Un monde sans frontières : une utopie ?

Open Borders: A Utopia?

Le monde lointain de l'utopie sert généralement de puissant outil dans la critique des conditions de vie et des relations sociales au présent. Toutefois, dès lors que l'utopie est énoncée comme projet alternatif cohérent, les frontières y sont rarement problématisées (Best, 2003). Ce défaut d'attention aux frontières est d'autant plus surprenant qu'elles sont dans le monde d'aujourd'hui des espaces privilégiés de production et de reproduction des inégalités et des injustices contemporaines, de l'hégémonie et de l'oppression.

The far-away world of utopia has served as a powerful critique of existing circumstances and relations. Whenever utopia is concretely articulated as an alternative world, however, borders are rarely problematized (Best, 2003). This lack of attention to borders is perplexing, given that borders in today’s world are primary sites where contemporary inequalities and injustices, hegemony and oppression are created and reproduced.

Les frontières nationales en particulier ont séparé l'humanité dans son ensemble en communautés distinctes, définissant des échelles de salaires, des accès à la protection sociale et des standards de vie différenciés. Alors que les frontières ne sont perméables que pour une certaine catégorie privilégiée d'individus[1], elles sont imperméables pour le plus grand nombre. Les migrants qui passent les frontières nationales sans autorisation sont souvent traités comme des criminels et déshumanisés. Ils perdent fréquemment à cette occasion leurs droits sociaux, économiques et politiques et, en conséquence, deviennent les victimes d'une exploitation et d'abus disproportionnés (voir par exemple Anderson et al. 2009 ; Hess & Kasparek 2010 ; Nevins 2002). Les migrants sont de fait devenus une “nécessité structurelle” (Cohen, 1987: 135) des économies des pays industrialisés et ils jouent un “rôle tactique” dans le processus de restructuration industrielle (Delgado-Wise, 2004: 592). Les recherches empiriques en Europe et en Amérique du Nord ont montré que les migrants -et en particulier les migrants du Sud globalisé- fournissent une main-d'œuvre rendue vulnérable par les restrictions de mobilité aux frontières et les pratiques répressives qui leur sont associées (voir Bauder, 2006; de Haas, 2008; Sassen, 1994).

National borders, in particular, have separated humanity into distinct communities, defining wage structures, access to welfare and standards of living. While borders are permeable to some privileged people[1], they are impermeable to most others. Migrants who cross national borders without permission are often criminalized and de-humanized, frequently lose their social, economic and political rights and, as a consequence, experience disproportionate exploitation and abuse (e.g. Anderson et al., 2009; Hess and Kasparek, 2010; Nevins, 2002). In this role, migrants have become a “structural necessity” (Cohen, 1987: 135) for the economies of industrialized countries and play a “tactical role” in the process of industrial restructuring (Delgado-Wise, 2004: 592). Empirical research in Europe and North-America has shown how migrants – in particular from the global South – supply a workforce rendered vulnerable through cross-border mobility restrictions and the associated enforcement practices (e.g. Bauder, 2006; de Haas, 2008; Sassen, 1994).

Au vu de ces problèmes, les frontières font aujourd'hui l'objet d'une critique frontale, de nombreux commentateurs se faisant les avocats de la liberté de mouvement et de l'abolition des frontières quelle que soit leur perspective et positionnement, théorique ou pratique, libéral ou marxien (voir à ce sujet Barry & Goodin, 1992; Carens, 1987, 2000; Hayter, 2000; Pécoud and De Guchteneire, 2007). En revanche, dans les cas où l'utopie est mobilisée pour formuler une critique du monde contemporain, la question des frontières ne fait pas l'objet de la même attention.

In light of these problems, borders have been central features of contemporary critique. This critique has led commentators to argue for free moment and open borders from a variety of perspectives, including theoretical and practical viewpoint, and liberal and Marxian positions (e.g. Barry and Goodin, 1992; Carens, 1987, 2000; Hayter, 2000; Pécoud and De Guchteneire, 2007). However, in contexts in which utopia serves as a vehicle to critique existing circumstances, borders have not received the same amount of attention.

Paradoxalement, alors que les frontières ont tendance à ne pas être problématisées dans ces projets utopiques visant à la création de mondes alternatifs, imaginer des frontières ouvertes reste taxé d'utopie. Ce qualificatif permet aux critiques d'ignorer l'idée de frontières ouvertes sans être tenus d'y réfléchir sérieusement. John Casey par exemple observe que “militer pour un monde sans frontières est au mieux perçu comme une chimère ou une utopie sans rapport avec la formulation des politiques” (p. 15) et que “toute discussion sur l'abolition des frontières est écartée et qualifiée d'utopie et de châteaux en Espagne” (p. 42). Comme exemple de l'attitude méprisante du public vis-à-vis de l'idée d'ouvrir les frontières, Casey (2009: 53) cite le journal “national” du Canada, le Globe and Mail, qui a ainsi suggéré que la libre mobilité transnationale des travailleurs aboutirait à créer “une maison de fous utopique, pire encore conceptuellement que le communisme”, au vu des impacts qu'elle aurait sur les structures économiques et les imaginaires nationaux des pays récepteurs. Qualifier l'idée de monde sans frontières d'utopique, c'est donc le qualifier d'absurde.

Ironically, while borders tend not to be problematized in utopias that envision concrete alternative worlds, the imagination of open borders has been labeled “utopian”. This label reflects the intention by critics to dismiss the open-borders idea outright and not have to seriously engage with it. John Casey, for example, observes that “advocacy of a universal open border policy is seen at best as a policy-irrelevant chimera and utopia” (p. 15) and that “any discussion of open borders is dismissed as ‘pie in the sky’ utopias” (p. 42). As an example of the dismissive public attitude towards open borders, Casey (2009: 53) cites Canada’s ‘national’ newspaper, the Globe and Mail, which suggested that free cross-border labour mobility would be “a utopian madhouse, even crazier in concept than communism,” given the impact it would have on the economic structure and national imagination of the receiving countries. By calling an open-borders world utopian, it is depicted as an absurdity.

En politique, le concept d'utopie a longtemps été utilisé de manière polémique (Hölscher, 1996: 27-30). Par exemple, au XIXème siècle, les visions socialistes et communistes furent taxées d'utopie, de manière dédaigneuse et dérogatoire. Même les sympathisants socialistes comme Marx et Engels s'opposèrent à l'utopie par eux considérée comme un concept idéaliste et dogmatique (Marx, 1982 [1848]; Engels, 1962 [1880/1882]). Plus récemment, l'utopie a été associée aux régimes totalitaires faillis, y compris le Stalinisme et le Nazisme (voir à ce propos Quarta, 1996; Segal, 2006).

In politics, the concept of utopia has long been used in a polemical way (Hölscher, 1996: 27-30). For example, in the 19th Century, socialist and communist visions were labeled “utopian” in a dismissive and derogatory manner. Even socialist sympathizers, like Karl Marx and Friedrich Engels, opposed utopia as an idealistic and dogmatic concept (Marx, 1982 [1848]; Engels, 1962 [1880/1882]). More recently, utopia has been associated with failed totalitarian regimes, including Stalinism and Nazism (e.g. Quarta, 1996; Segal, 2006).

Quand bien même la notion d'utopie est plus complexe que ce qu'en soulignent nombre de commentaires dédaigneux, je m'inscris dans cet article contre l'idée que l'imaginaire d'un monde sans frontière est une utopie. Mon argument principal toutefois n'est pas que la création d'un monde sans frontières constitue un possible horizon politique. D'autres que moi ont déjà écrit dans ce sens (voir notamment Anderson et al., 2009; Casey, 2009). Je proposerais plutôt qu'imaginer les frontières comme ouvertes permet de formuler une critique puissante, sans toutefois proposer de projet utopique pour un monde alternatif concret dans lequel les frontières seraient soit ouvertes, soit n'existeraient pas.

