à définir l’égalité dont il parle, le « principe d’égalité », et à démontrer qu’il permet de fixer un objectif philosophiquement fondé. On trouve dans ces pages les aspects les plus strictement philosophiques de l’ouvrage, et les références à Kant, Heidegger, et surtout Levinas (principale inspiration mais parmi de nombreuses autres) pourront sembler difficiles au lecteur non averti. Mais le style est d’une remarquable clarté et pureté, les exemples concrets sont très nombreux et il nous semble que la philosophie est ici « mise à portée » par la limpidité des démonstrations et la simplicité du langage. Pour fonder sa théorie, l’auteur a d’abord besoin de réfuter une idée de droite qui consiste à dire que la nature est inégalitaire et qu’en conséquence la poursuite de l’égalité est contre-nature. Ceci est fait de manière magistrale, non pas en niant les inégalités naturelles, mais en soulignant qu’elles ne sont pas des critères réels, dans la plupart des cas, fondant l’inégalité dans nos sociétés contemporaines. Il s’agit ensuite de définir l’égalité comme un « devoir-être » universel. Si en effet elle est bien cela, alors elle devient un objectif légitime et nécessaire et permet de donner effectivement sens à la gauche qui se définirait comme l’ensemble des personnes et des forces œuvrant à la réaliser, et cela de manière radicale, dit l’auteur, c’est-à-dire en visant à réaliser « l’utopie égalitaire ». C’est dans l’approche phénoménologique que l’auteur va chercher à démontrer l’universalité de ce devoir être, c’est-à-dire dans l’expérience au fond, celle du succès ou de l’échec dans la compétition. Des deux côtés de cette même pièce il décrit comment l’égalité est une nécessité : pour le vainqueur de la compétition car il lui faut être reconnu comme égal en même temps que vainqueur sinon la victoire perd toute valeur et ne peut être reconnue, pour le vaincu aussi sinon il est relégué de manière définitive dans l’échec. L’égalité n’est donc pas contradictoire avec la compétition, bien au contraire elle naît des inégalités résultantes de la compétition. Les inégalités que l’on doit combattre sont donc celles qui sont « confiscatoires », c’est-à-dire qui figent les résultats de la compétition interdisant aux perdants de continuer de participer : celles-là sont insupportables et contraires à notre relation phénoménologique à l’autre. Au terme de ce raisonnement, l’auteur se trouve devant une difficulté : si l’égalité est un vouloir être universel, alors il est indiscutable et devrait être partagé par tous, en conséquence par la droite comme par la gauche… Mais il y aurait une différence de positionnement par rapport au principe d’égalité : à gauche on considèrerait l’égalité comme un objectif à rechercher sans cesse, à tout moment, à droite comme un objectif soit à reporter à plus tard soit à la charge des « perdants » appelés à se mobiliser eux-mêmes pour devenir des « gagnants ».

Dans le troisième chapitre, que l’on pourrait dire de philosophie politique appliquée, l’auteur cherche à proposer « les voies d’une politique de l’égalité », il revient donc dans ce chapitre sur un terrain plus « politicien » et tente de comprendre mieux ce qu’il juge comme des erreurs de la gauche française qui expliquent son égarement actuel. Ceci dans deux domaines majeurs : la position de la gauche face au capitalisme et à l’économie de marché d’une part, face aux questions du savoir d’autre part. Sur le premier plan, et c’est un thème fort et récurrent de l’ouvrage, l’héritage marxiste est ici fondamentalement mis en cause : le livre vise à démontrer que l’utopie égalitaire, radicale par définition, n’est pas contradictoire avec l’économie de marché, avec le capitalisme et la propriété privée (parmi les preuves avancées, celle que sa suppression par le « communisme réel » n’a pas effacé les inégalités). La gauche devrait donc renoncer à juger le capitalisme comme cause des inégalités, comme un mal, car c’est tout simplement le « tropisme hiérarchique de l’humanité, ou la disparité des compétences, ou la disparité des désirs de pouvoir, ou celle des qualités de responsabilités » (page 116) qui fait avant tout obstacle à l’égalité. Ceci bien sûr est cohérent avec l’idée que l’égalité n’est pas en contradiction avec la compétition mais naît de la compétition. Que ces passages sont parfois paradoxaux et provocateurs, ou à tout le moins qu’ils suscitent des réactions d’agacement, ou de résistance intellectuelle est une évidence. Il n’en reste pas moins que l’argumentaire porte et touche. L’auteur en vient ensuite à la question du savoir, ou plus exactement du « savoir-pouvoir » en référence à la « vulgate » bourdieusienne (plus qu’aux travaux de Bourdieu lui-même souligne l’auteur). Ici une mise en cause de l’idée que le savoir est un problème pour le principe d’égalité (parce qu’il confère le pouvoir, parce qu’il privilégie les « héritiers »), une mise en cause d’ailleurs aussi des réformes des dernières décennies dans le champ de l’enseignement. On pourra être moins convaincu, et surtout voir parfois moins clairement le lien avec la problématique d’ensemble, on retiendra par contre volontiers les superbes pages consacrées à la figure de l’enseignant et à la relation égalitaire dans la transmission du savoir sous sa forme de dispensation d’un discours (et la période actuelle de débats sur le fonctionnement des universités en France donne une portée toute particulière à ces passages).

