Justice spatiale, pensée critique et normativité en sciences sociales

Spatial Justice, Critical Thinking and Normativity in the Social Sciences

« Dites les méchants, on ne vous a jamais dit que c’était mal de faire le mal ? »

“Hey, bad guys, didn’t anybody ever tell you that it’s wrong to do bad stuff?”

Sam Sam, petit héros cosmique[1]

SamSam, little cosmic cartoon hero[1]

 

 

Le concept de justice, qui appartient à la philosophie morale et politique, a été approprié par les sciences sociales à la faveur du renouveau des pensées critiques, depuis les années 1990-2000. Ce mouvement a été favorisé par la montée d’incertitudes politiques majeures (la transition postsocialiste, la chute de l’apartheid, le changement climatique global, etc.) qui ont nourri les mouvements féministes, la critique postcoloniale et antiraciste, ou encore l’écologie politique. En géographie, certains ont parlé à ce propos d’un « tournant éthique » ou « moral » (Sayer et Storper, 1997 ; Smith, 1997), une formule qui signale la complexité des liens entre approche critique, perspective morale et normativité analytique.

The concept of justice, which has its roots in moral and political philosophy, was appropriated by the social sciences with the renewal of critical theory in the 1990s. This movement was prompted by the rise of major political uncertainties (the post-socialist transition, the fall of apartheid, global climate change, etc.) which reinforced currents such as the feminist movements, postcolonial and antiracist critique, and political ecology. In geography, this shift was described by some as an “ethical” or “moral” turn (Sayer and Storper, 1997; Smith, 1997), a formula that shows the complexity of the links between the critical approach, the moral perspective and analytical normativity.

En effet, manier la notion de justice, un terme qui relève d’une certaine économie morale, permet en général de marquer politiquement un discours, de le situer du côté d’une parole critique. Le plus souvent, elle contient une dimension normative, c’est-à-dire que les auteurs qui l’emploient fondent leur critique sur un jugement de valeur à propos des situations observées[2]. En outre, par opposition à d’autres notions également normatives et dotées d’un fort potentiel critique (inégalités, violence, souffrance, exclusion, traumatisme, marginalisation, domination…), la notion de justice renvoie à la formulation d’un ordre social, politique et économique souhaitable, ainsi qu’à la réalisation pratique de cet ordre. Elle implique de penser l’institution de modes de régulation politiques et sociaux destinés à corriger les injustices. Pour citer Michael Storper et Andrew Sayer (1997, p. 1), elle vise à énoncer « how things ought to be different » : en quoi, mais aussi de quelle manière, il conviendrait que les choses soient différentes. Quand elle est employée de cette manière, la notion de justice peut avoir une dimension prescriptive. Parler de justice en sciences sociales reflète donc un choix épistémologique fort puisqu’il s’agit de récuser la double illusion de la neutralité axiologique et de l’objectivité scientifique (Calbérac et Morange, 2012).

Indeed, to use the notion of justice – a term that refers to a certain moral economy – is generally a way to mark a discourse politically, to situate it as a form of critical speech. It usually contains a normative dimension, which is to say that the authors who use it base their critique on a value judgement regarding the situations observed.[2] In addition, by contrast with other notions that are also normative and endowed with strong critical potential (inequalities, violence, suffering, exclusion, traumatism, marginalisation, domination…), the notion of justice relates to the formulation of a desirable social, political and economic order, as well as to the practical realisation of that order. It implies thinking about the introduction of political and social modes of regulation designed to rectify injustices. To quote Michael Storper and Andrew Sayer (1997, p. 1), it seeks to state “how things ought to be different”: not just what should be different, but how it should be different. When used in this way, the notion of justice can have a prescriptive dimension. To speak of justice in the social sciences therefore signals a marked epistemological choice, since it entails a rejection of the twofold illusion of axiological neutrality and of scientific objectivity (Calbérac and Morange, 2012).

À travers la diffusion de cette notion, l’étanchéité des savoirs entre sciences humaines normatives (philosophies morale et politique) et sciences sociales a été remise en cause. En effet, historiquement, la philosophie morale ou politique, se situe du côté de la prescription et entretient un rapport détaché aux faits empiriques. Elle ne fonde pas ses analyses en priorité, ni par nécessité, sur l’observation de situations réelles. Elle procède par abstraction théorique (par exemple le voile d’ignorance de John Rawls qui extrait l’individu de son environnement social). Néanmoins, un certain nombre de philosophes qui travaillent sur la justice (Young, Honneth notamment) se sont ouverts aux sciences sociales afin de refonder l’idée de justice à partir des expériences vécues et concrètes de l’injustice. De leur côté, les sciences sociales s’intéressent traditionnellement à des faits sociaux dont la complexité ne peut pas être réduite par un raisonnement logique, bien souvent asociologique. S’enracinant dans une tradition de recherche empirique, elles prennent pour objet des situations concrètes et s’attachent à analyser et objectiver des injustices, parfois en les mesurant, sans nécessairement s’atteler à formuler un programme de correction politique et sociale ou de dépassement de ces dernières. Néanmoins, en s’emparant de la notion de justice et en s’ouvrant à la philosophie, elles se sont aventurées sur le terrain de la normativité. Reste que ce dialogue demeure difficile et que ses conditions de possibilité sont souvent implicites, voire impensées.

The spread of this notion challenges the knowledge barrier between normative humanities (moral and political philosophy) and social sciences. Historically, moral or political philosophy has had a prescriptive dimension and maintained a certain detachment from empirical realities. Its analyses are not founded – by priority or by necessity – on the observation of real situations. It proceeds by theoretical abstraction (e.g. John Rawls’s veil of ignorance which extracts the individual from his social environment). Nonetheless, a number of philosophers working on justice (in particular Young and Honneth) have opened up to the social sciences in order to reformulate the idea of justice on the basis of lived and concrete experiences of injustice. For their part, the social sciences are traditionally interested in social realities whose complexity cannot be reduced by logical, and often a-sociological, reasoning. Rooted in a tradition of empirical research, their subject is concrete situations and they seek to analyse and objectify injustices, sometimes by measuring them, without necessarily looking to formulate a programme to correct or overcome these injustices by political or social means. Nonetheless, by taking up the notion of justice and opening up to philosophy, they have ventured onto the territory of normativity. However, the dialogue between the two remains difficult, and the conditions of its possibility are often implicit, if not ignored.

En outre, l’effort de dévoilement des injustices ou de réflexion sur leur correction, en sciences sociales, est devenu une tâche complexe qui achoppe notamment sur la pluralité des conceptions théoriques de la justice produites par la philosophie. Cette difficulté est particulièrement visible dans les travaux qui portent sur la justice spatiale. La pluralité des conceptions de la justice a d’emblée posé un problème à ceux qui s’en sont emparés, notamment en géographie (voir le numéro 665-666 des Annales de géographie, paru en 2009). La géographie anglophone s’est confrontée à ces enjeux dès les années 1990. On assiste dans cette période à l’essor d’une discussion théorique sur les relations entre géographie et éthique qui mène à l’affrontement entre héritage marxiste et apports postmodernes. L’enjeu de ce débat est double : il s’agit de savoir si cette rencontre est possible et si elle est souhaitable : est-il possible de parler de justice en géographie, et à quelles conditions ? Qu’est-ce que ce dialogue permet ou empêche dans le cadre d’une pensée critique (Proctor, 1998) ?

In addition, in the social sciences, the effort to reveal injustices or to reflect on their correction has been a complex process that has foundered, in particular, on the multiplicity of the theoretical conceptions of justice produced by philosophy. This difficulty is particularly apparent in works that deal with spatial justice. The multiplicity of conceptions of justice posed an immediate problem for those who tackled it, notably in geography (see issue 665-666 of Annales de géographie, published in 2009). In the English-speaking world, geographers began to look at these issues in the 1990s. This was a period that saw the emergence of a theoretical debate on the relations between geography and ethics, which led to a confrontation between the Marxist legacy and the contributions of post-modernism. There was a twofold question in this debate: whether this combination is possible, and whether it is desirable – is it possible to speak of justice in geography, and in what circumstances? What does this dialogue permit or prevent within the framework of critical thought (Proctor, 1998)?

