Géographies féministes en pratique

Journée du 12 mars 2021 | commenté par : Judicaëlle Dietrich et Marion Tillous

Le 12 mars 2021 a eu lieu à Lyon et dans différentes villes de France une journée d’étude consacrée aux Géographies féministes en pratique organisée par la commission de Géographie féministe du Comité national français de géographie (CNFG)[1] avec le soutien de la commission de Géographie critique. Cette journée est la première de rencontres annuelles dont l’objectif est d’ouvrir un espace d’échange et de partage facilitant le développement d’outils communs et la consolidation d’un collectif de géographes féministes en France.

Grâce à un format hybride, elle a permis la tenue de plénières, d’ateliers et d’une assemblée générale. Et le présent compte-rendu en est l’un des modes de restitution. En effet, si nous étions d’accord au départ avec l’idée qu’une performance qui laisse des traces est une mauvaise performance, comme le formule Esther Ferrer[2], la mise à distance de nos rapports sociaux et les contraintes sanitaires ont nécessité de trouver des stratégies de diffusion et d’archivage des discussions sur lesquelles nous reviendrons.

En parallèle de ce compte-rendu ; un podcast a ainsi été enregistré et sera accessible sur la plateforme SPECTRE ; un fanzine[3] permet de retrouver les questionnements, émotions et points d’attention des participant·e·s et un article sur les pédagogies féministes écrit par Maria Kherbouche, étudiante de master et donc depuis ce point de vue situé, va être publié dans les Carnets d’enseignement de la revue Carnets de géographes. Enfin, ce texte paru dans JSSJ a v·lu vise à retranscrire, en guise de point d’étape, le déroulement de cet événement scientifique et humain.

Après la présentation des raisons qui nous ont amenées à préparer cette journée d’étude, nous reviendrons sur sa tenue et son organisation concrète. Ensuite, nous tenterons de montrer quels sont les principaux apports théoriques et pratiques des différentes sessions pour finir sur quelques points d’attention qu’il nous semble important de relever pour la mise en place de futures rencontres.

Pourquoi organiser une journée de la commission de Géographie féministe ?

Lorsque nous avons été nommées coresponsables de la commission de Géographie féministe, sur proposition de ses fondatrices, les activités de cette dernière étaient en dormance. Non pas parce que la commission aurait manqué d’intérêt ou de légitimité, mais parce que l’une de ses fondatrices, Rachele Borghi, a subi les attaques de l’extrême droite en tant qu’intellectuelle queer/féministe. Et qu’elle n’a reçu aucun soutien de son institution[4], ce qui a eu des impacts forts sur sa santé et son travail. Nous avons donc souhaité réactiver cette commission pour créer un espace dans lequel les géographes féministes et antiracistes pourraient trouver du soutien et de la bienveillance dans un cadre d’échanges sécurisant.

Pourquoi le faire sous l’égide du CNFG ? Dans un contexte d’attaques en règle des savoirs critiques, qui avait déjà commencé à se faire entendre à travers des voix officielles[5], au moment où nous avons pris la décision d’organiser cette journée, à l’été 2020, il nous a paru utile de donner un cadre institutionnel à ce moment d’échanges. Il s’agissait notamment d’agir pour que les jeunes chercheur·se·s, qui ont témoigné d’un certain désarroi en constatant que leur inscription dans des approches critiques pouvait leur porter préjudice dans leur carrière, puissent se rassurer sur la légitimité de leurs travaux. C’est également la raison pour laquelle il a semblé essentiel et presque évident de mettre en place cette journée en collaboration avec la commission de Géographie critique du CNFG.

Nous avons donc imaginé cette journée comme une manière d’ouvrir une porte vers un espace de parole et d’échange. Les militantes et chercheuses féministes ont montré l’importance de créer des espaces de partage d’expériences non seulement afin que des outils d’autodéfense face aux discriminations et aux violences puissent être partagés, mais aussi pour qu’il puisse y avoir reconnaissance du préjudice, de l’injustice, voire du traumatisme subis. Lorsque nous avons pris la décision d’organiser cette journée, la commission ne comprenait que 11 membres. Finalement, plus de 90 personnes se sont inscrites à cette journée, sans compter celles qui ont coordonné les ateliers. Les temps de parole ont donc été beaucoup plus restreints que prévu, malgré notre intention première. Néanmoins, les ateliers les plus orientés vers les échanges d’expérience, c’est-à-dire ceux portant sur les pédagogies féministes et sur les conditions de travail, ont été réalisés en petit comité (15 participant·e·s maximum), tandis que les ateliers destinés à échanger sur les objets de la géographie du genre et les épistémologies féministes en géographie ont permis de réunir un plus grand nombre de personnes.

Notre seconde intention était de tenter d’aller au-delà de l’éclatement des géographies féministes françaises et francophones. Nous n’avons surtout pas voulu créer une géographie féministe unitaire, mais commencer à créer un mouvement œuvrant au dépassement de clivages qui nous affaiblissent face à une opposition réactionnaire de plus en plus vivace. Dans cette perspective, la dimension matérielle de l’organisation de la journée a été décisive.

 

Modalités de l’organisation

La journée du 12 mars s’est inscrite dans le contexte sanitaire de la COVID-19, contexte difficile que nous connaissons depuis le début de l’année 2020. Au moment où nous l’avions programmée, nous espérions encore une rencontre « en présentiel » comme on le dit désormais. Rapidement, et pour permettre également à des personnes fragiles, ou vivant dans des pays limitrophes, voire en mission sur le terrain de participer à la journée, le mode hybride s’est imposé. L’important nombre d’inscrit·e·s a également joué en faveur de cette modalité. À cette période, la jauge autorisée pour une pièce était limitée à six personnes. À Lyon, une partie des responsables des ateliers et des communicant·e·s ainsi que quelques participant·e·s ont pu se rassembler, avec les organisatrices, dans deux salles voisines et connectées. Des pôles locaux rassemblant cinq à six personnes se sont aussi organisés à Grenoble et à Aubervilliers.

L’accessibilité des ateliers et des plénières en visioconférence a sans aucun doute permis de diffuser bien plus largement nos échanges et de rassembler un plus grand nombre de participant·e·s, et donc de statuts et de trajectoires qui témoignent de la nécessité de rendre ces moments possibles. Comme seule précaution, étant donné la sensibilité de certains sujets et l’exposition à diverses formes de violence pour plusieurs collègues, nous avons choisi d’imposer une inscription préalable, gratuite, pour ne transmettre les liens de connexion qu’aux seules personnes concernées et non pas sur les réseaux sociaux et des listes de diffusion. Cela a également impliqué une vigilance collective constante pour garantir les temps et tours de parole au sein des ateliers, gérer les moments de travail en sous-groupes, s’assurer que tous·te·s soient entendu·e·s malgré le grand nombre de participant·e·s et des statuts ou des habitudes de parole en public très différents.

En revanche, le passage de la journée en distanciel n’a pas eu que des avantages : (dé)connexions en cours de session, fatigue de passer une journée seul·e devant un écran, difficultés à saisir le langage corporel pouvant témoigner d’inconfort ou de désaccord. Nous avons également cédé à la facilité d’enregistrer les échanges, ce qui est très utile pour l’écriture du présent compte-rendu par exemple, mais a aussi pu mettre mal à l’aise certain·e·s participant·e·s, à qui nous n’avions pas demandé leur autorisation.

Par conséquent, nous souhaitons garder en tête, pour de futures éditions, l’importance de réaliser ces ateliers en les rendant uniquement, ou au maximum, accessibles en présentiel, ce qui permettra de créer des espaces plus restreints et plus safe, et en organisant y compris des espaces en non-mixité. Nous ne pouvons que sortir plus convaincu·e·s de la valeur de la rencontre et des discussions informelles et, puisque les échanges dans les pôles locaux ont permis de désamorcer certaines barrières liées aux positions institutionnelles, c’est vers ces possibilités et ces changements dans les rapports de domination que nous avons envie d’aller ensuite, dans nos pratiques professionnelles et d’enseignement, ainsi que lors de nos prochaines rencontres.

 

Déroulement de la journée

Après l’introduction de rigueur, une intervention de Marianne Blidon (université Paris 1 Panthéon Sorbonne) a marqué le début de la journée d’étude. Intitulée « De quoi la géographie féministe est-elle le nom ? », cette riche présentation a permis de revenir sur la place des géographies féministes à travers le monde. Dans un contexte de mobilisations générales autour du féminisme et d’instrumentalisations diverses, un agenda politique, qui conduit aussi à une connexion croissante entre le travail universitaire et l’actualité, s’est constitué. L’institutionnalisation des géographies féministes s’appuie sur des associations professionnelles, des colloques et manifestations scientifiques qui témoignent d’une place de moins en moins marginale de ce champ disciplinaire. Marianne Blidon a ainsi pu mettre en évidence les inégalités de répartition géographique des universitaires qui se disent (et peuvent se dire) féministes, entre autres du fait de formes d’autocensure (par manque de légitimité, réel et/ou ressenti) ou du fait des contraintes sur les carrières que constitue le fait de se positionner en tant que féministe. De plus, si la présence de géographies féministes se constate dans de nombreuses régions du monde, on ne peut que remarquer des circulations inégales, notamment pour des raisons linguistiques, expliquant là encore une situation hégémonique anglophone.

L’atelier sur les épistémologies féministes animé par Karine Duplan (université de Genève) et Claire Hancock (université Paris Est Créteil) a été l’occasion d’acter que la géographie du genre est une partie, mais pas la seule, des géographies féministes, et que celles-ci ne doivent pas être réduites à une géographie des femmes par les femmes. C’est un champ marqué par des énoncés descriptifs, pour rendre compte des inégalités (de genre souvent), ainsi que par la production d’énoncés normatifs, permettant d’identifier ce qui relève d’une oppression et de dire ce qui devrait être mis en place pour y mettre fin. Il s’agit donc d’un corpus de théorie, d’une praxis qui s’adosse à une éthique, d’une géographie qui se travaille, sans être une donnée a priori. Dans l’ensemble, les géographies féministes contribuent à définir et à démontrer les rapports de domination de genre et de sexualités en mettant en évidence leurs résonances, leurs intersections voire leurs consubstantialités avec d’autres rapports de domination, notamment racistes. Le positionnement défendu vise une (re)mise en question critique de la naturalisation des faits sociaux, avec une constante attention sur l’application de ces rapports de domination par la violence. Ainsi, ces deux communicantes ont rappelé que l’un des apports fondamentaux de la géographie féministe est avant tout le refus de l’idée qu’une production scientifique pourrait s’affirmer comme neutre et objective, pour montrer que la « positionnalité » du ou de la chercheur·se – c’est-à-dire le fait de rendre compte à la fois de sa position dans les rapports sociaux qui font sens au regard de sa recherche (sexe, classe, race, âge, orientation sexuelle, handicap, etc.) et de son positionnement dans le champ politique – est une condition de la production de la recherche et de sa scientificité. Pour résumer, l’épistémologie des géographies féministes permet d’identifier des thématiques, des objets, des méthodes… qui apparaissent de moins en moins spécifiques, mais que la géographie féministe contribue à renouveler, dans les manières de faire, de penser, voire d’écrire.

L’atelier Géographies féministes en temps de crise visait initialement à faire le point sur l’actualité des objets relevant de la géographie du genre. Ses animatrices, Sophie Blanchard et Amandine Chapuis ont recensé les derniers articles parus en géographies francophone et anglophone pour les comparer. Elles ont montré que si, dans le monde francophone, les recherches sur des objets féministes et intersectionnels se multiplient dans le sillage des mouvements #MeToo et Black Lives Matter, les recherches qui portent sur d’autres objets géographiques restent aveugles au genre et à la race. Dans le domaine anglophone au contraire, les études de genre et intersectionnelles sont très répandues, y compris dans des revues qui n’affichent pas de positionnement critique. Les recherches francophones sur ces sujets se fondent presque exclusivement sur des méthodes qualitatives : récits de vie, entretiens, observation participante, etc. En plus d’une ouverture nécessaire vers des approches quantitatives ou des méthodes mixtes qui reste à créer en géographie, l’atelier a également rappelé l’enjeu féministe qu’il y a à reconnaître la valeur heuristique des méthodes qualitatives et à inventer des formes de diffusion des connaissances produites autres que les publications (et en plus d’elles), formes qui seraient plus accessibles et plus joyeuses.

