Une photo pour penser les inégalités

Picturing Inequalities

La photographie ci-dessous a fait le tour du monde. Son auteur, le photographe brésilien Tuca Vieira, se plaint parfois de ce qu'elle lui a échappé, mais il prolonge ensuite sa réflexion de façon intéressante et nuancée.

The picture below has been seen throughout the world. The photographer, Brazilian Tuca Vieira, may rue the fact it has escaped him, but he has many other interesting points to make.

 

 

Photo 1 Inégalité

Photo 1 Inequality

1.Sao Paulo 1-5 Paraisopolis

©Tuca Vieira 2007. http://www.tucavieira.com.br/

©Tuca Vieira 2007. http://www.tucavieira.com.br/

 

 

Tuca Vieira écrit [1]: « Récemment, j'ai trouvé une photo de moi sur Facebook, sans mention de l'auteur, mais avec des centaines de commentaires. Personne ne se demandait qui a pris la photo. Elle a été faite il y a une dizaine d'années pour la Folha de S. Paulo et je reçois encore du monde entier des demandes de reproduction dans des livres, des magazines et du matériel éducatif. Je lui dois beaucoup. Elle a fait connaître mon travail, m'a valu des prix, m'a conduit à des expositions ici et à l'étranger. Mais le fait est que j'ai perdu le contrôle de cette image ».

Tuca Vieira writes [1] : « Recently I found this picture I took on Facebook, with no mention of the author, but with hundreds of comments. No one cared who had taken the picture. It was made ten years ago for the Folha de S. Paulo and I keep receiving requests from all over the world to reproduce it in books, magazines and educational material. I owe this picture a lot. It made my work famous, brought me prizes and helped me exhibit here and abroad. But the fact is I’ve lost control over this picture ».

Il raconte ensuite que la photo a figuré sur l'affiche, les invitations, la brochure, et la carte postale de l'exposition Global Cities, en 2007 à la Tate Modern de Londres où il avait été invité pour l'ouverture, mais pas au dîner de célébration, sans doute parce que « le gars qui a fait l'image emblématique de l'exposition n'avait pas le statut d'artiste ».

Tuca goes on to explain that the picture was on the posters, invitations, leaflets, and postcards of the exhibition Global Cities, in 2007 at the Tate Modern, in London, and he was invited for the opening, but not to the gala dinner, presumably because « the guy who made the emblematic picture for the exhibition did not have the full status of an artist ».

Il prolonge alors sa réflexion sur ce que l'impact de la photo a représenté pour lui : « J'ai commencé à être présenté comme “Tuca, le gars qui a pris cette image”. […] Aujourd'hui, cette situation ne me dérange pas […] cette photo me fera peut-être atteindre ce qui devrait être l'objectif d'un artiste : provoquer une réflexion sur le monde et non sur le travail et son auteur. C'est peut-être le grand mérite de la photo. Elle s'est libérée de son auteur et du contexte original pour enrichir un débat sur le Brésil, l'Amérique latine, sur l'inégalité. Pour un fils de militant socialiste, élevé dans l'indignation et le désir de changement social, rien ne pouvait être plus gratifiant. Le journalisme, l'art et la politique sont ici inséparables ».

He has further thoughts on the impact of the picture on himself : « They started introducing me as ‘Tuca, the guy who took that picture’ […] Today I don’t mind all that much […] it may be that this picture will help me attain what should be any artist’s objective : make people think about the world rather than about the work and its author. It may be photography’s great merit. It has freed itself from its author, and from the original context, to take part in a debate about Brazil, Latin America, inequality. As the son of socialist activists, raised on indignation and the aspiration to social change, nothing could please me more. Journalism, art and politics are inseparable ».

Profitons à notre tour de l'anecdote pour pousser la réflexion. La photo a été prise à Paraisópolis, un bidonville de São Paulo enclavé dans le quartier chic de Morumbi, où se situe le palais du gouverneur de l´'État.