Il nous semble que ces questions, quoique de plus en plus débattues[3], n’ont pas encore reçu tout l’écho qu’elles méritent. En effet, quand la notion de justice spatiale est mobilisée, les présupposés normatifs de la critique qu’elle vise à enclencher et les fondements normatifs de la posture critique de l’énonciateur ne sont pas toujours assumés, ce qui peut fragiliser l’analyse. Par ailleurs, des réflexions récentes dans les théories de la justice nous invitent à considérer les modalités du dialogue entre philosophie et sciences sociales, en examinant non seulement ce que la philosophie apporte à une pensée géographique de la justice, mais aussi ce que les sciences sociales peuvent apporter à une théorie philosophique de la justice, empiriquement ancrée. Cet article vise à explorer quelques-unes des difficultés liées à l’énonciation d’une pensée normative en sciences sociales à partir d’un examen, bien entendu non exhaustif, des débats sur la justice spatiale.

It seems to us that these questions, although increasingly discussed[3], have not yet received all the attention they deserve. Indeed, when the notion of spatial justice is employed, the normative assumptions of the critique that it seeks to initiate and the normative foundations of the speaker’s critical position are not always recognised, which can weaken the analysis. Moreover, recent reflections on theories of justice are an invitation to consider the terms of the dialogue between philosophy and the social sciences, by examining not only what philosophy can contribute to geographical thinking about justice, but also what social sciences can contribute to an empirically grounded philosophical theory of justice. This article seeks to explore some of the difficulties associated with the expression of normative thinking in social sciences through an examination – inevitably partial – of the debates on spatial justice.

On entend la justice spatiale comme l’ensemble des relations entre dynamiques spatiales et justice. L’émergence de cette notion est liée au « tournant spatial » des sciences sociales et à la tendance à la « spatialisation » des problèmes sociaux. Elle a été mobilisée dans des domaines variés : l’aménagement urbain et la planification spatiale, les études développementales, environnementales, les études urbaines critiques. Ce dernier champ a joué un rôle central dans les réflexions sur la justice spatiale et se trouve au cœur de la difficulté du dialogue entre sciences sociales et philosophie morale ou politique. C’est en effet en géographie urbaine, autour de la figure de David Harvey, et à partir de son analyse marxiste des liens entre ville et capitalisme, qu’a émergé une tradition de pensée critique qui mobilise la notion de justice. Cela explique la prééminence, dans notre article, des références à la géographie anglo-saxonne et une attention particulière aux travaux sur l’urbain, notre domaine de spécialité.

We understand spatial justice as the ensemble of relations between spatial dynamics and justice. The emergence of this notion is linked with the “spatial turn” in the social sciences and the trend towards the “spatialisation” of social problems. It has been applied in varied domains: urban development and spatial planning, developmental studies, environmental studies, critical urban studies. This last discipline has played a central role in thinking about spatial justice and stands at the heart of the difficulty of the dialogue between social sciences and moral and political philosophy. Indeed, it is in urban geography, around the figure of David Harvey, and on the basis of his Marxist analysis of the links between the city and capitalism, that there emerged a tradition of critical thought that employs the notion of justice. This explains the predominance, in our article, of references to English language geography and a particular attention to works on the urban sphere, our field of specialisation.

La première partie revient sur les trajectoires critiques de la notion de justice spatiale, depuis son émergence à travers le débat sur la justice territoriale porté par la pensée marxiste de l’urbain de David Harvey, jusqu’aux apports des conceptions postmodernes de la justice, en particulier d’Iris Marion Young. Elle éclaire ainsi les modalités de rencontre entre les débats philosophiques sur la justice et l’affirmation d’une théorie critique de l’espace en géographie, entre les années 1970 et les années 2000. La deuxième partie analyse les postures critiques des auteurs qui s’approprient la notion de justice spatiale en géographie, dans le cadre de travaux empiriques, surtout depuis les années 2000. La difficulté qu’ils rencontrent tous pour satisfaire à la double exigence, théorique et empirique, qui caractérise ces discussions, débouche sur la nécessité de repenser sérieusement les modalités d’articulation entre sciences sociales et philosophie dans les débats sur la justice. C’est un enjeu autour duquel se sont récemment renouvelés les débats, comme le montre la troisième partie : elle met en regard deux postures normatives opposées, qui se sont affrontées en géographie. Les approches néopositivistes et universalisantes ont réaffirmé la nécessité, pour les géographes critiques, d’expliciter l’énoncé philosophique normatif qui leur permet de penser la justice et les autorise à en parler. À l’inverse, plus récemment, certains géographes proposent de penser la justice à partir de l’expérience vécue de l’injustice. Finalement, la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth constitue une source d’inspiration majeure pour tenter de dépasser cette opposition, en réconciliant besoin de normativité critique, et attention aux pratiques sociales en matière de justice.

The first part of the article recalls the key trajectories in the notion of spatial justice, since its emergence via the debate on territorial justice advanced by David Harvey in his Marxist approach to the urban, through to the contributions of postmodern conceptions of justice, in particular those put forward by Iris Marion Young. It thus elucidates the nature of the encounter between philosophical debates on justice and the assertion of a critical theory of space in geography, from the 1970s to the 2000s. The second part analyses the critical positions of the authors who have adopted the notion of spatial justice in geography, within the framework of empirical research, especially since the 2000s. The difficulty they all encounter in meeting the twofold theoretical and empirical imperative that characterises these discussions, suggests the need for a serious rethink of the methods used to connect social sciences and philosophy in debates on justice. This is an issue around which there has been a recent revival of debate, as is shown in the third part, which weighs up two opposing normative stances that have locked horns in geography. Neopositive and universalising approaches have re-emphasised the need for critical geographers to make explicit the normative philosophical position that permits them both to think and speak about justice. Conversely, certain geographers have more recently proposed that justice should be thought about in terms of the lived experience of injustice. Finally, Axel Honneth’s theory of recognition constitutes a major source of inspiration for attempts to overcome this opposition, by reconciling the need for critical normativity with attention to social practices relating to justice.

 

 

Retour aux sources des ambitions critiques de la justice en géographie

The origins of the critical ambitions of justice in geography

 

 

Les conditions d’émergence et la diffusion de la notion de justice spatiale en géographie, le rôle de figures pionnières dans ce débat (Dejean, 2013), ses circulations pratiques et théoriques (Gervais-Lambony et Dufaux 2009 ; Didier et Quentin, à paraître), ainsi que les effets de contexte qui ont influencé ses déclinaisons (Brennetot, 2011) ont été documentés. En revanche, les trajectoires critiques de la notion ont été moins discutées (sauf par Soja, 2010). Or de son émergence sous la plume de David Harvey, qui s’en empare pour formuler une analyse marxiste de l’urbain, à l’ouverture aux apports du postmodernisme, via le travail d’Edward Soja, le projet critique que contient la notion de justice a évolué. Néanmoins, les fondements du jugement normatif de cette critique restent implicites, logés en creux dans une dénonciation du capitalisme.

The conditions under which the notion of spatial justice in geography emerged and spread, the role of pioneering figures in this debate (Dejean, 2013), its practical and theoretical movements (Gervais-Lambony and Dufaux 2009; Didier and Quentin, forthcoming), together with the contextual effects that influenced its variants (Brennetot, 2011), have been documented. In contrast, the critical trajectories of the notion have received less scholarly attention (except by Soja, 2010). Yet, from its emergence in the writings of David Harvey, who seized upon it to formulate a Marxist analysis of the city, to its opening up to the contributions of postmodernism via the work of Edward Soja, the critical project contained in the notion of justice has evolved. Nevertheless, the normative foundations of this critique remain implicit, hidden between the lines of a condemnation of capitalism.

