Comment penser la justice spatiale ?

How to Think about Spatial Justice?

Entretien entre le groupe Justice spatiale (Chôros) et la revue JSSJ réalisé le 31 mai 2017 à Lausanne EPFL

Interview between the Chôros Spatial Justice group  and JSSJ, 31 May 2017 in Lausanne EPFL

Chôros : Jean-Nicolas Fauchille (JNF), Jacques Lévy (JL), Ana Povoas (AP)

Chôros: Jean-Nicolas Fauchille (JNF), Jacques Lévy (JL), Ana Póvoas (AP)

JSSJ : Pascale Philifert (PP) et Bernard Bret (BB)

JSSJ: Pascale Philifert (PP) and Bernard Bret (BB)

 

 

BB : Merci au laboratoire Chôros de recevoir la revue Justice Spatiale / Spatial justice pour un entretien qui permettra de mieux connaître vos travaux et de confronter nos idées respectives sur le concept de justice spatiale. Peut-être d’abord, quelques mots pour présenter l’orientation générale de vos recherches.

BB: We would like to thank the Chôros Laboratory, for welcoming the journal Justice Spatiale / Spatial justice for this interview that will give us an opportunity to become better acquainted with your work, and to compare our respective ideas on the concept of spatial justice. But first, perhaps, could you give us a few words on the general orientation of your research?

JNF : Je parle pour nous trois, Jacques Lévy, Ana Póvoas et moi-même, car nous avons travaillé ensemble ces sept dernières années au sein du laboratoire Chôros. Notre démarche de recherche part du principe que les individus ont une double intentionnalité. En tant qu’acteurs de leur vie, ils poursuivent des fins qui leur sont personnelles, et ils sont aussi acteurs de la société qu’ils souhaitent et de la place qu’ils veulent y occuper. Ils sont donc actifs à double titre. Comprendre les logiques des individus et leurs fins permet de comprendre le monde social et de voir comment une société se développe. En disant cela, je crois être assez près de ce que Jacques Lévy appelle le constructivisme réaliste (1999). De plus, au-delà de ce qu’ils disent de leurs intérêts personnels, nous pensons que ces acteurs sont capables de donner leurs avis sur des enjeux de philosophie politique et notamment d’espace et de justice. Ils en ont la capacité. On mène donc en parallèle un double travail qui est à la fois de s’interroger sur les questions de philosophie politique et de justice et d’écouter les individus, ce qui est utile pour réfléchir aux politiques publiques et aux travaux d’aménagement et d’urbanisme, sachant que notre démarche est le contraire d’une démarche technocratique. Il s’agit de partir des individus ordinaires qui donnent des informations, beaucoup plus que ce que l’on pourrait imaginer, d’analyser cette information et de la leur restituer. On ne se place pas dans une posture décisionnelle. On ne décide pas pour eux, on ne donne pas des solutions qui seraient préconstruites.

JNF: Having worked together for seven years within the Chôros Laboratory, I can say that I speak for the three of us, Jacques Lévy, Ana Póvoas and myself. Our research approach works on the principle that individuals have a double intentionality. As actors of their life, they pursue personal ends, but they are also actors of the society they wish for and the place they want to have in it. As such, they are active on two accounts. Understanding individuals’ reasoning and their purposes makes it possible to understand the social world and see how a society develops. When I say this, I think I’m fairly close to what Jacques Lévy calls realistic constructivism (1999). Moreover, beyond what they say about their personal interests, we think that these actors are able to give their opinion on issues of political philosophy, including stakes of space and justice. They have the capacity for it. The work we carry out is twofold, it consists in questioning political philosophy and justice issues and at the same time in listening to individuals, which is useful when examining public policies as well as spatial development and urbanism, knowing that our approach is the contrary of a technocratic approach. The idea is to start with ordinary individuals who supply information, richer than what we could imagine, to analyse this information and feed it back to them. We do not place ourselves in a decisional position. We do not decide for them, we do not offer potentially prebuilt solutions.

J’ajoute un dernier point sur nos trois projets de recherche qui nous ont occupés ces dernières années et qui ont été achevés récemment. Il y a une étude menée en concertation avec le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) sur les Français et la justice spatiale, et deux thèses, d’une part celle d’Ana Póvoas qui a mené des entretiens ouverts à Porto pour un travail intitulé Connecting Space and Justice in Metropolitan Porto. The Discourses of the Inhabitants on the Spatial Dimension of Justice (Póvoas, 2016) et, d’autre part, une autre thèse.

I’d like to add a final point concerning the three research projects that have kept us busy these last years, and which have recently been completed. There is a study conducted in consultation with the Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) on French people and spatial justice, and two theses, on the one hand that of Ana Póvoas who conducted open interviews in Porto for a research work entitled Connecting Space and Justice in Metropolitan Porto. The Discourses of the Inhabitants on the Spatial Dimension of Justice (Póvoas, 2016) and, on the other hand, another thesis.

JL : La tienne ?

JL: Yours.

JNF : Oui, une thèse pour laquelle j’ai interrogé des personnes sur la répartition des hôpitaux qui leur paraîtrait juste en Suisse. J’ai mis en œuvre une modélisation informatique pour permettre d’engager les personnes interviewées avec la possibilité de vérifier ce que produiraient des arguments sur la carte hospitalière. Le titre de ce travail est La justice spatiale comme pragmatique. Une approche expérimentale de réagencement de la carte hospitalière (Fauchille, 2016).

JNF: Yes, a thesis for which I interviewed people on the distribution of hospitals in Switzerland that would seem just to them. I implemented/developed a computer modelling as means to engage with interviewees, making it possible to check what each argument produce on the hospital map. This work is entitled Spatial Justice as Pragmatics. An Experimental Approach to Rearranging the Hospital Map (Fauchille, 2016).

Pour parler de justice, a-t-on besoin du voile d’ignorance ?

Does one need the veil of ignorance to speak about justice?

JNF : Dans ces travaux, ce qui nous réunit est la méthode employée. D’une façon ou d’une autre, on a donné au voile d’ignorance (Rawls, 1971/1999) une interprétation : mettre les individus en situation de parler en tant que citoyens. On pousse les gens à parler et on constate qu’ils ont une conscience forte qu’ils ne doivent pas donner leurs avis en fonction seulement de leurs intérêts personnels. Leurs propos prennent presque toujours une dimension sociétale.

JNF: In these research works, what brings us together is the method employed. In one way or another, we gave the veil of ignorance (Rawls, 1971/1999) an interpretation: creating a situation where people can talk as citizens. We push people to talk and we find that they are conscient that they must not give their opinion according to their own interest only. Their statements take almost always a societal dimension.

BB : Juste un mot à propos de ta thèse pour dire que la façon dont tu as reconstruit le voile d’ignorance par l’usage de la cartographie m’est apparue extrêmement ingénieux.

BB: Just a word concerning your thesis to say that, to me, the way you recreated the veil of ignorance by using mapping was highly ingenious.

JNF : Il y a plusieurs façons de faire pour mettre les personnes dans la situation de pouvoir parler.

JNF: There are several ways to create a situation where people can talk.

AP : Dans le travail sur Porto, je suis partie de la consigne consistant à poser la question suivante : pouvez-vous parler d’injustice du point de vue de l’espace dont vous vous sentez habitant ? Partir de leur situation d’habitant a permis de vérifier l’hypothèse que, en s’appuyant sur leur sphère d’expérience, les personnes ont la capacité de dénoncer l’injustice et, à des degrés variables selon les individus, de proposer des solutions justes. Dans les trois études réalisées, les gens ont pu parler de ce qu’ils connaissent, de leurs expériences, de leurs spatialités pour traiter de grandes questions. Les citoyens ne voient pas d’antinomie entre un traitement de la justice situé et empli de substance et le recours aux idées de justice qui ont un sens partagé hors du contexte de leur énonciation, c’est-à-dire, universalistes.

AP: In the research on Porto, I started from the instruction which consists in asking the following question: Can you speak of injustice regarding the space where you feel an inhabitant from? Starting from their status of inhabitant made it possible to verify the hypothesis according to which, by relying on their own experience, people can denounce injustice and, to different degrees in different individuals, propose just solutions. In the three studies conducted, people were able to speak about what they know, about their experiences and their spatialities in order to deal with major issues. Citizens do not see any antinomy between treating a concrete case and resorting to ideas of justice that have a shared meaning outside the context of their enunciation, i.e. that are universalist.

JL : À cet égard, nous nous affranchissons de la démarche de Rawls. Nous pensons que la notion de voile d’ignorance a son intérêt, celui d’identifier l’approche proprement politique d’un problème mais elle peut conduire à une ambiguïté et valider l’idée que les gens ne deviendraient vraiment citoyens que s’ils oubliaient ce qu’ils sont par ailleurs. Cette idée me paraît mal orientée. Intervenir comme citoyen peut consister à répondre à une question : qu’est-ce qu’une société juste ? C’est ce que nous avons fait dans l’enquête française pour le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), et ça marche ! Ou alors, on peut partir de la porosité qui existe entre l’expérience des gens et l’idée générale de justice, et cela marche aussi ! Dans cette dernière façon de faire, on apprend beaucoup de choses. L’hypothèse selon laquelle on serait moins citoyen quand on est davantage habitant signifierait que l’empire des causes serait toujours plus fort que l’empire des fins. Or, je pense que ce qui caractérise l’humanité et les sociétés, c’est d’imbriquer les deux univers. Je ne hiérarchiserai pas entre les deux lectures mais les fins sont toujours là et on peut lire les interactions du monde social comme interactions entre intentionnalités. Suggérer que les citoyens ordinaires seraient incapables d’aller au-delà d’une attitude réactive face à une situation dans laquelle ils ne seraient que des molécules poussées par des forces supérieures constituerait à mon avis une erreur, que commettent davantage certains critiques de Rawls que Rawls lui-même. Même dans les cas où il y a un problème dans le passage au politique, ce n’est pas un problème entre causes et fins, c’est un problème entre fins et fins, c’est-à-dire entre mes fins en tant qu’habitant et mes fins en tant que citoyen. Elles peuvent entrer en conflit, et c’est bien là le cœur de la relation entre société civile et société politique, mais ce n’est pas par une opération d’ignorance d’une logique qu’on parvient à l’autre logique mais plutôt par un travail de réflexivité qui permet d’articuler les deux de manière qui ne clive pas l’individu, mais le complexifie. Si l’on pose des questions politiques, les gens répondent par des réponses politiques. On n’a pas besoin de s’inquiéter des relations entre le discours du citoyen et le discours de l’habitant. L’objectif que nous poursuivions, c’était de créer un environnement favorable à la construction de discours politiques, et on a pu constater que les gens ayant une vie civile consistante ont aussi des discours politiques sophistiqués. Le citoyen est « augmenté » par l’habitant, et inversement.