Let’s take the story one step further. This picture was taken in Paraisópolis, a São Paulo slum within the wealthy Morumbi area, where the State governor has his palace.

 

 

Photo 2 Paraisópolis

Photo 2 Paraisópolis

2.Sao Paulo Paraisopolis

©Hervé Théry 2014

©Hervé Théry 2014

 

 

La favela Paraisópolis[2] est située dans la zone sud de la ville de São Paulo, dans le district de Vila Andrade, et compte une population de plus de 60 000 habitants sur 118 hectares selon le recensement des « Aglomerados Subnormais » (agglomérations subnormales, euphémisme pour favela ou bidonville) de l'IBGE, l'Institut Brésilien de Géographie et Statistique. Elle est issue d'un lotissement destiné à accueillir des maisons pour classes supérieures lancé en 1921, résultat de la division de l'ancienne fazenda Morumbi en 2 200 lots de 10 m x 50 m.

Favela Paraisópolis[2] is located on the south of the city of São Paulo, in the Vila Andrade district, and has over 60.000 inhabitants within its 118 hectares according to the census of « Aglomerados Subnormais » (abnormal agglomerations, a euphemism for favela or slum) of the IBGE, the Brazilian Institute of Geography and Statistics. It was initially planned for upper-class housing in 1921, when the former Morumbi fazenda was split into 10 by 50 meters[3] plots.

Dans les années 1950 ont commencé les « invasions » de lots, restés vides dans ce quartier semi-rural, par des familles à faible revenu, en majorité des migrants du Nordeste (la région la plus pauvre du pays), attirés par la possibilité de trouver des emplois dans le bâtiment dans une ville alors en pleine expansion  : sa population est passée de 2,2 millions d'habitants en 1950 à 3,8 millions en 1960 (4,7 pour l'agglomération, dite Région métropolitaine de São Paulo). On notera que la commune comptait plus de 11 millions d'habitants au recensement de 2010 (19,6 pour l'agglomération), contre 31 385 habitants au premier recensement fiable, en 1872, ayant donc multiplié sa population par 358 en 138 ans[3].

In this rural area, the plots remained empty until the 1950s when they started to be « invaded » by low-income families, mostly immigrants from the Nordeste, the poorest region of the country, attracted by job openings in booming building industries : the population of the city rose from 2.2 million in 1950 to 3.8 million in 1960 (4.7 for the whole urbanized area, the Metropolitan Region of São Paulo). Having reached 11 million inhabitants according to the 2010 census (19,6 for the Metropolitan Region), from a starting point of 31 385 inhabitants on the first reliable census in 1872, its population had in fact been multiplied by 358 in 138 years.

 

 

Tableau 1 La croissance de la ville, de l'agglomération et de l'État de São Paulo

Tableau 1 Population growth of the city, Metropolitan Region and State of São Paulo

Capture d’écran 2015-01-13 à 17.50.53Capture d’écran 2015-01-13 à 17.49.10

 Fonte: IBGE, Censos Demográficos

 Fonte: IBGE, Censos Demográficos

En raison de l'indifférence des pouvoirs publics et des difficultés de la régularisation foncière, la favela comptait déjà 20 000 habitants en 1970. Au même moment, de nouveaux quartiers aisés et des condominiums de luxe ont été créés autour des zones d'invasion, souvent construits par les résidents de Paraisópolis.

The favela itself, disregarded by city authorities and struggling to gain legal status, had 20.000 inhabitants by 1970. Well-to-do neighbourhoods and luxury condos were springing up around it, often built by workers from Paraisópolis.

Paraisópolis a une forte densité de population, 1 000 habitants par hectare. Seulement 25% de cette population vit dans des maisons disposant d'accès aux égouts, la moitié des rues ne sont pas goudronnées et 60% utilisent des moyens illicites pour obtenir de l'électricité. On dispose de bien d'autres informations détaillées sur le portail statistique et visuel de l'IBGE à propos des aglomerados subnormais  (figure 3, qui indique pour chaque secteur les domiciles dotés d'une salle de bain privée mais sans accès au tout-à-l'égout)).