 

 

Le projet d’une lecture marxiste de l’urbain

The project for a Marxist reading of the city

Le thème de la justice s’est imposé en géographie grâce à l’ouvrage de David Harvey intitulé Social Justice and the City, publié en 1973. Dans cet ouvrage, David Harvey propose de se démarquer des formulations libérales afin de cheminer vers une formulation socialiste de la justice. John Rawls vient de publier sa Théorie de la justice (1971) qui a eu un immense retentissement. Plutôt que d’abandonner la justice aux libéraux et de s’en tenir à une récusation radicale de cette notion, au nom d’un socialisme scientifique orthodoxe qui la disqualifierait en tant que concept bourgeois, David Harvey choisit de reconquérir ce terrain politique en pensant la justice dans le cadre d’une analyse marxiste. Cet ouvrage constitue un moment charnière pour lui, durant lequel il se démarque de l’analyse spatiale en géographie et de la conception libérale des enjeux de distribution qui la caractérise. Dans ce mouvement, la notion de justice territoriale[4], centrale dans son ouvrage, devient ambivalente. Elle renvoie à la fois à des enjeux distributifs, qui intéressent les libéraux, et à l’idée d’une « urbanisation de l’injustice », selon une lecture marxiste (Santana Rivas, 2012). L’ouvrage est construit autour d’une opposition entre ces deux approches et effectue le mouvement de conversion vers la seconde.

The theme of justice emerged in geography thanks to David Harvey’s book Social Justice and the City, published in 1973. In this work, Harvey seeks to distance himself from liberal positions and to move towards a socialist formulation of justice. John Rawls had just published his A Theory of Justice (1971), the impact of which was immense. Rather than abandoning justice to liberals and being content with a radical rejection of the notion on the orthodox scientific socialist grounds that that it was a bourgeois concept, David Harvey chose to recapture this political terrain by approaching justice from a Marxist analytical perspective. This book was a pivotal moment for him, in which he distanced himself from spatial analysis in geography and from the liberal conception of distribution that characterise it. In this shift, the notion of territorial justice[4], central to the work, becomes ambivalent. It refers simultaneously to issues of distribution, of interest to liberals, and to the idea of an “urbanisation of injustice” based on a Marxist reading (Santana Rivas, 2012). The book is constructed around an opposition between these two approaches and performs a transition towards the second of them.

Social Justice and the City amorce ainsi une rupture fondamentale avec les formulations théoriques de la justice qui prévalent en philosophie politique. David Harvey y soutient qu’en tant que construction politique et sociale, produit des rapports de classes, la justice ne saurait être considérée comme un concept figé, atemporel, relevant d’une philosophie désincarnée (il emploie l’adjectif « éternel », qu’il emprunte à Marx et Engels), ou d’un ensemble de lois économiques. Il faut donc renoncer à formuler un modèle universel de justice. En outre, il démontre les limites d’une conception libérale et distributive de la justice qui ne s’intéresse qu’aux formes de distribution spatiales (justes ou injustes), en négligeant de considérer les processus qui les engendrent. La ville sert de terrain à l’analyse de ces processus, à travers, déjà, les enjeux immobiliers, la spéculation, la fiscalité locale…

Social Justice and the City thus initiates a fundamental break with the theoretical formulations of justice that prevail in political philosophy. In it, David Harvey argues that, as a political and social construct, a product of class relations, justice cannot be treated as a fixed, timeless concept, arising out of a disembodied philosophy (he uses the adjective “eternal”, borrowed from Marx and Engels), or from a set of economic laws. In consequence, the ambition of formulating a universal model of justice needs to be abandoned. In addition, he demonstrates the limitations of a liberal and distributive conception of justice that is interested only in the spatial forms of distribution (just or unjust), without considering the processes that produce them. The city provides a terrain for the analysis of these processes, in the form of issues such as real estate, speculation, local taxation…

Il faut, selon lui, envisager la justice comme le produit géo-historique d’un rapport de force. L’éthique marxiste « deals with how concepts of social justice and morality relate to and stem from human practice rather than with arguments about eternal truths to be attached to these concepts »[5] (p. 15). Son travail constitue ainsi « a move from a predisposition to regard social justice as a matter of eternal justice and morality to regard it as something contingent upon the social processes operating in society as a whole »[6] (Harvey, 1973 : 15). Pour ce faire, David Harvey réintroduit dans le débat la question des rapports de production. C’est parce qu’elle constitue l’un des domaines du changement des rapports de production, que la justice peut et doit faire l’objet d’une reconquête politique, qu’elle constitue un terrain de la bataille révolutionnaire et qu’elle doit être incorporée dans le projet politique de la classe ouvrière.

According to him, justice needs to be seen as the geo-historical product of power relations. The Marxist ethic “deals with how concepts of social justice and morality relate to and stem from human practice rather than with arguments about eternal truths to be attached to these concepts” (p. 15). His work thus constitutes “a move from a predisposition to regard social justice as a matter of eternal justice and morality to regard it as something contingent upon the social processes operating in society as a whole” (Harvey, 1973: 15). In order to do this, David Harvey reintroduces the issue of relations of production into the debate. It is because it is one of the aspects of the change in relations of production that justice can be and needs to be brought back into the political domain, that it is a revolutionary battlefield and therefore should be incorporated into the political project of the working class.

Ce projet vise à renouveler le cadre épistémologique de la pensée critique (un long passage est dédié à la question des révolutions scientifiques et des changements paradigmatiques selon Kuhn). Cette pensée critique s’oppose aux approches libérales, inspirées par les modèles de l’analyse spatiale (location théories) qui ne questionnent pas les fondements du modèle productif mais cherchent à optimiser la distribution de ce qui a été produit (ce qui a nourri des débats sur l’équité, un terme préféré par les libéraux à celui de justice). Harvey s’appuie sur le thème du ghetto (central dans la pensée critique de l’urbain en Amérique du nord), pour discuter de la différence entre un projet libéral de rééquilibrage spatial destiné à atténuer les effets de ghetto et un projet politique révolutionnaire socialiste qui se donne pour objectif l’éradication de ce dernier, comme forme urbaine produite par le capitalisme.

Harvey’s aim is to renew the epistemological framework of critical thought (one long passage is dedicated to the question of scientific revolutions and paradigm shifts as advanced by Kuhn). This critical thought is contrasted with liberal approaches inspired by spatial analysis models (location theory), which do not challenge the foundations of the productive model but seek to optimise efficiency in the distribution of what has been produced (linking with the debates on equity, a term that liberals prefer to the word justice). Harvey draws on the theme of the ghetto (central in critical thought on urban issues in North America), to discuss the difference between a liberal project of spatial rebalancing intended to attenuate ghetto effects and a revolutionary socialist political project that with the goal of eradicating the ghetto, perceived as an urban form produced by capitalism.

Le projet d’Harvey a ouvert un immense et fertile champ de recherche sur les inégalités, les injustices, les géographies morales. Il a inspiré d’innombrables travaux sur le contrôle et l’exclusion spatiale (Ogborn et Philo, 1994 ; Sibley, 1995 ; Mitchell, 2003), les paysages moraux et la mise en ordre morale des espaces publics (dans la ville victorienne mais aussi dans le Paris contemporain – Fleury et Froment-Meurice, 2014), la militarisation de l’espace, l’essor des enclaves résidentielles et commerciales, la démultiplication des murs qui fragmentent l’espace urbain (Davis, 1992), l’érosion des espaces publics, la marchandisation de l’espace. Ces géographes ne parlent pas explicitement de justice mais par exemple « d’urbanisme punitif » ou de « revanchisme » (Smith, 1996, à propos de la gentrification). Néanmoins, ils s’inscrivent dans une tradition de recherche qui s’est nourrie d’une critique des liens entre production de l’espace et capitalisme et explore la dimension spatiale des injustices, ainsi que le rôle de l’espace et des dynamiques spatiales dans leur production. Les travaux d’Alain Reynaud (1981), en France, constituent une exception notable. Ils mobilisent la notion de justice pour parler de la réduction des inégalités entre « classes socio-spatiales » à l’échelle urbaine ou entre régions. En somme, le grand retour de la philosophie politique normative amorcé par John Rawls, a nourri, en retour, via le travail fondateur de David Harvey, une pensée marxiste de l’urbain qui a remis en travail la notion de justice en insistant sur les processus de (re)production des injustices et des ordres sociaux et spatiaux, plus que sur les enjeux distributifs des ressources ou revenus dans un ordre social capitaliste.