JL: In this regard, we free ourselves from Rawls’s approach. We think that the notion of the veil of ignorance has its importance, that of identifying the actual political approach to a problem, but it can also lead to ambiguity and validate the idea that people would only become citizens if they forgot what they were in other respects. To me this idea does not seem well oriented. To intervene as a citizen can consist in answering a question: What is a just society? That’s what we did in the French study for the Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), and it worked! Or, we can start from the porosity that exists between people’s experience and the general idea of justice, and this also works! In the second scenario, one learns a lot. The hypothesis according to which one is less of a citizen when one is more of an inhabitant, would mean that the influence of causes would always be stronger than that of purposes. Yet, I think that what characterises humanity and societies is the fact that both worlds overlap. I would not prioritize between the two perspectives, but purposes are always there and one can read the interactions of the social world as interactions between intentionalities. To suggest that ordinary citizens are unable to go beyond a reactive attitude, when faced with a situation in which they are only molecules pushed by superior forces, would in my view constitute a mistake, which is more often made by some of Rawls’ critiques than Rawls himself. Even in cases where there is a problem with moving into the political, it is not a problem between cause and purpose, it is a problem between purpose and purpose, i.e. my purpose as an inhabitant and my purpose as a citizen. They can clash, which is very much what the relation between civil society and political society is all about; yet it is not by ignoring a logic that one reaches the other logic but, rather, by a reflexiveness that makes it possible to articulate both in a way that does not divide the individual, but makes him more complex. When we ask political questions, people give political answers. We don’t need to worry about the relationship between the discourse of the citizen and that of the inhabitant. Our objective was to create an environment conducive to the construction of political discourses, and we found that people with a substantial civil life also have a sophisticated political discourse. The citizen is “augmented” by the inhabitant, and vice versa.

BB : Bien entendu, mais je ne suis pas du tout d’accord avec cela. Que l’on réponde en fonction de la place occupée dans la société, cela se comprend très bien, mais qu’est-ce qui va permettre de porter un jugement, que l’on peut discuter bien entendu, sur ces réponses ? Qu’est-ce qui va légitimer ces propos par référence à la notion de justice ? Analyser la société en fonction de la place que l’on y occupe, cela ne valide pas ce propos du point de vue de l’équité. Les entretiens montrent que les gens ont la capacité de dépasser ce niveau. Tant mieux, mais cela me semble valider la notion de voile d’ignorance car, sans en avoir peut-être une conscience claire, s’ils dépassent ce niveau, c’est qu’ils prennent une distance par rapport à leur situation personnelle. Cette distance méthodologique, c’est précisément le voile d’ignorance. Je trouve d’ailleurs cela très cohérent avec le fait que nous sommes des êtres rationnels (Rawls dirait « des êtres moraux ») capables de penser la société.

BB: Of course, but I totally disagree with that. That one’s answer depends on one’s place in society can easily be understood, but what is going to make it possible to pass judgment, which can be discussed of course, on these answers? What is going to legitimise these intentions by referring to the notion of justice? Analysing society according to one’s place in it does not validate what is being said from the point of view of equity. Interviews show that people can go beyond this level. That’s fine, but this does seem to me to validate the notion of veil of ignorance because, without being perhaps fully aware of it, if they go beyond this level, it’s because they distance themselves from their personal situation. This methodological distance is in fact the veil of ignorance. Actually I find this highly coherent with the fact that we are rational beings (Rawls would say “moral beings”) able to think about society.

JL : Parler de distance, c’est supposer que le politique vient après, ce qui ne me paraît pas confirmé empiriquement. Dès qu’ils savent parler, les enfants savent dire : « C’est pas juste ! » et, ce faisant, ils construisent un registre de discours qui n’est pas un simple argument d’opportunité, mais un énoncé qui tire sa légitimité du fait qu’il se fonde sur des principes plus généraux que le cas en jeu et censé valoir pour toute une série de situations. Si on demande à quelqu’un : « qu’est-ce qu’une société juste ? », il ne va pas répondre : « j’aimerais bien gagner plus ! »

JL: Talking about distance is to assume that the political comes afterwards, which to me does not seem confirmed empirically. As soon as they can talk, children say: “that’s not fair!”, and in doing so, they build a register of discourses which is not a mere argument of opportunity, but a wording that draws legitimacy from the fact that it is based on principles that are more general than the case at work, and supposed to be worth a whole series of situations. When one asks someone: “What is a just society?”, s/he is not going to answer with: “I would like to earn more!”

BB : Je n’en suis pas sûr…

BB: Not so sure…

JL : Quand nous avons posé la question, personne n’a répondu ainsi.

JL: When we asked that question, no one replied like that.

BB : Sous cette forme directe, certes. Je vois alors dans leur capacité à penser le fait social sans référence explicite à leur sort particulier un positionnement qui adopte la procédure du voile d’ignorance d’une façon implicite.

BB: In this direct form, of course. In their ability to conceive of the social fact without explicit reference to their specific fate, I can see a positioning that implicitly adopts the procedure of the veil of ignorance.

AP : Ce n’est pas tant l’« ignorance » de leur sort particulier que la connaissance d’un monde social large qui permet aux individus d’être impartiaux, c’est-à-dire de formuler leurs souhaits dans une perspective sociétale. Nous pouvons nommer cela des gradients de « capacité éthique ».

AP: It is not so much the “ignorance” of their specific condition as the knowledge of a wide social world that allows individuals to be impartial, i.e. to be able to formulate aspirations in a societal perspective. We can call this: gradients of the ethical capacity.

L’individu et le groupe dans l’énonciation de la justice

The individual and the group in the declaration of justice

PP : Comment, dans vos travaux, vous passez du recueil de paroles individuelles à un regroupement de collectifs qui fassent sens dans le politique ?

PP: In your research, how do you go from collecting individual words to gathering collectives that makes sense for the construction of the political?

AP : Il y a deux interprétations possibles pour répondre à cette question.

AP: Two interpretations are possible in answering this question.

L’une est la méthode technique d’analyse dans des corpus qui ont des contenus très variés, certains narratifs, d’autres plus argumentés. Identifier dans les corpus la notion de justice suppose la reconstruction de ce que les gens disent et cela sur des thématiques très variées.

One is the technical analytical method in corpuses with highly varied contents, some of which are narrative, while others are more argumented. Identifying the notion of justice in corpuses supposes the reconstruction of what people say and on highly varied themes.

J’ai fait des itinéraires à plusieurs entrées dans le corpus. Je suis partie d’une lecture qualitative de l’ensemble et j’ai fait apparaître une typologie distinguant plusieurs façons de lier l’espace et de la justice. Ensuite, j’ai testé cette typologie avec des outils de textométrie pour repérer le vocabulaire sous-représenté et surreprésenté dans chacun des types. Cela m’a permis de modifier les excès de généralisation et de distinguer dix discours type. Dans leur ensemble, ils nous font découvrir une covariation entre, d’une part, la capacité d’imaginer l’espace comme ressource pour le développement de la société et, d’autre part, le niveau d’exigence de recherche du juste (ou la possibilité même d’un horizon de justice). Dans les conceptions où la justice est peu ou pas présente, nous rencontrons des mots tels que honte, charité, méchanceté, avarisme, et au contraire, à l’autre bout du spectre, dans celles où la justice est présente, nous trouvons des mots tels que capacité, respect, accès, refus de l’exclusion, égalité. Les mots sont dans les discours des enquêtés et ce sont leurs conceptions de philosophie politique qui se confirment à travers ces mots.

I created itineraries from several entries in the corpus. I started from a qualitative reading of the whole, and brought out a typology that distinguished several ways of linking space and justice. Then I tested this typology with textometric tools to identify under-represented and over-represented vocabulary in each type. This led me to modify excessive generalisations and distinguish ten types of discourse. On the whole, we find that there is co-variation between, on the one hand, the capacity to conceive of space as a resource for the development of society and, on the other, the level of demand in seeking justice (or the actual possibility of a justice horizon). In conceptions where justice is little present or absent altogether, we find words such as shame, charity, evilness and stinginess and, on the contrary, at the other end of the spectrum, where justice is present, we find words such as capacity, respect, access, refusing exclusion and equality. These words are used by the interviewees and it is their conceptions of political philosophy which are confirmed through them.

L’autre façon d’aborder le problème est de savoir comment cela se transfère sur la scène politique. Mais alors, ce n’est pas mon rôle de donner des outils à ceux qui ont des vues politiques similaires. Mon rôle est d’établir le portrait des catégories qui traversent la société et de montrer les divergences et les conflits où il faut un débat politique car les valeurs de fond ne sont pas partagées.

The other way to tackle the problem is to understand how this is transferred onto the political scene. In which case, it is not my role to give tools to those who have similar political views. My role is to define the portrait of categories that cross society and show divergences and conflicts where there is a need for a political debate, because fundamental values are not shared.

JNF : Il y a des cas où la méthode utilise le collectif. En Suisse et en France, on a mené des focus groups qui permettent d’entendre des points de vue que les entretiens individuels ne laissent pas apparaître. C’est intéressant de réunir des gens qui, par exemple, résident dans le même gradient d’urbanité, et d’écouter ce qu’ils disent. Le fait que les habitants du périurbain ont une façon particulière de voir la société, on ne l’invente pas, on le constate. Dans nos recherches, le plus fort discriminant des propos tenus sur les rapports de la justice et de l’espace n’est pas constitué par les critères classiques que l’on attendrait (argent, revenu, sexe, situation maritale…), mais par l’endroit où les gens vivent, leur mobilité et leur relation à l’espace. Il est donc utile d’écouter leur parole. Néanmoins, la confrontation de points de vue des habitants d’un même lieu permet l’émergence de singularités. Je peux donner un exemple. Dans un focus group tenu dans une localité à environ une heure de Paris en voiture ou train, il y avait des personnes travaillant à Paris et d’autres travaillant sur place. À la question de savoir s’il faut améliorer le réseau de transport, les premiers répondaient oui et les seconds répondaient non, par crainte qu’une amélioration fasse venir de nouveaux résidents et leur fasse perdre ce qu’ils considèrent être leur petit paradis.

