Paul Pasquali

Passer les frontières sociales. Comment les « filières d’élite » entrouvrent leurs portes

Paris, Fayard, 459 p. | commenté par : Sophie Blanchard

Des dispositifs de discrimination positive destinés à promouvoir l’égalité des chances se développent depuis une dizaine d’années dans l’enseignement supérieur français. Ils visent à compenser les insuffisances d’une démocratisation scolaire dont Stéphane Beaud soulignait dès 2002 le caractère ségrégatif[1]. L’institution scolaire, conçue comme vecteur d’ascension sociale, peine à compenser une inégalité des chances qui favorise la reproduction sociale. Ces dispositifs de discrimination positive visent en priorité les jeunes de classes populaires, souvent issus de l’immigration, résidant dans les quartiers défavorisés des grandes agglomérations. Le livre de Paul Pasquali, Passer les frontières sociales. Comment les « filières d’élite » entrouvrent leurs portes, permet, au travers d’une enquête ethnographique très riche, de prendre la mesure des succès et des limites de l’un de ces dispositifs de remédiation.

Dans cet ouvrage, adapté d’une thèse de doctorat en sociologie soutenue en 2013, Paul Pasquali décrit et analyse les trajectoires de jeunes lycéens de ZEP passés entre 2002 et 2007 par une classe préparatoire réservée aux bacheliers ZEP, dispositif qu’il appelle « prépa sup-expé ». Cette classe préparatoire, située dans un prestigieux lycée du centre-ville[2] abritant plusieurs classes préparatoires, a ouvert en 2002 ; elle permet à des lycéens venant de trois lycées ZEP des quartiers populaires de la ville de préparer des concours accessibles après le bac (ceux des Instituts d’Etudes Politiques, à l’exception de Sciences Po Paris, et celui d’une école de commerce), ou de postuler ensuite dans une classe préparatoire. Ce dispositif de discrimination positive visant à favoriser l’égalité des chances constitue donc un niveau de cursus intermédiaire entre la terminale et l’enseignement supérieur. L’étude est fondée sur une enquête ethnographique au long cours menée auprès de jeunes passés par  la prépa sup-expé et sur des entretiens avec les enseignants de la classe préparatoire et des lycées ZEP qui forment son bassin de recrutement. En enquêtant au plus près des jeunes « migrants de classe », Paul Pasquali  réalise une ethnographie de « la mobilité sociale en train de se faire ».

Appuyée sur le concept bourdieusien d’espace social, la notion de frontières sociales est plus souvent employée dans les sciences sociales anglophones : elle est ici mobilisée pour rendre compte des déplacements sociaux effectués par les lycéens. Le plan de l’ouvrage suit la trajectoire de ces jeunes lycéens de ZEP qui tentent de passer les frontières sociales et dépeint la pluralité des parcours possibles. Le premier chapitre décrypte le processus de sélection des candidats, le deuxième relate l’arrivée des « élus » dans cette classe préparatoire au sein de laquelle ils doivent apprendre leur place, le troisième s’attache à décrire l’expérience que les élèves ont faite de cette « classe à part » et analyse les relations de ces « migrants de classe » avec les autres élèves du lycée. Les chapitres suivants distinguent différents types de trajectoires scolaires et professionnelles, envisageant successivement les trajectoires des jeunes « collés » aux concours qui passent par l’université et tentent d’y « réussir autrement », puis celles des élèves de la prépa sup-expé qui ont choisi l’enseignement professionnel long (l’IUP – Institut Universitaire Professionnalisé – de management public de la ville voisine). Enfin, les chapitres 6 et 7 s’attachent à décrire la façon dont les « reçus » aux grandes écoles (l’Institut d’Etudes politiques de la ville voisine et l’école de commerce) trouvent leur place et parviennent à construire un équilibre au sein de leur nouvel univers en dépit des multiples clivages et des formes de déclassement qu’ils expérimentent.