Harvey’s project opened up an immense and fertile field of research on inequalities, injustices, moral geographies. It inspired innumerable studies on control and spatial exclusion (Ogborn and Philo, 1994; Sibley, 1995; Mitchell, 2003), moral landscapes and the moral ordering of public spaces (in the Victorian city but also in contemporary Paris – Fleury and Froment-Meurice, 2014), the militarisation of space, the expansion of residential and commercial enclaves, the proliferation of walls that fragment urban space (Davis, 1992), the erosion of public spaces, the marketisation of space. These geographers do not speak explicitly of justice but, for example, of “punitive urbanism” or “revanchism” (Smith, 1996, on the subject of gentrification). Nonetheless, they form part of a research tradition that was fed by a critique of the links between the production of space and capitalism and that explores the spatial dimension of injustices, as well as the role of space and spatial dynamics in their production. In France, the works of Alain Reynaud (1981), are a notable exception. They employ the notion of justice to speak about reducing inequalities between “socio-spatial classes” both within cities and between regions. In short, through David Harvey’s seminal work, the grand return of normative political philosophy begun by John Rawls fed into a Marxist understanding of the urban that reinstated the notion of justice by placing greater emphasis on the processes whereby injustices and the social and spatial orders were (re)produced than on the distribution of resources or revenues in a capitalist social order.

Écrit sur fond de montée de la crise d’accumulation postfordiste et de grande vitalité des « nouveaux » mouvements sociaux, cette approche de la justice a été retravaillée 20 ans plus tard par David Harvey lui-même, afin de prendre en compte certains apports du postmodernisme[7] : les enjeux de diversité, de reconnaissance et de procédures politiques. L’influence de l’œuvre d’Iris Marion Young a été majeure dans ce tournant. Cette dernière propose de décaler l’analyse en se détournant de la question des enjeux distributifs et de l’équité pour s’intéresser aux multiples processus de production et de reproduction des injustices qui affectent les groupes sociaux. L’apport majeur de son travail est de mettre l’accent sur la pluralité et l’hétérogénéité sociale et sur le caractère labile et pluriel des appartenances identitaires. La ville se trouve au cœur de sa pensée (l’influence de Jane Jacobs est importante dans son œuvre), conçue comme un lieu d’apprentissage de la tolérance, un lieu permettant de cultiver la différence. Cette manière, chez Iris Marion Young, de spatialiser et de rendre concrètes ses analyses, en dépit d’une forme de naïveté sociologique, parle fortement aux géographes. Elle est très évocatrice pour ceux qui s’intéressent à l’importance des liens sociaux et des dynamiques sociales et collectives dans la production de la justice, et pas seulement à la juste répartition des ressources entre individus, comme dans l’approche libérale.

Written against the backdrop of the mounting crisis in post-fordist accumulation and of lively “new” social movements, this approach to justice was reworked 20 years later by David Harvey himself, in order to take into account certain findings of postmodernism relating to diversity, recognition and political procedures[5]. Iris Marion Young’s work was a major influence in this turn. She proposed shifting the analysis away from questions of distribution and equity to look at the multiple processes of injustice production and reproduction that affect social groups. The major contribution of her work was to place the emphasis on social plurality and heterogeneity and on the labile and plural nature of group identities. The city is at the centre of her thinking (Jane Jacobs was a big influence), conceived as a place where tolerance can be learned and difference cultivated. Iris Marion Young’s way of spatialising her analyses and making them concrete, despite a form of sociological naivety, appeals greatly to geographers. She speaks directly to those who are concerned with the importance of social ties and social and community dynamics in the production of justice, and not only with the fair distribution of resources between individuals characteristic of the liberal approach.

La portée des travaux d’Iris Marion Young a été telle que même David Harvey a tenté d’en incorporer certains aspects (1992). À partir du cas des luttes pour l’appropriation de Tompkins Square Park, à New York et de la controverse ayant entouré un projet autoroutier à Baltimore au début des années 1970, il discute de la difficulté à construire un consensus militant autour d’une conception de la justice qui ne soit ni particulariste, ni étroite, mais qui soit capable de monter en généralité critique. Il propose de s’ouvrir aux enjeux de domination et d’oppression identifiée par Young et donc aux questions de différence, d’identités et de reconnaissance afin de prendre acte de l’importance du sentiment d’injustice pour les luttes sociales ainsi que de la force mobilisatrice de la notion de justice, à condition de ne pas sombrer dans la tentation universalisante. Il ne s’agit pas d’adopter une posture postmoderne mais de penser les luttes urbaines dans la ville et dans le moment postmoderne, à travers une grille de lecture marxiste.

The influence of Iris Marion Young’s work was such that even David Harvey sought to incorporate some aspects of it into his own thinking (1992). Drawing on the cases of the conflicts over the appropriation of Tompkins Square Park in New York and the controversy around a freeway project in Baltimore in the early 1970s, he discusses the difficulty of constructing a militant consensus around a conception of justice that is neither particularist nor narrow, but capable of more general critical application. He acknowledges the issues of domination and oppression identified by Young and therefore questions of difference, identity and recognition, in reflecting the importance of the sense of injustice in social struggles and the motivating power of the notion of justice, provided that the temptation to universalise is avoided. His aim was not to adopt a postmodern stance but to examine urban struggles in the postmodern city and moment through a Marxist analytical lens.

Cette rencontre avec les travaux d’Iris Marion Young et le postmodernisme autour d’une même mise à distance des enjeux de distribution, a été éphémère. Elle n’a pas détourné David Harvey de son projet critique marxiste. Au contraire, il s’est progressivement désintéressé de la question de la distribution et de la justice territoriale, qui étaient au centre de ses premiers travaux, au profit d’un programme de critique marxiste de l’urbanisation du capitalisme et de réflexion sur l’émancipation, la désaliénation et le droit à la ville. Peut-être la notion de justice distributive, qui parle à la fois au libéralisme et au keynésianisme, ne permettait-elle pas à ses yeux de dépasser l’opposition entre capitalisme et socialisme réformiste ? Peut-être même présentait-elle un certain danger : celui que la critique de gauche ne rejoigne au final la critique de droite et ne contribue involontairement à accélérer le démantèlement de l’État-providence, donc la montée des injustices et des inégalités ? Cela a finalement conduit les études urbaines critiques à se détourner de la notion de justice, au profit d’une critique marxiste de l’urbanisation du capitalisme.

This encounter with the work of Iris Marion Young and postmodernism around a shared distanciation from issues of distribution was temporary. It did not divert David Harvey from his Marxist critical project. On the contrary, he gradually lost interest in the issue of distribution and territorial justice, which had been at the heart of his early work, in favour of a Marxist critique of the urbanisation of capitalism and reflections on emancipation, disalienation and the right to the city. Perhaps he took the view that the notion of distributive justice, appealing both to liberalism and to Keynesianism, cannot overcome the opposition between capitalism and reformist socialism? Perhaps he saw it as presenting a risk that left-wing critique might ultimately join forces with right-wing critique and involuntarily contribute to the dismantlement of the welfare state, and therefore to a rise in injustices and inequalities? In the end, the consequence was that critical urban studies turned away from the notion of justice in favour of a Marxist critique of the urbanisation of capitalism.