JNF: There are cases where the method uses the collective. In Switzerland and in France We ran focus groups that revealed viewpoints which individual interviews did not. It is interesting to bring together people who, for example, live in the same urbanity gradient, and listen to what they say. The fact that peri-urban inhabitants have a specific way of looking at society is an observation, not an invention. In our research, the highest discriminating factor of what people say about the relationship between justice and space is not the classic criteria we would expect (money, income, sex, marital status etc.), but the place where people live, their mobility and relation to space. Therefore, it is useful to listen to what they have to say. Nonetheless, comparing the viewpoints of people living in the same area brings out their singularities. I can give an example here. In a focus group organised in a municipality which is about one hour from Paris by car or train, some of the inhabitants worked in Paris and others in situ. When asked if the transport network should be improved, the first lot replied yes, and the second no, fearing that an improvement would bring new residents and make them loose what they consider to be their little paradise.

BB : C’est le réflexe du dernier arrivé. Cela m’inspire plusieurs réactions. D’abord, que c’est le rapport à la mobilité qui importe, plus que le lieu de résidence. Ou, pour dire la chose autrement, le même lieu n’a pas la même signification pour tous. Et donc - seconde réflexion , ces réponses me paraissent valider l’utilité du voile d’ignorance. Les gens qui réagissent sans le voile d’ignorance et donc d’abord en fonction de leur situation personnelle ne tiennent pas un discours de justice.

BB: That’s the reflex of those who come last. It makes me think of several reactions. First, that what matters more than the place of residence is the relation to mobility. Or, in other words, the same place does not have the same meaning for everyone. And therefore – my second reflection –, it seems to me that these answers validate the usefulness of the veil of ignorance. People who react without the veil of ignorance and, therefore, react at first in accordance with their personal situation, do not have a discourse on justice.

JL : C’est compliqué. S’il n’est pas trop hétérogène, le focus group comporte une incitation au consensus et chacun tend à dire ce que d’autres, pense-t-il, pourraient dire. C’est une méthode qui fabrique du groupe et incite au consensus. Cela peut aboutir à des contradictions dans le discours d’une personne, qui exprime à la fois ses idées personnelles et un discours qu’elle considère proche des autres participants. Dans l’exemple cité, il y avait un problème de places de stationnement. Les gens du coin, qu’ils travaillent ou non sur place, étaient d’accord sur la nécessité de parkings. Mais, il n’y avait pas de consensus pour les transports publics. Il existe des zones de consensus et des zones de conflit. Il y a une relation non mécanique entre la défense de ses propres intérêts et quelque chose qui est plus politique, qui cherche à incorporer les points de vue des autres. Il y a des situations hybrides. On n’est pas dans le tout blanc ou le tout noir, on entre en politique avec ce que l’on est, avec ce que l’on porte.

JL: It’s complicated. If the focus group is not too heterogeneous, underlying it is an incitement to consensus and each group member tends to say what, according to him or her, others could be saying. This method reinforces a group and is an incentive to consensus. This can lead to contradictions in the discourse of a person who is expressing her own personal ideas, and at the same time a discourse she considers close to the other participants. In the example given, there was an issue with parking spaces. The locals, whether or not working in the same town, were in agreement on the need for a parking. But, there was no consensus regarding public transport. There are consensus areas and conflict areas. There is a non-mechanical relation between the defence of one’s own interests and something more political, which seeks to include other people’s points of view.  There are hybrid situations. Nothing is completely black or white; we get into the political with what we are, with what we carry.

BB : On est des individus, mais aussi des êtres sociaux capables de raisonner sur la société et pas seulement sur nous-mêmes.

BB: We are individuals, but also social beings able to reason about society and not just about ourselves.

JL : Les anti-rawlsiens te diraient : vous rêvez, mon ami !

JL: Anti-Rawlsians would be telling you: But you’re dreaming my friend!

BB : Il peut être utile de rêver pour mieux penser, et d’ailleurs penser dans l’abstrait, ce n’est pas rêver !

BB: It can be useful to dream in order to think better, and in fact thinking abstractly is not dreaming!

JL : Il ne faut pas construire le concept du juste par soustraction comme Rawls a tendance à le faire, il n’est pas nécessaire de demander au citoyen de se scinder, d’oublier le reste de sa vie, mais il faut encore que les gens puissent exprimer de vraies idées politiques que je dirais orthogonales, c’est-à-dire exprimées à partir d’angles de vue totalement différents.

JL: We must not build the concept of justice by subtraction, as Rawls tends to do; it is not necessary to ask a citizen to split himself, to forget the rest of his life; but it is necessary that people can express real political ideas, that I would call orthogonal, that is, expressed from completely different angles.

BB : Je saisis ce que tu dis, sans être totalement d’accord. Te répondre d’une façon plus argumentée nous conduirait à parler de ce que Rawls appelle le consensus par recoupement et ce serait un nouveau débat. On ne va pas le lancer, sauf pour dire qu’une discussion prolongée ferait sans doute naître précisément un consensus par recoupement entre nous.

BB: I understand what you’re saying but I don’t agree entirely with it. Answering in a more argued manner would lead us to talk about what Rawls calls overlapping consensus, which would create a new discussion. We’re not going to start one, except to say that a prolonged discussion would undoubtedly bring to light an overlapping consensus between us.

JL : C’est peut-être une question de formulation, car nous sommes largement d’accord.

JL: Perhaps it’s a matter of formulation, because we are mostly in agreement.

JNF : Même sans le voile d’ignorance, les individus peuvent tenir un propos politique.

JNF: Even without the veil of ignorance, individuals can have political intentions.

BB : Oui, mais un propos politique peut être très injuste !

BB: Yes, but a political intention can be highly unfair!

JNF : L’avantage du voile d’ignorance est d’être un favorisant. Il favorise la parole citoyenne. Il met les gens dans des dispositifs procéduraux qui les aident à entrer dans la citoyenneté.

JNF: The advantage of the veil of ignorance is that it favours citizens’ discourse. It places people in procedural configurations that help them entering citizenship.

JL : Dans l’enquête CGET, le dispositif était simplement de poser la question : « qu’est-ce qu’une société juste ? »

JL: In the CGET study, the plan was simply to ask “what is a just society?”

BB : Beaucoup répondaient qu’une société juste est une société où il y aurait moins d’inégalité.

BB: Many answered that a just society is a society where there is less inequality.

JL : Oui. On peut dire qu’une société juste est une société où il y aurait moins d’inégalité sans avoir besoin de dire que, personnellement, on ne gagne pas assez d’agent.

JL: Yes. We can say that a just society is a society where there is less inequality without needing to say that, personally, we do not earn enough money.

BB : C’est vrai et tant mieux. Finalement, quand tu dis que les gens se passent du voile d’ignorance, c’est en fait qu’ils sont déjà dans une position qui les met derrière le voile d’ignorance.

BB: It’s true and that’s a good thing. In fact, when you say that people do without the veil of ignorance, it’s because they are already in a position that places them behind the veil of ignorance.

JL : Exactement. Ils montrent une disponibilité à parler politique dont on peut tirer parti.

JL: Exactly. They show that they are available to speak about politics from which we can benefit.

BB : Le voile d’ignorance est une question de légitimité du propos au regard de l’éthique. Que le vocabulaire d’un focus group ne soit pas celui d’un traité de philosophie, c’est normal, mais on est déjà un peu dans le même positionnement.

BB: The veil of ignorance is a matter of legitimacy of what is being said from an ethical point of view. It’s normal that the vocabulary used by a focus group is not the same as that used in a treatise on philosophy, but we are already slightly in the same positioning.

AP : Si je peux ajouter un mot, je pense que l’importance de l’apport de Rawls, c’est de préciser qu’il faut dans la pensée une contrainte qui distingue le juste et l’injuste, et les consignes qu’il donne par le voile d’ignorance placent les gens dans ce champ, dans cette procédure. Les focus groups permettent d’intégrer les différents points de vue, d’élargir aussi le mien, et même de détecter mes propres biais. L’idée d’extension du champ d’information par la discussion rejoint les arguments d’Amartya Sen autour de la notion de reasonableness. Cette idée a été vérifiée dans nos recherches. En fait, les gens qui ont les sphères de préoccupations (et d’information) les plus larges conçoivent les interdépendances entre moi-même (ou mon lieu) et d’autres espaces. Lorsqu’un individu est concerné par l’évolution de l’ensemble, son intérêt personnel peut ainsi être interrogé car il fait appel à l’intérêt collectif.

AP: If I can add something, I think that the importance of Rawls’ input is to specify that one’s thoughts need a constraint that distinguishes just from unjust, and his instructions on the veil of ignorance place people in this field, in this procedure. Focus groups make it possible to integrate different points of view, to widen my own and even to detect my own biases. The idea whereby the field of information is extended by discussion agrees with the arguments of Amartya Sen on the notion of “reasonableness”. This idea has been confirmed in our research. In fact, people with the largest scope of preoccupation (and information) understand interdependencies between ‘myself’ (or my place) and other spaces. When an individual is concerned by the evolution of the whole, his/her personal interest can also be questioned in that it calls upon the collective interest.

BB : C’est ce que Rawls appelle la « congruence entre le juste et le bien » : si le juste m’apporte une satisfaction d’esprit, alors il doit aussi être considéré comme un bien.

BB: That’s what Rawls calls congruence between just and good: if what is right brings satisfaction to my mind, then it must also be considered as good.