L’ouvrage met l’accent sur les relations que les jeunes « migrants de classe » entretiennent avec les structures auxquels ils se confrontent. Relation à l’institution scolaire et universitaire, d’abord, la classe préparatoire faisant figure pour les enquêtés de « cocon » au sein duquel ils ont été à la fois protégés par l’entre-soi construit au sein de cette classe réservée aux élèves de ZEP et soumis à une entreprise d’acculturation qui leur a inculqué de nouvelles dispositions. Les différents établissements qu’ils ont fréquentés par la suite sont évoqués de façon plus distanciée, voire désenchantée, par les enquêtés, pris entre le désir d’« éviter la fac », puis pour certains, d’en tirer le meilleur parti, et les difficultés plus ou moins marquées que d’autres éprouvent à trouver leur place dans les grandes écoles. Le rôle de médiateurs joué par les enseignants, notamment ceux de la prépa sup-expé, ressort à plusieurs reprises. Les relations aux établissements d’accueil et aux études, tout comme les liens qu’entretiennent les jeunes enquêtés avec leurs familles et leurs quartiers d’origine, posent la question du rapport qu’ils entretiennent avec leurs héritages. Leurs rapports à la ZEP et à leurs origines familiales sont ambigus et sources de tiraillements, entre volonté de se démarquer du « stigmate » de la ZEP et loyauté aux origines, voire nostalgie d’un entre-soi rassurant.

Les déplacements sociaux qui sont au cœur de l’analyse de Paul Pasquali revêtent une dimension spatiale, puisque le passage des frontières sociales implique d’abord de franchir des frontières invisibles au sein de l’espace urbain et de l’espace scolaire, du quartier – voire pour certains enquêtés de « la cité » -, et de la ZEP au lycée du centre-ville d’abord, de la ville où se trouve le lycée à la ville voisine, plus prestigieuse et plus bourgeoise, où se situent l’IEP et l’école de commerce, ensuite. L’anonymisation du terrain d’enquête fait ici perdre un peu de la lisibilité de ces frontières socio-spatiales.

C’est à travers l’analyse de l’évolution des rapports des jeunes enquêtés à l’avenir, au gré de leur cursus scolaire et de leur entrée dans la vie professionnelle, que Paul Pasquali fait le bilan de ce dispositif d’ouverture sociale. Alors que le poids des hiérarchies sociales pèse sur l’espace scolaire et que la massification de l’accès à l’enseignement supérieur s’accompagne d’une fermeture des grandes écoles aux enfants des classes populaires, les « filières d’élite » sélectives ne font ici qu’ « entrouvrir » leurs portes. Le poids du capital économique pèse sur les enquêtés venant de milieux très populaires, qui sont rapidement rattrapés par la nécessité de subvenir à leurs besoins et ne peuvent, bien que boursiers, pas toujours poursuivre leurs études, pris par la charge horaire d’un travail alimentaire. Ceux qui ont eu des parcours scolaires plus aboutis constatent que les ressources acquises en dehors de leur univers d’origine ne suffisent pas toujours à leur assurer une réussite professionnelle à la hauteur de leurs espoirs. Des stratégies de repli apparaissent, entre l’entrée dans la fonction publique et la tentation du départ pour l’étranger. Le décalage fréquent entre la réussite scolaire de ces élèves qualifiés de « miraculés scolaires » – et leur réussite professionnelle, qui transparaît dans le récit et l’analyse de certaines trajectoires, montre aussi les limites de l’institution scolaire, dont le rôle est de faciliter le passage des frontières sociales, mais qui ne peut à elle seule effacer ces frontières.

 

[1]           Beaud, Stéphane, 2002, 80% au bac… et après? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris, La Découverte, 341 p.

[2]           Le lieu de l’enquête est anonymisé : le lycée en question se trouve dans une « grande ville de province » caractérisée par la présence de quartiers populaires étendus situés à l’écart du centre-ville, il abrite les classes préparatoires les plus prestigieuses de l’académie.