Although the notion of utopia is more complex than dismissive commentaries acknowledge, I challenge in this article that the imagination of open-borders constitute a utopia. My main argument, however, is not that open-borders are a political feasibility. Others have discussed such prospects (e.g. Anderson et al., 2009; Casey, 2009). Rather, I propose that the imagination of open borders make a powerful critique without articulating a corresponding utopia of a concrete alternative world in which borders are either open or do not exist.

Pour développer ce point de vue, je puiserai dans la littérature sur l'utopie et les frontières ouvertes, et dans la théorie critique de “l'école de Francfort”. Selon Max Horkheimer (1968: 36, ma traduction) -l'un des principaux membres de l'école de Francfort- la pensée critique implique “l'idée d'une société future (Gesellschaft) prise comme communauté (Gemeinschaft) d'êtres humains libres, et dépendant des possibilités offertes par les moyens technologiques existants.” Bien que la théorie critique d'Horkheimer développe un “horizon utopique” (Schwandt, 2010: 36) pour conceptualiser les relations et pratiques matérielles dans des futurs possibles, elle s'abstient d'énoncer ces futurs de manière concrète et fixe. De la même manière, imaginer ce que serait un monde aux frontières ouvertes reste un exercice incertain et  flou : la nature concrète de ce à quoi un monde sans frontières ressemblerait ou devrait ressembler ne nous est pas encore discernable.

In developing my argument, I draw on the literatures of utopia and open borders, and on the critical theory of the “Frankfurt School”. According to Max Horkheimer (1968: 36, my translation)—a main proponent of the Frankfurt School—critical thinking involves “the idea of a future society (Gesellschaft) as a community (Gemeinschaft) of free human beings, as it is possible with existing technological means.” Although Horkheimer’s critical theory projects a “utopian horizon” (Schwandt, 2010: 36) for conceptualizing material relations and practices in possible futures, it refrains from articulating these futures in concrete and fixed ways. Similarly, the imagination of open borders presents a faint and unfinished image that arises on a distant horizon whereby the concrete terms of what an open-borders world would – or should – look like are not yet discernible.

Dans les sections qui suivent, je ferai une revue en premier lieu du concept d'utopie. J'explorerai ensuite la façon dont ce concept s'articule avec notre capacité à imaginer des frontières ouvertes. Je conclurai par une discussion du processus menant à un futur sans frontières.

In the following sections, I first review the concept of utopia. Then I explore in which way this concept applies to the imagination of open borders. I conclude with a discussion of the process towards an open-border future.

 

 

L'utopie comme critique et énoncé d'un monde alternatif

Utopia as Critique and Alternative World

Cosimo Quarta a suggéré que la pensée utopique fait partie de la nature humaine et constitue ce qui distingue l'homme des autres espèces. En particulier, l'utopie est constitutive de la “quête [constante] [par l'humanité] de nouveaux possibles” (Quarta, 1996: 159). De fait, en accord avec cette observation, la pensée utopique a existé à travers toute l'histoire de l'humanité et dans toutes les parties du monde, des philosophies et religions antiques à la politique contemporaine (Höschler, 1996; Levitas, 1990; Segal, 2006).

Cosimo Quarta has suggested that utopianism is part of human nature and what distinguishes humans from other species. Utopia, in particular, is engrained in humanity’s restless “search for new possibilities” (Quarta, 1996: 159). Corresponding to this observation, utopian thinking has existed throughout human history and in all parts of the world, from ancient philosophies and religions to present-day politics (Höschler, 1996; Levitas, 1990; Segal, 2006).

Pourtant, l'utopie reste un concept ambigu. Alors que se projeter dans l'avenir ferait partie de la nature humaine, imaginer l'utopie ne s'est jamais fait d'une seule et unique manière. Quand Sir Thomas More a posé le terme “utopie” en 1516 -le dérivant du mot grec eutopia (bon endroit) et outopia (nulle part)- Utopia était une île fictionnelle de l'Océan Atlantique, dont les habitants avaient mis en place une société basée sur le principe de raison. Plus tard, utopia a été “temporalisée” (Hölscher, 1996: 30-33): elle fut localisée dans le futur et dès lors devenait un concept abstrait. En plus de sa localisation ambigüe, le concept d'utopie a assumé différents contenus, formes et fonctions dans diverses traditions philosophiques, champs culturels et contextes historiques (Levitas, 1990).

Yet, utopia is an ambiguous concept. While forward looking and thinking may be a part of human nature, there is no single way in which people have imagined utopia. Rather, the nature of utopia has varied across historical and geographical contexts. When Sir Thomas More coined the term of “utopia” in 1516—deriving it from the Greek word eutopia (good place) and outopia (no place)—utopia was a fictional island in the Atlantic Ocean, where inhabitants had established a society on the principles of reason. Later, utopia was “temporalized” (Hölscher, 1996: 30-33): it was located in the future and thereby became an abstract concept. In addition to the ambiguous location of utopia, the concept of utopia has assumed various contents, forms and functions in different philosophical traditions, cultural fields and historical context (Levitas, 1990).

Dans la plupart des cas toutefois, utopia a servi un rôle duel : d'abord, c'est une critique de la société contemporaine. En ce sens, utopia est une négation des conditions actuelles et de relations matérielles jugées inacceptables. Par exemple, utopia de More (1516) serait une critique de l'Europe contemporaine, y compris dans ses relations à la propriété privée et dans un ensemble d'autres circonstances politiques et de pratiques sociales.

In most cases, however, utopia has served a dual role: first, it is a critique of contemporary society. In this way, utopia negates current conditions and material relations deemed unacceptable. For example, More’s (1516) utopia served as a critique of contemporary Europe, including its relation to private property and a range of other political circumstances and social practices.

Ensuite, utopia définit de manière positive un monde alternatif, en soulignant la façon dont les gens devraient vivre ensemble et en définissant une société idéale de manière concrète. Cet énoncé positif d'un monde meilleur est exemplifié dans la description de More de la société des Utopiens et dans les modèles modernes du socialisme et de l'avancée technologique[2] (Hölschler, 1996; Levitas, 1990; Segal, 2006).

Second, utopia positively defines an alternative world, outlining how people should live with each other and defining an ideal society in concrete ways. This positive articulation of a better world is exemplified in More’s description of the society of Utopians and in modern models of socialism and technological advancement[2] (Hölschler, 1996; Levitas, 1990; Segal, 2006).

L'énonciation positive de l'utopie peut jouer un rôle important dans la politique du présent: “Utopia n'a pas besoin d'être possible pratiquement, elle a juste besoin d'être crue comme tel pour permettre la mobilisation politique” (Levitas, 1990: 191, en italiques dans le texte original). Les chercheurs contemporains ont affirmé la valeur de l'utopie qui décrit positivement une société alternative à partir d'un ensemble de perspectives philosophiques. Le pragmatique Richard Rorty par exemple suggère qu'il n'est pas suffisant de critiquer mais que la critique devrait être suivie par l'énoncé d'alternatives concrètes :

This positive articulation of utopia can play an important role in the real-politics of the present: “utopia does not need to be practically possible, it merely needs to be believed to be so to mobilize people to political action” (Levitas, 1990: 191, emphasis in the original). Contemporary scholars have affirmed the value of utopia that positively describes an alternative society from a range of philosophical perspectives. The pragmatist Richard Rorty, for example, suggests that it is not enough to critique but that critique should be followed by the articulation of concrete alternatives:

“Mon point de vue est qu'il ne sert pas à grand-chose de pointer les “contradictions internes” des pratiques sociales, ou de les “déconstruire”, si on ne propose pas en face une alternative- à moins qu'on ne puisse au minimum esquisser une utopie dans laquelle le concept ou la distinction soit obsolète” (Rorty, 1991: 16).