JL : Oui, c’est bien cela. Une des raisons qui nous font travailler ensemble est que nous aimons faire interagir le plus théorique et le plus empirique en recueillant la parole des habitants citoyens. Il est très important d’être au contact du plus concret, d’accepter d’être dérangé par des intuitions, et en même temps il faut relier les faits aux théories de la justice, quitte à remettre en question ces théories. Dans l’enquête CGET, notre intuition s’est confirmée : dans l’empirique, on retrouve des idées de philosophie politique et des discours axiologiques. Presque personne dans notre corpus ne connaissait le nom de Rawls ou de Sen, et pourtant beaucoup tenaient des propos qui rejoignaient ces auteurs. Seules deux personnes ont exprimé des réticences à répondre (même si au final elles ont participé) : une professeur de géographie qui s’en est dite incapable (!) et une professeur de philosophie qui a refusé la consigne ! Tous les autres ont produit des discours qu’on peut interpréter dans ces termes, fût-ce sans le savoir. Ce qui est faible dans les livres sur la justice spatiale, c’est que peu d’auteurs ont travaillé les théories et utilisent le marché des idées en la matière. L’important, c’est le dialogue permanent entre l’empirique et le théorique, dialogue parfois inconfortable mais toujours productif.

JL: Yes, that’s right. One of the reasons that brings us to work together is that we like to see the interaction between what is most theoretical and most empirical, by recording what inhabitant citizens say. It is very important to be in contact with what is most concrete, to accept to be disrupted by intuitions and, at the same time, we need to link up the facts and theories of justice, even if it means questioning these theories again. In the CGET study, our intuition was confirmed: in the empirical, we find ideas from political philosophy and axiological discourses. Almost no one in our corpus knows the names of Rawls or Sen, and yet the statements of many of them said were in agreement with these authors. Only two people expressed some reluctance in answering (even if, in the end, they took part): a geography lecturer who said she was unable (!) and a philosophy lecturer who refused our instructions! All the others, perhaps unknowingly, produced discourses that we could interpret along this lines. What is weak in the literature on spatial justice, is that few authors have worked on theories and as such use the market of ideas in this regard. What is important is the permanent dialogue between the empirical and the theoretical, which might be sometimes uncomfortable but is always productive.

Justice spatiale, discours ou pratique ?

Spatial justice: discourse or practice?

PP : J’ai une question touchant la démarche et la méthode. Vous parlez du plus empirique à partir de discours, et non de situations. Or, juger de la justice des situations, c’est important pour la sociologie de l’action.

PP: I have a question concerning the approach and the method. You speak about your empirical approach as being based mainly on discourses. But judging the justice of situations is important for the sociology of action.

JL : On a fait aussi des recherches sur les situations, comme à Annecy, où, avec Romain Lajarge, j’ai mené une enquête sur l’identité annécienne où les questions de justice étaient présentes. Je suis d’accord sur l’intérêt des analyses de situations où l’exploration d’une singularité dialogue avec la construction théorique.

JL: We have also conducted research on situations, as in Annecy where, with Romain Lajarge, I conducted a survey on Annecy identity that included issues of justice. I agree with the importance of situation analyses, where the exploration of a singularity interacts with theoretical construction.

AP : J’ai fait un documentaire sur l’avenir d’un quartier à Porto, Miragaia. Ce travail était financé par le Feder dans le cadre du projet Manobras no Porto, ayant comme but de créer un cluster créatif dans le centre historique de la ville. On a interrogé les gens, pas seulement les résidents, sur la façon dont ils voyaient le futur du quartier.

AP: I made a documentary on the future of a neighbourhood in Porto, Miragaia. The work was financed by Feder within the framework of a project called Manobras no Porto, which aimed at designing a creative cluster in the historical centre of the city. We interviewed people, not just residents, about the way they saw the future of the place.

Dans l’Atlas politique de la France (Lévy, Maitre, Póvoas et Fauchille, 2017), nous avons fait un travail de cartographie sur des thématiques d’actualité. On ne s’arrête donc pas à la perception des gens. Il y a aussi une lecture objectivable des situations.

In the Atlas politique de la France (Lévy, Maitre, Póvoas et Fauchille, 2017), we did the mapping of current topics and events. As such, we do not stick only to research on people’s perception. There is also an objectivizable reading of situations.

PP : Décrire des situations, oui, mais il y a aussi d’autres personnes que les habitants. Recueillir les avis des habitants sur la notion de justice contre une démarche technocratique, oui, mais les territoires font intervenir une chaîne d’acteurs avec lesquels il ne faut pas se couper. Il serait intéressant d’enquêter sur tous ceux qui interviennent dans les situations.

PP: Describing situations, yes, but there are also other actors apart from inhabitants. Collecting inhabitants’ opinions on the notion of justice against a technocratic approach is one thing, but there is a whole chain of actors who intervene on the territories and with whom we must not cut all ties. It would be interesting to conduct a survey on all those who intervene in these situations.

JL : Beau sujet, à coup sûr.

JL: A great subject, for sure.

AP : Dans le cadre de ma thèse, j’ai interrogé cinq urbanistes dans cinq municipalités de l’aire métropolitaine. On peut le faire à condition que l’articulation entre leur discours axiologique et leur expertise soit claire.

AP: Within the framework of my thesis, I interviewed five town planners in five municipalities of the metropolitan area. This can be done provided that the articulation between their axiological discourse and their expertise is clear.

JL : Nous essayons de ne pas avoir une attitude technocratique…

JL: We try not to have a technocratic attitude…

JNF : Oui, on n’est pas dans le décisionnel. Ce n’est pas notre rôle. On produit de l’information et de l’analyse. Si on s’est intéressé aux individus ordinaires, c’est parce que ce ne sont pas eux qui ont le plus souvent la parole. On aurait pu évidemment hybrider avec les avis d’autres acteurs plus habitués à parler d’espace.

JNF: Indeed, we are not in decision-making. It’s not our role. We produce information and analyses. If we take an interest in ordinary individuals, it’s because, most often, they are not the ones having the opportunity to speak. Of course we could have hybridised with the opinions of other actors more used to speak about space.

Théories de la justice, un marché d’idées ?

Theories of justice: a market of ideas?

BB : Toutefois, l’analyse des discours n’est pas neutre et elle peut inspirer ceux qui ont le pouvoir de décision. Comment analyser les discours recueillis sans avoir une grille d’analyse qui repose sur une théorie de la justice ? Et j’en arrive ainsi à la question des valeurs mobilisées dans vos travaux : avez-vous une théorie ou des théories de référence ? Je pense que non, et pourtant, c’est bien en fonction de certaines valeurs que vous arrivez à des conclusions.

BB: However, discourse analysis is not neutral and can inspire decision makers. How should one analyse a discourse without an analytical framework relying on a theory of justice? Which brings me to the issue of the values mobilised in your research: Do you have one or several reference theories? I don’t believe that you do, and yet, it’s definitely according to certain values that you arrive at conclusions.

JL : Non. Nous ne sommes pas un groupe de promotion d’une philosophie politique particulière, sinon nous ne serions plus des chercheurs.

JL: No. We are not a group that promotes a specific political philosophy, otherwise we would no longer be researchers.

BB : Bien entendu, et ce n’est pas ce que je voulais dire, mais quand vous arrivez à des conclusions dans vos analyses, il y a bien référence à des valeurs implicites.

BB: Of course, and that’s not what I meant to say, but the conclusions you arrive at in your analyses must refer to implicit values.

JNF : Quand on lit les entretiens, on s’autorise à y appliquer toutes les théories de la justice car tel individu renverra à telle théorie, et tel autre individu à telle autre théorie. On ne va donc pas prendre une grille d’analyse unique, celle de Sen ou d’autres. On essaie en revanche de déceler les valeurs implicitement contenues dans les discours recueillis lors des entretiens. Autrement dit, on essaie de repérer si les individus font du Rawls sans le savoir, s’ils sont utilitaristes ou communautariens sans le savoir. On l’a dit tout à l’heure, il y a un marché des idées, et les individus nous aident à le réviser. Nous cherchons à comprendre quelle lecture font de la réalité les personnes qui s’expriment. Un exemple : les périurbains que j’ai rencontrés en Suisse sont très libertariens, beaucoup plus que ceux rencontrés en France, c’est-à-dire qu’ils sont opposés au principe même de solidarité. Qu’il n’y ait plus de services publics et que tout le monde se débrouille, cela ne leur déplait pas. Donc, je ne vais pas lire cela avec une grille particulière sur la base de mes propres valeurs, mais je vais enregistrer ce point de vue libertarien et essayer de le comprendre en faisant abstraction de ce qui serait ma propre vision de la solidarité.

JNF: When we read the interviews, we allow ourselves to apply all the theories of justice, because some individuals will refer to a certain theory, while others will refer to some other one. Therefore we are not going to use one single analytical framework, whether Sen’s or someone else’s. On the other hand, we try to detect the values contained implicitly in interviewees’ discourses. In other words, we try to pinpoint whether individuals think unknowingly like Rawls, whether they are unknowingly utilitarian or communitarian. As mentioned before, there is a market of ideas, and individuals help us revise this market. We try to understand how those who express themselves view reality. For example, the peri-urban people I met in Switzerland are very libertarian, much more than those I met in France, i.e. they are opposed to the very principle of solidarity. They are not against the removal of public services and that everybody manages on their own. I’m not going to read this using a specific framework on the basis of my own values, but I’m going to record this libertarian point of view and try to understand it by leaving aside what would be my own vision of solidarity.

BB : On vous suit tout à fait pour ce qui est de l’analyse des discours. Mais n’est-ce pas différent quand il s’agit d’analyser des situations ?

BB: We’re totally with you concerning the discourse analysis. But is it not different when analysing situations?

JL : Cette « grille », c’est notre problématisation de la manière dont nous abordons un objet d’études, ce n’est pas un comparatif des théories ou un questionnaire à remplir. Ainsi, nous devons être attentifs au fait que la justice n’est pas forcément une préoccupation universelle. Certaines visions d’une société souhaitable ignorent la justice.

JL: This “framework” is our problematisation of the way in which we tackle an object of study; it is not a comparison of theories or a questionnaire to be filled in. As such, we must pay attention to the fact that justice is not necessarily a universal preoccupation. Certain visions of a desirable society ignore justice.