 

 

Justice spatiale et postmodernisme

Spatial justice and postmodernism

C’est Edward Soja[8] (2000, 2010) qui a reconquis le terrain de la justice et qui a replacé la notion au cœur du débat en géographie (plus précisément en planification urbaine), en combinant la dialectique de l’espace d’Henri Lefebvre et certains apports de la théorie critique postmoderne. Dans ce mouvement, et sous sa plume, la justice est devenue résolument spatiale. Les travaux d’Edward Soja s’inscrivent dans le mouvement du spatial turn qui repose sur la triple dialectique du social, du spatial et du temporel. Ils ont eu une influence majeure sur la mise en relation entre espace et justice et sur le développement d’une « critical spatial perspective » (une perspective spatiale critique) ou encore d’une « spatial theory of justice » (une théorie spatiale de la justice) que Soja appelait de ses vœux (2010, p. 67). Le premier enjeu pour lui, est de remettre à égalité ces trois dimensions. En outre, il s’agit de se démarquer de l’universalisme rawlsien, hérité des Lumières, qui, à travers son égalitarisme libéral et son abstraction, déspatialise selon lui les enjeux de justice, de droit et de citoyenneté : chez John Rawls, la réalité sociale et spatiale concrète importe peu au sens où les rapports de pouvoir (les conflits de classes) qui ont présidé à la production de la situation d’inégalités sont occultés au profit d’une réflexion abstraite sur la loi (au sens large), comme principe général de régulation sociale par une meilleure distribution des ressources/revenus.

It was Edward Soja (2000, 2010)[6] who returned to the field of justice and put the notion back at the centre of debate in geography (more specifically in urban planning), by linking Henri Lefèbvre’s spatial dialectic with certain contributions from postmodern critical theory. In this movement, and in his writing, justice became resolutely spatial. Edward Soja’s work forms part of the “spatial turn” based on the threefold dialectic of the social, the spatial and temporal. It has had a major influence on the connection of space and justice and on the development of a “critical spatial perspective” or a “spatial theory of justice” that Soja wanted to see (2010, p. 67). The first priority for him was to bring these three dimensions back onto an equal footing. In addition, he wanted to move away from Rawlsian universalism, inherited from the Enlightenment, which, in his view, through its liberal egalitarianism and its abstraction, despatialises the issues of justice, law and citizenship: in John Rawls, concrete social and spatial reality is of little importance in the sense that the power relations (class conflicts) responsible for the production of inequalities are ignored in favour of abstract reflection on the law (in the broad sense), as a general principle of social regulation through better distribution of resources/revenues.

Le projet d’Edward Soja s’inscrit dans le contexte de la constitution de l’école de Los Angeles et des réflexions sur la transformation postfordiste des modèles productifs et de l’économie urbaine dans le cadre de la globalisation. Ces évolutions ont engendré ce que Steven Flusty (1994 [1963]) a appelé une « érosion de la justice spatiale » : des formes spatiales de plus en plus injustes (étalement, fragmentation, etc.), des différenciations spatiales qui ont des « conséquences » sociales négatives en matière de justice. Cette analyse du fondement spatial des injustices liées au capitalisme permet à Edward Soja de porter un programme lefébvrien dans lequel le droit à la ville constitue une lutte pour la justice spatiale. Il s’agit aussi d’intégrer le fait que les injustices ne sont pas seulement fondées sur la classe sociale mais aussi sur le genre, la race, les identités ethniques, etc., ce qui appelle à des luttes d’une nouvelle nature. L’objectif est de construire des coalitions de mouvements sociaux, dont les intérêts spatiaux ou territoriaux (urbains) recouperont les organisations classistes et favoriseront la convergence des luttes. L’ouvrage part de luttes concrètes, spatialement situées : il s’appuie sur une histoire de luttes urbaines, celle de la Bus Rider Union de Los Angeles.

Edward Soja’s project should be seen in the context of the formation of the Los Angeles school and ideas about the postfordist transformation of models of production and of the urban economy within the framework of globalisation. These developments engendered what Steven Flusty (1994 [1963]) called an “erosion of spatial justice”: increasingly unjust spatial forms (sprawl, fragmentation, etc.), spatial differentiations that have negative social “consequences” with regard to justice. This analysis of the spatial foundation of injustices linked with capitalism enabled Edward Soja to pursue a Lefebvrian programme in which the right to the city is a struggle for spatial justice. It also recognised that injustices are founded not only on social class but also on gender, race, ethnic identities, etc., which demand new forms of struggle. The objective was to construct coalitions of social movements, whose spatial or territorial (urban) interests would overlap with classist organisations and would encourage convergence in struggle. The starting point of the book is concrete, spatially situated struggles: notably the history of the Los Angeles Bus Riders Union.

La justice spatiale devient ainsi un programme politique. Elle relève d’une quête, d’une tension (comme l’indique le titre de son ouvrage, paru en 2010). Elle n’est pas seulement un mot d’ordre mobilisateur, mais une manière de penser à la fois concrètement et théoriquement les injustices, de relier la critique et la pratique politique, en vue de la transformation sociale. Edward Soja soutient en effet que penser les injustices en termes spatiaux facilite le fait de penser des imaginaires alternatifs concrets. Ainsi, l’espace, comme outil de domination, peut se retourner et devenir une ressource pour la mobilisation. Le travail d’Edward Soja a ainsi eu une immense influence sur la réduction de l’écart entre pratiques professionnelle, politique et scientifique. Il a contribué à ouvrir un espace discursif et à formuler des grammaires de l’injustice et de la justice très parlantes et dotées d’une forte puissance évocatrice pour l’action politique et militante.

Spatial justice thus becomes a political programme. It concerns a quest (as indicated by the title of his book, Seeking Spatial Justice, published in 2010). It is not just a call to action, but a way of thinking about injustices both concretely and theoretically, of linking critique and political praxis, for the purpose of social transformation. Edward Soja in fact argues that conceiving injustices in spatial terms makes it easier to imagine concrete alternatives. Thus, space as a tool of domination can be inverted and become a resource for action. In this respect, Edward Soja’s work had a huge influence on reducing the gap between professional, political and scientific practices. He helped to open up a discursive space and to formulate eloquent grammars of injustice and justice with great evocative power for political and militant action.

Enfin, chez Edward Soja, la notion de justice, moins descriptive que celle d’inégalités, impose de s’ouvrir à d’autres perspectives critiques et notamment à la dimension procédurale, aux modalités de la prise de décision et de la négociation politiques et de ne pas se confiner à la mesure (des inégalités, de l’accessibilité…). Elle engage des enjeux de participation, de délibérations, de légitimation, donc de démocratie et de modèle politique. Elle permet par exemple de repolitiser la notion de gouvernance, qui est souvent assimilée à la description de ce que certains appellent des « jeux d’acteurs », parfois analysés dans une perspective non critique, ignorante des rapports de pouvoir qui les structurent et les parcourent. Par le biais de l’enjeu procédural, elle pose la question des effets de reconnaissance ou de marginalisation. Au final, Edward Soja s’appuie sur la dialectique lefébvrienne de l’espace (les relations entre espace perçu, conçu et vécu – Soja parle de premier, second et troisième espaces) pour penser la justice à travers une perspective spatiale qui apparaît à certains géographes comme un moyen de réconcilier approches distributive, procédurale et enjeux de reconnaissance et d’identité (Gervais-Lambony, 2017).