Pour l’atelier portant sur les conditions de travail, nous n’avons, volontairement, pas produit de synthèse, considérant que les échanges y ayant lieu seraient plus utiles que des informations diffusées en tant que telles, et qu’ils seraient plus nourris s’ils se savaient effectués dans un cadre confidentiel. Malgré cela, il nous semble qu’une des interactions advenues pendant l’atelier est importante à rapporter. Celle-ci a été introduite par une participante qui a fait le récit du racisme qu’elle a subi dans l’enseignement supérieur et la recherche – récit qui, nous l’espérons, pourra être publié. Lorsqu’elle a terminé son intervention, une enseignante-chercheuse blanche titulaire a pris la parole pour faire le récit de discriminations qu’elle a elle-même subies, dans lesquelles elle se trouvait en position dominée quant à des rapports de classes, et au cours desquelles ses privilèges de blanche ont été utilisés contre elle. Bien que relevant aussi du récit d’une expérience de domination, cette seconde intervention est apparue comme une négation du récit précédent, une manière de ne pas reconnaître le préjudice vécu, et ce, d’autant plus que l’échange ne s’est pas fait entre des personnes au statut comparable et ni ayant une maîtrise égale des codes sociaux liés à l’atelier. Cette situation a montré les limites de cette première journée : créer des espaces de parole n’est pas suffisant, il nous faut créer des espaces d’écoute. Ce à quoi nous allons nous atteler pour la suite.

 

Remerciements

L’organisation de la journée d’étude a bénéficié du soutien financier du CNFG et de l’appui matériel technique et technologique du laboratoire Environnement ville société – UMR 5600. Nous les en remercions sincèrement.

Merci à tous·te·s les participant·e·s pour leur présence, leur enthousiasme et la qualité des échanges. Nous remercions particulièrement Maria Kherbouche, Mari Oiry-Varacca ainsi que toute l’équipe de SPECTRE.

[1] La commission de Géographie féministe du CNFG a été créée en 2017 par Rachele Borghi et Émilie Viney. Elle vise non seulement à favoriser le développement d’objets de recherche propres à la géographie du genre, mais également à encourager les pratiques féministes dans l’enseignement, la recherche et la vie professionnelle de la géographie française.

[2] Barbut Clélia, Raconter la performance : l’entretien comme cadre pour la reprise et la transmission des performances. Entretiens avec Esther Ferrer et Nil Yalter, 2017 (https://doi.org/10.7202/1041081ar).

Ferrer Esther, « La performance : institutionnalisation, théâtralisation, dangers de l’événementiel », Inferno, 24 avril 2014 (https://inferno-magazine.com/2014/04/24/entretien-avec-esther-ferrer/, consulté le 26 novembre 2021).

[3] Disponible sur demande en écrivant à l’adresse : geofeministe@cnfg.fr.

[4] Borghi Rachele, Décolonialité & Privilège. Devenir complice, Villejuif, Éditions Daronnes, 2020.

[5] En l’occurrence celle du président Macron, qui a déclaré dans le journal Le Monde du 10 juin 2020 : « Le monde universitaire a été coupable [parce qu’]il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. ». Les attaques « officielles » se sont multipliées au cours de l’année 2020-2021 à la suite de l’assassinat de Samuel Paty, mais elles ont des racines plus anciennes. Voir le colloque La savante et le politique, 7-10 juin 2021.

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Camille Schmoll

Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée

La Découverte, 2020, 248 p. | commenté par : Marie Dussaux

Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée, paru en novembre 2020 aux éditions de La Découverte, saisit le lecteur par ses témoignages et son analyse de la vie des femmes aux frontières et des violences de genre sans tomber dans l’apitoiement et la condescendance. À travers ce livre, Camille Schmoll donne la parole à ces femmes, migrantes, rarement entendues dans les médias ou dans les discours politiques. Elle met en avant un pan des études migratoires peu investigué jusqu’alors, notamment en géographie, celui des femmes qui traversent la Méditerranée. L’auteure s’inscrit dans un champ scientifique humaniste : celui d’une approche critique et portant attention aux corps comme le fait la géographe Chadia Arab dans son ouvrage Dames de fraises, doigts de fée, les invisibles de la migration saisonnière marocaine en Espagne publié en 2018. Elle contribue ce faisant à renouveler les études migratoires, trop longtemps focalisées sur les statistiques, qui font courir le risque d’oublier que derrière les chiffres, il y a des êtres humains.

Directrice d’études à l’EHESS et membre de l’Institut universitaire de France, Camille Schmoll est également membre du laboratoire Géographie-cités et de l’institut Convergence migrations, un centre de recherche et d’enseignement affilié à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et à l’EHESS. Ses recherches croisent les thématiques des migrations avec celles du genre, des féminismes, des dynamiques spatiales, et ce à partir de plusieurs terrains d’enquête regroupant des lieux de départ, de transit et parfois d’arrivée : l’Italie, Malte, la France et le Maghreb.

Les Damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée est issu de son mémoire d’habilitation à diriger des recherches. Après une introduction dans laquelle Camille Schmoll revient sur les études migratoires déjà menées afin de cadrer son approche, l’ouvrage propose une restitution de la trajectoire migratoire, du départ jusqu’aux lieux de l’attente en passant par les conditions de vie particulières au cours de ces voyages. Une annexe méthodologique complète les cinq chapitres qui composent l’ouvrage en permettant de comprendre le travail de terrain dans les centres de rétention et dans ceux d’accueil.

Le premier chapitre donne la parole à Julienne, une femme camerounaise de 37 ans au moment du premier entretien. Retranscrire sans coupure les propos de quelqu’un est un choix rare. Ce parti pris répond à la volonté des femmes interrogées de raconter leur histoire, remettant ainsi en question la posture de certain∙e∙s chercheur∙e∙s qui peuvent prendre parfois la parole à la place de leurs enquêté∙e∙s. Des extraits d’entretiens menés avec d’autres personnes migrantes sont utilisés dans le reste de l’ouvrage de même que des observations détaillées des lieux tels que les centres de rétention.

Avec le deuxième chapitre, l’auteure explique les migrations qui traversent la Méditerranée. Elle aborde les facteurs de départ, les trajectoires de migrations ainsi que le traitement réservé aux migrants et surtout aux migrantes tout au long de leur parcours, rappelant que leurs motivations sont à « positionner le long d’un continuum articulant raisons individuelles et familiales, politiques et économiques, genrées et non genrées » (p. 58). Son approche se concentre sur les migrations féminines en mettant en évidence leurs spécificités. Ainsi, elle approfondit la notion de « migration autonome », souvent utilisée pour qualifier le cas des femmes qui partent en dehors du regroupement familial et sans leur mari. Cette expression, qui n’est par ailleurs jamais employée pour caractériser les hommes migrant seuls, entretient la vision caricaturale d’une migration féminine émancipatrice. Du reste, les femmes, tout comme les hommes, sont rarement seul·e·s au cours de leur voyage.

Le chapitre trois s’intitule « Archipels de la contrainte : l’arrivée en Europe ». L’auteure décrit les lieux dans lesquels les femmes sont enfermées à leur arrivée en Europe (hotspots) ainsi que les mesures politiques qui déterminent la suite de leur parcours. Ces lieux de détention sont également ceux des procédures administratives : identification et prise des empreintes digitales, obtention des titres de séjours ou obligation de quitter le territoire. Les migrant∙e∙s sont alors doublement enfermé∙e∙s : à l’échelle du bâtiment d’une part et à une « autre échelle d’emprisonnement, bien plus réelle encore, celle de l’île » (p. 95) d’autre part – de nombreux centres de rétention se trouvent sur des îles et Camille Schmoll étudie particulièrement ceux-ci. Les centres de rétention et les centres temporaires d’accueil, aux conditions de vie difficiles, sont des lieux de violences et gender blind (les rapports de domination entre genres n’y sont pas pris en compte).

Dans le quatrième chapitre, « Dans la marge : les paysages moraux de l’accueil », Camille Schmoll met en évidence la temporalité et la spatialité particulières des centres d’accueil et des centres de rétention. L’auteure reprend le concept de paysages moraux, ou moralscape, de l’anthropologue Arjun Appadurai. Ce concept décrit « la production de ces frontières, y compris dans leur dimension spatiale, dans un contexte où les sentiments moraux sont devenus un “ressort essentiel des politiques contemporaines” » (p. 135). L’étude des paysages moraux permet de comprendre les pratiques spatiales des femmes, l’organisation des espaces des centres, mais aussi des espaces publics qu’elles parcourent. Les paysages moraux sont également intersectionnels et produisent des peurs et des enjeux sur la place que les femmes et les hommes prennent ou qu’on leur donne. Utiliser le concept de paysages moraux permet « d’inscrire les situations observées dans un paysage de l’attente qui, certes, prend forme dans la singularité des contextes locaux et nationaux, mais qui participe d’un contexte plus global, du dispositif réticulaire et mondialisé » (p. 135). La chercheuse ajoute à ce concept la notion d’attente, explique la lenteur des décisions administratives, l’ennui des femmes au quotidien en rappelant qu’elles peuvent passer plusieurs mois enfermées dans les centres.

Le chapitre cinq est consacré aux « échelles de l’autonomie : corps, espace domestique, espace numérique ». Il met en avant les pratiques des migrantes dans les centres, leurs stratégies pour survivre à l’enfermement et à l’ennui. Camille Schmoll identifie trois aspects de réappropriation de la vie par ses femmes : leur corps, leur chambre et l’espace numérique. Certaines pratiques telles que les routines religieuses alimentaires ou l’utilisation de contraceptifs sont souvent décrites comme des éléments qui permettent de garder le contrôle sur leur vie et d’aller de l’avant. La photographie et notamment le selfie sont également une manière de mettre le corps en scène et de communiquer lorsqu’on est analphabète. Les chambres dans les centres ne sont pas individuelles, en conséquence les habitantes élaborent des tactiques pour recréer des lieux d’intimité à l’aide de draps ou de photos. Camille Schmoll montre comment elles s’approprient ainsi l’espace, y compris par l’utilisation d’internet comme moyen d’affirmation de soi et de communication.

La conclusion rappelle que les migrations féminines ne sont pas récentes. Si leur étude et leurs statistiques le sont, les femmes ont toujours fait preuve de mobilité. L’auteure interroge la vision des politiques migratoires qui se positionnent comme salvatrices des femmes ; elle rejette la figure de la « migrante-victime » tout autant que celle de la « migrante-héroïne » en incitant à dépasser cette lecture binaire.

Outre ses contributions géographiques, ethnographiques et politiques, l’ouvrage permet d’éclaircir le rôle que peut avoir la géographie dans l’étude de différents objets (genre, migration, frontière) et leur articulation. Il apporte une analyse sur les politiques publiques européennes migratoires qui renforcent les violences que subissent les migrant∙e∙s, et qui sont produites tant par la frontière que par les rapports de genre. Camille Schmoll met à profit une grille de lecture féministe pour révéler les formes de dominations et de violences systémiques que connaissent les migrantes lors de leur parcours.

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Camille de Toledo, Alexander Pavlenko | Alessandro Pignocchi

Herzl. Une histoire européenne | La recomposition des mondes

Denoël, 2018, 352 p. | Le Seuil, 2019, 128 p. | commenté par : Frédéric Landy

Ces deux bandes dessinées sorties assez récemment n’ont a priori rien en commun. L’une retrace la vie de Herzl, le fondateur du sionisme, et, en parallèle, celle du narrateur, Ilia, un photographe juif imaginaire. L’autre raconte la destruction de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes – et son possible renouveau. Rien à voir, et pourtant… est-ce le hasard des lectures qui se suivent, tissant alors des liens inattendus ? Il semble bien que les deux ouvrages apportent chacun leur pierre à la construction, de façon critique, du concept de justice spatiale. Plus exactement, ils permettent de reposer de manière originale la question suivante : « L’espace est-il le plus court moyen d’atteindre la justice ? » La justice spatiale, au sens d’une justice par l’espace, est-elle un raccourci vers la justice tout court, ou simplement une impasse ?