J’ai été marqué par les travaux de l’anthropologue américain Jonathan Haidt (2012) qui a fait des enquêtes dans plusieurs pays. Il utilise le terme righteous. Ce n’est pas le just, ce n’est pas le right, ce n’est pas le fair. Ce serait assez proche de ce qu’il convient de faire. On peut aussi utiliser le mot « justesse », plutôt que justice dans ce cas. Jonathan Haidt constate qu’il y a de par le monde des blocs de valeurs autres que le bloc égalité-liberté. Il a identifié la pureté, la loyauté au groupe, le respect de l’autorité. Et aussi un ensemble plus difficile à définir qu’il appelle le care. Pour notre part, nous décrivons la pluralité des opinions dans la société. Cela ne nous empêche pas d’avoir des cadres théoriques forts, au contraire cela nous incite à le faire, pour y voir clair dans l’extrême raffinement des points de vue de nos interlocuteurs. Les visions qu’ont les gens de la justice nous intéressent tous les trois. Mais, nous avons aussi nos différences et chacun de nous a pu être poussé par son expérience personnelle à observer certaines choses davantage que d’autres. Sans doute ne serions-nous pas d’accord sur tout. Pour ma part, la question du rapport égalité/liberté me préoccupait depuis longtemps. J’étais sceptique sur la validité contemporaine de la version de l’opposition gauche/droite telle qu’elle s’est mise en place dans l’offre politique dans l’Europe de l’après-guerre et qui consistait à dire : soit vous choisissez la liberté, soit vous choisissez l’égalité, avec en tête l’image d’un curseur se déplaçant entre deux bornes radicales. Je me disais qu’il y avait un décalage, que cela ne correspondait pas à la situation d’aujourd’hui. Dans l’enquête pour le CGET, les personnes sollicitées disent leur souhait que chacun dispose des mêmes conditions (égalité) pour vivre sa vie tel qu’il l’entend (liberté). Les deux valeurs sont donc placées en série et non en parallèle : pas d’opposition, donc, entre les deux, ni d’indicateur unique. L’objectif n’est donc pas, par exemple, que tout le monde dispose à peu près du même revenu, mais que chacun puisse conduire sa vie d’une façon telle que ce soit l’intéressé qui définisse le choix entre ses options tout en acceptant que les options puissent être totalement différentes d’un individu à l’autre. Si on parvient à ce point idéal, il devient impossible de hiérarchiser les positions sociales. Ce qui mettra deux individus au sommet de la hiérarchie du juste, c’est qu’ils auront tous deux pu choisir. Dans l’enquête française, cette approche était majoritaire, mais c’est moins net dans l’échantillon de Porto. Les « en même temps » d’Emmanuel Macron sur l’égalité et la liberté nous ont en tout cas fait penser qu’il avait lu notre étude... ou, plus sérieusement, que, dans sa campagne, il semblait à l’aise avec ces transformations de l’idée de justice au sein de la société française.

I was marked by the works of American anthropologist Jonathan Haidt (2012), who conducted surveys in several countries. He uses the expression righteous which does not refer to just, right or fair. This expression is fairly close to what is advisable to do. In French we can use the word “justesse”, rather than justice in this case. Jonathan Haidt states that, throughout the world, there are other blocks of value in addition to the equality-liberty block. He identified purity, group loyalty, the respect of authority, as well as a set which is more difficult to define and which he calls care. As for us, we describe the plurality of opinions in society, which does not prevent us from subscribing to strong theoretical frameworks, on the contrary; this incites us to do so, in order to see clearly in the extremely refined viewpoints of our interlocutors. The three of us are interested in people’s visions of justice. However, we have our differences and each one of us, through our personal experience, was able to observe some aspects more than others. There is no doubt that we could not agree on everything. As for me, the issue of the equality/liberty relationship has been preoccupying me for a long time. I was sceptical about the contemporary validity of the version of the left/right opposition, as established in politics in post-war Europe, and which consisted in saying: either you choose freedom, or you choose equality, with the image of a cursor moving between two radical extremities. I used to tell myself that there was a gap, and that this did not correspond to today’s situation. In the CGET study, the people interviewed expressed the wish that everyone benefit from the same conditions (equality) to live their lives as they wish (freedom). Both values are therefore placed in series and not in parallel: therefore no opposition between the two, no unique indicator. The objective is not, for example, that everyone roughly has the same income, but that everyone can lead their lives in such a way that it is the party concerned that defines the choice between his options, while accepting that such options can be totally different from one individual to another. If we reach this ideal point, it becomes impossible to establish a hierarchy between social positions. What will place two individuals at the top of the justice hierarchy is that they will both have been able to choose. In the French study, this was the main approach, but it was less clear in the Porto sample. Emmanuel Macron’s “at the same time” on equality and freedom, in any case, made us think that he had read our study… or, more seriously, that, in his campaign, he seemed at ease with these transformations of the idea of justice within French society.

AP : L’idée de justice d’Amartya Sen pourrait être prise comme grille de lecture englobante car elle met en relation l’idée de liberté avec l’idée d’égalité et cela en rapport avec la notion de bien systémique. Pour moi, il atteint le niveau maximum de complexité des objectifs de justice.

AP: Amartya Sen’s idea of justice could be used as an encompassing working framework, in that it links the idea of freedom with that of equality, and this in relation to the notion of systemic good. For me, it reaches the maximum complexity level of objectives of justice.

BB : Peut-on parler véritablement de théorie de la justice chez Sen ? Je me pose la question et je note qu’un de ses livres s’intitule L’idée de justice (2010), ce qui est reconnaître qu’il s’agit plus d’une idée que d’une théorie constituée. En même temps qu’il dit la nécessité de raisonner sur les situations justes et injustes et de les comparer, Sen récuse toute procédure qui placerait en amont une réflexion sur le juste. Du coup, sa démarche se réduit, à mon avis, à un empirisme dans le sens limité du mot.

BB: Can we truly talk about theory of justice in Sen? I was wondering and noted that one of his books is entitled L’idée de justice (2010), which admits that it is more about an idea than a constituted theory. Where he talks about the need to reason on just and unjust situations and to compare them, Sen also objects to any procedure that would place a consideration of justice upstream. As a result, in my opinion, his approach is reduced to empiricism in the limited sense of the word.

JL : C’est cohérent avec Rawls si on admet que Rawls… n’est peut-être pas toujours rawlsien. Il se dit universaliste et procédural, mais il est très situé sans le savoir et reste dans une vision social-démocrate des années 50 ou 1960 des politiques souhaitables. Il se représente les biens premiers comme devant être simplement distribués – et non, par exemple, coproduits, comme le seraient des biens publics. Il a plus en vue l’accès à l’école que l’éducation. Sen va plus loin dans l’implication des acteurs non gouvernementaux, mais en revanche, c’est vrai, il ne formule pas vraiment un système cohérent, mais plutôt un faisceau de pistes à explorer.

JL: This is consistent with Rawls, if we admit that Rawls is perhaps not always Rawlsian. He claims to be Universalist and procedural, but he is unknowingly very much set in a social-democrat vision of 1950s’ or 1960s’ desirable politics. He imagines primary goods as something that must be simply distributed– and not, for example co-produced, such as public goods. He is more concerned with access to school than education. Sen goes further in involving non-governmental actors, but on the other hand, it’s true, he does not really formulate a coherent system but, rather, a range of avenues to be explored.

BB : Sen donne souvent une impression de flou, et c’est pourquoi je ne parlerai pas de théorie à son propos.

BB: Sen often gives an impression of vagueness, and that’s why I will not speak of theory in connection with him.

JL : D’accord, mais il ouvre des portes.

JL: Agreed, but he does open doors.

BB : Ce qui me surprend le plus chez lui, ce sont ses critiques qui reposent sur des erreurs de lecture élémentaires. Sur les biens premiers rawlsiens, sa comparaison avec les capabilités est très pauvre et erronée. Dire, comme il le fait, que la même somme d’argent n’a pas la même utilité pour un invalide et pour quelqu’un en bonne santé, c’est tout de même une évidence qui n’appelle pas une longue démonstration, et qui, surtout, est, si je puis dire, à côté de la plaque puisque Rawls mentionne la santé parmi les biens premiers (en l’occurrence un bien premier naturel) et fait obligation de donner plus à l’invalide au titre du principe de réparation. Sur ce point précis comme sur d’autres, Sen ne me convainc pas.

BB: What surprises me the most with him, are his criticisms which rely on basic reading errors. On Rawlsian primary goods, his comparison with capabilities is very poor and erroneous. To say, as he does, that the same amount of money does not have the same usefulness for a disabled person as for someone in good health, is an obvious fact that does not call for a long demonstration and that, most of all, if I can say so, is completely wrong since Rawls mentions health as a primary good (a natural primary good to be specific), and makes it compulsory to give more to a disabled person on the basis of the reparation principle. On this specific point as on others, I’m not convinced.

AP : Il y a d’autres influences qui m’ont aidé à saisir l’apport de Sen. Les notions d’universel et de singulier, de procédural et de substantiel en font partie. Si on les met en dialogue, articuler les enjeux spécifiques avec une démarche procédurale devient possible. Nous pouvons imaginer un contrat social spatial réel (ou hypothétique) informé par le débat public, et, dans ce débat, la géographie peut aider à éclairer les enjeux et les possibilités de choix. Cette information substantielle peut inclure l’idée de bien public tout en laissant le choix aux citoyens. Mais on reste dans une démarche procédurale. On n’est pas dans le multiculturalisme avec une pluralité de valeurs qui permettrait à chaque groupe culturel de survivre en se coupant des autres. Pour pouvoir vivre ensemble, c’est utile de mettre en évidence les pluralités de préférence et de viser leur compatibilité par un contrat spatial à l’échelle d’une ville ou d’une région, au minimum.

AP: Other influences helped me grasp Sen’s input, including the notions of universal and singular, procedural and substantial. When we interface them, linking specific issues with a procedural approach becomes possible. We can imagine a real (or hypothetical) spatial social contract informed by the public debate and, in this debate, geography can help to shed light on issues and possible choices. This substantial information can include the idea of public good while letting citizens choose. We are still in a procedural approach. We are not in a form of multiculturalism with a plurality of values that would enable each cultural group to survive by cutting all ties with others. To be able to live together, it is useful to highlight the many preferences and aim for their compatibility via a spatial contract at the level of a city or a region at the very least.