My own view is that it is not much use pointing to the “internal contradictions” of social practice, or “deconstructing” it, unless one can come up with an alternative practice—unless one can at least sketch a utopia in which the concept or distinction would be obsolete. (Rorty, 1991: 16)

Dans un même ordre d'idées, le Marxiste David Harvey a décrit un rêve utopique (Harvey, 2000: 257-281) proposant un monde dans lequel les frontières entre les nations et les régions seraient ouvertes[3].

Along similar lines, Marxist David Harvey has described a utopian dream (Harvey, 2000: 257-281) that describes a world in which borders between regions and nations are open[3].

 

 

Une utopie des frontières ouvertes ?

Open-Border Utopia?

Si utiles que soient les visions utopiques, il est sujet à caution que l'idée de frontières ouvertes constitue de fait une telle vision. Si tel était le cas, on pourrait parler d'une “utopie des frontières ouvertes”. Le concept de frontières ouvertes toutefois ne rencontre pas plusieurs des critères typiquement attribués à l'utopie. Par exemple, Howard Segal (2006: 3-4) définit comme utopies “vraies” celles qui 1/ sont qualitativement différentes de situations existantes; 2/ changent la société tout entière et pas juste certains aspects d'icelle[4]; et 3/ transforment le bien-être de tous les membres de la société, pas juste d'un segment de la population. Le concept de frontières ouvertes serait donc une “fausse” utopie car il ne rentre pas dans ces critères : le concept propose une vie qui serait ou ne serait pas meilleure qualitativement de celle du status quo ; il ne s'adresse qu'à un aspect très restreint de la société -à la manière dont les gens bougent entre les territoires nationaux- ; et il n'est pas formulé pour s'appliquer à l'ensemble des populations mais essentiellement aux migrants auxquels on refuse la libre migration[5].

As valuable as utopian visions may be, it is questionable whether open borders indeed constitute such a vision. If that were the case, once could speak of “open-border utopia”. The concept of open borders, however, does not meet many of the criteria typcially attributed to utopia. For example, Howard Segal (2006: 3-4) defines “genuine” utopias as (1) qualitatively different from existing conditions; (2) changing the entire society not just aspects of it[4]; and (3) transforming the well-being of all members of society, not just a segment of the population. The concept of open borders would be a “false” utopia because it does not meet these criteria: it proposes a life that may or may not be qualitatively different from the status quo; it addresses only a small aspect of society—i.e. how people move between national territories; and it is not concerned with all people but mainly with the migrants who are denied free migration.[5]

De surcroît, on peut avancer que l'état de frontières ouvertes est déjà partiellement réalisé et donc pas du tout utopique. Par exemple, la libre mobilité des personnes existe entre la plupart des pays européens ayant signé les accords de Shengen. Elle existe également à l'intérieur de la plupart des états-nations, bien que des frontières politiques se recoupent au sein des territoires nationaux à plusieurs échelles.

Furthermore, the argument can be made that the condition of open borders is already partially realized and therefore not utopian at all. For example, free mobility of people exists for the most part between the European countries that have signed the Shengen agreement. It also exists within most nation states, although political borders crisscross national territories at various sub-national scales.

Là où les frontières ouvertes entre les états-nations ne sont pas déjà une réalité, les recherches empiriques ont montré que les migrations humaines sont très difficilement (et c'est un fait bien connu) gérables et il est souvent possible que les migrants posent des requêtes légitimes pour bénéficier d'une plus grande inclusion sociale et politique (voir sur ce point Hollifield, 1992). En particulier, le respect des Droits de l'Homme qui est une caractéristique des démocraties libérales modernes, a permis aux migrants de réclamer des droits, une citoyenneté et des avantages sociaux post-nationaux et transnationaux (Sassen, 1994 ; Soysal, 1996 ; Bauböck, 1994). Quand bien même les frontières ne seraient pas forcément ouvertes en grand, les Etats ont de toutes façons déjà bien du mal à les contrôler (Pécoud et de Guchteneire, 2007).

Where open borders between nations-states are not already a reality, empirical research has shown how human migration flows are notoriously difficult to manage and migrants can often make legitimate claims to social and political inclusion (e.g. Hollifield, 1992). In particular, the commitment to human rights, which is characteristic of modern liberal democracies, has enabled migrants to claim postnational and transnational rights and citizenship and social entitlements (Sassen, 1994; Soysal, 1996; Bauböck, 1994). While borders may not be completely open, states have great difficulties controlling them (Pécoud and de Guchteneire, 2007).

De plus, John Casey (2009) a suggéré un ensemble de politiques très concrètes pour ouvrir les frontières là où des restrictions d'ordre formel continuent de peser sur la libre mobilité. Si les frontières ouvertes sont en pratique un objectif que l'on peut atteindre dans le contexte des circonstances et des relations matérielles actuelles, alors l'imaginaire des frontières ouvertes ne semble pas refléter la vision utopique d'un monde qui serait par définition éloigné et différent du nôtre. Dans un même ordre d'idées, d'autres commentateurs ont rappelé que des politiques visant l'ouverture des frontières étaient déjà largement mises en pratique par les migrants et les activistes sur une base quotidienne et ne relèvent pas de l'utopie mais font partie intégrante d'une lutte perpétuelle pour le changement (Anderson et al., 2009).

Furthermore, John Casey (2009) has suggested concrete policy steps to achieve open borders where formal restrictions still infringe of free human mobility. If open borders are practically achievable in the context of existing circumstances and material relations, then the imagination of open borders does not seem to reflect a utopian vision of a far-away and qualitatively different world. Along similar lines, other commentators have argued that open border politics are already practiced by migrants and activists on a daily basis and are not utopian but part of an ongoing struggle for change (Anderson et al., 2009).

Tout cela représente peut être des arguments valides pour montrer que l'idée de frontières ouvertes n'est pas une utopie. Le problème reste toutefois, et c'est le point que je vais développer par la suite, que l'imaginaire des frontières ouvertes n'énonce jamais une vision utopique concrète. Plutôt que de définir positivement une société meilleure, la critique qui prône l'ouverture des frontières reste à l'état de négation des conditions actuelles et aujourd'hui insatisfaisantes de la fermeture et de frontières qui ne sont ouvertes que pour un groupe restreint de personnes. Le concept de frontières ouvertes ne progresse donc pas au delà de la simple négation.

These may be valid arguments that open borders is not a utopian concept. The point I develop below, however, is that the imagination of open borders never articulates a concrete utopian vision. Rather than positively defining a better society, the open-border critique is a negation of contemporary, unsatisfactory conditions of closed borders and of borders that are only open to a select group of people. The concept of open borders does not advance beyond negation.

 

 

Les frontières ouvertes comme négation

Open-Borders as Negation

Dans cette partie, j'aborderai la littérature sur les frontières ouvertes plus en détail: cet examen démontre en effet que les chercheurs conçoivent l'idée de frontières ouvertes essentiellement comme une négation.

In this section, I examine the open-borders literature more closely. This examination demonstrates that scholarship conceives of open-borders foremost as a negation.