L’hésitation est patente dans Herzl. Une histoire européenne. Le titre correspond bien aux CV cosmopolites des auteurs. Le scénario est de Camille de Toledo, un écrivain et plasticien français qui a choisi ce pseudonyme en hommage à ses origines judéo-espagnoles, et Alexander Pavlenko, d’origine russe, signe les dessins – tous deux vivent actuellement en Allemagne. On parle peut-être trop souvent, dans cette revue et ailleurs, d’injustice spatiale – de l’espace vu en tant que facteur d’injustice. On devrait plus fréquemment parler d’espace comme facteur de « justice ». Le sionisme, qui promet une terre à tout un peuple, en est un bel exemple. Et ce, même si l’histoire le fait basculer plus tard en injustice spatiale pour les Palestiniens[1]

L’espace est très présent dans l’ouvrage. D’abord par des cartes : celle de la « zone de résidence » (« un legs de l’impératrice, la grande Catherine, celle qui avait aimé Diderot, les philosophes des Lumières, mais parqué les Juifs », p. 10-1), celle des différentes implantations négociées par Herzl du Sinaï à la Mésopotamie (p. 309) ou celle de l’implantation au Kenya (p. 313). Mais l’espace transparaît aussi dans les migrations. Ilia et sa sœur aînée Olga fuient leur shtetl après l’assassinat d’Alexandre II : « Nous arrivions d’un […] monde où l’on parlait un dialecte sans pouvoir, sans État, sans nation. Nous parlions yiddish » (p. 24). Au camp frontalier de Brody, on leur propose des terres en Argentine, achetées par le baron Maurice de Hirsch. Passagers clandestins, ils voyagent en train jusqu’à Vienne : « La Russie était notre Égypte, le tsar, notre pharaon » (p. 46). Ilia finit par s’installer à Londres, tandis que sa sœur disparaît en Amérique. Quant à Herzl, il quitte Vienne pour devenir correspondant de presse à Paris, puis parcourt toute l’Europe jusqu’à Istanbul à la recherche de soutiens pour son projet. Grandes sont les différences entre les deux personnages, entre Ilia le prolétaire déraciné et Herzl le grand bourgeois intégré qui méprise le yiddish « jargon dégénéré » des miséreux. Ilia rêve d’un projet socialiste cosmopolite, fondé sur une culture, mais non sur une terre, tandis que Herzl souhaite un État ethnique. Ilia l’affirme : « Écrire contre Herzl, pour ceux qui n’ont pas de pays, pour ceux qui n’appartiennent pas. […] L’orgueil m’a porté à vouloir donner corps à une nation sans terre, sans État. Voilà ce que j’ai fait, contre Herzl » (p. 89) ; « N’est-ce pas ça, notre seul foyer, la Terre tout entière qui devient, année après année, le refuge des exils du monde ? » (p. 319).

Ilia, proche du Bund[2], est ainsi partisan d’une justice sociale dont bénéficieraient les Juifs mendiants ou ouvriers de Londres tout comme les ruraux des stetls. Herzl, lui, pense justice spatiale. Sion est la solution, le territoire refuge. Mais où le trouver ? Dans une « zone de résidence » sans pogrom ou au Kenya, en Mésopotamie, en Palestine… ? Le « spatial » de « justice spatiale » est donc incertain, marqué d’opportunisme. Quant à la « justice », s’en agit-il vraiment ? Un projet d’égalité des droits et de disparition de l’ostracisme dans l’espace européen n’aurait-il pas été plus « juste » ? Faire sécession peut apparaître moins comme une « justice » que comme une échappatoire, l’abandon de la revendication de l’égalité (le premier principe de John Rawls) au profit de la seule quête de l’isolement. Simple compromis qui n’a fait que « déplacer », au sens propre, les problèmes, puisque la création d’Israël va à son tour engendrer de l’injustice spatiale.

Finalement, un superbe roman graphique au noir et blanc tranché et âpre qui pâtit cependant de longueurs (sur les tourments de Herzl) et peut-être d’explications psychanalytiques insistantes (les deux personnages ont été traumatisés par la disparition de leur sœur). C’est un tout autre univers qu’on découvre avec La recomposition des mondes, nourri de splendides et légères aquarelles, et d’un nombre de pages plus décent. L’auteur, docteur en sciences cognitives, est un admirateur de Philippe Descola, dont il a jadis suivi les traces chez les Jivaros. L’originalité de son ouvrage est d’essayer de replacer l’expérience de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes dans la classification des représentations du monde (des « ontologies ») élaborée par l’anthropologue. Au « naturalisme » de la modernité, qui sépare nature et culture, non-humain et humain, et qui préside à la construction des aéroports, il oppose « l’animisme », le « totémisme » et l’« analogisme » qui tous trois interdisent de penser une telle dichotomie. D’autres l’ont dit : quel meilleur toponyme que « Notre-Dame-des-Landes » pour symboliser le mélange entre culture (« Notre-Dame ») et nature (« les landes ») ?

Nul pensum théorique dans ce formidable ouvrage, qui fait tour à tour rire et pleurer, mais révolte et enthousiasme. Les grincheux trouveront la description des militants de la ZAD légèrement trop idyllique et préféreront la BD plus réaliste (notamment dans les rapports avec les agriculteurs locaux) de Thomas Azuélos et Simon Rochepeau, La ZAD, c’est plus grand que nous, Futuropolis, 2019. Mais outre que cette dernière souffre d’une construction un peu chaotique, les objectifs des deux livres sont assurément différents. Celui d’Alessandro Pignocchi, dont une partie des droits d’auteur est donnée aux zadistes, est de raconter une révolution intellectuelle, et ce à partir d’aquarelles de rouges-gorges ou de CRS allongés sur le divan. « Il existe des endroits en France où cette révolution cosmologique est déjà en cours, où l’on commence déjà à imaginer des mondes ouverts aux relations de sujet à sujet avec les plantes, les animaux et le territoire. Ces lieux, ce sont les ZAD, et en particulier Notre-Dame-des-Landes. […] Ce sont des gens qui ont conscience d’habiter un territoire commun… un territoire qu’ils cherchent à partager au mieux, entre humains et non-humains » (p. 24-25). L’espace est un lieu d’expérimentation, habité par les humains et les non-humains. La territorialité y joue un rôle essentiel : « La cabane flottante a été brûlée au lance-flamme depuis la berge. […] Ils veulent faire disparaître jusqu’à notre souvenir d’avoir vécu ici » (p. 66).

Alors, ZAD et Sion même combat ? Point du tout. La ZAD demeure un espace ouvert à tous : « Cette immense maison c’est l’Ambazada, un lieu destiné à accueillir des membres des territoires en lutte à travers le monde » (p. 31). Elle aspire à s’étendre à d’autres zones de par le monde. L’espace n’est pas un refuge fermé sur lui-même, mais une base de lancement pour l’extension du domaine de la lutte. La ZAD correspond en fin de compte à l’idéal d’Ilia, l’adversaire de Herzl, qui voulait que « Sion devienne cette Terre tout entière, la seule que nous ayons » (quatrième de couverture).

Il n’empêche que le programme s’annonce difficile : « Faudra aussi finir de ramasser les cartouches de lacrymos autour des serres. Et tailler à ras les cassis qui ont été piétinés. En espérant qu’ils repartent » (p. 68).

 

Bibliographie

Yiftachel Oren, Ethnocracy. Land and Identity Politics in Israel/Palestine, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2006.

Berthomière William, « Quand les inégalités socio-spatiales s’ethnicisent où une lecture possible de l’évolution de la société israélienne », in Arlaud Samuel, Jean Yves, Royoux Dominique (éd.), Rural-Urbain, les nouvelles frontières, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 323-334.

 

[1] Achouch Yuval, Morvan Yoann, « Kibboutz et “villes de développement” en Israël : les utopies sionistes, des idéaux piégés par une histoire tourmentée » [« The kibboutz and “development towns” in Israel. Zionist utopias: ideals ensnared in a tormented history], Justice spatiale | Spatial justice, n° 5, 2013.

[2] Mouvement socialiste juif et laïc, prônant l’usage du yiddish mais opposé au sionisme.

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Groupe Cynorhodon

Dictionnaire critique de l’anthropocène

CNRS Éditions, 2020, 944 p. | commenté par : Annaig Oiry

La parution du Dictionnaire critique de l’anthropocène est à replacer dans un contexte plus général de repolitisation des questions environnementales en géographie et de remise en question des choix politiques qui ont mené à la transformation des écosystèmes. En cela, l’ouvrage s’inscrit dans la lignée des réflexions initiées par Denis Chartier et Estienne Rodary dans leur Manifeste pour une géographie environnementale (2016). Le groupe Cynorhodon – du nom du fruit de l’églantier, connu pour fournir le « poil à gratter » – signe ce dictionnaire. Ce collectif est composé de seize géographes (Frédéric Alexandre, Fabrice Argounès, Rémi Benos, David Blanchon, Frédérique Blot, Laine Chanteloup, Émilie Chevalier, Sylvain Guyot, Francis Huguet, Boris Lebeau, Géraud Magrin, Philippe Pelletier, Marie Redon, Fabien Roussel, Alexis Sierra, Didier Soro) et s’engage dans une entreprise de « remise à l’heure » de la géographie sur le concept d’anthropocène. En effet, les écrits et manifestations scientifiques portant sur l’anthropocène en sciences sociales sont majoritairement à l’initiative de non-géographes : en témoigne le colloque Comment penser l’anthropocène ? Anthropologues, philosophes et sociologues face au changement climatique, organisé, en 2015, au Collège de France à Paris.

Dès l’introduction, le collectif Cynorhodon montre comment, par la notion d’anthropocène, s’ouvre une nouvelle voie pour la géographie, longtemps suiviste des injonctions au « développement » puis au « développement durable ». En réinvestissant le champ de l’interface entre la nature et les sociétés, les auteurs du dictionnaire se donnent pour objectif d’analyser avec un œil critique le récit anthropocénique selon lequel l’espèce humaine est devenue un agent géologique majeur, notamment du fait de la « modernité industrielle ». Le dictionnaire réussit le pari d’examiner les ambiguïtés de ce récit, en montrant à la fois que ce dernier permet de mettre en lumière les dégradations environnementales perpétrées par les sociétés, mais qu’il peut également être instrumentalisé au service du maintien d’une idéologie de la croissance. Thomas Zanetti indique ainsi, dans la notice « industrialisme », que « l’anthropocène est […] convoqué pour démontrer la capacité humaine à contrôler la nature, sans remettre en cause les logiques fondamentales d’accumulation intrinsèques au capitalisme » (p. 479).

Le dictionnaire, depuis « abeille » jusqu’à « zone humide », offre des ressources classées selon huit entrées : acteurs et relations de pouvoir (« lobbies », « néolibéralisation de la nature », « ONG », « réfugié », « savoir autochtone », etc.) ; activités et aménagements anthropiques (« aéroport », « agriculture », « énergie », « extractivisme », « lithium », « pêche », « ressource », etc.) ; enjeux politiques, économiques et sociaux (« agrobusiness », « alimentation », « aménagement du territoire », « santé », etc.) ; faune emblématique (« baleine », « chasse », « loup », « porc », etc.) ; lieux et espaces emblématiques (« Amazonie », « Antarctique », « Arcadie », « Fukushima », « Sahel », « Sibérie », « Xynthia », etc.) ; mécanismes bio-géo-physiques (« biogéographie », « changement et dérèglement climatiques », « désertification », « montée des eaux », etc.) ; modèles et référentiels de pensée (« adaptation », « catastrophisme », « écologisme », « résilience », « transhumanisme », etc.) ; qualifier le vivant (« agrobiodiversité », « ensauvagement », « extinction des espèces », « patrimoine naturel », etc.). 189 auteurs ont contribué à la rédaction du dictionnaire, ce qui implique parfois quelques redites. On regrette par exemple que les entrées « île », « insularisme » et « insularité et biogéographie » manipulent des raisonnements et des concepts similaires : ces notices mobilisent ainsi toutes la théorie de la biogéographie insulaire, mais aussi la critique du raisonnement insulariste et de l’ouvrage Effondrement de Jared Diamond (2005).

La lecture du dictionnaire montre combien le regard du géographe est précieux pour penser la transformation du système Terre, notamment par une réflexion poussée sur les échelles. La notice « catastrophisme » se positionne notamment sur le fait que « la problématique nucléaire ou environnementale est certes mondiale mais inégalement locale » (p. 153). La notice « énergie – société et climat » souligne que « les échelles géographiques ne sont plus envisagées comme données a priori et verticalement emboîtées dans des hiérarchies immuables. Elles sont définies comme des espaces socialement construits, considérés comme pertinents à un moment donné pour élaborer et mettre en œuvre des stratégies » (p. 349). De nombreux exemples localisés et précis sont choisis : le mouvement du Buen Vivir est décliné dans ses différentes facettes en Équateur et en Bolivie ; plusieurs zones à défendre (ZAD) sont analysées, à Notre-Dame-des-Landes, dans le Tarn, ou près de lieux choisis pour devenir des réceptacles des déchets de l’industrie nucléaire, à Bure par exemple. Parcourir le dictionnaire permet de saisir l’irréductibilité des lieux et des contextes, en mettant en valeur l’approche géographique pour penser la transformation des milieux.

