De la néolibéralisation de la ville, entre continuité et nouveauté dans la production des inégalités d’accessibilité aux soins à Lima

The Neoliberalisation of the City – Between Continuity and Novelty in Producing Inequalities in Accessibility to Healthcare in Lima

Dépassant aujourd’hui les 9 millions d’habitants, Lima[1], capitale du Pérou, a connu un développement accéléré dans la seconde moitié du XIXème siècle. Il s’est caractérisé par le dépassement de l’État et des pouvoirs publics face à la croissance de l’urbanisation et par la production d’inégalités marquant l’espace urbain (Matos Mar, 2012). Les années 1990 sont celles de la libéralisation de l’économie péruvienne, qui s’est faite conformément aux préceptes de El Otro Sendero[2] de H. De Soto (1987) et à ses recommandations pour surmonter la crise économique des années 1980, la pauvreté et l’informalité. Porté initialement par le président A. Fujimori, autoritaire et ultralibéral (1990-2000), le projet politique marque le début d’une phase de forte croissance économique et d’une réduction globale de la pauvreté, mais aussi d’une régression de l’État social et des services publics.

With currently over 9 million residents, Lima[1], the capital of Peru, experienced accelerated development during the second half of the 19th century, characterised by the fact that the State and the authorities could no longer manage the growing urbanisation and the production of inequalities affecting urban space (Matos Mar, 2012). The 1990s were the decade of Peruvian economy liberalisation, according to El Otro Sendero[2] by H. De Soto (1987), as the solution to the economic crisis of the 1980s, poverty and informality. Initially supported by authoritarian and ultraliberal Peruvian President A. Fujimori (1990-2000), this political project marked the beginning of a phase of strong economic growth and global poverty reduction, as well as a phase of regression of the welfare State and public services.

Quels sont les effets des politiques néolibérales et comment contribuent-elles à la production d’inégalités socio-spatiales à Lima ? L’argumentation développée s’appuie sur l’analyse de l’évolution de l’offre de soins à Lima, convaincue que l’histoire sociale et politique des infrastructures de soins permet d’éclairer les dynamiques urbaines : « l’évolution de l’appareil sanitaire nous raconte en fait l’histoire de la ville » (Defossez et al., 1991, p.138).

In this context, the effects of neoliberalisation are analysed from the evolution of the healthcare system in Lima. We will be examining the social and political history of health infrastructures with a view to shedding light on urban dynamics: “the evolution of the healthcare system in fact tells us the story of the city” (Defossez et al., 1991, p.138). What are the effects of neoliberal policies and how do these contribute to the production of socio-spatial inequalities in Lima?

L’article retrace dans un premier temps la construction du dispositif de soins, déjà porteur d’inégalités avant le tournant libéral. Parmi les différents services de soins qui coexistent à Lima, l’attention se focalise sur les structures hospitalières publiques et privées, qui sont les éléments les plus emblématiques du dispositif et les plus représentatifs de ses évolutions, même si d’autres structures de soins occupent une place plus ou moins importante dans le dispositif, notamment les structures de soins primaires (structures de soins de proximité sans hospitalisation, médecins de ville) ou encore les pharmacies.

This article relates at first the construction of the healthcare system, which already contained inequalities before the liberal watershed. Among the different healthcare services coexisting in Lima, the focus was on public and private hospital structures, the most symbolic elements of the system and the most representative of its evolutions. Besides public or private hospitals, other healthcare structures occupy more or less important places in the system, primary healthcare structures (community care structures without hospitalisation, city doctors) or pharmacies in particular.

Une double lecture de l’impact de la néolibéralisation sur l’accessibilité à ces structures hospitalières est ensuite proposée. La première porte sur l’aggravation des inégalités socio-spatiales sous l’effet du renoncement à la planification spatiale de l’offre de soins, de son évolution par projets ponctuels et par le développement du secteur privé. Elle s’appuie sur l’analyse des inégalités d’accessibilité aux hôpitaux. L’accessibilité est entendue comme une possibilité d’accès et non pas comme une mesure réelle de la fréquentation (Bonnet, 2002). Si elle dépend d’un ensemble de contraintes géographiques, économiques, sociales ou culturelles, nous donnons la priorité aux critères de localisation et aux conditions économiques de la population via les régimes d’assurance santé. Les inégalités sont mises en évidence au regard de la distance aux hôpitaux et de la répartition des groupes de population bénéficiant de régimes d’assurance distincts.