JL : Le communautarisme est antinomique à l’idée de justice. Si chaque communauté génère sa conception de la justice et privilégie la loyauté envers cette conception, il ne peut y avoir débat intercommunautaire. Les communautés ont alors entre elles des relations géopolitiques qui sont régulées par le rapport de force et non par le débat sur la légitimité des valeurs. C’est un choix qui est lourd de conséquences.

JL: Communalism is contrary to the idea of justice. If each community generates its own conception of justice and favours loyalty towards this conception, there cannot be any inter-community debate. Communities then have between them geopolitical relations regulated by power relations and not by the debate on the legitimacy of values. This choice is fraught with consequences.

BB : Oui, avec cette précision que cette affirmation vaut si on conçoit l’existence de valeurs universelles.

BB: Yes, with the precision that this affirmation is valid if we conceive of the existence of universal values.

JL : Il peut s’agir de normes plutôt que de valeurs. Pour prendre un exemple d’une actualité récente, il n’y a pas de valeur qui ferait la supériorité du bikini sur le burkini, mais il y a des normes sociales qui impliquent le port de l’une ou l’autre de ces tenues.

JL: These can be norms rather than values. To use the example of a recent event, there is no value that would make the bikini superior to the burkini, but there are social norms which require wearing one or the other.

BB : Ce qui serait juste, c’est la liberté de choix, à condition que ce choix soit effectivement libre.

BB: What would be just is freedom of choice, provided that this choice is indeed free.

JL : C’est un problème de granularité. Tu fais des choix dans ta vie personnelle et cela pose la question du grain à partir duquel il faut discuter avec l’autre sur ce que vous avez en commun, sur ce qu’il convient de faire dans le monde du travail et dans l’espace public, là où il y a des choses à partager. La tradition communautariste (y compris celle de l’État français qui se comporte souvent comme leader de la communauté nationale) ne reconnaît pas de grains assez fins pour s’auto-organiser et échapper à l’emprise coercitive du groupe. Il est intéressant de voir, indépendamment des motifs invoqués, par qui la liberté, en principe largement reconnue dans nos sociétés, de présenter son corps en public comme on le souhaite (par le vêtement ou l’absence de vêtement, le maquillage, l’ornementation, la gestion de la pilosité…), est contestée.

JL: It’s a problem of granularity. You make choices in your personal life and this raises the issue of the grain from which you must discuss with others what you have in common, what is appropriate in the working environment and in the public space, where there are things to share. The communitarian tradition (including that of the French State which often behaves like the leader of the national community) does not recognise a sufficiently fine grain to become self-organised and escape the coercive hold of the group. It is interesting to see, independently from the reasons invoked, who contests the freedom, in principle widely recognised in our societies, to present our body in public as we wish (by wearing or not a piece of clothing, make-up, jewellery, by managing one’s pilosity in one way or another…).

JNF : Rawls et Sen cherchent à définir le juste pour aboutir à des conceptions du bien. Les formes communautaires cherchent d’abord à définir le bien. Il ne peut donc pas y avoir accord dans ce cas car il n’y a pas communauté de valeurs.

JNF: Rawls and Sen seek to define justice to end up with conceptions of good. Communitarian forms first seek to define the good. As such, there can be no agreement in this case since there is no community of values.

BB : Chez Rawls, le juste est antérieur au bien. C’est très clairement dit. Ca l’est moins chez Sen, me semble-t-il, où la chose n’est pas explicitement formulée.

BB: In Rawls, the right comes before the good. It is explained very clearly. It’s less so in Sen, it seems to me, where the matter is not explicitly formulated.

PP : Est-ce le problème du bien ou le problème de la reconnaissance, c’est-à-dire le fait de reconnaître à chacun le droit d’avoir sa place dans l’espace public ?

PP: Is this the problem of the good or that of recognition, i.e. each and every one being recognised the right to have their place in the public space?

AP : Le problème est celui de la liberté personnelle. Pour les communautariens, les droits sont revendiqués pour que la communauté puisse perdurer sans que ces libertés soient extensibles aux autres. Pour eux et comme le dit Charles Taylor (1994), il faut traiter les groupes en respectant leurs droits à se séparer des autres, à se protéger du contact avec les autres. Mais le problème posé est que cela peut porter atteinte à la liberté des individus, à l’intérieur et à l’extérieur du groupe.

AP: The problem is that of personal freedom. For communitarians, rights are claimed so that the community can endure without these freedoms being extendable to others. For them and as explained by Charles Taylor (1994), when dealing with groups, one should respect their right to be separate from others and to protect themselves from contact with others. But the problem is that this can infringe on the freedom of individuals, inside and outside the group.

JL : Le principe de pureté et de loyauté envers les normes de la communauté entre en collision avec l’idée de justice. Si j’ai le droit de refuser les règles d’un groupe auquel j’appartiens et donc de quitter ce groupe, on sort du communautarisme. En revanche, si le principe de loyauté l’emporte, c’est le contraire. Par exemple, la prohibition des mariages « mixtes » a été chez les juifs le moyen de maintenir la pureté d’un groupe menacé par son petit nombre et les persécutions qu’il subissait et d’éviter que, se fondant dans la masse, il ne disparaisse. D’où une approche biologique, ethnique, de la judéité, qui n’était pas dominante dans la phase conquérante de la religion, avant le triomphe et l’exclusivisme du christianisme. Le fait troublant est que, comme le montre Shlomo Sand (2008), cette conception ethniciste est assez proche de celle que les nazis se faisaient à la fois du judaïsme et de la germanité. Pour le mainstream de la représentation contemporaine des juifs, qu’il émane des organisations juives ou de l’extérieur, les juifs sont un Volk, dont on ne peut sortir, qu’on le veuille ou non.

JL: The principles of purity and loyalty towards community standards clash with the idea of justice. If I have the right to refuse the rules of a group of which I’m a member and therefore to leave this group, we’re no longer talking about communalism. On the other hand, if the loyalty principle wins, it’s the other way around. For example, prohibiting “mixed” marriages among the Jewish community has been a way of maintaining the purity of a group threatened by its small size and by the persecutions he suffered, and a way of preventing its disappearance by melting into the mass of people. Whence a biological and ethnic approach of Jewishness, which was not dominant in the conquering phase of the religion, before the triumph and exclusiveness of Christianity. The troubling fact is that, as shown by Shlomo Sand (2008), this ethnicist conception is fairly close to that which the Nazis imagined about Judaism and Germanity. For the mainstream of the contemporary representation of the Jews, whether it comes from Jewish organisations or outside these, the Jews are a Volk from which one cannot get out, whether one likes it or not.

BB : Il convient donc de distinguer d’une part les communautés affinitaires telles que celles dont parle Iris Marion Young (1990/2011) et où chacun peut entrer s’il se sent des affinités avec les valeurs dont elles témoignent, et d’autre part les communautés dont on est membre sans l’avoir choisi et qui enferment les individus. Dans ces dernières, ce qui est considéré comme le bien définit le juste. Chez les universalistes, c’est exactement l’inverse.

BB: Here we need to distinguish on the one hand communities of affinities, such as those mentioned by Iris Marion Young (1990/2011) which anyone can join if one feels an affinity with their values; and on the other hand communities whose members did not choose to be so and who trap the individuals in them. In the latter type, what is considered good is defined as just. Among universalists, it’s exactly the opposite.

AP : Sur le « marché des idées », revenons sur la distinction entre Sen et Rawls : une spécificité de l’entrée dans la justice par l’espace est de prendre en compte les environnements sociaux. Sen peut nous aider, car il introduit dans les composantes de justice l’idée de « bien agrégatif », que correspond à la notion de bien systémique en géographie. Avec cette idée nous pouvons prendre l’espace comme une ressource, l’étudier pas seulement comme une étendue avec ses contraintes de distances et de temps d’accès, mais en se demandant ce que l’on peut en faire et en imaginant des productions spatiales qui soient en elles-mêmes capabilitantes. Par exemple, la ville en tant qu’expérience de société offre des conditions de liberté, de progrès et d’émancipation. Henri Lefebvre l’avait formulé. Sen, lui, utilise les études empiriques sur des phénomènes comme l’empowerment des femmes, avec ses multiples contenus et effets : l’éducation, la santé, les possibilités de décision dans la famille et dans la société, les effets économiques et d’égalité de genre de ces changements. Il s’agit d’une perspective systémique.

AP: About the “market of ideas”, let us come back to the distinction between Sen and Rawls: a particularity of spatial justice is to take into account social environments. Sen can help us in this regard, because in the components of justice, he introduces the idea of “aggregative good”, which corresponds to the notion of systemic good in geography. With this idea, we can consider space as a resource, we can study it not only as an extension with its constraints of distance and access time, but also question what we can do with it and imagine spatial productions which are, in themselves, enabling. For example, the city as a societal experience offers conditions of freedom, progress and emancipation. Henri Lefebvre formulated it. Sen, as to him, uses empirical studies on phenomena such as women’s empowerment, with its many contents and effects: education, health, decision-making possibilities within the family and society, economic effects and of gender equality based on these changes. We’re dealing here with a systemic perspective.

BB : Ces multiples contenus disent que l’empowerment a une valeur en soi et une valeur instrumentale, d’où l’intérêt de jouer sur les effets de levier à partir des changements qui sont les plus porteurs d’autres changements.

BB: These multiple contents point to the fact that empowerment has a value in itself as well as an instrumental value, whence the importance of playing on the leverage effects with changes leading to even more changes.

Autres influences pour penser la justice spatiale.

Other Influences to Conceive of Spatial Justice

JNF : Sur les influences que j’ai reçues, je me pose une question : que peut dire la géographie de plus que ce que disent les sociologues et les économistes ? Du côté des sociologues, je suis redevable à Boltanski et Thévenot pour leurs travaux sur la justification : comment on peut éviter le conflit quand on se situe dans les cités distinctes (Boltanski et Thévenot, 2006). Du côté des économistes, c’est Laurent Davezies, et la République et ses territoires (2008). Ses travaux aident à penser la question redistributive de la justice spatiale. Du côté des philosophes, outre les classiques déjà mentionnés dans cet entretien, j’ai découvert Jean Kellerhals et le sentiment de justice (Kellerhals & Languin, 2008), non pas la théorie de la justice, mais la façon dont les individus ressentent la justice : facilité à penser de grands principes (macro-justice), mais entorses à ce principe dans la vie quotidienne parce que l’on s’imagine que ces entorses ne sont pas si importantes (micro-justice). Plus la question est universelle ou plus une ressource est rare, plus la macro-justice entre en jeu. Ces réflexions m’ont aidé à construire les entretiens. Avec l’avancement de nos travaux collectifs, je me demande si la micro-justice est encore de la justice. Je préfère la notion de capital éthique, comme une capacité à lier ce que l’on souhaite comme société et nos actions personnelles pour y parvenir.