Faire la synthèse de cette somme d’informations n’est pas tâche aisée. J’assume volontiers ne pas avoir lu les 330 notices et propose ici quelques pistes de réflexion qui n’épuisent pas la pluralité et la richesse des questions soulevées par l’ouvrage. L’auteure assume également avoir lu en priorité les notices qui semblaient centrales (pour n’en citer que quelques-unes : « anthropocène », « changement et dérèglement climatiques », « climatoscepticisme », « environnement »), mais aussi les notices liées à ses thématiques de recherche et à ses objets de curiosité (les questions énergétiques, la problématique nucléaire, le fonctionnement du système industriel, les savoirs environnementaux), ce qui constitue un biais certain des analyses.

 

Anthropocène et savoirs environnementaux

La première piste de réflexion proposée porte sur les différents types de savoirs environnementaux mobilisés pour s’interroger sur les impacts des sociétés sur les milieux. Un des apports majeurs du dictionnaire me semble être les questionnements liés à l’information géographique produite pour penser les changements environnementaux. À plusieurs reprises, l’ouvrage s’engage dans une pertinente remise en cause de la quantification des savoirs environnementaux et du recours aux chiffres pour appréhender les transformations du système Terre. La réflexion sur la mesure de celles-ci et la critique des indicateurs chiffrés sont posées dès l’introduction : « la fétichisation des chiffres s’inscrit dans un paradigme néolibéral qui fait de l’évaluation quantifiée l’alpha et l’oméga des conduites sociales » (p. XII). Plusieurs rapports institutionnels sont épinglés pour leur vision cybernéticienne : « l’appétence pour la systémisation mathématique et statistique, repérable depuis Malthus, voire auparavant, jusqu’au rapport Meadows (1972) du Club de Rome, évolue dans un contexte général de quantification et de cybernétisation des sciences » (« démographie », p. 238). Les notices « Big Data environnemental » et « information environnementale », toutes deux rédigées par Pierre Gautreau, font état de la massification des données environnementales, engagée au début du XXIe siècle, et qui a pour objectif de piloter le système Terre et de marginaliser peu à peu les savoirs vernaculaires et leur légitimité politique. Les valeurs esthétiques, sensibles, religieuses des savoirs sont reléguées au second plan par une demande croissante d’objectivation des caractéristiques de la nature. Ce mouvement conjoint de massification et de quantification des données environnementales est indissociable de l’affirmation de l’échelle globale comme étant la plus pertinente pour analyser la relation des êtres humains avec la Terre, alors même que les géographes tiennent davantage aux emboîtements d’échelles pour appréhender la diversité des rapports au monde et à l’environnement. En outre, pour certains auteurs, la quantification des données environnementales contribue à la marchandisation néolibérale du vivant et ouvre la voie à la fixation de valeurs monétaires aux éléments naturels, afin de les échanger sur des marchés.

À l’opposé, le dictionnaire valorise les savoirs non scientifiques à l’exemple des sources pertinentes de connaissances environnementales, notamment par le biais de la notice « savoir autochtone ». Ces savoirs sont définis comme construits hors du cadre scientifique, souvent peu formalisés et ancrés dans un territoire identifiable. Néanmoins, le collectif Cynorhodon met en garde les lecteurs contre une trop forte valorisation de ces derniers : « il ne faut pas pour autant mettre sur un piédestal les vertus des savoirs “ancestraux” ou “indigènes”, ne serait-ce que parce que nous sommes tous des indigènes de l’Univers » (p. XIII). Ces savoirs, par manque de théorisation, restent difficilement communicables aux membres extérieurs du groupe au sein duquel ils s’élaborent. Comment, dès lors, les rendre intelligibles pour construire une information environnementale robuste qui puisse être discutée dans l’espace public ? La confrontation des notices « Big Data environnemental », « information environnementale », « savoir autochtone » offre ainsi de stimulantes pistes de réflexion.

L’ouvrage a également le mérite de se détacher du prisme de la référence culturelle occidentale dominante : en témoignent certains passages sur l’interprétation de l’accident nucléaire de Fukushima en 2011 perçu par des penseurs et écrivains japonais. Les questions de transmission des savoirs liés à l’environnement sont aussi abordées, par exemple par la notice « éducation à l’environnement » (rédigée par Christine Vergnolle-Mainar). Celle-ci souligne que persiste, dans les écoles, une valorisation de réponses techniques normées, centrées sur des actions individuelles de nature réparatrice (trier ses déchets, éteindre les lumières), sans inciter les enfants ou adultes à engager une remise en cause politique profonde.

Dans cette optique de mise en valeur d’une pluralité de savoirs environnementaux, la faible présence de géographes-physiciens parmi les auteurs des notices est toutefois regrettable. Leur intégration plus poussée aurait pu permettre d’être parfois plus précis sur la matérialité des dégradations environnementales en cours et de développer des positions plus rigoureuses sur l’analyse des processus biologiques, chimiques et physiques qui structurent les milieux (Dufour et Lespez, 2019). Les chercheurs en géosciences ne seraient sans doute pas ravis de lire qu’ils appartiennent au « champ aride des sciences de la Terre » (p. 58). Les apports de la Critical physical geography, en voie de structuration depuis les années 2010, qui témoignent d’une volonté de penser les enjeux sociaux tout en conservant un discours sur la matérialité du monde par le biais de la maîtrise des outils de mesure des processus biophysiques, ne sont pas évoqués.

 

L’anthropocène, le nucléaire et la technique

L’ouvrage assume une position critique sur les questions nucléaires. Plusieurs notices font explicitement le lien entre anthropocène et énergie nucléaire : « la dissémination dans l’environnement de radio-isotopes entièrement créés par l’être humain, comme le césium 137 produit dans les réacteurs nucléaires ou lors de l’explosion d’une bombe atomique, constitue un marqueur important de l’anthropocène » (« industrie nucléaire », signée Teva Meyer, p. 597). La notice « énergie – fossile et nucléaire » se positionne sur l’étendue des questions que soulève le recours à l’industrie nucléaire : sécurité des centrales, stockage des déchets radioactifs, démantèlement des centrales en fin d’activité. Le dictionnaire est en revanche plus frileux sur les sujets plus généraux de technique et d’industrie. On peut ainsi s’étonner que le dictionnaire ne comporte pas d’entrée « innovation » ni « progrès technique », que la notice « technique » reste largement traitée d’un point de vue historique, en retraçant l’histoire du lien entre technique et nature, et que le choix ait été fait de rédiger une notice « industrialisme » sans la mettre en regard d’une notice « industrie ». L’entrée « industrialisme » explicite la pensée de Saint-Simon, mais ne fait aucun écho aux voies anti-industrielles contemporaines. Elle stipule que « l’emballement industrialiste a eu un rôle prépondérant dans la dégradation de l’environnement, le dérèglement climatique et la réduction de la biodiversité » (p. 479) : est-ce vraiment un « emballement » du système industriel qui est à déplorer, ou bien ne peut-on pas juger que le projet industriel porte en lui-même d’emblée la responsabilité de ces dégradations ? Cette notice fait la part belle aux analyses des idéologies et leur fait endosser une lourde responsabilité, comme si c’étaient bien ces idéologies qui avaient été motrices dans le développement industriel. Dans une perspective plus matérialiste, n’est-ce pas plutôt le système industriel dans sa globalité qui porte cette responsabilité, système dans lequel les idéologies ont un rôle moindre ?

Le dictionnaire n’explore pas en profondeur les voies critiques face aux innovations techniques. Il ne fait pas état des controverses sur la démocratie technique, entre partisans d’une régulation et d’une démocratisation des choix technologiques (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001) et dénonciateurs des contradictions entre trajectoires technologiques, démocratie et possibilités d’émancipation. Ne pas évoquer ces derniers (groupe de l’Encyclopédie des Nuisances autour de Jaime Semprun et René Riesel [2008] ; groupe grenoblois de Pièces et Main d’œuvre, qui critique l’emprise des technologies sur nos vies quotidiennes et leur impact environnemental [2006 ; 2009 ; PMO et Gaillard, 2012] ; groupe Oblomoff qui souligne que le déploiement de la science est allé de pair avec le projet d’une maîtrise technique généralisée du monde [2009]) montre quels choix ont été faits par les membres du collectif Cynorhodon, peu enclins sans doute à formuler une critique plus ferme à l’égard de la société industrielle.

 

Malaise malthusien

Plusieurs entrées du dictionnaire engagent des réflexions démographiques. Le lien entre enjeux environnementaux et enjeux démographiques est presque exclusivement pris en charge par Philippe Pelletier, auteur de plus d’une cinquantaine de notices. L’approche développée peut se résumer en quelques points. Pelletier s’efforce de mettre en lumière des relations entre pensée écologiste et théorie malthusienne. Si l’apport de Thomas Malthus (1766-1834) permet de développer des réflexions sur les rapports entre population et ressources, Pelletier se positionne dans le débat en insistant sur le fait que Malthus minimise plusieurs facteurs influant sur les dynamiques démographiques comme les migrations, le commerce, les échanges. Il met ensuite en valeur, au sein de plusieurs notices, l’héritage malthusien au moment de la structuration des politiques environnementales après 1945. Ainsi, les États-Unis se prononcent, à cette époque, en faveur de politiques de protection des espèces et de régulation démographique. Pelletier cite notamment Thomas Robertson (2012) selon lequel « le moment malthusien » post-Seconde Guerre mondiale marque « la naissance de l’environnementalisme américain » (cité p. 523). Puis il va encore plus loin en citant André Pichot (2009) pour qui « le militantisme eugéniste a trouvé à s’occuper en s’orientant vers une nouvelle forme de malthusianisme : le contrôle de la population mondiale » (cité p. 523). Des notices comme « social-darwinisme », « malthusianisme », « démographie » ou encore « rapport Meadows » se veulent démonstratrices de filiations entre Darwin, Malthus et les « militants de l’écologisme » (p. 239). Elles font le lien entre prise de conscience de la forte croissance démographique après 1945, montée en puissance de la pensée écologiste et glissement vers une forme de darwinisme, voire d’eugénisme : puisque trop de monde pollue la planète, opter pour des stratégies de contrôle de la croissance démographique permettrait in fine de polluer moins.

Si les filiations entre théoriciens des questions démographiques et pensée écologiste sont d’un intérêt certain, la réappropriation de ces théories par les militants contemporains n’est que très peu abordée. Pelletier pose ainsi que « les affirmations démographiques, souvent outrancières et relevant du catastrophisme, sont généralement reprises sans discernement par les militants de l’écologisme » (p.239), sans que l’on sache réellement qui sont concrètement ces militants. Si les acteurs agissant pour la gouvernance mondiale des questions environnementales sont finement catégorisés (voir par exemple la notice « GIEC/IPCC »), de même, une analyse plus approfondie des argumentaires militants qui auraient repris à leur compte les théories malthusiennes aurait été souhaitable. En outre, l’auteur semble rejeter toute approche critique sur les enjeux démographiques et leurs conséquences en matière d’occupation spatiale du système Terre : l’augmentation de la population humaine n’est pas considérée comme une donnée sur laquelle il serait pertinent de réfléchir. Dans la notice « rapport Meadows » rédigée par David Blanchon et Philippe Pelletier, il est ainsi mentionné que « le rapport Meadows annonce que l’humanité ne pourra pas cultiver au-delà de 3,2 milliards d’hectares, alors qu’en réalité, l’humanité a augmenté ses surfaces cultivées d’environ un quart, et sa nourriture d’autant – sans même introduire la question des gains de productivité » (p. 692). Doit-on réellement se féliciter de l’extension continue des terres mises en agriculture ? À lire ces notices, on comprend combien Pelletier souhaite marquer le dictionnaire de son empreinte, critique envers la pensée écologiste telle qu’elle s’est structurée en 1945 aux États-Unis.