We then propose to examine at two different levels the impact of neoliberalisation on accessibility to these hospital structures. The first level examination concerns the increase in socio-spatial inequalities due to the fact that the State had foregone healthcare spatial planning, to its evolution based on specific projects and private sector development. This examination relies on an analysis of inequalities as far as accessibility to hospitals is concerned. Accessibility is understood as the potential to access hospitals and not as the actual measure of attendance (Bonnet, 2002). While accessibility depends on a set of geographic, economic, social or cultural constraints, in this article we prioritise location criteria and the economic conditions of the population based on health insurance systems. Inequalities are then highlighted by comparing distances to hospitals and the distribution of population groups benefiting from distinct insurance systems.

La seconde lecture s’intéresse aux nouvelles formes d’inégalités engendrées par les politiques actuelles des services de santé. Ces inégalités résultent des choix récents d’organisation du système de soins, caractérisé par une fragmentation croissante et la recherche de rentabilité. Elles constituent en ce sens une rupture qualitative des formes d’injustices urbaines, qui s’ajoutent aux inégalités existantes.

The second level examination means to highlight the new forms of inequalities engendered by actual health service policies. These inequalities result from the recent choices of healthcare system organisation, characterised by a growing division and the search for profitability. In this sense, they constitute a qualitative rupture with forms of urban injustice which come in addition to existing inequalities.

Ainsi, l’analyse de l’évolution du dispositif de soins et des inégalités associées permet de cerner les logiques d’organisation territoriales et, par là même, de contrôle et/ou de discrimination sociale (Salem, 1995 ; Ménard, 2002). Elle insiste en ce sens sur les dimensions politiques de cette évolution et sur ses matérialisations spatiales, tout en portant un regard critique sur les modalités de production de la ville.

Analysing the evolution of the healthcare system and associated inequalities will help us to define territorial organisation logics as well as control and/or social discrimination logics (Salem, 1995; Ménard, 2002). It will also help us to examine the political dimensions of this evolution and forms of spatial materialisation, while taking a critical look at urban production methods.

 

 

1. La construction du dispositif de soins à Lima du début du XIXème siècle à nos jours

1. Construction of the Healthcare System in Lima from the Beginning of the 19th Century to Date

Un retour sur la construction de ce dispositif est nécessaire afin de situer le contexte dans lequel s’inscrit le tournant libéral des politiques péruviennes, amorcé dès le début des années 1990. Cinq phases, ponctuées de crises de diverses natures, marquent l’évolution des principales structures sanitaires : le Ministère de la Santé (MINSA), la Sécurité sociale (EsSalud) qui concerne uniquement les travailleurs salariés et leurs familles (créé en 1999 en remplacement de l’Institut Péruvien de la Sécurité Sociale qui datait de 1936), les forces armées et de police et le secteur privé[3].

It is necessary to re-examine the construction of this system, in order to situate the context of the liberal Peruvian policy watershed initiated already at the beginning of the 1990s. Five phases, affected by different crises, mark the evolution of the main public and private health structures: the Ministry of Health (MINSA), the social security system (Esalud, that concerns only salaried workers and their families –it was implemented in 1999 in place of the Instituto Peruano del Seguro Social which had been created in 1936), armed and police forces, and the private sector[3].