La littérature traitant des frontières ouvertes est abondante et son volume est en augmentation rapide (voir par exemple Bauder, 2003; Casey, 2009; Carens, 1987; Cole, 2000; Hayter, 2000; Riley, 2008; Scarpellino, 2007). Joseph Carens a tenu un rôle pionnier et essentiel dans la discussion sur les frontières ouvertes du point de vue de la philosophie politique universaliste, radicale et libérale. Dans son ouvrage novateur “Etrangers et citoyens”, Carens (1987: 252) affirme que la citoyenneté et le droit qui lui est associé de pénétrer et de demeurer sur le territoire d'un état est “l'équivalent moderne du privilège féodal”. S'inspirant de divers théoristes politiques libéraux et de leurs approches différenciées du libéralisme, il avance qu'une mobilité transfrontalière restreinte ne peut être justifiée sur des bases libérales. Suivant Robert Noziek, Carens s'inscrit contre l'argument que les citoyens posséderaient un droit collectif de propriété de leur territoire national qui pourrait légitimer le déni d'entrée aux non-citoyens. De la même manière, il étend la Théorie de la Justice de John Rawls (1971) pour montrer qu'une fois que la conception d'un système politique fermé qui encadrerait l'existence humaine se relâche le droit à la migration doit être considéré comme une liberté fondamentale. Assumant une perspective utilitariste, Carens poursuit en suggérant que les restrictions à la mobilité transfrontalière désavantagent typiquement les migrants potentiels bien plus qu'elles ne bénéficient aux non-migrants. Ces restrictions ne peuvent donc être justifiées alors qu'elles réduisent l'utilité collective à la fois chez les migrants et chez les non-migrants.

The literature on the concept of open borders is substantial and rapidly growing (e.g. Bauder, 2003; Casey, 2009; Carens, 1987; Cole, 2000; Hayter, 2000; Riley, 2008; Scarpellino, 2007). Joseph Carens has been an early and key proponents of open borders from a universalist liberal political philosophy perspective. In his path-breaking essay “Aliens and Citizens”, Carens (1987: 252) claims that citizenship and the associated right to enter and remain in a state’s territory is “the modern equivalent of feudal privilege”. Drawing on various liberal political theorists and their different approaches to liberalism, he argues that restricted cross-border mobility cannot be justified on liberal grounds. Following Robert Noziek, Carens demolishes the argument that citizens possess a collective right to the property of their national territory that could legitimate the denial of entry to non-citizens. Similarly, he extends John Rawls (1971) theory of justice to show that once the assumption of a closed political system that frames human existence is relaxed, the right to migration must be considered a basic liberty. Assuming a utilitarian perspective, Carens further suggests that cross-border mobility restrictions typically disadvantage potential migrants to a greater degree than they benefit non-migrants. These restrictions thus cannot be justified when they reduce collective utility among migrants and non-migrants.

Phillip Cole (2000) a poursuivi les appels de Carens à une ouverture des frontières. Il rejette ainsi les restrictions aux migrations entendues comme un moyen de sécuriser les principes libéraux de propriété privée et de communauté (Walzer, 1983), arguant qu'ils violent le principe libéral central d'égalité entre les hommes. Cet argument est aussi opposé au principe hobbesien qui pose que les états menacés peuvent restreindre les migrations internationales : le principe d'égalité entre les hommes reste plus fort que le droit au maintien d'un appareil d'Etat. De surcroît, le genre de migration que les états restreignent la plupart du temps ne constitue pas une menace à leur existence même, et ne peut donc servir de base à une demande de restriction de la mobilité fondée sur des principes hobbesiens (Bauder, 2003).

Phillip Cole (2000) extends Carens’ call for open borders. He rejects migration restrictions aiming to enforce the liberal principles of private property or the principle of community (Walzer, 1983) on the grounds that they violate the core liberal principle of human equality. This argument also holds up against Hobbesian claims that states under threat can restrict cross-border migration: the principle of human equality trumps the right to maintain a state apparatus. Furthermore, the kind of migration that states typically restrict does not pose a threat to their very existence and therefore cannot be used to sustain a Hobbesian claim to mobility restrictions (Bauder, 2003).

De tels appels libéraux pour l'ouverture des frontières rejettent un monde aux frontières closes mais n'énoncent toutefois pas une utopie positive ; ils ne définissent pas les circonstances particulières dans lesquelles les gens vivraient une fois les frontières ouvertes mais ils offrent simplement une critique et un rejet de la condition actuelle de restriction à la mobilité transfrontalière.

Such liberal calls for open borders negate a world of closed-borders but they do not articulate a positive utopia; they do not define the particular circumstances in which people will live when open borders are realized. Rather, they simply critique and reject the present condition of restricted cross-border mobility.

Carens remarque également que cette critique d'ordre négatif n'a pas vocation à être mise en œuvre dans le réel. Dans un échange avec John Isbister, il écrit :

Carens also remarks that his negative critique is not for implementation in a concrete way. In an exchange with John Isbister, he writes:

« Plaider pour l'ouverture des frontières n'a pas vraiment pour objectif de proposer des recommandations aux politiques publiques au présent ou dans un possible futur. Il ne s'agit pas ici de conseiller des Présidents et des Premier Ministres ni des administrateurs ou législateurs. La demande sert plutôt une fonction heuristique, nous révélant un peu de la nature spécifique des fautes morales du monde dans lequel nous vivons, des institutions que nous habitons, et de la situation sociale de ceux qui résident dans les pays riches et industrialisés. (Carens, 2000: 643)[6] »

The open borders argument is not really intended as a concrete recommendation for current policies or one in a foreseeable future. It is not intended as advice to presidents and prime ministers or to administrators and legislators. Rather, it serves a heuristic function, revealing to us something about the specific character of the moral flaws of the world in which we live, the institutions we inhabit, and the social situation of those who dwell in rich industrial states. (Carens, 2000: 643)[6]

Dans le sens où le concept de frontière ouverte n'énonce pas d'alternative concrète au réel, il ne peut donc être considéré comme utopique. Carens et ses camarades libéraux avocats de l'ouverture des frontières ont formulé une critique des restrictions de mobilité à partir d'une position de philosophie politique libérale. Cette critique interne fait l'impasse d'une vision concrète des pratiques sociales et des institutions politiques qui seraient de mise dans un futur aux frontières ouvertes. En ce sens, l'argument pour des frontières ouvertes ne va jamais au-delà de la négation et laisse ouverte la manière dont ce futur aux frontières ouvertes pourrait se réaliser.

In the sense that the open-borders concept does not articulate concrete alternatives, it cannot be considered utopian. Rather, Carens and his fellow liberal open-borders advocates have voiced a critique of mobility constraints from a liberal political-philosophy perspective. This internal critique lacks a concrete vision of social practices and political institutions of an open borders future. In this way, the open-borders argument never advances beyond negation and leaves open the manner in which this future of open borders should unfold in positive terms.

L'ouverture des frontières ouvertes a aussi été proposée dans des perspectives d'économie politique et post-coloniale. Ces perspectives se distinguent de la perspective libérale soulignée plus haut sur la base des relations historiques et matérielles du capitalisme et du colonialisme, plus que sur celles d'une morale universelle réclamant l'égalité (Bauder, 2003; Brown, 1992; Hayter, 2000; Sharma, 2006).

Open-borders have also been advocated from political-economy and post-colonial perspectives. These perspectives are distinct from the liberal perspective outlined above and present critique on the basis of the material and historical relations of capitalism and colonialism rather than universal moral claims of equality (Bauder, 2003; Brown, 1992; Hayter, 2000; Sharma, 2006).

Par exemple, Bridget Anderson, Nandita Sharma et Cynthia Wright (2009) ont récemment rejeté l'idée que les politiques cherchant à éliminer les frontières actuelles relèveraient de l'utopie. Elles expliquent que « n'importe quelle étude des frontières nationales doit nécessairement commencer par reconnaître leur caractère purement idéologique » (Anderson et al., 2009: 6). En tant qu'idéologies, les frontières légitiment les relations matérielles existantes en créant des identités qui leur sont subordonnées -comme la catégorie “migrant”- et en naturalisant ces identités. De surcroît, les frontières servent à déshumaniser les individus pris dans la catégorie “migrant” (Anderson et al., 2009; voir aussi Sharma, 2006). Le rejet des frontières remet donc en cause les subjectivités mêmes qui ont été créées et imposées par ces mêmes frontières[7].