En définitive, quelle est la portée politique du Dictionnaire critique de l’anthropocène ? Répondre à cette question reste difficile puisque, dès l’introduction, les membres du groupe Cynorhodon expriment un refus de toute dimension prescriptive, se donnant l’objectif de « se saisir de la valeur heuristique du concept d’anthropocène, en laissant à chacune et à chacun le soin de se prononcer sur le fond et à partir des éléments fournis » (p. XII). Certains auteurs font le choix d’une posture relativement neutre quant aux enjeux politiques de l’anthropocène, d’autres assument une posture plus engagée : telle est par exemple la différence entre les notices « conflit environnemental » et « lutte environnementale ». En effet, cette dernière soulève les enjeux posés par les mouvements critiques anticapitalistes et les lie au concept d’anthropocène. On peut toutefois s’interroger sur la portée de l’utilisation de ce concept par les géographes. En introduction, le groupe Cynorhodon montre que la transformation des milieux est analysée par plusieurs récits consécutifs. Le premier, assimilé à la modernité et au progrès d’origine occidentale, a consacré la maîtrise croissante de l’humanité sur la nature. Le deuxième, élaboré au cours de la seconde moitié du XXe siècle, a souligné les limites du précédent, en proposant des solutions au nom d’un impératif écologique. Les géographes se sont successivement emparés de ces deux récits, en reprenant à leur compte la notion de « développement » puis celle de « développement durable ». Le concept d’anthropocène, sur lequel se fonde le troisième récit, ne correspond-il pas, au fond, à une nouvelle forme de suivisme des géographes ? Ces questionnements émergent dans certaines notices : « la rapidité de la diffusion de l’anthropocène au sein des réflexions pédagogiques invite à un parallèle avec une notion antérieure comme le “développement durable” » (notice « Anthropocène – en géographie française », rédigée par Véronique Fourault, p. 63). Jusqu’où la réappropriation de nouveaux concepts destinés à détruire les précédents (« développement durable », « résilience », etc.) est-elle pertinente ? Celui d’anthropocène reste au fond issu d’un raisonnement systémique, pensé à l’échelle globale, typique des représentations cybernéticiennes de l’être vivant et du système Terre.

Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, dans leur ouvrage L’Événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous (2013), sont allés plus loin dans leur déconstruction du récit officiel de l’anthropocène, selon lequel l’espèce humaine aurait, par le passé, détruit inconsciemment le système Terre avant de prendre conscience des conséquences globales de l’agir humain grâce aux études scientifiques. Les deux auteurs montrent que « ce récit d’éveil est une fable. L’opposition entre un passé aveugle et un présent clairvoyant, outre qu’elle est historiquement fausse, dépolitise l’histoire longue de l’anthropocène » (2003, p. 11) et combien la période qui s’ouvre avec la révolution industrielle est celle d’une désinhibition croissance par rapport aux dégâts de l’industrie. Ces désinhibitions passées peuvent être mises en parallèle des discours contemporains sur l’anthropocène. Reprendre à son compte le concept d’anthropocène, même avec une lecture critique, ne procède-t-il pas de cette tentation d’analyser la Terre comme une machine ?

 

Bibliographie

Bonneuil Christophe, Fressoz Jean-Baptiste, L’Événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Éditions du Seuil, 2013.

Callon Michel, Lascoumes Pierre, Barthe Yannick, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique. Paris, Le Seuil, 2011.

Dufour Simon, Lespez Laurent. « Les approches naturalistes en géographie, vers un renouveau réflexif autour de la notion de nature ? », Bulletin de l’association des géographes français, no 2, 2019, p. 319-343.

Oblomoff (groupe), Un futur sans avenir. Pourquoi il ne faut pas sauver la recherche scientifique, Bagnolet, L’Échappée, 2009.

Pièces et main d’œuvre (PMO), Nanotechnologies/maxiservitudes, Paris, L’Esprit frappeur, 2006.

Pièces et main d’œuvre (PMO), Terreur et Possession : enquête sur la police des populations à l’ère technologique. Montreuil, L’Échappée, 2008.

Pièces et Main d’œuvre (PMO), Gaillard Frédéric, Sous le soleil de l’innovation, rien que du nouveau. Montreuil, L’Échappée, 2012.

Riesel René et Semprun Jaime, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable. Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2008.

Robertson Thomas, The Malthusian Moment: Global Population Growth and the Birth of American Environnementalism, New Brunswick, Rutgers University Press, 2012.

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Tom Slater

Shaking up the city: ignorance, inequality, and the urban question

University of California Press, 2021, 258 p. | commenté par : Hadrien Herrault

Après avoir publié de nombreux articles scientifiques de référence sur les transformations contemporaines des politiques urbaines, Tom Slater revient dans ce livre sur la ligne directrice de son travail. Il propose un ouvrage didactique comprenant sept chapitres sur des objets centraux de la recherche urbaine contemporaine : « The Resilience of Neoliberal Urbanism », « Gentrification beyond False Choice Urbanism », « Displacement, Rent Control, and Housing Justice », « Neighborhood Effects as Tautological Urbanism », « The Production and Activation of Territorial Stigma » et « Ghetto Blasting ». L’auteur les étudie avec un cadre théorique ambitieux. Il utilise le concept d’agnotologie de Robert N. Proctor sur la production sociale de l’ignorance. L’objectif de Slater est d’étudier les stratégies d’institutions (think tanks, fondations philanthropiques, centres de recherche, etc.) pour prioriser certains savoirs urbains dans l’agenda politique et en occulter d’autres (p. 21). Il croise le concept d’agnotologie avec celui de pouvoir symbolique de Pierre Bourdieu pour analyser le « pouvoir de constituer le donné par l’énonciation, de faire voir et de faire croire, de confirmer ou de transformer la vision du monde et, par-là, l’action sur le monde, donc le monde » (Bourdieu, 1977, p. 410). Cette double approche conduit Slater à plaider, tout au long du livre, pour une recherche davantage centrée sur la mise au jour des rapports de pouvoir dans la production urbaine, recherche qui permettrait de questionner et de penser les politiques publiques (la « politique publique orientée par la recherche » [« research-driven policy »] par opposition à la « recherche orientée par la politique publique » [« policy-driven research »] [p. 4]).

 

L’hétéronomie des recherches urbaines

 

Le premier chapitre est une critique du manque d’autonomie des recherches urbaines contemporaines. Ce dernier s’explique, selon Slater, par l’importance de la recherche par projet, qui entraîne l’augmentation de la place accordée aux financeurs extérieurs à l’université et l’imposition de leurs catégories de pensée (catégories qu’il déconstruit dans les chapitres suivants). L’auteur dénonce ce qu’il nomme « l’hétéronomie de la recherche » : « À première vue, cela peut sembler un obscur jargon académique, mais c’est en réalité assez simple : [l’hétéronomie de la recherche] fait référence au fait que des chercheurs soient restreints dans leurs possibilités de poser leurs propres questions sur l’urbanisation. À la place, ils posent des questions et utilisent des catégories inventées, intensifiées et imposées par diverses institutions qui ont des intérêts à influencer ce qui est hors et dans les priorités de l’agenda urbain » (p. 4)[1]. Les études urbaines anglophones articulent des approches théoriques et méthodologiques variées, bien souvent critiques. Toutefois, l’hétéronomie serait, selon lui, en progression et menacerait ce positionnement critique. Au Royaume-Uni, où travaille l’auteur, la pression croissante sur les universitaires pour obtenir des financements extérieurs entraîne un agenda de recherche dicté par les priorités de l’État et des municipalités. En conséquence, si les décideur·se·s ont tendance à présenter les politiques publiques comme fondées sur des « preuves » scientifiques (« evidence-based decision making »), il s’agit davantage de preuves produites pour justifier des décisions politiques définies en amont du travail de recherche (« decision-based evidence making » ; p. 4).

Le chapitre consacré à la thèse des « effets de quartier » (« neighborhood effects ») est révélateur de la tendance à l’hétéronomie des recherches urbaines. Selon Slater, les études quantitatives analysant dans quelle mesure le lieu d’habitation d’un individu structure ses possibilités d’accès à l’emploi, à la santé ou à la culture sont discutables. Il commence sa démonstration en réalisant la genèse de cette théorie qui propose une analyse causale entre concentration spatiale des classes populaires et pauvreté. La simplicité de cette théorie a participé à son hégémonie dans la recherche et dans la pratique, sous la forme du mot d’ordre de mixité sociale. Son succès s’explique aussi, selon l’auteur, par une vision centrée sur les comportements individuels. Les travaux mobilisant la théorie des effets de quartier se focalisent sur les quartiers pauvres et leurs habitant·e·s, perçus comme créateurs de dysfonctionnements sociaux. Ces individus auraient une supposée culture de la pauvreté et diffuseraient des modèles de comportements « négatifs », appelés « negative role models » dans ces travaux (p. 124). Pour Slater, cette théorie s’oppose aux analyses marxistes sur l’urbanisation du capital proposées notamment par David Harvey. Les chercheur·se·s mobilisant la théorie des effets de quartier délaissent toute analyse structurelle des inégalités en ne posant jamais une question fondamentale : « Pourquoi les gens vivent-ils là où ils vivent dans les villes ? Si le lieu de résidence d’un individu affecte ses chances dans la vie aussi profondément que le pensent les partisans des effets de quartier, il semble crucial de comprendre pourquoi cet individu y vit en premier lieu. Se pose une question connexe : pourquoi y a-t-il tant de différences entre les quartiers les plus riches et les quartiers les plus pauvres ? » (p. 118)[2] Ces chercheur·se·s oublient les logiques capitalistes expliquant les concentrations spatiales de pauvreté. Iels occultent les facteurs structurels, comme la nature excluante du marché du logement et le désinvestissement public dans les quartiers pauvres, pour expliquer les répartitions inégalitaires des groupes de population dans la ville (p. 124). Ainsi, la théorie des effets de quartier est problématique, selon l’auteur, car la concentration de pauvreté est érigée elle-même en problème, et non comme l’expression des inégalités et des discriminations.

Avec cet exemple et un autre de soi-disant « villes résilientes », Slater questionne les usages des savoirs produits par des chercheur·se·s en études urbaines. En étant mobilisée par des décideur·se·s, public·que·s ou privé·e·s, l’idée que « l’endroit où vous vivez affecte vos opportunités » (« where you live affects your life chances ») a largement façonné les politiques du logement d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord (p. 117). Il prend comme exemple l’expérience fédérale nommée « Moving to Opportunity » aux États-Unis, mise en place entre 1994 et 1998. Suivie par de nombreux.ses chercheur·se·s reprenant les présupposés des effets de quartier, avec d’ailleurs des résultats pour le moins « modestes » selon Slater (p. 118), cette expérience a consisté à attribuer, au hasard, des aides au logement à des familles pauvres de quartiers populaires pour les inciter à s’installer dans des quartiers plus aisés. Slater montre ainsi comment des chercheur·se·s disposent d’un pouvoir symbolique puissant. Iels participent à valider des catégories d’action publique comme scientifiques, ici celle de mixité, faisant autorité et, ce faisant, occultent d’autres solutions, plus structurelles, pour lutter contre les inégalités.

 

Stigmatisation territoriale et sink estate

 

Dans un des chapitres les plus éclairants de l’ouvrage (« The Production and Activation of Territorial Stigma »), comme en témoigne Loïc Wacquant dans son avant-propos élogieux, Slater détaille le lien entre production de savoirs, rapports de pouvoir et stigmatisation territoriale à travers le terme de « sink estate ». Ce dernier désigne des ensembles de logements sociaux (connus sous le nom de « council housing ») construits par les municipalités, principalement après la Seconde Guerre mondiale, et dont les habitant·e·s auraient des comportements moralement condamnables. Le qualificatif « sink estate » a largement été mobilisé pour diffuser des discours péjoratifs sur les council housing, notamment les grands ensembles dont l’architecture serait la source de problèmes sociaux, et sur les classes populaires qui seraient elles-mêmes responsables de la pauvreté dans laquelle elles vivent (p. 149-150). Slater retrace la genèse sociale et cognitive de cette expression à connotation péjorative. Il évoque le rôle prédominant du champ journalistique (tant des médias de gauche que de droite), mais également celui, moins connu, de think tanks, notamment de Policy Exchange, qui est le préféré de l’ancien Premier ministre conservateur David Cameron. Policy Exchange présente ses recherches comme étant « indépendantes », s’appuyant sur des « preuves » et se déclare apolitique en expliquant qu’il partage des idées avec des partis politiques de gauche comme de droite (p. 152). En réalité, il n’est pas sans influence dans la stigmatisation des logements sociaux et de leurs habitant·e·s et a été un grand producteur de discours contre l’existence même des logements sociaux à travers de nombreux rapports, affirmant que ces logements rendraient leurs habitant·e·s « malheureux·ses », « pauvres », « chômeur·se·s » et « dépendant·e·s des aides sociales » (p. 154). Ils seraient même la cause des émeutes de 2011 (p. 158). Ce discours est mis en parallèle avec celui du think tank Create Streets qui dénonce les grands ensembles qui engendreraient des comportements antisociaux. Selon Slater, ces think tanks ont largement contribué à rendre légitime la proposition inaboutie de David Cameron, en 2016, de démolir les « 100 worst sink estates » (p. 159).

