Facundo ALVAREDO, Lucas CHANEL, Thomas PIKETTY, Emmanuel SAEZ et Gabriel ZUCMAN (éd.) et Branko MILANOVIC

« Rapport sur les inégalités mondiales. 2018 » et « Inégalités mondiales, le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances »

Paris, Le Seuil, 2018, 524 p. et La Découverte, 2019, 285 p. | commenté par : Bernard Bret

Quelques mois après que le Laboratoire sur les Inégalités Mondiales (École d’économie de Paris) a fait paraître son Rapport sur les Inégalités mondiales 2018, voici que nous arrive l’ouvrage de Branko MILANOVIC dans sa traduction française (Inégalités mondiales, le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances), trois ans après sa parution initiale en anglais. Remarquables l’un et l’autre, les deux livres se complètent sur certains points, mais ont en commun un objectif. Il s’agit, vaste programme, de comprendre l’évolution des inégalités de revenu dans la période récente (de 1980 à 2016 pour le premier et de 1988 à 2008 pour le second) à l’échelle de la planète, car, ainsi que le rappelle le Rapport (p. 65), « il devient essentiel de mesurer les inégalités de revenus et de patrimoine à l’échelle mondiale et plus seulement nationale », à un moment où les économies fonctionnent dans une interdépendance croissante et où la mondialisation a des conséquences lourdes sur la répartition des richesses. On se représente qu’établir la synthèse mondiale d’un processus aussi complexe n’est pas une mince affaire : les auteurs exploitent la World Inequality Database, base de données elle-même alimentée par le réseau qu’ils animent d’une centaine de chercheurs de par le monde et qui mesure les évolutions de la distribution des revenus et du patrimoine au XXe siècle et au début du XXIe siècle. On est admiratif que la masse colossale de données soit réunie dans les nombreuses figures et graphiques donnant à voir d’une façon claire les faits majeurs et les tendances lourdes.

Il faut souligner la double portée de l’entreprise, scientifique et citoyenne. Scientifique car il y a une avancée très substantielle de la connaissance. Citoyenne car les explications méthodologiques et les figures, ainsi que l’accès libre à la base de données, permettent à chaque citoyen de se faire un jugement éclairé pour agir en conséquence : « utiliser ces informations pour le bien commun » (p. 70), telle est la recommandation que donne le Rapport. Rendant limpide ce que les statistiques pourraient avoir d’aride, les auteurs mettent en évidence d’une part les interactions entre les facteurs qui produisent les inégalités et, d’autre part, les interférences entre les échelles géographiques. Sans que le terme soit utilisé, cette approche socio-spatiale constitue donc une contribution de premier importance au concept de justice spatiale.

Dans l’impossibilité de les citer tous, on mentionnera ici les résultats principaux :

  • Que dit la courbe de l’éléphant?

Le résultat majeur et le plus synthétique est représenté par la courbe de l’éléphant. C’est ainsi que Branko Milanovic a nommé le graphique qui l’a rendu célèbre. Il schématise l’évolution des revenus réels par tête dans le monde dans la période récente, les fractiles de revenus figurant en abscisse et les gains de revenu en pourcentages figurant en ordonnée. La courbe obtenue est un S renversé. Elle monte au fur et à mesure que l’on passe des catégories de revenus les plus pauvres (le premier décile) à des catégories mieux loties et passe par un sommet correspondant au décile numéro 6. Elle chute ensuite et passe par un minimum, pour remonter brusquement dans le décile numéro 10, c’est-à-dire celui qui correspond aux 10 % de la population disposant des plus hauts revenus. La courbe comporte donc une grosse bosse, puis un creux et enfin une brutale remontée, dessinant le profil d’un éléphant levant sa trompe. Qu’est-ce à dire ? Que, dans la période considérée (1988-2008 ou 1980-2016), les populations situées à la gauche et au centre du graphique (déciles 3 à 7 ou 8) ont bénéficié d’une hausse significative de leur revenu, avec un maximum pour le décile 6. En revanche, celles situées dans le décile 8 ou 9, ont vu leurs revenus progresser très peu ou pas du tout. Enfin, le décile numéro 10 a vu ses revenus monter en flèche : les riches se sont beaucoup enrichis et les très riches encore davantage. Les pourcentages de croissance portant sur des revenus eux-mêmes très inégaux, c’est dire aussi que l’augmentation enregistrée par les plus riches portent sur des valeurs absolues considérables.

Cette courbe de l’éléphant met en évidence trois faits très importants. D’abord, correspondant à la bosse, l’enrichissement des classes moyennes des pays émergents, surtout en Chine et en Inde. Ensuite, correspondant au creux par quoi s »achève la phase descendante de la bosse, la stagnation ou la faible augmentation des revenus des classes moyennes des pays riches. Enfin, avec la remontée brutale de la courbe, la concentration de l’augmentation des revenus au bénéfice des catégories très riches de la population mondiale. La conclusion est claire. À l’échelle mondiale, il y a une réduction des inégalités grâce à la montée en puissance des classes moyennes des pays émergents très peuplés. La convergence des revenus entre ces catégories et les pays européens est éloquente : dans la Chine urbaine, le revenu moyen à parité de pouvoir d’achat est, en 2011, supérieur à celui de la Roumanie, de la Lettonie et de la Lituanie. En revanche, à l’échelle nationale, les pays riches connaissent une aggravation des inégalités. Sans perdre de vue que le revenu par tête des classes moyennes des pays riches reste supérieur à celui des classes moyennes des pays émergents, leur stagnation ou quasi-stagnation fait contraste avec les hausses très élevées enregistrées par les revenus des classes les plus riches (les 10 % les plus riches, mais surtout le 1 %).