Au terme de cette tentative de résumé, sans doute maladroite et de manière certaine incomplète, je souhaiterais souligner quelques questionnements. De fausses questions d’abord. On pourrait faire le reproche à l’auteur d’argumenter en général à partir d’un champ réduit qui est le cas français. Ce serait à mon sens malvenu : le livre propose clairement dans sa partie politique un « savoir situé », celui d’un universitaire français aujourd’hui et c’est au contraire une qualité. On pourrait aussi, pour refuser d’écouter l’auteur, l’accuser de ne pas être de gauche, justement, puisque n’adhérant pas aux définitions classiques de celle-ci, et donc de n’être pas légitime pour définir le sens de la gauche. Ce serait encore plus mal venu, moralement d’une part mais surtout sur le fond. Certes, le propos d’ensemble entendu ici pourrait être réduit à un discours doublement banal, entendu très largement aujourd’hui (d’ailleurs même à gauche) : d’une part la réfutation de l’existence même dans la politique contemporaine d’une différence entre gauche et droite, d’autre part l’appel à réformer la gauche en une gauche précisément réformiste c’est-à-dire acceptant résolument l’économie de marché. Mais il ne s’agit pas de cela, et il ne s’agit pas non plus d’un discours tiède, au contraire nous avons affaire à un discours radical et utopiste et l’on peut imaginer que sa mise en pratique politique pourrait avoir des conséquences bien plus fortes qu’il ne semble. Qu’est-ce en effet que l’utopie égalitaire ? L’auteur qui rejette tant de l’héritage marxiste en conserve ce qui définit cette utopie : « que toute l’activité productive doit passer au pouvoir et à la responsabilité d’une vaste démocratie directe des conseils des travailleurs » (page 115) et « que la société dans son ensemble doit être reconstruite comme pacte au sein d’une humanité polytechniciste » (idem). Le projet (dont la question, comme concernant toute utopie, n’est pas de savoir s’il est réalisable) est donc sans aucun doute radicalement « de gauche », il est simplement affirmé compatible avec l’économie de marché.

D’autres questions me semblent donc plus importantes à discuter, trois en fait mais qui sont bien sûr liées à des questionnements personnels d’une part, de géographe d’autre part.

Premièrement la démonstration phénoménologique de l’universalité du principe d’égalité ne pose-t-elle pas problème dans la mesure où elle semble être fondée sur l’expérience individuelle ? Comment la faire fonctionner à l’échelle collective, à celle des groupes sociaux divers ? On retrouve ici une difficulté qui est au cœur d’un autre champ de réflexion, celui portant sur le concept de justice et qui oppose par exemple John Rawls et Iris-Marion Young. Cette dernière me semble démontrer suffisamment que réfléchir sur les individus ne peut conduire à des conclusions sur les groupes sociaux. Et dès lors est mise en cause l’idée même d’universalité du principe. De même la réflexion sur la compétition peut-elle s’appliquer à la compétition entre groupes ?

Un deuxième point à débattre, lié en partie au premier, est celui de l’échelle, et nous en venons ainsi en même temps à la question de l’espace, dimension à part entière des sociétés humaines et qui n’est pas considérée ici. Tout d’abord sur des bases territoriales se constituent souvent des groupes sociaux identitaires en même temps que la relégation des perdants se fait aussi sur certains territoires (l’espace est donc un outil de la relégation, la mise en œuvre de l’utopie égalitaire ne peut pas ne pas en tenir compte). Penser l’égalité sans en penser les dimensions spatiales est donc un problème, et l’ouvrage devrait nous conduire dans cette direction. Mais c’est aussi une question d’échelle car comment partant de la phénoménologie analyser les questions d’égalité territoriale à différentes échelles ? Ceci d’autant plus que dans les critiques marxistes du capitalisme il faut prendre aussi en compte celles qui sont fondées sur les effets spatiaux de ce système économique. On évoquera les travaux de David Harvey qui démontre que le capitalisme est directement producteur d’inégalités spatiales puisqu’il se nourrit et vit de ces inégalités mêmes, aujourd’hui à l’échelle planétaire : en d’autres termes, même si l’on admet que le capitalisme n’est pas incompatible avec la poursuite de l’égalité « sociale », peut-il l’être avec l’égalité « spatiale » (et donc l’égalité sociale des habitants d’espaces « inégaux ») et si oui, à quelle échelle ?

Enfin, on aimerait débattre plus avant avec l’auteur de ce livre passionnant sur la distinction qu’il établit dans son deuxième chapitre entre égalité et justice. Ce second terme revient pourtant bien souvent sous la plume de l’auteur, au détour parfois de certaines phrases parfois presque comme synonyme d’égalité. Ce que pourtant il réfute : la justice est placée ici dans le registre du distributif, ce qui n’est pas le cas de l’égalité telle que définie par l’auteur. Mais tant de passages, et notamment la dernière partie du troisième chapitre qui affirme les mérites de la « prise de parole » par la gauche et par les vaincus, les relégués, évoquent directement un ensemble de travaux de philosophie politique sur la justice procédurale que l’on est surpris de ne pas la voir plus évoquée ici. En d’autres termes la définition de la justice dans cet ouvrage nous semble partielle et il n’est pas impossible que son remplacement par la notion d’égalité en soit pour partie une conséquence.

On aura compris que les questions ou critiques que l’on vient d’émettre sont avant tout des appels à débat, et surtout un appel à lire le livre de Jean-Michel Salanskis dont je souhaitais ici rendre compte. Il convient pour finir d’en souligner une dernière qualité majeure : c’est une « prise de parole », pour reprendre le titre d’une partie de l’ouvrage. C’est-à-dire une intervention à la première personne dans un débat public, en même temps qu’un effort réussi pour mobiliser et rendre audible dans ce débat la philosophie au sens le plus noble du terme. Ceci est remarquable et au fond revient à faire partager au lecteur une des dimensions essentielles de la relation égalitaire à l’autre, celle que Jean-Michel Salanskis décrit si bien comme se déroulant dans le cadre de l’enseignement. En d’autres termes, c’est l’ouvrage tout à la fois d’un enseignant, d’un chercheur et d’un être humain, la combinaison est d’actualité !