Si ces think tanks utilisent le terme de « sink estate » dans le cadre de rapports présentés comme fondés sur des « preuves », Slater montre qu’il s’agit avant tout d’une catégorie d’« accusation » (p. 161) qui stigmatise des quartiers et leurs habitant·e·s :

« Les think tanks ont réinterprété une grave crise d’accessibilité au logement en une crise de l’offre de logements causée par une trop grande ingérence de l’État dans le marché, qui, entre autres, aurait piégé les gens dans des résidences de logements sociaux inadaptées et ne pouvant être améliorées. À travers le prisme analytique de l’agnotologie, on assiste à une inversion complète : les causes structurelles et politiques de la crise du logement, c’est-à-dire la déréglementation, la privatisation et les attaques contre l’État-providence sont présentées comme des remèdes souhaitables et nécessaires à cette crise du logement afin d’anéantir un appareil d’État envahissant. À travers le prisme conceptuel du pouvoir symbolique, on peut observer comment la stigmatisation déjà intense des résidences de logements sociaux est renforcée par les auteurs des think tanks puis par les élites politiques. Le cadrage autour du sink estate oriente l’attention de la société vers l’éclatement de la famille, le chômage, la dépendance à l’aide sociale, le comportement antisocial et l’irresponsabilité personnelle, et l’éloigne de la communauté, de la solidarité, du logement et du foyer. » (p. 161-162)[3]

L’enquête de Slater évoque à ce stade celle de la sociologue Sylvie Tissot (2007) sur l’imposition du problème public des « quartiers » en France. En mobilisant une approche bourdieusienne, l’autrice retrace la création d’alliances, répondant à des intérêts distincts, entre réformateur·rice·s, chercheur·se·s (notamment celles et ceux participant à la revue Esprit) et statisticien·ne·s de l’INSEE. Structurée par un cadrage théorique et statistique centré sur la « relégation », l’« exclusion » et le « cumul de handicaps », cette alliance a permis de légitimer des propositions de démolition de logements sociaux comme celles analysées par Slater au Royaume-Uni. Dans le chapitre « Ghetto Blasting », il continue son travail didactique sur la stigmatisation territoriale et déconstruit la catégorisation politique et médiatique de « quartiers ghettos » au Royaume-Uni, au Danemark et en Belgique. Tout en montrant comment cette catégorisation renforce des stigmates racistes entraînant discriminations et inégalités, il explique en quoi elle relève avant tout d’un discours « mythologique » et en rien d’une approche analytique « robuste » (p. 164).

 

Portée et usages des savoirs critiques

 

Dans la conclusion de l’ouvrage, Slater revient sur des débats traversant les études urbaines et portant sur les outils de lutte comme sur la faible place accordée à la promotion des approches décoloniales valorisant un « pluriversalisme épistémique » (« epistemic pluriversalism » ; p. 193) (en s’appuyant sur le travail de Julie Cupples [2020]). Selon lui, ces approches peuvent proposer des analyses radicalement différentes, notamment sur l’aliénation, la dépossession et le rapport à la propriété (p. 193). Les études urbaines critiques s’inspirent de cadres de pensée venant de mouvements sociaux, comme ceux pour le Droit à la ville, mais délaissent trop souvent des approches décoloniales bien qu’elles soient, selon Slater, compatibles avec les théories marxistes (p. 194). C’est pourtant, d’après lui, à partir de ces approches qu’il serait possible de diversifier l’analyse des inégalités urbaines et la manière d’y faire face : « Le point ici n’est pas que certains modes de pensée critique soient dépassés, ni que certains penseurs eurocentriques ou occidentaux ne méritent pas d’être mis en dialogue ou cités, mais que de nouvelles représentations d’émancipation et de désaliénation sont possibles si l’on considère plusieurs visions du monde, ce que les philosophes décoloniaux appellent le pluriversalisme épistémique » (p. 193)[4].

La volonté de Slater de favoriser un pluriversalisme épistémique et la research-driven policy laisse en revanche en suspens la question de la place des savoirs critiques dans les contestations et les alternatives à l’urbanisme néolibéral. Le livre déconstruit brillamment les catégories de pensée dominantes dans les pratiques urbanistiques contemporaines. L’auteur n’interroge néanmoins pas l’incorporation et les usages des savoirs critiques dans la construction de nouvelles pratiques urbanistiques. De manière évidente, la production de savoirs critiques n’entraîne pas mécaniquement une transformation des pratiques, mais elle est toujours une question politique (Madden, 2015). Dans quelles mesures les théories urbaines critiques peuvent-elles alors s’inscrire dans la lutte symbolique pour le monopole de la vision légitime en urbanisme ? Comment peuvent-elles participer à la contestation des catégories d’action publique dominantes en dehors du champ académique ?

Slater s’intéresse brièvement aux contestations et aux luttes comme dans le chapitre « Gentrification beyond False Choice Urbanism », où il revient sur les oppositions d’institutions publiques, d’associations et de groupes d’habitant·e·s à la gentrification. Son travail pourrait être prolongé en étudiant les savoirs, les théories, les chiffres mobilisés par ces oppositions, avec le cadre théorique de Bourdieu, comme l’a fait Slater, pour concevoir et légitimer leurs actions. Bourdieu accordait une place importante aux oppositions dans le travail de légitimation d’une catégorie de pensée ou d’action publique. Il proposait de décaler le regard sur l’étude des inégalités dans la possibilité de faire connaître et reconnaître une catégorie dans la pratique, sur les écarts de succès des agents et des institutions quand ils tentent d’imposer leur vision comme légitime. Bourdieu (2015) concevait un champ comme un espace structuré par des rapports de forces, ici liés à l’urbanisme néolibéral. Il le concevait également comme un espace marqué par des contestations, des constructions et de l’histoire. Des institutions et des agent·e·s, aux positions dominées, luttent pour tenter de conquérir le monopole de la vision légitime de l’urbanisme. Pour ce faire, ils mettent en place ce que Bourdieu appelait « des stratégies de subversion ». Il s’agirait alors d’observer dans quelle mesure les décideur·se·s et les concepteur·rice·s, dominant·e·s dans les champs dans lesquels iels sont engagé·e·s, rencontrent des revendications et des contestations mobilisant des savoirs critiques. Il pourrait dès lors être utile de réaliser des enquêtes pour comprendre l’usage de ces savoirs dans la construction de modèles urbains alternatifs au néolibéralisme.

 

Bibliographie

Bourdieu Pierre, « Sur le pouvoir symbolique », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 32, no 3, 1977, p. 405‑411.

Bourdieu Pierre, Sociologie générale. Volume 1. Cours au Collège de France (1981-1983), Paris, Raisons d’agir et Le Seuil, 2015.

Cupples Julie, 2020, « Conclusion: Urban Research and the Pluriverse: Analytical and Political Lessons from Scholarship in Varied Margins », in Cupples Julie, Slater Tom, Producing and contesting urban marginality: Interdisciplinary and comparative dialogues, Lanham, Rowman & Littlefield, p. 205-226.

Madden David, « There Is a Politics of Urban Knowledge Because Urban Knowledge Is Political: A Rejoinder to « Debating Urban Studies in 23 Steps » », City, vol. 19, no 2‑3, 2015, p. 297‑302.

Tissot Sylvie, L’État et les quartiers : genèse d’une catégorie de l’action publique, Paris, Le Seuil, 2007.

[1] « At first glance this may seem like abstruse academic jargon, but it is really rather simple: it refers to the condition of scholars being constrained in asking their own questions about urbanization, instead asking questions and using categories invented, escalated, and imposed by various institutions that have vested interests in influencing what is off and on the urban agenda. »

[2] « Why do people live where they do in cities? If where any given individual lives affects their life chances as deeply as neighborhood effects proponents believe, it seems crucial to understand why that individual is living there in the first place. A related question is: Why is there so much difference between the richest and poorest neighborhoods? »

[3] « Think tanks have reframed a serious crisis of housing affordability as a crisis of housing supply caused by too much state interference in the market, which, inter alia, has trapped people in failed social housing estates that can never be improved. Viewed through the analytic lens of agnotology, we can see a complete inversion going on: the structural and political causes of the housing crisis —that is, deregulation, privatization, and attacks on the welfare state —are put forward as desirable and necessary remedies for the crisis that will squash an intrusive state apparatus. Viewed through the conceptual lens of symbolic power, we can see how the already intense stigma attached to social housing estates is vamped up by think tank writers and then by political elites. The framing of the sink estate filters societal attention toward family breakdown, worklessness, welfare dependency, antisocial behavior, and personal irresponsibility, and away from community, solidarity, shelter, and home. »

[4] « The point here is not that certain modes of critical thought are outdated, nor that certain Eurocentric or Western thinkers are not worth engaging with or citing, but that new pictures of emancipation and disalienation are possible if we consider multiple worldviews, in what is known among decolonial philosophers as epistemic pluriversalism. »

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Bess Williamson

Handicap, accessibilité et justice : une lecture d’« Acessible America. A History of Disability and Design »

New York University Press, 2019, 304. p | commenté par : Sophie Didier

Dans les années 2000, Martha Nussbaum dans son célèbre ouvrage « Frontiers of Justice » (2006) avait soulevé, du point de vue de la philosophie politique, le problème du handicap, de son acceptation sociale et des enjeux de justice sociale qu’il pose aux sociétés démocratiques. Au-delà de l’immense variabilité des formes de handicap qui en interdisent une acception ou même un « traitement » unifié, le handicap représente surtout pour Nussbaum, un banc d’épreuve idéal pour les théories de la justice, car il questionne tout à la fois la théorie du contrat social dans son ensemble et les théories de la justice (celle de John Rawls au premier chef) qui se réfèrent d’abord et avant tout à la société des humains « normaux » (c’est-à-dire indépendants et physiquement aptes) : « L’incapacité à traiter de manière adéquate les besoins des citoyens ayant des déficiences et des handicaps est un défaut grave des théories modernes qui envisagent les principes politiques de base comme le résultat d’un contrat visant des avantages mutuels. Ce défaut est profond, et il remet en cause plus généralement leur pertinence à incarner la justice des hommes[1] » (ibid., p. 98).

Nussbaum montre que ce défaut persistant des théories de la justice, outre qu’il est éminemment contestable d’un point de vue moral, nous a empêché·e·s de réellement penser les solidarités dans la société, notamment par rapport à des personnes en situation de handicap, et a abouti à la création de catégories sociales jugées marginales (les handicapé·e·s) qu’il faudrait dès lors « intégrer » à la norme.

Savoir quelle place faire aux handicapé·e·s dans la société est évidemment essentiel pour la vie quotidienne des personnes concernées. Nussbaum rappelle que cette question de l’intégration engage toutefois bien plus que les personnes handicapées elles-mêmes. Elle nous renvoie aux problématiques du care et de la prise en charge (ou pas), par les sociétés, des « arrangements sociaux atypiques » (p. 99) tels que ceux nécessités par le handicap, et singulièrement le handicap mental, pour garantir la fameuse indépendance de ses sujets. Le problème est bien pour Nussbaum un problème relationnel, car permettre aux personnes handicapées de mener une vie pleine et productive (p. 99) nécessite de fait une adaptation, non pas de leur part, mais bien de la société elle-même[2] : l’autrice y fait ici référence à travers une mise en discussion de la notion d’aidant·e·s, qui participe de cette dimension sociale totale du handicap.

Cette question de l’intégration et, en filigrane, celle de savoir sur qui (handicapé·e·s ou société tout entière) repose la charge de cette adaptation sont au cœur du livre de Bess Williamson, à travers la notion d’accessibilité.