For example, Bridget Anderson, Nandita Sharma and Cynthia Wright (2009) have recently rejected that the politics seeking to eliminate current borders are utopian. They explain that “any study of national borders needs to start with the recognition that they are thoroughly ideological” (Anderson et al., 2009: 6). As ideologies, borders legitimate existing material relations by creating subject identities – like the category “migrant” – and by naturalizing these identities. Furthermore, borders serve to dehumanize the people captured in the category “migrant” (Anderson et al., 2009; also Sharma, 2006). The rejection of borders thus challenges the very subjectivities created and imposed by borders[7].

Ce rejet des frontières et des pratiques actuelles qui leur sont associées n'est toutefois pas nécessairement lié à la formulation positive d'un monde sans frontières alternatif. Les mouvements politiques en faveur de l'abolition des frontières revendiquent en fait bien plus en premier lieu le droit à la libre circulation et au libre choix du lieu de résidence, ainsi que la possibilité pour les migrants d'être libérés des catégories dans lesquelles les frontières les enferment. Quoique ces politiques visent « un changement révolutionnaire » (Anderson et al., 2009: 12), les résultats concrets de ce changement restent très ouverts.

This rejection of borders and current border practices, however, is not necessarily tied to a positive articulation of an alternative world without borders. Rather, no-border politics first and foremost demand the right to free movement and the right to stay, and the liberation of migrants from the categories which borders impose on them. Although these politics aim at “revolutionary change” (Anderson et al., 2009: 12), the concrete outcome of this change is open.

 

 

Des utopies positives formulées autour du concept de frontières ouvertes

Positive Open-Border Utopias

Quand bien même la plupart des descriptions de l'utopie a négligé la question des frontières (Best, 2003), à plusieurs reprises les frontières ouvertes ont fait partie intégrante de l'énonciation d'une utopie positive. L'énoncé positif de l'utopie reste toutefois problématique. Theodor Adorno a ainsi argué que l'utopie ne devrait pas être énoncée positivement, ou concrètement, car dès lors elle « serait comme ça et comme ça [so und so wird es sein] » (Adorno et Bloch, 1964). Une telle définition positive de l'utopie nous renverrait donc à l'idéalisme. Au contraire, selon Adorno et sa dialectique négative (1966), la critique devrait s'en tenir à la contradiction et à la négation. L'énonciation d'une utopie positive ne pourra jamais qu'émerger des circonstances actuelles, et devra donc nécessairement s'appuyer sur les langues et concepts existants. En conséquence, essayer de définir l'utopie comme un monde alternatif concret ne ferait qu'étouffer le libre développement de futurs possibles, y compris les futurs pour lesquels le langage et les concepts manquent encore pour les décrire. Seule la critique au stade de la négation préserverait la totalité des possibles pour le développement du futur.

Although most descriptions of utopia have neglected borders (Best, 2003), instances exist in which open borders have been part of positively articulated utopias. Positive articulations of utopia, however, are problematic. Theodor Adorno argues that utopia should not be articulated positively, or concretely, as “it will be like this and this [so und so wird es sein]” (Adorno and Bloch, 1964). Such a positive definition of utopia would be a throwback into idealism. Instead, according to Adorno’s (1966) negative dialectics, critique should remain at the position of contradiction and negation. Articulations of utopia in a positive way will always arise out of present circumstances, and will necessarily rely on existing language and concepts. Seeking to define utopia as a concrete alternative would therefore stifle the free unfolding of possible futures—including futures that we yet lack the language and concepts to describe. Only critique at the stage of negation will preserve all alternative possibilities for the future.

Je vais donc discuter désormais les utopies marxistes et libérales. Ces deux utopies posent problème car - ainsi qu'Adorno l'a montré -, elles sont aveugles aux possibles pour lesquels il n'existe pas encore de point de référence. Tout au contraire, elles fixent le futur sur la base des pratiques matérielles et discursives contemporaines, et dès lors reproduisent les idéologies préexistantes (Mannheim, 1952 [1929]). La notion de frontières ouvertes -en elle-même simple négation des conditions actuelles de fermeture des frontières- est dès lors incorporée dans un schéma idéologique totalisant et rigide.

Below I will discuss socialist and free-market utopias. Both of these utopias are problematic because—as Adorno has pointed out—they foreclose possibilities for which currently no terms of reference exist. Instead, they fix the future based on contemporary material practices and discursive concepts, and thereby reproduce ideologies that already exist (Mannheim, 1952 [1929]). The notion of open borders—in itself merely the negation of the present condition of closed borders—is incorporated into an overarching and rigid ideological framework.

L'idéologie socialiste a longtemps envisagé un monde dans lequel la lutte des classes et l'exploitation des travailleurs seraient annihilés. Ces visions ont évolué au-delà de la simple négation et ont été exprimées sous forme concrète et positive. Marx (par exemple 1982 [1848]) et Engels (par exemple 1971 [1880/1882]) ont ainsi eu l'occasion de critiquer les utopies socialistes car ils voyaient en elles un retour à l'idéalisme. Bien au contraire, ils ont souligné que leur propres prédictions étaient scientifiquement fondées dans l'Histoire et dans les relations matérielles de leur temps. Les socialistes marxiens ont toutefois continué de se projeter dans un futur énoncé de manière positive. Dans ce futur, la négation du capitalisme par le socialisme prendrait des formes concrètes et positives.

Socialist ideology has long envisioned a world in which capitalistic class-struggle and labour exploitation are annihilated. These visions have moved beyond negation and have been expressed in concrete, positive forms. Marx (e.g. 1982 [1848]) and Engels (e.g. 1971 [1880/1882]) critiqued socialist “utopias” because they saw in them a return to idealism. Conversely, they stressed that their own predictions are scientifically grounded in history and the material relations of their day. Nevertheless, Marxian socialists continued to envision a positively articulated future. In this future the negation of capitalism by socialism takes on concrete, positive forms.

Le Marxiste autrichien Otto Bauer a ainsi proposé une vision concrète d'un monde futur socialiste qui ne serait pas un simple « fantasme » mais serait basé sur la raison scientifique et une « évaluation raisonnée » (Bauer, 1907: 521). Dans cette vision, les migrations transfrontalières suivraient un principe de « régulation consciente de la migration... [qui] attirerait les migrants là où l'augmentation du nombre des travailleurs permettrait de multiplier la productivité du travail » (Bauer, 1907: 515, ma traduction). L'Etat ne contrôlerait donc plus les mouvements de travailleurs pour son propre intérêt mais plutôt, les communautés nationales seraient détachées du territoire national et seraient mobiles à travers les frontières nationales. Le principe de nationalité reste l'organisation rationnelle de cette société socialiste ; ce principe « balayera toutes les idéologies traditionnelles dès que le barrage du capitalisme aura cédé » (Bauer, 1907: 511, ma traduction). Bauer (1907: 520) poursuit en expliquant que dans ce monde socialiste les citoyens d'une nation ne migreront plus sur une base individuelle mais plutôt en tant qu'entité juridique reconnue (öffentlich-rechtliche Körperschaft), ce qui assurerait que les droits culturels, sociaux et économiques des migrants soient protégés.

Austro-Marxist Otto Bauer presented such a concrete vision of a future socialist world that is not a “phantasy” but based on scientific reason and “sober assessment” (Bauer, 1907: 521). In this vision cross-border migration follows a “conscious regulation of migrations … [that] will attract immigrants where the increased number of workers multiplies the productivity of labour” (Bauer, 1907: 515, my translation). The state will no longer control labour flows in its own interests. Rather, national communities will be detached from state territory and be mobile across state borders. The principle of nationality is the rational organizing principle of this socialist society; this principle will “sweep away all traditional ideologies as soon as the dam of capitalism is broken” (Bauer, 1907: 511, my translation). Bauer (1907: 520) further explains that in this socialist world members of a nation will no longer migrate as individuals. Rather, they will migrate as a corporate-legal entity (öffentlich-rechtliche Körperschaft) which ensures that the migrant’s cultural, social and economic rights are protected.