The population density of Paraisópolis is impressive, with 1.000 inhabitants per hectare. Only a quarter of the population has sanitation, half of the streets are unpaved, and 60% of homes are illegally connected to the electricity grid. There is much more information on the portal of the IBGE on aglomerados subnormais  (on figure 3, details of houses with indoor bathrooms but no drainage).

 

 

Figure 3 Paraisópolis sur le portail IBGE des aglomerados subnormais

Figure 3 Paraisópolis on the IBGE portal of aglomerados subnormais

3.Aglomerados subnormais

 

 

Paraisópolis  est devenue une référence pour qui étudie les favelas (ou les slums, umjondolo, shammasa, iskwatres, villas miserias, barriadas ou pueblos jóvenes, comme sont appelés les bidonvilles selon les différents pays). Rien qu'en mars 2008, selon le site de la mairie de São Paulo[4], Paraisópolis a reçu des délégations internationales venues de Lagos (Nigeria), Ekurhuleni (Afrique du Sud), Le Caire (Égypte), Manille (Philippines ), Mumbai (Inde), Rio de Janeiro (Brésil), La Paz (Bolivie), du Chili, Île-de-France et du Ghana.

Paraisópolis has become a reference for scholars of favelas (or bidonvilles, umjondolo, shammasa, iskwatres, villas miserias, barriadas or pueblos jóvenes, to mention the designation of slums in various countries). The website of the city of São Paulo[4] mentions that in a single month, March 2008, Paraisópolis received foreign delegations from Lagos (Nigeria), Ekurhuleni (South Africa), Cairo (Egypt), Manilla (Philippines), Mumbai (India), Rio de Janeiro (Brazil), La Paz (Bolivia), from Chile, Île-de-France and Ghana.

 

 

Photo 4 Enfants de Paraisópolis

Photo 4 Children of Paraisópolis

4. Enfants et cerf-volant

©Hervé Théry 2012

©Hervé Théry 2012

 

 

Tuca Vieira lui-même note que si sa photo a attiré l'attention sur cette favela, elle ne représente qu'une partie des violents contrastes qui marquent la ville de São Paulo : « À la limite, cette photo du bidonville de Paraisópolis […] ne montre pas exactement les choses comme elles sont. Ce ne sont pas les plus riches qui vivent dans ce bâtiment avec piscines, ils ne vivent pas collés aux plus pauvres, qui d'ailleurs n'habitent pas Paraisópolis. La puissance symbolique et didactique de l'image l'emporte avec sa grammaire visuelle simple ».

Tuca Vieira reminds us that if his picture drew attention to this favela, it is only one a the many violent contrasts to be seen in São Paulo : « In a way, this picture of Paraisópolis […] does not show things as they are. It is not the richest who live in the building with swimming-pools, and they are not right next to the poorest, who by the way don’t live in Paraisópolis. The symbolic and didactic power of the picture has to do with its simple visual grammar ».

On recommandera donc vivement d'aller sur son site (http://www.tucavieira.com.br), où figurent d'autres images de la ville (et d'autres lieux), dont quelques-unes sont reproduites ci-dessous. Mention spéciale pour la photo n° 8 (qui n'est malheureusement plus sur le site), qui montre un incendie de favela, un « accident » fréquent, le dernier en date s'étant produit le 10 octobre 2014 dans le quartier du Bras. Selon le documentaire Limpam com fogo (« Ils nettoient par le feu »), produit de manière indépendante par les journalistes César Vieira, Conrado Ferrato et Rafael Crespo, au cours des 20 dernières années, plus de 1 200 incendies ont été enregistrés dans les bidonvilles de São Paulo, la moitié d'entre eux entre 2008 et 2012.