JNF: Concerning the influences I have received, I ask myself a question: what can geography say more than sociology and economics? On the sociologists’ side, I’m indebted to Boltanski and Thévenot for their work on justification: how can we avoid conflict when we are speaking from distinct cities (Boltanski et Thévenot, 2006). On the economists’ side, it’s Laurent Davezies with la République et ses territoires (2008). His works help us to conceive of the redistributive issues of spatial justice. On the philosophers’ side, apart from classic authors already mentioned in this interview, I discovered Jean Kellerhals and Le sentiment de justice (Kellerhals et Languin, 2008), not concerning the theory of justice, but the way individuals feel justice: easiness in thinking about grand principles (macro-justice), but infringement of this principle in everyday life because we imagine that these infringements are not so important (micro-justice). The more universal the issue or the rarer a resource, the more macro-justice comes into play. These considerations helped me to build interviews. With the advance of our collective works, I wonder if micro-justice still concerns justice. I prefer the notion of ethical capital, as the ability to make the link between the society we wish for and our personal actions in achieving it.

BB : Cette distinction entre micro-justice et macro-justice me semble particulièrement intéressante dans une perspective territoriale car elle pose le problème des échelles.

BB: To me, this distinction between micro-justice and macro-justice seems particularly interesting in a territorial perspective because it raises the problem of scales.

JNF : Elle souligne, en tous les cas, le danger du localisme.

JNF: It highlights in any case the danger of localism.

JL : Du fait du caractère semi-public de la configuration, le focus group produit des discours contradictoires, notamment entre les registres qu’une même personne peut avoir. Ainsi avons-nous entendu une personne se plaindre des gens « qui ne devraient pas être là, avant de plaider ensuite pour un monde plus solidaire et contre l’exclusion : quand nous lui avons fait remarquer qu’il y avait un problème, elle est tombée des nues. Il me semble que le débat sur la justice gagne en effet à être intégré dans une réflexion sur le tournant éthique, défini comme sortie du monde moral. L’âge moral (qui se met en place dans plusieurs régions du Monde il y a deux à trois mille ans, au moment que Karl Jaspers a nommé la « période axiale », c’est l’époque où on a pris conscience qu’il y a des antinomies entre les objectifs des composantes de la société (individus et groupes) et les intérêts de la société dans son ensemble. On a alors inventé des principes, transcendants dans les religions écrites, immanents dans d’autres constructions spirituelles, créant un monde moral. C’est un système de normes et d’injonctions qui s’imposent et sans lesquelles les intérêts particuliers l’emporteraient. Mais cet univers a une histoire et n’est donc pas éternel. La démarche éthique se fonde sur l’idée qu’il n’y a pas d’antinomie entre les individus et la société prise dans son ensemble. Il peut y avoir des contradictions, mais pas d’antinomies. C’est ce que suggère Ricœur dans la première partie de Soi-même comme un autre (1990). Cette approche est déjà présente chez Spinoza, qui conteste la présence de valeurs morales transcendantes et construites indépendamment des interactions sociales. À bien y regarder, elle apparaît aussi chez Kant. L’« impératif catégorique » est une autre manière de parler de tournant éthique, quand est affirmée la nécessité d’aborder autrui comme un ensemble de fins et non comme un moyen. La finalité de l’ensemble de la société peut être assurée par la mise en cohérence des finalités de ses composantes. La réflexion sur le tournant éthique peut aider à problématiser les questions de justice. Ainsi, l’expression « égalité des chances » peut signifier deux choses distinctes : soit chance veut dire « hasard » : tous partent sur la même ligne, c’est une obligation morale dans un jeu social à somme nulle où les inégalités, aveugles et indépassables reprendront de toute façon le dessus ; ou bien chance veut dire « opportunité » : vous êtes placés en position d’égalité pour inventer la vie qui vous convient, c’est la vision éthique qui se fonde sur l’idée d’un jeu à somme positive. Le terme chance est lui-même ambigu : ça peut désigner le hasard qui vous sert ou qui vous dessert, et ça peut désigner l’opportunité de mettre les gens en situation d’exercer leur liberté de choix dans la conduite de leur existence.

JL: Due to the semi-public nature of the configuration, the focus group produces contradictory discourses, especially between the registers of a same person. Indeed, we heard someone complaining about people “who should not be here”, before speaking in favour of a world showing more solidary and against exclusion. When we pointed out the contradiction, that person was completely taken aback. It seems to me that the debate on justice is better off if it is integrated in a reflection on the ethical turning point, defined as an exit of the moral world. The moral age (which was deployed in several regions of the World two or three thousand years ago, during a period Karl Jaspers calls the “axial age”), is the era when we became aware of antinomies between the objectives of the components of society (individuals and groups) and the interests of society as a whole. We then invented principles which are transcendent in the written religions, and immanent in other spiritual constructions, creating a moral world. It’s a system of norms and injunctions which are made imperative and without which personal interests would prevail. But this universe has a history and as such is not eternal. The ethical approach is based on the idea that there is no antinomy between individuals and society taken as a whole. There can be contradictions, but not antinomies. That’s what Ricœur suggests in the first part of Soi-même comme un autre (1990). This approach is already present in Spinoza, who contests the presence of transcendent moral values built independently from social interactions. Upon closer inspection, it also appears in Kant. The “categorical imperative” is another way of speaking about the ethical turning point, asserting the necessity to approach others as a set of purposes and not as a means. The purpose of society as a whole can be provided by making the ends of its components cohere. The reflection on the ethical turning point can contribute to problematize justice issues. For example, the expression “equal opportunities” can mean two different things. Either opportunity means “chance” and it refers to the fact that everyone is on the same starting line, as a moral obligation in a zero-sum social game where inequalities – blind and insurmountable – will prevail again in any case; or opportunity it means condition of possibility and refers to the fact that you are placed in a position of equality to invent the life that suits you; this is the ethical vision based on the idea of a positive-sum game. The term opportunity is in itself ambiguous: it can refer to a situation that can help or harm you, and it can refer to giving people an occasion to exercise their freedom of choice on the way they conduct their existence.

JNF : Pour revenir à la justice spatiale, il n’y a pas de jeu à somme nulle. C’est ce que montre la ville, un lieu qui conduit à la notion de bien public. C’est une notion des sciences économiques, mais qui convient très bien au débat sur la justice. Un bien public est non rival et non exclusif. Tous peuvent y avoir accès sans faire de tort à personne. Ainsi en est-il de la connaissance qui peut être considérée comme un bien public car si l’un de vous me transmet une connaissance, il m’enrichit sans pour autant s’appauvrir. Un bien public n’est donc pas un jeu à somme nulle, mais un jeu à somme positive puisqu’il est davantage que la somme des parties constituantes. C’est donc un investissement très efficace en termes de développement. L’interaction sociale est un processus de coproduction de biens publics. L’urbanité peut être considérée comme un bien public, et elle n’est pas découpable (remplacer Lausanne par plusieurs toutes petites villes, c’est perdre le niveau d’urbanité que permet cette ville), de même que les biens culturels (impossible de couper la Tour Eiffel en petits morceaux pour que chaque commune en profite… pour la bonne et simple raison qu’il n’y aurait plus de Tour Eiffel : celle-ci est donc davantage que les poutrelles qui la constituent).

JNF: To come back to spatial justice, there is no zero-sum game. That’s what the city shows, a place that leads to the notion of public good. This notion comes from economic science, but it’s very appropriate to the debate on justice. A public good is non-rivalrous and non-exclusive. Everyone can have access to it without harming anyone else. The same applies to knowledge which can be considered as public good, where if one of you passes knowledge on to me, you make me richer without becoming poorer yourself. Therefore, a public good is not a zero-sum game, but a positive-sum game since it is more than the sum of its constituent parts. As such, it is a very efficient investment in terms of development. Social interaction is a process of co-production of public goods. Urbanity can be considered as public good, and cannot be divided (to replace Lausanne with several smaller cities, is to lose the level of urbanity of this city); the same applies to cultural goods (it is impossible to cut the Eiffel Tower in smaller pieces so that every city can take advantage of it… for the simple reason that there would be no Eiffel Tower left: therefore the tower is more than the girders that make it up).

AP : Pour exister, un bien public dépend de la spatialité des habitants. Ainsi en matière de transport, quand l’automobile individuelle est préférée au transport en commun, l’accroissement du bien public qu’est la mobilité publique reste difficile. L’espace permet de nous responsabiliser tous dans le développement de l’ensemble qu’est l’habiter.

AP: In order to exist, a public good depends on the spatiality of inhabitants. Regarding transport, when people prefer to use their individual cars instead of public transport, the increase in public mobility as public good remains difficult. Space allows all of us to become responsible in the development of the ensemble which is our inhabited space.

JL : Il y a donc un corrélat lourd de conséquence : la justice et le développement deviennent synonymes.

JL: There is then a correlate fraught with momentous consequence: justice and development become synonymous.

BB : Oui, j’en suis convaincu. Et pourtant cela pose une question d’importance. Si le développement, c’est la justice, alors que le développement est nécessairement inégal, cela veut dire que la justice entretient avec l’égalité des relations moins évidentes que ce que l’on imagine….

BB: Yes, I am convinced of it. And yet this raises an important issue. If development is justice, while development is necessarily unequal, this means that justice entertains relations that are less obvious than imagined with equality…

Développent, différence, inégalité.

Development, Difference and Inequality

JL : Je comprends ce que tu dis, mais je pose la question : le développement peut-il être inégal ? Moi, je dirais que le développement est nécessairement égal, sinon ce n’est pas du développement – à condition bien sûr de définir par ce terme un changement de société autoproduit qui a pour effet d’augmenter la justice conçue comme combinaison d’égalité et de liberté. Cette définition exigeante me paraît utile pour distinguer la « croissance » ou l’« expansion » du développement. Il n’y a développement que si les changements de masse, de fonction, d’organisation sont lisibles comme une progression de la justice.