Dans le futur socialiste de Bauer, la prééminence du principe de nationalité est une nécessité historique et matérielle[8]. Les frontières ouvertes sont une conséquence de ce principe. Au sens où une société future différente y est concrètement énoncée, Bauer, avec son imaginaire socialiste des frontières ouvertes, propose une vraie utopie. Mais de surcroît, son principe dominant de la nationalité exclut d'autres futurs possibles pour l'organisation sociale et la mobilité transfrontalière.

In Bauer’s future socialist world, the dominance of the principle of nationality is a historical and material necessity[8]. Open borders are a consequence of this principle. In the sense that a transformed future society is concretely articulated, Bauer’s socialist imagination of open borders represents a genuine utopia. Furthermore, the overarching principle of nationality excludes other futures of social organization and cross-border mobility.

L'idéologie du libre-marché a donné lieu à l'énonciation d'une tout autre utopie positive. Il y a près d'un quart de siècle, Ruth Levitas (1990: 186-187) a fait la remarque que la « Nouvelle Droite néolibérale » visualisait un futur utopique pour la société où les individus seraient en libre compétition les uns avec les autres dans le cadre du marché du travail, sans que l'Etat intervienne. Nick Gill (2009) a récemment montré que cette idéologie du libre-marché a aussi joué un rôle très important dans le débat sur l'ouverture des frontières.

Another positive utopia follows the free-market ideology. Almost a quarter century ago, Ruth Levitas (1990: 186-187) observed that the “neo-liberal New Right” envisions a utopia of a society in which individuals freely compete with each other in the labour market without interference by the state. Nick Gill (2009) recently showed that this free-market ideology has also occupied an important role in the debate of open borders.

L'utopie du libre-marché critique ainsi le principe de fermeture des frontières : aucun travaileur n'aurait « de droit à être exempté de la compétition dans le marché du travail » grâce à des politiques protectionnistes de gestion des flux aux frontières, et les entreprises auraient le droit « d'embaucher les travailleurs les moins chers » quel que soit le côté de la frontière d'où ils proviennent (Binswanger, 2006: document non paginé). Dans l'utopie du libre marché, les travailleurs occupent systématiquement les emplois qui leur correspondent, à la condition que soit possible une totale mobilité géographique qui ne serait pas perturbée par l'intervention de l'Etat. Toutes les restrictions imposées par les frontières empêchant ou bloquant la venue des travailleurs correspondant aux emplois perturbe l'ordre naturel du marché. Les restrictions aux frontières sont dès lors à bannir de cette utopie du libre-marché.

The free-market utopia critiques closed borders in this way: no worker has the right “to be exempt from competition in the labor market” through protectionist border politics, and businesses have the right to “hire the lowest cost workers” no matter from which side of the border they come (Binswanger, 2006: no page). In the free-market utopia, workers and job are matched under conditions of complete geographical mobility undisturbed by the state’s interventions. Any restrictions imposed by borders that prevent or obstruct matching workers with corresponding jobs distort the natural order of the market. Border restrictions therefore have no place in this free-market utopia.

Jason Riley (2008: 220) a plaidé pour cette utopie du libre-marché en s'appuyant sur le cas de la frontière étasunienne [Etats-Unis/Mexique, NDT] : il avance que «la liberté de mouvement des travailleurs renforce l'efficacité et la productivité de notre économie. De fait, les immigrés ont tendance à stimuler la croissance économique plus qu'ils ne causent la montée du chômage”. L'ouverture des frontières permettrait que le mécanisme de l'offre et de la demande qui régit le marché du travail ne soit pas artificiellement déformé. Dans des conditions de frontières ouvertes, la loi du marché pourrait selon lui librement permettre le développement et la maximisation de leur potentiel utile pour les travailleurs, les employeurs et la société dans son ensemble.

Jason Riley (2008: 220) made the case for this free-market utopia in the context of the US border: he argued that “the free movement of labor adds efficiency and productivity to our economy. Hence, immigrants tend to stimulate economic growth rather than cause unemployment”. Open borders ensure that the labour demand-supply mechanism is not artificially distorted. Under the conditions of open borders, the market principle can freely unfold and maximize the utility for workers, employers and society as a whole.

Cette utopie du libre-marché partage un certain nombre de caractéristiques avec d'autres utopies positives : tout d'abord, elle se projette dans un futur encore bien lointain ; en particulier, une mobilité des travailleurs qui se ferait sans contraintes n'existe pas encore. De fait, et de manière assez symptomatique, les théories économiques reconnaissent le caractère irréaliste du concept de frontières ouvertes en le qualifiant de «supposition»[9]. Ensuite, l'utopie du libre-marché nie les conditions actuelles de fermeture et de contrôle des frontières, conditions qui produisent une distorsion du marché. Enfin, cette utopie propose l'image positive d'un monde aux frontières ouvertes dans lequel le marché du travail serait régi par le principe du libre-marché. Enfin, tout comme la description que fait Bauer d'un monde socialiste du futur, cette utopie du libre-marché ne permet pas de principe de régulation autre et nie finalement toute possibilité d'alternative pour ce qui est d'imaginer un futur aux frontières ouvertes.

This free-market utopia shares several characteristics with other genuine utopias: First, it represents a far-away world. In particular, the unconstrained mobility of labour does not exist. In fact, economic theories typically acknowledge the unrealistic nature of open borders by calling it an “assumption”[9]. Second, the free-market utopia negates current conditions of closed and controlled borders, which produce a market distortion. Third, it articulates a positive image of an open-border world in which the labour market is regulated by the principle of the free market. Similar to Bauer’s description of a future socialist world, this free-market utopia does not permit any other principles of regulation and denies alternative possibilities of open-border futures.

 

 

Conclusion

Conclusion

Bien que la notion de monde sans frontières soit « un objectif difficile à atteindre » (Preston, 2003: 186), il convient néanmoins de ne pas tenter d'en tirer l'énoncé d'une utopie positive. Quoique la notion soit construite comme la négation d'un monde aux frontières fermées et étroitement contrôlées, elle ne propose pas pour autant un monde alternatif dans lequel les institutions et les pratiques futures soient clairement définies. Les divers jugements de valeur polémiques qui rejettent l'imaginaire des frontières ouvertes en le taxant d'utopie passent dès lors à côté du problème.

Although, a world with open-borders “is an elusive goal” (Preston, 2003: 186), it must not be a articulated as a positive utopia. Although the notion of open borders negates a world with closed and tightly controlled borders, it does not present an alternative world in which future institutions and practices are clearly defined. Polemical labels dismissing the imagination of open borders as “utopian” are thus misguided.

De manière paradoxale, de nombreux commentateurs qui écartent en la taxant d'absurde l'idée de frontières ouvertes pour les personnes présenteraient probablement la même idée non seulement comme une possibilité mais même comme une nécessité quand elle s'applique au capital et au commerce. Ces utopies du libre-marché -qu'elles soient centrées sur la question du capital, du commerce, ou du marché du travail- reproduisent simplement une idéologie et renforcent les conditions matérielles existantes. Par exemple, ouvrir les frontières frontières pour les travailleurs dans un contexte de libre-marché ne ferait que déchaîner les forces de l'exploitation du travail sous leur forme la plus brutale (Hiebert, 2003). Dans une telle dystopie, la migration ne constituerait « [qu'un] 'bricolage' spatial de plus qui permettrait au mécanisme capitaliste fondamental d'exploitation de continuer à fonctionner » (Gill, 2009: 116). De la même manière, l'utopie socialiste d'Otto Bauer reproduit le principe très problématique de nationalité.