We can therefore recommend a visit to the photographer’s website (http://www.tucavieira.com.br), to see many other pictures and places, a few of which are shown here. One should be mentioned in particular, photo n°8 (which unfortunately is no longer visible on the website), which shows a fire in a favela, a frequent ‘incident’, the latest having taken place in October 2014 in the Bras neighbourhood. According to the documentary Limpam com fogo (« They clean by fire »), independently produced by journalists César Vieira, Conrado Ferrato and Rafael Crespo, in the past two decades over 1.200 fires occurred in the slums of São Paulo, half of them between 2008 and 2012.

 

 

Photo 5 Favela de São Paulo

Photo 5 Favela in São Paulo

5. Sao Paulo 1-3 Zona Sul

 

 

Photo 6 L'Avenida Paulista, au centre de São Paulo

Photo 6 Avenida Paulista, in São Paulo’s center

6.Sao Paulo 1-1 Avenida Paulista

 

 

Photo 7 Immeuble du centre de São Paulo

Photo 7 Building in São Paulo’s center

7. Sao Paulo 1-7 Copan

 

 

Photo 8 Incendie de favela à São Paulo

Photo 8 Fire destroying a favela in São Paulo

8.Reportagem 10 Incàndio S∆o Paulo

©Tuca Vieira

©Tuca Vieira

 

 

Laissons la conclusion a Tuca Vieira, qui se console de ce que sa photo lui ait échappé et circulé dans le monde sans mention d'auteur et éclipse ses autres images, dont certaines sont tout aussi fortes: « Parfois, cette photo me fait chier. J'ai de nouveaux projets à montrer, mais la scène de Paraisópolis éclipse souvent d'autres réalisations. Pour quelqu'un de jeune comme moi, il est difficile de parler d'héritage. Mais c'est un sujet qui me revient involontairement lorsque cette photo refait surface. C'est ça que je laisserai à la postérité ? Est-ce que tout ce que je fais n'aura jamais l'importance de cette unique photo ? J'ai lu l'autre jour que plus de photos ont été faites au cours de ces quatre dernières années que dans le reste de l'histoire de la photographie. À bien y penser, peut-être n'est-il pas si mal d'en avoir fait au moins une qui compte ». Il a raison.

Let Tuca Vieira have the last word, as he discusses the way in which his picture escaped him and came to overshadow his other work, some of it equally potent: « Sometimes, I’m really pissed at that picture. I have new projects, but the Paraisópolis scene hides anything else I do. For someone as young as I am, you can’t talk about a legacy. But it keeps coming back, each time the picture re-surfaces. It that what I’ll be leaving to posterity ? Will anything else I do ever be as important as that single photo ? I was reading the other day that more pictures have been taken in the past four years than in the rest of the history of photography. So, to think about it, it is probably not that bad to have made one that is remembered ». He’s right.

 

 

A propos de l'auteur : Hervé Théry est Directeur de recherches au CNRS, Professeur invité à l'Universidade de São Paulo

About the author: Hervé Théry is senior fellow, CNRS, Invited professor,  Universidade de São Paulo

Pour citer cet article : Hervé Théry, "Une photo pour penser les inégalités" justice spatiale | spatial justice, n° 7 janvier 2015, http://www.jssj.org/

To quote this article: Hervé Théry, « Picturing Inequalities » justice spatiale | spatial justice, n° 7 janvier 2015, http://www.jssj.org/

 

 

[1] Texte tiré du site http://www.tucavieira.com.br/, publié initialement dans ZUM # 3 Décembre 2012.

[1] From the website http://www.tucavieira.com.br/, initially published in ZUM # 3 December 2012.

[2] Littéralement, par un bricolage étymologique luso-hellénique, "la ville du Paradis" (sic).

[2] Literally, by a conjunction of Portuguese and Greek, « the city of Paradise » (sic).

[3] L'estimation de l'IBGE pour 2014 étant de 11 895 893, on arrive à une multiplication par 379 en 142 ans.

[3] Approximately 33 by 164 feet (NdT)