JL: I understand what you’re saying, but let me ask the following question: Can development be unequal? Personally, I would say that development is necessarily equal, otherwise it’s not development – provided of course that this term defines a self-determined change in society that has the effect of increasing justice conceived as a combination of equality and freedom. To me this demanding definition seems useful to distinguish “growth” or “expansion” from development. There is only development if changes in mass, function and organisation can be read as a progression of justice.

BB : Nos points de vue ne sont sans doute pas très éloignés l’un de l’autre, et une clarification de vocabulaire les fera peut-être se rejoindre. Si la justice est conçue comme égalité et liberté, alors le développement - conçu lui-même comme synonyme de justice – sera égal par définition. Il demeure qu’en matière de services publics, par exemple, il n’est pas possible de mettre un hôpital devant chaque immeuble ou de garantir pour tous les habitants une stricte égalité de temps d’accès aux services d’urgence. On pourrait faire un raisonnement identique pour la distribution géographique de l’appareil productif et donc l’accès à l’emploi. Il faut par conséquent formuler autrement le problème, et les travaux de Laurent Davezies peuvent nous y aider. L’idée serait alors d’accepter et même de favoriser la différenciation de l’espace si l’inégalité productive est une condition pour financer la redistribution et donc le progrès de l’égalité sur l’ensemble du territoire.

BB: Our points of view are probably not very far removed from each other, and clarifying what we mean will perhaps make them closely akin. If justice is conceived as equality and freedom, then by definition development – itself conceived as a synonym of justice – will be equal. It remains that regarding public services, for example, it is not possible to place a hospital in front of every building, or to guarantee the same access time to emergency services for all inhabitants. We could make an identical reasoning for the geographic distribution of the production apparatus and therefore access to jobs. As a result, we need to formulate the problem differently, and the works of Laurent Davezies can help us to do that. The idea then would be to accept and even favour the differentiation of space, if productive inequality is a condition to finance redistribution and therefore the progress of equality on the entire territory.

JL : Différence et inégalité, deux notions à discuter et à confronter. La ville produit-elle de l’inégalité entre elle et le reste du territoire ? Ce n’est pas forcément de l’inégalité car l’urbanité n’est pas forcément excluante.

JL: Difference and inequality, two notions to discuss and compare. Does the city produce inequality between itself and the rest of the territory? It is not necessarily inequality because urbanity is not necessarily excluding.

BB : Inégalité si les personnes ne sont pas effectivement libres de leur lieu de résidence, s’il n’y a pas véritablement liberté de choix. À la vérité, la ville serait juste si la société était juste. Il n’empêche que l’idée de justice reste une utopie positive, c’est-à-dire un objectif que l’on n’atteindra jamais.

BB: Inequality if people are indeed not free regarding their place of residence, if there is truly no freedom of choice. To tell the truth, the city would be just if society was just. Be that as it may, the idea of justice remains a positive utopia, i.e. an objective we will never reach.

JL : La différenciation spatiale est plutôt allée dans le sens de la justice car l’urbanité est un bien public garantissant des services et accroissant la liberté. La ruralité ne compte pas beaucoup de biens publics, l’urbanité si : des services, la liberté, la solidarité. Plutôt que développement inégal, je dirais développement différencié. C’est particulièrement vrai dans un système fédéral ou dans une organisation spatiale à compétences différenciées où les choix ne sont pas nécessairement les mêmes partout, ce qui crée de la différence sans engendrer forcément de l’inégalité.

JL: Spatial differentiation went more in the direction of justice because urbanity is a public good that guarantees services and increases freedom. Rurality does not include many public goods, urbanity does: services, freedom and solidarity. Rather than unequal development, I would speak of differentiated development. It’s particularly true in a federal system or in a spatial organisation with differentiated competencies where choices are not necessarily the same everywhere, which creates difference without automatically engendering inequality.

BB : L’inégalité pour produire la richesse est une condition pour avoir une richesse à redistribuer. La concentration géographique de l’appareil productif est, au moins dans certaines branches, une condition pour produire efficacement et donc pour avoir une richesse à distribuer. Cela permet le développement. Mais ensuite, dans ce cas, apparaît un problème de terminologie, et sans doute avez-vous raison quand vous parlez de différence plutôt que d’inégalité.

BB: The geographic concentration of the production apparatus is, at least in certain branches, a condition for producing efficiently and therefore for having wealth to distribute. This enables development. But then in this case a problem of terminology comes up, and you are probably right when you speak about difference rather than inequality.

JL : Nous n’avons pas parlé d’Alain Reynaud. Il avait prédit la montée en puissance de pays pauvres d’Asie et montrait que les hiérarchies économiques pouvaient changer, notamment si les périphéries définissaient une stratégie ascendante en s’assumant comme périphéries. On se situait à une époque où s’affrontaient les développementistes, qui croyaient à une répétition de l’histoire de l’Occident et les dépendantistes, qui préconisaient la déconnexion avec les pays développés. Les deux courants se sont trompés et ce qui s’est passé avec le Japon, puis avec les « Dragons » et les « Tigres », avec la Chine, et demain peut-être avec l’Inde et l’Afrique subsaharienne a confirmé qu’une position initiale périphérique n’est pas une fatalité éternelle. Or, dans l’ensemble, ces succès spectaculaires ont bien appartenu à une séquence de développement : tous les indicateurs non économiques classiques du développement (niveau de vie, santé, éducation, urbanité…) ont accompagné (parfois suivi, parfois précédé) la croissance économique.

JL: We did not speak about Alain Reynaud. He did predict the rise in power of poor Asian countries and did show that economic hierarchies could change, especially if the peripheries defined an ascending strategy by accepting themselves as peripheries. This was a time when developmentalists who believed in a repetition of the history of the West, and dependentists who advocated disconnection with developed countries, were confronting one another. Both trends were mistaken, and what happened with Japan, then with the “Dragons” and the “Tigers”, with China, and what will perhaps happen tomorrow with India and Sub-Saharan Africa, confirmed that an initial peripheral position is not an eternal destiny. Yet, on the whole, these spectacular successes did belong to a sequence of development: all the classic non-economic indicators of development (living standards, health, education, urbanity…) accompanied (and sometimes followed or preceded) economic growth.

BB : Alain Reynaud a fait un travail remarquable. Mais avant lui, il y avait eu des historiens et, entre autres, Samir Amin et l’école de la dépendance. On peut constater qu’il y a bel et bien dépendance et voir comment s’en libérer sans être pour autant léniniste ! Des auteurs importants le prouvent, tels Fernando Henrique Cardoso, Celso Furtado et André Gunder Frank. En tous les cas et à ce point de notre discussion, trois notions apparaissent importantes, à ne pas confondre : différence, inégalité, injustice.

BB: Alain Reynaud did outstanding work. But before him, there were historians and, among others, Samir Amin and the Dependency school of thought. We can say that there is definitely dependency and see how to free ourselves from it without being Leninist! Important authors such as Fernando Henrique Cardoso, Celso Furtado and André Gunder Frank prove it. In any case, and at this stage of our discussion, three notions appear important and are not to be confused: difference, inequality and injustice.

JL : Une des complexités de la notion de développement vient de celle de progrès, qui lui est logiquement associée : chacun, à chaque moment, peut proposer sa vision du progrès et considérer que « c’était mieux avant ». N’oublions pas, par exemple, que parmi ceux qui se voyaient progressistes dans les années 1950 en Europe ou en Amérique du Nord, beaucoup étaient homophobes et hostiles à la légalisation de l’avortement, alors qu’aujourd’hui ces aspects sont mis en avant comme marqueurs des valeurs occidentales. Autrement dit, l’idée de progrès est toujours située et son contenu inévitablement controversé. Simultanément, cette notion apparaît toujours nécessaire dans une société maîtresse d’elle-même, plus encore si elle est démocratique. La possibilité d’un progrès est une manière de donner du temps à la justice, de comparer un présent insatisfaisant à un futur à la fois désirable et atteignable. Si au contraire, on annonce que le futur ne sera pas meilleur que le présent, on incite ceux qui se considèrent victimes d’injustice à désespérer du politique et à métaboliser leur frustration en amertume et en acrimonie. Cela fragilise le débat public, puisque l’on sait d’avance que rien de bon n’en sortira pour ceux qui sont insatisfaits du présent. Si l’hypothèse d’un au-delà qui réparerait les injustices est écartée, un monde privé de l’idée de progrès est une dystopie dont la conséquence logique ultime est la guerre civile.

JL: One of the complexities of the notion of development comes from that of progress which is logically associated to it: everyone, at each moment, can propose his or her vision of progress and consider that “it was better before”. Let’s not forget that, for example, among those who saw themselves as progressive in the 1950s in Europe or North America, many were homophobic and hostile towards the legalisation of abortion, when today these aspects are put forward as markers of Western values. In other words, the idea of progress is always specific and its content inevitably controversial. At the same time, this notion appears as still appears necessary in a society master of itself, and more so if it is democratic. The possibility of progress is a means of giving time to justice, of comparing an unsatisfactory present to a desirable, and at the same time reachable, future. If, on the contrary, we announce that the future will not be better than the present, we incite those who consider themselves as victims of injustice to despair of politics and to transform their frustration into bitterness and acrimony. This makes for a fragile public debate, since we already know that nothing good will come out of it for those who are dissatisfied with the present. If the hypothesis of a Beyond redressing injustices is ruled out, a world deprived of the idea of progress is a dystopia that will have civil war as the ultimate logical consequence.

BB : On ne peut pas se passer d’utopie positive. Ainsi en est-il de la devise républicaine. Même en doutant que nos sociétés fonctionnent un jour dans le respect total de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, il me paraît essentiel de proclamer ces valeurs comme des objectifs à poursuivre.

BB: We cannot do without a positive utopia, as reflected in the Republican slogan. Even if we doubt that our societies will one day function in complete accordance with liberty, equality and fraternity, to me it seems essential to declare the need to pursue these values as objectives.

Bibliographie

References

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