Ironically many commentators who would dismiss open borders for people as an absurdity would probably also present open borders for capital and trade not only as a possibility but a necessity. These free-market utopias—whether they focus on capital, trade, or labour—merely reproduce existing ideology and re-enforce existing material relations. For example, open-borders for labour under free-market conditions would unleash the forces of labour exploitation in its most brutal form (Hiebert, 2003). In such a dystopia migration would constitute “yet another spatial ‘fix’ that allows the basic exploitative mechanism of capitalism to continue to operate” (Gill, 2009: 116). Similarly, Otto Bauer’s socialist open-borders utopia reproduces the problematic principle of nationality.

Si l'on suit Adorno, les utopies des frontières ouvertes énoncées de manière positive devraient elles aussi être rejetées car elles empêchent toute transformation sociale et politique se projetant dans un contexte autre que celui des modes de pensée contemporains. De la même manière, imaginer les frontières ouvertes en dehors du champ de l'utopie permet de critiquer de manière efficace la pratique actuelle de fermeture des frontières. Cet imaginaire formule enf ait l'opposé dialectique de la fermeture.

Following Adorno, positively articulated open-border utopias should be rejected because they foreclose social and political transformation that reaches beyond contemporary ways of thinking. Conversely, open borders as a non-utopian imagination presents a powerful critique of the existing practice of closed borders. This imagination articulates the dialectical opposite to closed borders.

En retour, cette négation pourrait permettre l'émergence d'un moment critique dans la progression dialectique qui nous mènerait à un futur où les frontières seraient abolies.  Ce qui est important, c'est que ce futur ne peut se prévoir de manière concrète car les circonstances  de sa production ne se sont pas encore matérialisées. De fait, il se pourait que nous n'ayions encore ni les mots ni les concepts pour décrire ce futur. La manière dont il va matériellement se développer reste une affaire de progression dialectique.

This negation, in turn, can constitute a critical moment in the dialectical progression towards an open-border future. Importantly, this future is not foreseeable in concrete ways because the circumstances that produce it have not yet materialized. In fact, we may still lack the language and concepts to describe this future. How exactly this open-border future will materially unfold will be a matter of dialectical progression.

La critique universitaire peut participer à cette progression. Par exemple, le respect de l'égalité des genres et des races est un objectif important à concilier avec la formulation d'un imaginaire de l'abolition des frontières (Preston, 2003; Sharma, 2006). La critique doit toutefois être attentive et éviter de définir cet imaginaire de manière trop rigide, en termes concrets et positifs. Par exemple, le concept de « démocratie » peut guider les visions d'un monde aux frontières ouvertes, bien qu'il soit encore prématuré de vouloir définir la façon dont démocratie et frontières ouvertes vont concrètement être mis en pratique au futur (Balibar, 2002, 2004; Bauder, 2011b).

Critical scholarship can participate in this progression. For example, gender and racial equalities are important aspects that need to be reconciled in an open-border imagination (Preston, 2003; Sharma, 2006). Critical Scholarship, however, must also be cautious to avoid framing open-border imaginaries in concrete and positive terms. For example, the concept of “democracy” can guide visions of open borders, although it would be premature to define how democracy and open borders will be concretely enacted (Balibar, 2002, 2004; Bauder, 2011b).

Michael Samers (2003) a proposé un autre type de contribution à l'imaginaire dialectique de l'ouverture des frontières, en essayant de réfléchir à un état global où les frontières n'existeraient pas. Bien qu'il pense cet état à une échelle globale, il s'abstient de formuler une utopie positive et reconnaît les interdépendances entre échelles globale et locale. Pour reprendre ses termes :

Michael Samers (2003) has presented another contribution to the dialectic of an open-borders imagination, by contemplating a borderless global state.  Although he associates this state with the global scale, he refrains from articulating a utopia in a positive way and recognizes the interdependencies between global and other scales. He writes:

« J'appelle de mes vœux non pas une ébauche d'utopie mais bien plutôt un imaginaire non-téléologique de ce que serait une société globale. Si cet imaginaire doit être mis en  pratique, alors il nous faudra faire un effort individuel et collectif majeur pour réfléchir à ce que serait une justice cosmopolite à une autre échelle. Telle est la tâche qui nous attend pour la prochaine étape. (Samers, 2002: 216) »

I am calling less for a sketch of utopia than a non-teleological imaginary of global society. If imagination is to lead to practice, then this will have to involve an individual and collective exertion over the question of a cosmopolitan justice at another scale. Such is our task ahead. (Samers, 2002: 216)

La question de l'échelle géographique a aussi été évoquée par Anderson et al. (2009) : ils ont ainsi réfléchi à utiliser la notion de bien commun global au service de la gouvernance d'une société sans frontières (Anderson et al., 2009). S'inspirant des travaux de Peter Linebaugh’s (2008) sur les pratiques de mise en commun, ils arguent que la libre mobilité et le droit de libre résidence devraient être des droits « communs », c'est à dire des droits qui ne seraient ni essentialisés ni abstraits à la manière des Droits de l'Homme actuels, mais au contraire des droits contextualisés. Ce que ces droits recouvreraient précisément, où même la façon dont on pourrait y arriver, ne peuvent encore être compris, car cela dépend des contextes matériels à venir dans le futur[10].

The question of geographical scale has also been evoked by Anderson et al. (2009) who have considered the notion of a global commons for the governance of a borderless society (Anderson et al., 2009). Drawing on Peter Linebaugh’s (2008) work on the practice of communing, they argue that free mobility and the right to stay should be a “common” right; i.e. a right that is not essentialized or abstracted like today’s human rights, but a contextualized entitlement. What precisely this entitlement would entail or how it will be achieved cannot yet be grasped and will depend on material contexts as they unfold in the future[10].

Mon argument est que le chemin qui mène à l'imagintion d'un monde sans frontières et aux pratiques correspondantes est un projet dialectique inachevé et ouvert. Bien que l'imaginaire des frontières ouvertes ne soit pas une utopie articulée de manière positive, il appartient au champ de la « conscience » (Bewußtsein) qui ne corespond pas à « l'être » (sein) matériel  (Mannheim, 1952 [1929]: 169). L'interaction et la réflexion continuelles entre l'imaginaire des frontières ouvertes et les pratiques matérielles de la frontière constitue une dialectique à travers laquelle la société peut atteindre la transformation du sens des frontières et de leurs pratiques associées (Bauder, 2011b).

My point is that the path towards an open-borders imagination and corresponding open-borders practices are an unfinished and open dialectical project. Although the imaginary of open borders is not a positively articulated utopia, it belongs to the realm of “consciousness” (Bewußtsein) which is not corresponding to the material “being” (sein) (Mannheim, 1952 [1929]: 169). The continual interaction and reflection between the open-border imaginary and material border practices constitute a dialectic through which society can achieve the transformation of the meanings of borders and the associated practices (Bauder, 2011b).

En d'autres termes, les imaginaires des frontières ouvertes restent encore bien flous, ils sont le reflet d'un futur apartenant à l'« l'horizon utopique », futur qui n'est pas encore fixé. Cet horizon utopique se situe au-delà de ce qui est « objectivement possible » -c'est à dire ce qui est posible dans les conditions matérielles existantes- mais implique le « réellement possible » qui serait basé sur des circonstances non encore réalisées (Bloch, 1985 [1959])[11]. La forme que prendrait un monde sans frontières répond à des anticipations intangibles qui pourront ou ne pourront pas se matérialiser au moment où le futur s'éclaircira pour nous.

In other words, imaginations of open borders present fuzzy contours of an unfixed future world at the “utopian horizon”. This horizon lies beyond the “objectively possible” – i.e. what is possible under existing material circumstances – but involves the “actually possible” based on circumstances that are not yet realized (Bloch, 1985 [1959])[11]. The contours of an open-border world are intangible anticipations that may, or may not, materialize as the future unfolds.