Williamson est professeure d’histoire du design au Chicago Art Institute et, avec cet ouvrage, elle retrace 70 ans de la notion d’accessibilité aux États-Unis, longue histoire qui a mené au passage de l’Americans with Disabilities Act de 1990, et la manière dont cette dernière a influencé nos environnements quotidiens. L’originalité de l’ouvrage tient au point de vue adopté : le design de l’accessibilité (accessible design), compris comme la production d’artefacts utilisables par des personnes affectées par des handicaps physiques, sensoriels ou cognitifs (p. 2), lui permet en effet de revisiter l’histoire très récente de la lutte pour les droits des personnes handicapées, aujourd’hui bien couverte par le champ des Disability studies aux États-Unis. L’autrice situe plus précisément son ouvrage autour du moment historique (de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours) au cours duquel ce design a commencé à profondément influer notre vie quotidienne (qu’on soit ou pas handicapé·e d’ailleurs) et à se généraliser, au point que, pour certains de ces artefacts, il devient inconcevable de « vivre sans » pour le plus grand nombre : on pense ici à l’exemple des curb cuts, les bateaux, ces découpes/mises à niveau de la chaussée des trottoirs aux intersections, initialement pensées pour faciliter la circulation des personnes en fauteuil, mais bien connues aussi des pousseur·se·s de poussettes ou traîneur·se·s de caddies… C’est dans une perspective très latourienne de médiation par les objets entre environnement et individus que l’ouvrage s’inscrit, et les exemples d’objets produits pour faciliter cette médiation et les enjeux en matière de droits qu’ils soulèvent sont tout à fait passionnants : membres artificiels, fauteuils roulants, rampes, poignées de portes, épluche-légumes, bandes rugueuses, mais aussi maisons, automobiles, autobus… Chez Williamson, une analyse de l’accessibilité depuis une perspective d’histoire du design revient à poser le design comme un outil d’obtention de droits, en posant les questions suivantes : qui a produit ces objets ? Comment les handicapé·e·s elles et eux-mêmes s’en sont-iels emparé·e·s, les ont-iels adaptés à leurs besoins, détournés, plébiscités, voire rejetés ? Quelles politiques publiques et quelles normes techniques se sont progressivement imposées et comment ont-elles (ou n’ont-elles pas) été appliquées ? Et encore, ce qui intéresse sûrement les lecteur·rice·s de JSSJ, comment le design de l’accessibilité a-t-il glissé de l’objet jusqu’à l’environnement tout entier (voir notamment à ce propos la notion d’accessibilité universelle) ?

Toutes ces questions traversent l’ouvrage qui adopte une position très étatsunienne dans sa manière d’envisager la tension principale portée par ces objets : la mise en accessibilité, au potentiel libérateur pour les personnes handicapées, soulève invariablement dans ce contexte précis la question de savoir qui la prend en charge, dans une société étatsunienne qui se méfie des aides sociales et dans laquelle l’idéologie de l’effort individuel fait loi : « Les efforts visant l’accessibilité ont permis le développement d’une compréhension nouvelle du potentiel social du design, mais ont également révélé des croyances américaines profondément ancrées, sur la technologie, sur l’espace et sur la société. Dès le début, les conversations sur l’accès ont touché une corde sensible du discours politique américain, à savoir le préjugé contre le collectivisme et les ressources partagées, plutôt que la propriété privée et le pouvoir économique individuel[3]. » (p. 4)

Le premier chapitre (« Progress through Prosthetics Limbs, Cars, Houses, and the American Dream ») dresse ainsi l’histoire de la période de l’après Seconde Guerre mondiale où la réhabilitation des GI (et donc leur réintégration dans la société civile) devient une priorité nationale dans un contexte aussi de croyance en la toute-puissance du progrès technique. Du corps (prothèses de mains), à la voiture (commandes spéciales), à la maison individuelle (seuils, passages, cuisines spécialement aménagées), l’environnement des GI revenus mutilés est progressivement façonné dans un mouvement qui relève autant d’un impératif moral national que d’une injonction à l’autonomie favorisée à coup de subventions d’État. Cette autonomie s’inscrit dans des modèles sociaux bien définis à l’époque : ces GI « réhabilités » seront pères de famille, bons citoyens et futurs résidents (Blancs) des suburbs en cours de formation. La lutte pour l’obtention de certains aménagements de la vie quotidienne se heurte toutefois à des oppositions de principe de l’administration militaire et du plus haut sommet de l’État craignant de produire des assistés : c’est l’exemple notamment de la lutte sans grand succès pour l’extension à l’adaptation du logement pour les mutilés de la loi dite « GI Bill » offrant aux anciens soldats des conditions privilégiées d’accès à la propriété immobilière.

Mais Williamson montre aussi que l’image parfaite du GI réhabilité est pleine de tensions : le processus de réhabilitation est pensé comme descendant (de l’État aux GI nécessiteux) et se heurte très tôt aux demandes spécifiques des GI auxquels on n’a finalement pas vraiment demandé leur avis sur le sujet… Les personnes handicapées bricoleuses sont partout : souvent insatisfait·e·s des modèles standardisés imposés par l’industrialisation de l’accessibilité, elles sont nombreuses à adapter leurs prothèses, bricoler leurs voitures. C’est le cas également pour les civil·e·s, de plus en plus en plus nombreux·ses avec l’épidémie de poliomyélite, à prendre la plume pour donner des conseils et construire les premières formes de communautés d’intérêts. Le chapitre 3 (« Electric Moms and Quad Drivers. Do-It-Yourself Access at Home in Postwar America ») raconte l’histoire étonnante de la Toomey J Gazette, publication artisanale, mais de portée nationale, à destination des survivant·e·s handicapé·e·s de la poliomyélite dans laquelle l’une des co-auteures, Ida Brinkman, mère de famille paralysée des suites de sa maladie, prodigue conseils d’adaptation du foyer et bonnes pratiques (c’est elle la « mère électrique » du titre de chapitre, car elle a besoin d’une assistance respiratoire en permanence). Là encore, si ces initiatives de « bricolos » et de rédactrices en chef improvisées démontrent l’agencéité des individus agissant en dehors des normes descendantes, elles témoignent également de leur volonté de se conformer à l’ordre social dominant (être une bonne mère, malgré le handicap…).

La réhabilitation au sens tout à la fois de pratique médicale et de travail vers l’intégration sociale des personnes handicapées civiles, les avancées qu’elle a permises et en même temps la pression qu’elle a fait peser sur les personnes handicapées elles-mêmes fait l’objet du second chapitre (« Disability in the Century of the Gadget. Rehabilitation and Access in Postwar America ») écrit dans la veine du premier. Dans les États-Unis des années 1950, alors en pleine épidémie de poliomyélite, deux institutions ont symbolisé le raffinement d’une notion, la réhabilitation, en germe depuis les années 1910 : l’Institute of Physical Medicine and Rehabilitation du docteur Rusk et la Division of Rehabilitation-Education Services dirigée par Paul Nugent, tous deux logés à l’université de l’Illinois d’Urbana-Champaign. Rusk s’est attaché à définir un programme médicalisé de réadaptation pour les personnes handicapées civiles mettant l’accent sur la nécessité pour chacune de surmonter les obstacles de son handicap. Du côté de Nugent, l’approche est identique même si elle se place sur le plan du design : elle réfléchit à l’aménagement de rampes d’accès permettant de garantir l’accessibilité des bâtiments du campus, mais interdit aux participant·e·s les fauteuils roulants motorisés ou l’emploi d’aidant·e·s au nom de l’autonomisation. Les pages d’histoires orales recueillies dans les années 1990 auprès d’ancien·ne·s du programme sont passionnantes, et montrent la très grande pression que cette démarche a fait peser sur elles et eux. Ces « bonnes pratiques » en termes techniques donnent lieu à la mise en place d’un catalogue de design de l’accessibilité préfigurant l’adoption fédérale de la norme technique ANSI 117.1 de 1961, première norme d’accessibilité, elle-même reprise dans l’Architectural Barriers Act de 1968, étape importante de la longue marche pour les droits vers l’accessibilité universelle.

C’est une avancée, mais le design minimal prôné dans le programme de Nugent définit toutefois le handicap comme une variable marginale de la société et ouvre le débat sur la visibilité ou l’invisibilité du design de l’accessibilité. Cet enjeu de visibilité/invisibilité fait d’ailleurs écho aux scandales et polémiques qui courent à la même époque à propos de l’institutionnalisation des personnes handicapées (voir notamment le reportage choc de Geraldo[4] sur l’horreur de l’institution scolaire de Willowbrook, et dont l’impact immense dans l’opinion publique provoque la réforme de 1973sur l’éducation des personnes handicapées). Ici, la balance penche encore vers l’invisibilisation : l’impact sur les bâtiments doit être minimal, et ce débat est largement repris par Williamson dans le chapitre 5 « Kneeling to the Disabled: Access and Backlash ». L’autrice reprend la contestation du design de l’accessibilité dans le débat public des années 1970 et 1980 : les avancées successives enregistrées en matière de droit à l’accessibilité spatiale à la fin des années 1960 (norme ANSI 117.1 et Architectural Barriers Act) et au début des années 1970 (section 504 du Rehabilitation Act) ont été systématiquement battues en brèche politiquement au cours de la période suivante, par défaut d’application de la loi notamment. Les enjeux financiers de l’aménagement vers l’accessibilité sont alors jugés disproportionnés au regard des besoins numériques de la population, et l’exemple classique du métro new-yorkais est repris ici, mais aussi celui des bus à accessibilité universelle qui mettent encore vingt ans avant de s’imposer aux pouvoirs publics comme un design raisonnable…

Le chapitre 4 « Berkeley, California. An Independent Style of Access » revient sur l’expérience singulière du Berkeley des années 1970 et sur la mise en place du Center for Independent Living, une association de soutien aux personnes handicapées née des premières et difficiles expériences des « polios » logés sur le campus (au quatrième étage !) et de l’atmosphère générale de contre-culture adoptée par la ville. Contrairement à ce que pourrait laisser entendre son nom, la question de l’autonomie ou de l’indépendance n’est pas ici comprise comme une simple individualisation du problème, mais bien pensée comme au service d’une participation pleine et active dans la société, à égalité des valides, et donc d’une forme de « visibilité invisible » (une reconnaissance, mais non une marginalisation en somme). Les solutions recherchées par le Centre sont pionnières en matière technique, notamment dans le travail avec la municipalité de Berkeley et le département d’Architecture de l’université vers l’aménagement de l’espace public autour de Telegraph Avenue et People’s Park. Mais il s’agit aussi de construire une communauté d’intérêts et de trouver des allié·e·s, ce qui se travaille dans des tâches aussi banales que d’aider à la recherche d’appartements grâce à la constitution d’un réseau d’adresses, de trouver des aidant·e·s au quotidien pour les handicaps les plus lourds, etc. Pour Williamson, cette expérience totale symbolise l’émergence des droits civiques pour les handicapé·e·s à travers la résistance aux normes sociales de l’après-guerre et augure de la période de lutte de 1975-1990 vers l’adoption de l’Americans with Disabilities Act (ADA).

Le dernier chapitre revient enfin sur les acceptions nouvelles de l’accessibilité et discute, dans la lignée des Disability Studies des années 2000 et 2010, du Crip Design, forme ultime du design de l’accessibilité montrant un changement radical de sens politique vers une véritable épistémologie handicapée. Les lecteur·rice·s reconnaîtront ici les convergences avec d’autres mouvements recherchant de nouvelles épistémologies et postures de travail. Les luttes pour plus de droits durant les années 1970 et 1980 traversent l’ouvrage, mais ne sont pas au centre. On reconnaît ainsi au fil des pages certaines figures des mouvements handicapés, et notamment Judith Heumann, revenue récemment sur le devant de la scène à l’occasion des célébrations du vingtième anniversaire de l’ADA sous la houlette de la présidence Obama. Mais le grand apport de l’ouvrage est bien cette entrée par le design représentatif de toutes les tensions au cœur de la relation entre handicap et société. Williamson traite de ces avancées à pas de fourmi vers un design universel bénéfique à tout un chacun sans adopter le point de vue romantique de la lutte, et sans être non plus éblouie par le miracle des avancées technologiques, mais dans l’interface entre les deux. L’histoire du design de l’accessibilité est aussi une histoire de ses échecs, et l’ouvrage apporte de ce point de vue une perspective tout à fait bienvenue.

 

Bibliographie

Goffman Erving, Stigma: Notes on the Management of Spoiled Identity, Touchstone, 1963.

Nussbaum Martha, Frontiers of justice: disability, nationality, species membership, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 2006.

 

[1] « The failure to deal adequately with the needs of citizens with impairments and disabilities is a serious flaw in modern theories that conceive of basic political principles as the result of a contract for mutual advantage. This flaw goes deep, affecting their adequacy as accounts of human justice more generally.” (ma traduction)

[2] Voir aussi sur la thématique de l’intégration Stigma: Notes on the Management of Spoiled Identity (Goffman, 1963).