Carte 1 : Implantation des hôpitaux publics et croissance urbaine à Lima

Map 1: Establishment of Public Hospitals and Urban Growth in Lima

Carte 1 Evolution structures hospitalières FR

Du milieu du XIXème au début du XXème: les premiers grands hôpitaux de Lima

From the Middle of the 19th to the Beginning of the 20th Century: the First Large Hospitals in Lima

La première phase voit la construction des premiers grands hôpitaux à partir du milieu du XIXème siècle (carte 1). À cette époque, ils sont considérés par les hygiénistes et la population comme un des principaux agents de contamination : “le refuge des misérables… comme un lieu où on va mourir plutôt que se soigner” (Pardo, in Lossio, 2002, p. 82, traduction de l’auteur). Bien que marquée par la prospérité économique liée au commerce du guano qui permet une forte croissance économique entre 1840 et 1870, Lima voit arriver le choléra et réapparaître la fièvre jaune, notamment avec l’épidémie de 1868 qui décima 10 % de la population liménienne (environ 10 000 personnes). Cette épidémie provoqua un double changement : d’abord la mise en œuvre de mesures d’hygiène publique et d’urbanisme jusqu’alors inconnues (création d’espaces verts, canalisation des cours d’eau, mise en place de systèmes d’égouts, destruction de la muraille de Lima en 1869) et ensuite l’amélioration des infrastructures sanitaires, avec la construction de l’hôpital moderne Dos de Mayo en 1870. À la fin du XIXème siècle, il existait trois grands établissements gérés par la Société de Bienfaisance, créée en 1825 et qui avait à sa charge les orphelinats, les hospices et les hôpitaux (ils étaient auparavant gérés par les ordres religieux qui perdirent de la force suite à l’Indépendance en 1821) : la Maternité de Lima, l’hôpital Dos de Mayo et l’hôpital Loayza qui ont encore une fonction d’isolement plutôt que de soins.

The first phase saw the construction of the first major hospitals from the middle of the 19th century (Map 1). At the time, they were considered by hygienists and the population as one of the main agents of contamination: “the refuge of the destitute… like a place where one goes to die rather than get cured” (Pardo, in Lossio, 2002, p.82). Although Lima benefitted from economic prosperity linked to the guano trade (bird droppings sold as fertilizer) that led to the strong economic growth of the country between 1840 and 1870, it saw the arrival of cholera and the reappearance of the yellow fever, particularly with the epidemics of 1868 which killed 10 % of the Limenian population (around 10,000 residents). This epidemic provoked a double change: first of all the implementation of public and urban planning hygienic measures which were unknown until then (creation of green areas, canalisation of watercourses, establishment of sewerage systems, destruction of the wall of Lima in 1869); and secondly the improvement of sanitary infrastructures, with the construction of the modern hospital Dos de Mayo in 1870. At the end of the 19th century, three major establishments were managed by the Welfare Society, a society that had been created in 1825, and that was in charge of orphanages, hospices and hospitals (they were previously managed by religious orders but that lost power following the country’s Independence in 1821): the Maternity Hospital of Lima, the Hospital Dos de Mayo and the Hospital Loayza – were still used to quarantine rather than cure.

 

 

Du début du XXème jusqu’aux années 1940 : l’institutionnalisation de la Santé

From the beginning of the 20th Century to the 1940s: The Institutionalisation of Health

Au début du XXème siècle, la santé s’institutionnalise. Le ministère de la Santé est créé en 1935, le dispositif de soins évolue et l’hôpital se transforme sous l’effet du développement de la médecine. Il devient un recours pour tous, alors qu’il était jusqu’alors utilisé uniquement par les plus défavorisés (les plus riches ayant essentiellement recours à des médecins à domicile). On voit apparaître deux types d’établissements : les premiers consolident l’offre de soins dans la partie centrale de la ville, tel que l’hôpital del Niño en 1929 ; les seconds plus spécialisés et situés en périphérie (à cette époque) récupèrent les fonctions d’isolement des hôpitaux centraux. C’est par exemple le Sergio Bernales en 1939, situé à l’extrême nord de la ville et spécialisé dans le traitement de la tuberculose ou le Larco Herrera en 1918, établissement psychiatrique situé à proximité du littoral. Les structures sanitaires restent en nombre relativement limité jusqu’à la fin des années 1930.

At the beginning of the 20th century, healthcare was being institutionalised. The Ministry of Health was created in 1935, the healthcare system evolved and hospitals were transformed under the influence of medical development. It then became a recourse for everyone;