  • De la courbe de Kuznets à la vague de Kuznets.

Ces données conduisent Branko Milanovic à discuter la courbe de Kuznets. On sait que ce dernier dans un article de 1955 (Economic Growth and Income Inequality, in : American Economic Review, 45, p. 1 – 28) avait construit un modèle selon lequel l’augmentation du revenu moyen entraîne une augmentation des inégalités dans une première phase, puis leur réduction dans une seconde phase. L’évolution peut donc être transcrite par une courbe en U renversé, à laquelle le nom de Kuznets est restée attaché. La bosse de la courbe de l’éléphant est cohérente avec ce modèle. En revanche, ne l’est pas la brusque remontée des inégalités pour les plus riches… à moins que cette phase ascendante ne soit le début d’une nouvelle courbe de Kuznets. L’avenir dira si un sommet sera atteint et si une nouvelle phase descendante inversera la tendance. Branko Milanovic avance donc l’hypothèse que la courbe en U renversé peut se reproduire : on n’a plus alors une courbe de Kuznets, mais une succession de phases ascendantes et descendantes formant ce que Branko Milanovic nomme vagues de Kuznets.

Pour rendre compte d’un tel bouleversement, il faut voir large, ne pas isoler la sphère de l’économie des données sociales et politiques et replacer les faits d’aujourd’hui dans la perspective de la longue durée historique. Si ces vagues de Kuznets ont le même profil, elles n’ont pas les mêmes explications. Avant la révolution industrielle, les guerres et les famines notamment expliquaient l’aggravation des inégalités, puis leur réduction après que l’accident avait réduit les effectifs de main-d’œuvre et donc poussé à l’augmentation des salaires. Avec la révolution industrielle du XIXe siècle, ce sont des facteurs endogènes qui jouent : le progrès technique donne un rôle croissant au capital dans la production de richesse et la colonisation réduit le revenu des colonisés. Ensuite, au XXe siècle, les écarts se réduisent dans les pays riches avec l’impôt sur le revenu, les hausses de salaires obtenues par les syndicats ouvriers, les prestations sociales redistributives et finalement la mise en place de l’État-providence. Mais, à la fin du siècle, les revenus s’écartent de nouveau. Cette période d’intense mondialisation qui voit la chute de l’Union soviétique, l’entrée de la Chine dans l’économie de marché, l’essor de l’Inde et d’autres grands pays émergents dont le Brésil, les élites de la fortune (la majorité d’entre elles réside dans les pays riches) profitent de l’intégration des économies nationales dans un système planétaire (la crise financière de 2008 devait montrer le risque systémique que cela comporte), le progrès technologique permettant la financiarisation de l’économie et réduisant la capacité des syndicats. Branko Milanovic souligne en conséquence le rôle croissant que joue dans les inégalités le fait de résider dans tel ou tel pays. Le hasard du lieu de naissance vaut à certains une rente de citoyenneté. Ainsi, qu’il y ait partout des riches et des pauvres n’empêche pas que le lieu compte pour beaucoup dans le sort de chacun.

  • Le rôle croissant du patrimoine.

La confiscation des fruits de la croissance par les plus riches tient aussi aux changements dans la structure du patrimoine. Autrefois, la terre y occupait une grande place et aussi, logiquement, la rente foncière dans les revenus perçus par les élites. Avec les progrès technologiques qui ont rendu possible et accompagné la révolution industrielle, les actifs financiers ont pris une place de plus en plus importante dans la composition des patrimoines, avec pour conséquence que le rapport de force entre le capital et le travail s’est dégradé aux dépens des salaires. La partie ascendante de la courbe de Kuznets, c’est-à-dire l’aggravation des inégalités, trouve là son origine. Est donc à explorer l’hypothèse que la situation actuelle, c’est-à-dire de nouveau l’aggravation des inégalités, s’explique par la révolution technologique et le fait que le capital remplace de plus en plus le travail.

  • Les conséquences politiques des évolutions de revenu.

Cela ne va pas sans conséquences politiques lourdes, et Branko Milanovic de distinguer notamment les États-Unis et les pays d’Europe de l’Ouest. Chez les premiers, la concentration du revenu produit une ploutocratie car l’argent permet de confisquer de fait le pouvoir politique par le financement des campagnes électorales. Chez les seconds, le risque vient plutôt du populisme. Dans les deux cas, c’est une menace pour la démocratie et un positionnement spécifique vis-à-vis de l’ouverture sur le monde : « la ploutocratie tente de maintenir la mondialisation en sacrifiant des éléments cruciaux de la démocratie, tandis que le populisme tente de préserver un simulacre de démocratie en réduisant l’exposition à la mondialisation » (p. 225).

Que sera demain ? Les prévisions qui, dans le passé, ont été démenties par les faits imposent une grande prudence. Mais, cela ne dispense pas de réfléchir aux devenirs possibles. Les deux ouvrages soulignent que les tendances actuelles ont une forte probabilité de se poursuivre, au moins à court et à moyen terme, tant sont fortes les dynamiques internes qui accroissent les inégalités. Mais, les tendances observées peuvent être infléchies par des réformes telles que des réformes fiscales et la hausse des niveaux d’éducation. Combattre la croissance des inégalités à l’échelle nationale, notamment dans les pays riches, tout en encourageant la convergence des revenus à l’échelle mondiale, tel est le défi du moment. L’avenir n’est pas dicté. Il est ce que les citoyens en feront.

Deux livres très remarquables, à lire sans aucun doute !