Finally, in Edward Soja, the notion of justice – less descriptive than the notion of inequalities – requires an opening up to other critical perspectives and notably the procedural dimension, to forms of political decision-making and negotiation, rather than being restricted to measurement (of inequalities, of accessibility…). It raises issues of participation, deliberation, legitimisation, and therefore of democracy and political models. It repoliticises, for example, the notion of governance, often otherwise reduced to “sets of actors” and analysed from a non-critical perspective that ignores the power relations that structure and run through them. In the procedural issue, it raises the question of the effects of recognition or marginalisation. Ultimately, Edward Soja draws on the Lefebvrian spatial dialectic (the relations between perceived, conceived and lived space – Soja refers to first, second and third spaces) to think about justice from a spatial perspective that some geographers have seen as a way to reconcile distributive and procedural approaches and issues of recognition and identity (Gervais-Lambony, 2017).

Finalement, des années 1970 aux années 2000, le projet critique que contient la notion de justice a évolué. David Harvey s’était approprié ce concept philosophique afin de développer une pensée marxiste de l’urbain, la mettant au service d’une critique du capitalisme qui ne pose pas directement la question de ses fondements normatifs (il postule le caractère injuste du capitalisme). Avec l’ouverture progressive aux approches postmodernes, dans les années 1990, les fondements théoriques de la pensée critique ont changé et la notion de justice s’est spatialisée, sous la plume d’Edward Soja, mais les jugements de valeur sur lesquels repose la critique du capitalisme ne se sont pas faits plus explicites. L’inspiration néomarxiste qui anime le travail d’Edward Soja, quoique plus lointaine sans doute et très différente de celle qui nourrit David Harvey, explique que, chez lui non plus, les critères d’évaluation du juste ou de l’injuste ne soient pas explicités. Le diagnostic critique se passe d’expliciter ses fondements normatifs puisqu’il repose implicitement sur une dénonciation du capitalisme.

In the end, from the 1970s to the 2000s, the critical project contained in the notion of justice changed. David Harvey had picked up this philosophical concept in order to develop a Marxist understanding of the urban, applying it to a critique of capitalism that did not directly raise the question of its normative foundations (he postulated that capitalism is by nature unjust). With the gradual opening up to postmodern approaches in the 1990s, the theoretical bases of critical thought changed and the notion of justice was spatialised in the writings of Edward Soja, but the value judgements on which the critique of capitalism were based did not become more explicit. The neo-Marxist inspiration that runs through the work of Edward Soja, although undoubtedly distant and very different from David Harvey’s inspiration, explains why he too did not explicitly define the criteria used to define justice or injustice. There was felt to be no need for critical assessment to explicitly reveal its normative foundations since it was implicitly based on a condemnation of capitalism.

Néanmoins, le postmodernisme d’Edward Soja l’a conduit à conserver la notion de justice pour penser spatialement la convergence des luttes, tandis que David Harvey s’en est détourné, au profit d’une critique marxiste de l’urbain, fondée sur la notion de droit à la ville. Par ailleurs, cette évolution des débats théoriques sur la justice spatiale en géographie reflète plus généralement celle des débats sur la justice en philosophie. De Rawls à Young, on est en effet passé d’une approche par la redistribution à une approche par la reconnaissance, qui a fait basculer d’une lecture classiste à une lecture fondée sur l’idée d’appartenances identitaires multiples. Ce tournant est très visible par exemple en matière de planification urbaine. Comme l’écrivent Ruth Fincher et Kurt Iveson (2012, p. 234) : « In the shift to a focus on developing inclusionary processes for articulating urban futures, responding to critiques of redistributive norms that tended to homogenise urban citizens into class-based groups, it could be said that clear normative views of what constitutes justice have been set aside in favour of letting inclusionary processes work this out »[9]. Dans ce mouvement, on est passé d’une préoccupation pour la juste répartition des ressources à un juste exercice du droit à « la parole » pour tou.t.es.

Edward Soja’s postmodernism prompted him to retain the notion of justice in order to think about the convergence of struggles in spatial terms, whereas David Harvey had bypassed it in favour of a Marxist critique of the urban founded on the notion of the right to the city. In fact, this evolution in the theoretical debates on spatial justice in geography more generally reflects the development of the debates on justice in philosophy. From Rawls to Young, a transition took place from an approach via redistribution to an approach via recognition, which represented a shift from a class-based reading to one based on the idea of adherence to multiple identities. This turn is very visible for example in urban planning. As Ruth Fincher and Kurt Iveson have written (2012, p. 234): “In the shift to a focus on developing inclusionary processes for articulating urban futures, responding to critiques of redistributive norms that tended to homogenise urban citizens into class-based groups, it could be said that clear normative views of what constitutes justice have been set aside in favour of letting inclusionary processes work this out.” In this shift, there is a transition from the preoccupation with the fair redistribution of resources to the equitable exercise of the right to “speech” for all.

Or, en l’absence de consensus entre ceux et celles qui s’expriment, il est devenu difficile de s’accorder sur des normes de justice. C’est pourquoi il est peut-être plus facile pour les chercheur.e.s en sciences sociales de se concentrer sur l’analyse des injustices et des modalités de leur production. C’est à cela que s’emploie une grande partie de la littérature sur la justice spatiale comme le montre la deuxième partie de cet article. Pour cette même raison, comme on le verra dans la troisième partie, cette difficulté a conduit la philosophie politique à rechercher dans l’expérience de l’injustice les fondements d’une nouvelle théorie normative du juste.

However, in the absence of a consensus between speakers, it is difficult to reach agreement on norms of justice. That is why it is perhaps easier for social science researchers to concentrate on the analysis of injustices and the methods of their production. This is the subject of a large part of the literature on spatial justice, as is shown in the second part of this article. For that same reason, as we will see in the third section, this difficulty has prompted political philosophy to turn to the experience of injustice in its quest for the foundations of a new normative theory of justice.

 

 

Mobilisations empiriques de la notion : quelles postures critiques ?

Empirical uses of the notion of justice: critical positions

 

 

Depuis la fin des années 1990, une partie de la géographie et des études urbaines qui s’inscrivent dans la tradition critique ouverte par David Harvey et poursuivie par Edward Soja, s’est emparée des débats sur la justice, en relisant certains objets à travers ce prisme. La plupart de ces travaux font un usage assez libre et intuitif de la notion de justice. Comme le note Nicholas Blomley (2007), rares sont en effet les analyses qui explicitent les fondements de leurs jugements de valeur. La notion de justice leur permet de s’inscrire dans un champ de pensée critique, le statut qui est accordé à la notion de justice dans l’appareillage critique étant au demeurant variable : tantôt elle est objectivée et nourrit une critique surplombante, parfois accompagnée de la définition de mesures de correction des injustices ; tantôt, elle est maniée dans le cadre d’une approche qui se veut non normative car elle s’intéresse aux sentiments et aux discours d’injustice et de justice, et ne débouche pas sur un programme d’action.

Since the end of the 1990s, some of the disciplines of geography and urban studies that belong to the critical tradition initiated by David Harvey and pursued by Edward Soja, have taken hold of the debates on justice and used it as a prism through which to view certain subjects. Most of the work in this vein uses the notion of justice in a fairly free and intuitive way. As Nicholas Blomley (2007) points out, analyses that explicitly state the bases of their value judgements are few and far between. The notion of justice allows them to identify with a field of critical thought, especially as the status attributed to the concept of justice in the critical apparatus is variable: in some cases it is objectified and contributes to an overarching critique, sometimes accompanied by proposals for measures to correct injustices; in other cases, it is handled from a perspective that claims to be non-normative in that it is interested in feelings and discourses of injustice and justice, and does not lead on to a programme of action.

 

 

Approches distributives et territoriales de la justice : l’aménagement de l’espace

Distributive and territorial approaches to justice: spatial planning

L’un des principaux apports de la notion de justice spatiale en géographie a été de renouveler les perspectives analytiques en matière d’aménagement de l’espace et du territoire, ainsi que de politiques urbaines. Elle a été mobilisée dans le monde anglophone par les planners dans le cadre de débats sur la « Ville Juste » (Fainstein, 1991 ; Marcuse et al., 2009). Ces approches évaluatives s’appuient sur des critères de différentes natures pour comparer les villes entre elles et tenter de définir le bon gouvernement urbain.