[3] « Efforts to improve access contributed a new sense of the social potential of design, but also revealed deeply held American beliefs about technology, space, and society. From the start, conversations about access touched a sensitive nerve in American political discourse—namely, the bias against collectivism and shared resources, rather than private property and individual economic power. »  (ma traduction)

[4] Geraldo, Willowbrook. The last great disgrace, WABC-TV-Eyewitness News, 27:20, 1972, consulté le 28 juin 2022.

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Flaminia Paddeu

Sous les pavés, la terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles

Le Seuil, 2021, 448 p. | commenté par : Corinne Luxembourg

Sous les pavés, la terre est un livre très bienvenu dont l’intelligence comme la finesse d’écriture et d’analyse donnent à la lecture de ses quelque 400 pages l’empressement du partage et de la discussion. Le sujet est d’importance puisqu’il s’agit de replacer l’agriculture urbaine au sein des systèmes complexes de nos sociétés. Abordée au prisme d’une grille d’analyse marxiste et intersectionnelle revendiquée, l’agriculture urbaine n’est pas cantonnée ici à un rôle de redéveloppement de la biodiversité. Le hasard de l’actualité veut que cet ouvrage ait été publié quelques mois avant le 9 mars 2022, date à laquelle la Cour administrative d’appel de Paris invalidait le Plan local d’urbanisme intercommunal de Plaine commune qui rendait possible la destruction des jardins familiaux d’Aubervilliers pour construire une piscine olympique, confirmant la décision de la même cour du 11 février. Estimant que leur urbanisation « portera également atteinte à la préservation d’un noyau de biodiversité primaire et accroîtra les discontinuités écologiques existantes »[1], la juridiction illustre ainsi deux points centraux du travail de Flaminia Paddeu, celui de la « rupture métabolique » entre les périphéries urbaines et le centre décisionnaire, mais aussi celui de sa conscience par les habitant·e·s et de la défense de ces lieux de productions alimentaires et écologiques comme résistance à « l’agir anthropocénique ».

L’ouvrage ne s’arrête pas là – même si, le cas échéant, il aurait déjà été fort salvateur. En effet, l’ambition de ce texte est de déconstruire tous azimuts les idées reçues, le défi est grand et relevé haut la main. En s’appuyant sur une pratique du terrain depuis 2010, le texte révèle une fine connaissance d’espaces centraux et de banlieues du Grand Paris, de New York et de Détroit. Les cultures potagères, la production alimentaire et la question de la sécurité alimentaire sont ce fil, solide, tenu de bout en bout du texte, qui permet d’aborder des thématiques aussi variées que les problèmes de santé publique, les déserts alimentaires, la néopaysannerie, les friches cultivées ou la production urbaine néolibérale.

L’analyse de Paddeu donne à lire la complexité du phénomène de l’agriculture urbaine qui, loin d’être une nouveauté, est, depuis les années 2000, une donnée récurrente et renouvelée de la structure du tissu urbain.

Les trois parties de l’ouvrage : « Nouvelles équations », « Retours à la terre » et « Lignes de partage » conduisent à une conclusion dont le titre : « Résister, subsister, persister » résume à lui seul les enjeux mis à jour dans ce texte.

Ainsi, après une introduction posant clairement la complexité du phénomène de l’agriculture urbaine, l’autrice développe sa thèse et postule « que la disparition de l’agriculture urbaine du milieu du xixe siècle à l’après-guerre est l’un des effets de l’avènement de l’anthropocène, que son retour à la fin du xxe siècle représente une forme de résistance à l’agir anthropocénique et que son déploiement au tournant du xxie siècle révèle les contradictions de ses tentatives de dépassement. »

« Nouvelles équations » installe en deux chapitres les jalons historiques de l’agriculture urbaine et les liens à la terre comme autant de rapports de classes. Si, bien sûr l’urbanisme a été et est la traduction d’un projet politique hiérarchisé, la lecture qu’en offre la géographe au prisme de la production agricole urbaine, et de son recul accéléré, fournit un nouvel éclairage sur ce point. En incessants allers-retours entre l’Europe et les États-Unis, autant pour comparaison que pour donner à voir les différentes facettes d’une même doctrine politique et économique, les études de cas fournissent un argumentaire empirique conséquent. Le second chapitre montre, par le rapport à la nourriture et au ravitaillement alimentaire, ce que l’évolution de l’urbanisme néolibéral et la rupture métabolique font au corps des êtres humains. La fragmentation du processus de production, bien connue des géographes s’occupant des territoires industriels, se retrouve ici avec une violence d’autant plus importante qu’elle n’intègre pas seulement les corps des personnes qui y sont confrontées par l’emploi.

La partie « Retours à la terre », s’appuyant sur l’état des lieux préalablement dressé des injustices environnementales et spatiales, s’intéresse aux résistances qui s’organisent, fortes d’une grande diversité. Là encore, le travail de terrain alimente considérablement la réflexion de l’autrice, permettant, en quatre sections, de mener la réflexion sur l’agriculture urbaine comme moyen de contestation contre les grands projets consommateurs de fonciers et destructeurs de sols. Le chapitre « Terrains vagues. Cultiver dans les ruines du capitalisme urbain » n’est pas sans trouver un écho dans les propositions de la thèse « Le partage du vide urbain dans la production métropolitaine » soutenue en 2021 par Cécile Mattoug, principalement dans l’intérêt porté aux friches et à leur occupation plus ou moins pérenne. Le travail construit autour de l’occupation des terrains vacants s’inscrit dans une actualité de publications – parmi lesquelles le recueil Vulnérabilités résidentielles, dirigé par Florence Bouillon, Agnès Deboulet, Pascale Dietrich-Ragon et Yankel Fijalkow, paru en 2019 – avec lesquelles il offre des éléments de dialogue concernant cette précarisation du faire chez soi, à partir de l’occupation de résidence ou de production agricole. Néanmoins, ce chapitre apporte plus qu’une simple réflexion sur la précarisation de l’occupation et de la mise en culture puisqu’il est l’endroit de proposition de deux notions. Tout d’abord celle de la reterrestrialisation du sol urbain : « recréer un sol qui soit cultivable et fertile sur des friches souvent très minérales, encombrées de déchets ou polluées. » Si la qualité du sol est l’objet de l’attention d’agronomes comme Lydia et Claude Bourguignon, pour qui l’agriculture productiviste est responsable de la mort des sols, elle ne suscite que peu souvent l’intérêt des géographes et moins encore lorsqu’il s’agit de s’intéresser aux espaces urbains. La notion de reterrestrialisation insiste donc sur ce processus nécessaire de dépollution des sols et de permission d’un retour d’une vie faite de la constitution d’humus et de l’accueil d’une faune fouisseuse. La seconde notion fondamentale apportée par Paddeu est celle du « droit à la terre en ville ». En effet, si le droit à la ville, concept lefebvrien bien connu, consiste non seulement à parcourir et à rester en ville, mais aussi à en décider et à en faire collectivement œuvre émancipatrice, le « droit à la terre en ville » s’appuie certes sur une justice sociale indispensable à toute démocratie, mais également sur la notion de justice foncière. Le droit à la terre en ville est décliné en trois grands axes : « le droit fondamental de toutes et tous à pouvoir accéder à un lopin de terre pérenne […] [Accroître] le pouvoir de contrôle des habitantes et des habitants sur le marché foncier urbain, afin de dédier une partie des espaces considérés comme des “réserves foncières” à des projets agroécologiques collectifs, avec un statut de protection élevé face aux risques d’expropriation. […] Mettre en culture, réparer et fertiliser de manière naturelle les sols urbains. » (p. 255)

Remercions l’autrice de l’intelligence du déroulement de son exposé. Là où la facilité autant que l’habitude auraient poussé à donner à voir d’abord les conséquences de l’urbanisation néolibérale sur l’agriculture urbaine, l’accaparement de cette dernière aux fins d’un « capitalisme vert », puis, la conviction faite et partagée des injustices et des dégradations induites, en apportant quelques expériences réussies un peu comme des pansements dont l’efficacité ne duperait personne, la géographe offre une autre solution. En effet, il s’agit non pas de raccommoder, mais de montrer ce qui existe, non pas seulement comme une réaction, mais comme ce qui se construit, parfois, certes, avec grande fragilité. Et c’est conscient·e·s de la réalité de la construction et de l’invention collective que nous voyons l’analyse des contextes sociaux, économiques et politiques prendre tout son sens.

La démonstration de la nécessité de contrôle du foncier par les habitant·e·s permet aux lecteurs et aux lectrices d’aborder et de s’approprier les moyens d’action présentés dans la troisième partie. Intitulée « Lignes de partage », la dernière grande partie de l’ouvrage donne à nouveau à voir la complexité de l’agriculture urbaine non plus, cette fois, sous la forme d’un outil de résistance, mais comme un moyen d’entre-soi, un objet détourné et vidé de son sens subversif qui permet toutefois d’envisager une voie de conciliation. Les trois derniers chapitres de l’ouvrage apportent donc un contrepoint, ou plutôt des alertes. En effet, comme pour tout processus, pour toute activité humaine, il serait erroné de penser l’agriculture urbaine comme intrinsèquement porteuse d’émancipation et de résistance. Le recours ici à une grille d’analyse intersectionnelle est indispensable. Si la mise en place de potagers urbains collectifs revêt indéniablement les atours d’une participation citoyenne importante et réelle, elle n’en garantit pas pour autant l’inclusion et l’absence de discrimination. À nouveau, les exemples états-uniens et franciliens apportent un appui important à l’argumentation. Si le jardin est par définition un espace clos, enfermant le monde en son sein autant qu’il l’illustre, il n’est pas hors des dynamiques qui organisent ce dernier. Derrière l’apparente inoffensivité de l’acte de planter, de jardiner, se jouent bel et bien des tensions et des conceptions des rapports à l’altérité qui peuvent participer à renforcer « l’invisibilisation des dominés ». Ainsi l’agriculture urbaine n’est ni la solution à l’autosubsistance alimentaire urbaine ni l’apanage d’une population bourgeoise, gentrifieuse. Si toutes les classes sociales s’y retrouvent, si les origines géographiques des jardinières et des jardiniers sont diverses, le potager ou le jardin ne sont pas pour autant lieu de brassage. Ils sont des lieux de reproduction d’inégalités de genre, de classes et de race.

Invitant à penser l’agriculture urbaine comme un moyen de reprendre la terre, de la cultiver et de la conserver, la conclusion de cet ouvrage ouvre des possibles pour penser le rapport à la terre, au vivant non humain, en s’appuyant notamment sur des références de textes écoféministes.

La contribution de Paddeu grâce à ce livre est multiple. Bien sûr, il s’agit d’une réflexion mise au commun de la pensée sur l’espace de production agricole alimentaire. Elle prend place dans un contexte marqué par l’épidémie de coronavirus et par les conséquences sociales et économiques qui l’accompagnent. Elle se place également dans un moment épistémologique important, où la proposition intersectionnelle se diffuse dans l’ensemble des disciplines de sciences sociales.

Il s’agit également d’une contribution théorique, épistémologique à la géographie autant qu’une démonstration d’une méthodologie de travail. Construit autant sur un travail de terrain de longue haleine que sur une pratique bibliographique plus que conséquente, cet ouvrage apporte par la mise en relation de notions jusque-là restées éparses, une appréhension de la complexité de l’agriculture urbaine et plus largement du rapport de l’alimentation aux espaces de production et de consommation. Cette construction complexe est en elle-même un apport sans nul doute fondateur par la manière de penser ensemble des approches habituellement abordées individuellement. La perspective d’en voir les prolongements est une réelle réjouissance.

 

Bibliographie

Bouillon Florence, Deboulet Agnès, Dietrich-Ragon Pascale, Fijalkow Yankel (éd.), Vulnérabilités résidentielles, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2019.

Mattoug Cécile, Le partage du vide urbain dans la production métropolitaine. Approche exploratoire de la banlieue nord de Paris par les écritures du vécu, Paris, thèse de doctorat de géographie et architecture, université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2021.

Bourguignon Claude, Bourguignon Lydia, Le sol, la terre et les champs. Pour retrouver une agriculture saine, Paris, Sang de la terre, 2008.

[1] « Nouvelle victoire judiciaire pour les Jardins d’Aubervilliers », Reporterre, 11 février 2022.

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