 

 

Remerciements : Je remercie la Fondation Alexander von Humboldt et le Conseil de Recherche en Sciences Humaines du Canada pour leur soutien, ainsi que les deux évaluateurs de cet article pour leur critique attentive et constructive.

Acknowledgements: I thank the Alexander von Humboldt Foundation and the Social Sciences and Humanities Research Council of Canada for their support, and two reviewers for their careful and constructive comments.

A propos de l'auteur : Harald Bauder, Université Ryerson, Département de Géographie, 350 Victoria St., Toronto, ON Canada M5B 2K3

About the author: Harald Bauder, University Ryerson, Department of Geography, 350 Victoria St., Toronto, ON Canada M5B 2K3

Pour citer cet article : Harald Bauder, “Open Borders: A Utopia?”, [« Un monde sans frontières: une utopie ? », translation : Sophie Didier], justice spatiale | spatial justice, n° 5 déc. 2012-déc. 2013 | dec. 2012-dec. 2013, http://www.jssj.org/

To quote this article: Harald Bauder, “Open Borders: A Utopia?”, [« Un monde sans frontières : une utopie ? », translation : Sophie Didier], justice spatiale | spatial justice, n° 5 déc. 2012-déc. 2013 | dec. 2012-dec. 2013, http://www.jssj.org/

 

 

[1] Et pour presque toutes les catégories de produits, de services et de transactions financières.

[1] And to most goods, services and financial transactions.

[2] Ainsi que dans les lieux mythiques et religieux supports d'une existence idéale, tel le jardin d'Eden dans la Bible.

[2] As well as in mythical and religious places of ideal existence, such as the biblical Garden Eden.

[3] Et ce quand bien même les mouvements transfrontaliers pourraient être restreints afin de protéger les régions de départ des effets économiques dévastateurs de la fuite des cerveaux et des compétences. Ailleurs, Harvey mentionne « des objectifs partagés de manière souple... [objectifs qui] pourraient constituer les axes co-révolutionnaires autour desquels l'action sociale convergerait et s'organiserait » (Harvey, 2011 : 20)

[3] Although cross-border movement could be restricted to protect regions from economic devastation resulting from the emigration of skills. Elsewhere, Harvey speaks of more “loosely agreed-on common objectives … [that] could be the corevolutionary points around with social action could converge and rotate” (Harvey, 2011: 20).

[4] Tout le monde n'est pas d'accord sur ce point : alors que Théodore Adorno par exemple avance que l'utopie se réfère à la transformation de la société dans son ensemble, son contemporain Ernst Bloch rétorque que l'utopie est souvent élaborée en référence à des contextes particuliers et permet de passer au-delà de manquements spécifiques de l'existence humaine (Adorno et Bloch, 1964).

[4] Not everyone may agree on this point: While Theodor Adorno, for example, agrees that utopia refers to the transformation of society as a whole, his contemporary Ernst Bloch counters that utopia often references particular contexts and overcomes specific shortcomings in human existence (Adorno and Bloch, 1964).

[5] Je n'écarte pas le fait que l'ouverture des frontières puisse avoir des conséquences qui changeraient fondamentalement la vie pour la totalité des membres de la société (à une échelle mondiale). Bridget Anderson, Nandita Sharma, et Cynthia Wright (2009: 12) remarquent par exemple que leur conception d'une politique réussie d'abolition des frontière “aura un impact profond sur toutes nos vies car elle s'inscrira dans une redéfinition des économies et des sociétés qui dans un sens ne serait pas compatible avec le capitalisme, le nationalisme ou ce mode d'appartenance contrôlé par les états qu'est la nationalité”. Toutefois, la nature concrète de ces conséquences ne fait typiquement pas partie des discussions entre avocats de l'ouverture des frontières.

[5] I am not ruling out that open borders may have consequences that fundamentally change life in its totality for all members of (global) society. Bridget Anderson, Nandita Sharma, and Cynthia Wright (2009: 12), for example, remark that their particular idea of successful no-border politics “will have a very profound effect on all of our lives for it is part of a global reshaping of economies and societies in a way that is not compatible with capitalism, nationalism, or the mode of state-controlled belonging that is citizenship.” Yet, the concrete nature of the consequences is typically not part of the discussion among open borders advocates.

[6] Carens a rejeté l'usage du concept de monde sans frontières comme outil utile pour l'élaboration des politiques actuelles, et ceci a probablement contribué à la confusion entre monde sans frontières et utopie, le concept pouvant être pris comme une absurdité au regard des conditions matérielles existantes.

[6] Carens’s rejection of the open-borders concept as a useful tool for the real-politics of today may have contributed to the confusion of open borders as a utopia in the sense that it can be dismissed as an absurdity under current material relations.

[7] Il y a ici un glissement de sens entre « abolition des frontières » et « frontières ouvertes ». Le premier rejette catégoriquement la frontière, quand le second prône la libre mobilité à travers les frontières. Les deux positions sont toutefois assez similaires pour la discussion qui nous préoccupe. En raison de ces similarités, j'ai donc assimilé ici les deux notions.

[7] There is a slippage between this “no borders” and “open-borders” arguments. The former rejects borders categorically, while the latter argues for free mobility across borders. In the context of whether free mobility of people constitutes a mere critique or positive utopia, the two positions, however, are rather similar. Because of their similarities in this particular context, I have conflated the discussion of the no-borders and open-borders viewpoints.

[8] D'autres auteurs marxistes ont été très critiques de la « nation » comme principe fondamental d'organisation et ont plutôt centré leurs analyses sur le principe de classe (voir notamment Brown, 1992).

[8] Other Marxist writers have been suspicious of the “nation” as an organizing principle and instead focused their analyses on the principle of class (e.g. Brown, 1992).

[9] De manière paradoxale, les pratiques et les politiques néolibérales faisant la promotion des idéologies du libre-marché se sont appuyées justement sur la fermeture des frontières pour réguler les marchés nationaux du travail (voir à ce sujet Simmons, 1999 ; et Bauder, 2011a).

[9] Ironically, neo-liberal practices and policies that claim to promote free-market ideologies have relied precisely on closed borders to regulate national labour markets (e.g. Simmons, 1999; Bauder, 2011a).

[10] D'autres échelles géographiques comme l'échelle locale pourront être mobilisées par les migrants (et les non-migrants) afin d'obtenir des droits basés sur la résidence (Bauder, 2012). De surcroît, des possibilités de gouvernance autre pourraient exister à des échelles qui ne peuvent encre se concevoir au jour d'haujourd'hui (voir à ce sujet Mountz et Hyndman, 2006). L'imaginaire des frontères ouvertes doit rester ouvert, à toutes les échelles possibles.

[10] Other geographical scales may involve the local at which migrants (and non-migrants) may obtain rights based on residence (Bauder, 2012). Furthermore, possibilities of governance may exist at scales that are not conceivable at this time (e.g. Mountz and Hyndman, 2006). The open-border imaginary must remain open to all possible scales.

[11] Ernst Bloch utilise plusieurs termes là où ma traduction est plutôt libre : par exemple, il emploie en référence à ce qui est « objectivement possible » l'expression de “objektiv möglich” (p. 225) ou celle de “sachhaft-objektgemäß Mögliche” (p. 264), et pour “réellement possible” celle de “real Mögliche” (p. 226) ou celle de “objektiv-real Mögliche” (p. 271).

[11] Ernst Bloch uses various terms to refer to my liberal translation: for example, he refers to the “objectively possible” as “obektiv möglich” (p. 225) or the “sachhaft-objektgemäß Mögliche” (p. 264), and to the ““actually possible” as the “real Mögliche” (p. 226) or “objektiv-real Mögliche” (p. 271).

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