One of the main contributions of the notion of spatial justice in geography was to prompt new analytical perspectives on spatial and territorial planning, as well as on urban policies. It was used in the English-speaking world by planners within the framework of debates on the “Just City” (Fainstein, 1991; Marcuse et al., 2009). These evaluative approaches draw upon different kinds of criteria to compare cities with each other and to try to define good urban government.

Une partie de ces débats en aménagement se consacre plus précisément à des enjeux de distribution appréhendés quantitativement. Ces travaux renouvellent la tradition de modélisation et d’exploration des lois de la répartition spatiale des ressources, des populations et des activités, en lui donnant un tour normatif. À travers elle s’est engagée une réflexion sur les effets sociaux de ces distributions, en termes d’accessibilité, d’égalité et d’équité, de démocratie, ainsi que sur la quête de l’optimum distributif. La notion de justice spatiale permet en effet d’analyser les effets des politiques territoriales à visée correctrice ou réparatrice, à plusieurs échelles : planification et développement économique local ou régional mais aussi politiques de la Ville. La notion de justice spatiale est ici maniée dans le cadre d’une critique surplombante et prescriptive, en lien avec une conception distributive de la justice, inspirée par les travaux de John Rawls.

Some of these debates on planning focus more specifically on issues of distribution from a quantitative perspective. This work returns to the tradition of modelling and exploration of the laws governing the spatial distribution of resources, populations and activities, while giving it a normative turn. It prompted reflection on the social effects of these distributions in terms of accessibility, equality and fairness, and in terms of democracy, as well as on the quest for the distributive optimum. Indeed, the notion of spatial justice can be used to analyse the effects of territorial policies pursued for corrective or reparative purposes, at several scales: local or regional planning and economic development, but also policies for the City. Here, the notion of spatial justice is handled within the framework of an overarching and prescriptive critique, linked with a distributive conception of justice inspired by the writings of John Rawls.

Ces travaux s’enracinent dans une riche tradition de recherche sur le partage social et la distribution spatiale des services, des emplois et des ressources ... qui ne convoquent pas systématiquement la notion de justice spatiale. Au Nord, ces réflexions se sont développées à partir des années 1960-1970, avec la croissance économique et l’essor de l’interventionnisme public spatial à visée correctrice. En lien avec un certain keynésianisme spatial, on a pu parler de welfare justice (Smith, 1977), un débat relayé en France notamment par Paul Claval et Antoine Bailly (1978). Dans le contexte postfordiste et néolibéral de montée des inégalités sociales et spatiales et d’injonction à l’efficience économique, la notion de justice a inspiré les débats sur le spatial mismatch, les politiques de soutien aux mobilités ou de regional equity (on parle parfois de new regionalism, de equity regionalism ou encore de progressive regionalism). Le débat tourne autour de la tension entre concentration et dispersion spatiales. Plus récemment, la géographie sociale française a également investi ces débats en mobilisant la notion de justice pour évaluer des politiques territoriales (voir par exemple Séchet et al., 2013). Au Sud, ces enjeux sont approchés à travers le paradigme du développement et à travers la question des inégalités régionales entre centre et périphérie (voir par exemple Fournier, 2011 sur le Venezuela).

These works are rooted in a rich tradition of research on the social division and spatial distribution of services, jobs and resources… which does not necessarily employ the notion of spatial justice. In the global North, these ideas developed from the 1960s-1970s with economic growth and the rise of public spatial interventionism for corrective purposes. In connection with a kind of spatial Keynesianism, there was talk of “welfare justice” (Smith, 1977), a debate taken up in France in particular by Paul Claval and Antoine Bailly (1978). In a postfordist and neoliberal context of rising social and spatial inequalities and an imperative of economic efficiency, the notion of justice inspired debates on “spatial mismatch”, and policies in favour of mobilities or “regional equity” (employing terms such as new regionalism, equity regionalism or progressive regionalism). The debate revolved around the tension between spatial concentration and dispersal. More recently, French social geography has also entered the fray by employing the notion of justice to assess territorial policies (see for example Sechet et al., 2013). In the global South, these issues are approached through the paradigm of development and through the question of regional inequalities between centre and periphery (see for example Fournier, 2011 on Venezuela).

Dans ces approches, il s’agit de revisiter la question des inégalités socio-spatiales, ainsi que certains concepts centraux de la géographie sociale (inégalité, accessibilité, échelles de gouvernement…). La notion de justice permet d’évaluer les fondements en rationalité des politiques de redistribution spatiale, d’équité et de cohésion territoriale en posant la question de leur efficacité économique. Ces travaux convoquent donc des théories économiques standards (la théorie du public choice), plus que la philosophie morale. La justice est ici comprise comme équité (et non pas comme égalité) et mesurée à l’aune des effets socio-économiques des politiques de rééquilibrage spatial, de la redistribution entre territoires régionaux, locaux, nationaux, ou encore des choix scalaires qui sont opérés dans la construction de territoires fiscaux et politiques[10]. Il s’agit de s’interroger sur la manière de transformer la géographie des « opportunités », notamment économiques, en agissant sur les structures spatiales (la distribution de la population dans l’espace, c’est le thème de la ségrégation et du ghetto). Cette justice est plus territoriale que spatiale, la notion de territoire renvoyant à la fois à un espace de vie et à un périmètre de l’action publique.

In these approaches, the aim is to revisit the question of socio-spatial inequalities, as well as certain central concepts in social geography (inequality, accessibility, scales of government…). The notion of justice can be used to assess the extent to which policies of spatial redistribution, equity and territorial cohesion are founded on rationality, by examining their economic effectiveness. These works therefore owe more to standard economic theories (public choice theory) than to moral philosophy. Justice here is understood as equity (and not equality) and measured in terms of the socio-economic effects of policies of spatial readjustment, of redistribution between regional, local and national territories, or else the scale choices that are made in the construction of fiscal and political territories[7]. The aim is to explore how the geography of “opportunities”, especially economic opportunities, can be transformed through action on spatial structures (the spatial distribution of population, i.e. the theme of segregation and the ghetto). This justice is more territorial than spatial, since the notion of territory relates both to a living space and a perimeter of public action.

Aujourd’hui, ces approches reposent de plus en plus sur des analyses quantitatives, informatiquement outillées par des dispositifs tels que les systèmes d’information géographique (voir par exemple en géographie de la santé la thèse de Sherif Amer 2007 sur Dar Es Salam, qui traite des politiques de répartition spatiale de l’offre de santé publique et privée) ou sur des tentatives de mesure quantitative de la justice spatiale, par la construction par exemple d’un indice de justice spatiale qui calcule l’inégal accès aux services urbains dans la ville de Yasuj, en Iran, ce qui permet de calculer un « niveau » de justice spatiale par quartier (Dadashpoor and Rostami, 2011).

Today, these approaches are increasingly based on quantitative analyses, backed up by IT tools such as geographic information systems (in health geography, for example, Sherif Amer’s 2007 thesis on Dar es Salaam, which looks at spatial distribution policies in public and private health provision), or on attempts to measure spatial justice quantitatively, for example a spatial justice index that tracks variations in access to urban services in the Iranian city of Yasuj, which is used to calculate a district by district “level” of spatial justice (Dadashpoor and Rostami, 2011).

Finalement, si ces travaux adoptent une perspective qui pourrait être rawlsienne (sans d’ailleurs toujours citer Rawls), ils n’assument pas cette discussion théorique jusqu’au bout. En effet, leur aspiration prescriptive les conduit à juger du caractère bénéfique ou négatif de certaines structures territoriales (concentration, dispersion, saupoudrage…) en les rabattant sur des notions normatives (accessibilité, égalité, pauvreté d’accès…) sans toujours expliquer pourquoi un accès égal au service est souhaitable par exemple. Une meilleure accessibilité locale peut rimer avec relégation socio-spatiale ; une mobilité accrue peut être « capabilisante » ou relever d’une injonction aliénante (sur la difficulté d’interprétation de tels processus en termes de justice spatiale, voir par exemple Christophe Gibout [2012] sur des zones urbaines sensibles à Calais et Poitiers). Ils cherchent surtout à fournir une aide à la décision pour arbitrer par exemple entre des fermetures et ouvertures d’établissements de santé, à partir de diagnostics de performance territoriale, fondés sur des critères tels que l’accessibilité (mesurée en distance-temps par exemple) et l’utilisation effective de l’infrastructure. La justice spatiale est définie comme une quête d’efficacité gestionnaire territoriale et d’élargissement de l’accès aux soins, dans le cadre d’une optimisation des dépenses publiques. Ainsi, ces travaux discutent très rarement des processus politiques qui ont produit ces structures (Chapple et Goetz, 2011) ou qui vont permettre d’arbitrer entre plusieurs choix. Ils s’efforcent au contraire de dissocier l’arbitrage politique de l’expertise technique, comme deux domaines cloisonnés, relevant de deux registres distincts. À travers ces approches distributives, on observe donc la quête d’un ordre spatial juste et objectivé, mais non fondé en normativité.

Finally, while these approaches adopt a perspective that might be Rawlsian (though without necessarily citing him), they do not pursue this theoretical discussion to its conclusion. Indeed, their prescriptive ambition leads them to judge the beneficial or negative character of certain territorial structures (concentration, dispersal, sprinkling…) by relating them to normative notions (accessibility, equality, poverty of access…), without always explaining why equal access to a service, for example, is desirable. Greater local accessibility can be associated with socio-spatial exclusion; increased mobility can be “empowering” or an alienating subjection (on the difficulty of interpreting such processes in terms of spatial justice, see for example Christophe Gibout [2012] on zones urbaines sensibles – urban priority zones – in Calais and Poitiers). Their primary aim is to contribute to political decisions on issues such as whether to close or open health facilities, based on territorial performance assessments founded in criteria such as accessibility (measured, for example, in distance-time) and actual use of facilities. Spatial justice is defined as the pursuit of territorial managerial efficiency and wider access to healthcare, for the purpose of optimising public expenditure. As a result, works of these kinds rarely discuss the political processes that produced these structures (Chapple and Goetz, 2011) or that govern the choice between different options. Instead, they try to separate political choice from technical expertise, as two distinct domains, embedded in different registers. In these distributive approaches, therefore, we see the quest for a spatial order that is fair and objective, but not founded in normativity.

 

 

Usages instrumentaux de la notion de justice spatiale

Instrumental uses of the notion of spatial justice

Parallèlement à ces travaux à visée aménageuse, se développent de nombreux travaux qui font un usage instrumental de la notion de justice spatiale, c’est-à-dire qui manipulent cette notion sans en donner une définition très précise. La notion de justice spatiale figure en effet dans des travaux qui portent très largement sur les stratégies spatiales de domination, les manifestations et la production spatiale des injustices, les discriminations à base territoriale, la stigmatisation et la relégation spatiales. Ces travaux ne discutent pas directement de ce que serait un ordre juste philosophiquement fondé. Ils abordent le plus souvent l’idée de justice spatiale négativement ou indirectement, à travers une analyse des injustices socio-spatiales et des assignations spatiales identitaires. Dans d’autres cas, le fondement théorique existe mais il est implicite, laissé en suspens, et logée en creux dans l’analyse des injustices. Il s’agit de rendre visible et de dénoncer des mécanismes sociaux et spatiaux de domination, d’exploitation ou d’oppression, non pas de proposer un programme de transformation sociale et spatiale. L’approche est donc nettement moins prescriptive. Elle ne vise pas la politique juste. On peut parler d’un usage instrumental de la notion qui vise ici à conférer une charge politique au propos.

In parallel with these planning-related approaches, many studies make instrumental use of the notion of spatial justice, in other words use it without defining it very precisely. The notion of spatial justice thus appears in works that look very broadly at the spatial strategies of domination, the manifestations and spatial production of injustices, territorially based discriminations, spatial stigmatisation and exclusion. These approaches do not directly discuss what a philosophically founded just order would be. They usually approach the idea of spatial justice negatively or indirectly, through an analysis of socio-spatial injustices and identity-based spatial assignations. In other cases, the theoretical foundation exists but is implicit, left hanging, present between the lines in the analysis of injustices. The aim is to reveal and condemn social and spatial mechanisms of domination, of exploitation or of oppression, not to offer a programme of social and spatial transformation. Their approach is therefore markedly less prescriptive. Its aim is not to advance just policy. One can describe this as an instrumental use of the notion of justice, designed to give the argument a political charge.

La notion de justice spatiale est aussi parfois mobilisée pour sa capacité à résonner dans certains contextes. C’est le cas en Afrique du Sud où elle a été utilisée par Claire Bénit (2005) pour analyser les politiques publiques de correction de l’apartheid urbain, à Johannesburg. Dans ce cas, elle est mobilisée pour sa capacité à faire le lien entre espace et injustices. Elle permet d’aborder des questions de métropolisation, de péréquation fiscale ou de ségrégation, en soulignant leur caractère politique et en interpellant l’action publique. Une partie de la littérature contemporaine qui mobilise la notion de justice spatiale en Amérique latine le fait également car elle y résonne avec la « question indigène », à travers les enjeux de spoliation foncière et avec les questions de discriminations socio-environnementale et d’intégration urbaine (Salamanca et Astudillo Pizzarro, 2016 ; Musset, 2009 ; Realini, 2017).

The notion of spatial justice is also sometimes used for its capacity to resonate in certain contexts. This is true in South Africa, where it was employed by Claire Bénit (2005) to analyse public policies intended to correct urban apartheid in Johannesburg. In this case, the concept is utilised for its capacity to make the connection between space and injustices. It is used to tackle questions of metropolisation, of tax adjustment or segregation, by emphasising their political nature and calling for public action. Part of the contemporary literature that employs the notion of spatial justice in Latin America does so also because it resonates with the “indigenous question”, through issues of land dispossession, and with issues of socio-environmental discrimination and urban integration (Salamanca and Astudillo Pizzarro, 2016; Musset, 2009; Realini, 2017).

Cette posture et ces usages instrumentaux de la notion de justice sont fortement représentés dans notre revue, peut-être du fait du caractère ouvert de son projet éditorial qui affirme que : « la revue ne se réclame a priori d’aucune théorie et n’est le drapeau d’aucune école, si ce n’est pour affirmer que le concept de justice a sa place dans les sciences sociales et donne un sens à l’analyse des lieux et faits sociaux territorialisés. Elle prend acte qu’il existe plusieurs définitions de la justice ». Certes, la description ou l’analyse des injustices spatiales qui résulte de ce que certains considèrent comme une forme de « sous-théorisation » (Philippopoulos-Mihalopoulos, 2010 : 1), peuvent émousser la portée critique de l’analyse, en minorant la dimension dialectique de la production de l’espace : « Despite its critical potential, the concept [of spatial justice] has been reduced by the majority of the relevant literature into another version of social, distributive or regional justice. On the contrary, if the peculiar characteristics of space are to be taken into account, a concept of justice will have to be rethought on a much more fundamental level than that »[11]. Néanmoins, au regard de l’urgence de certains enjeux, nous espérons que certains des numéros que nous avons publiés ont contribué, à travers cette notion, à bousculer des idées reçues, à poser certaines questions et qu’ils ont trouvé leur place dans l’espace public des débats démocratiques.

This stance and these instrumental uses of the notion of justice are extensively represented in our journal, perhaps because of the open nature of its editorial position, which asserts that: “This journal aims to foster debate and therefore favors no theory or school of thought: it merely posits that the concept of justice has its place in social science and helps to make sense of places and territorialized social facts. There are several definitions of justice”. True, the description or analysis of spatial injustices that results from what some consider to be a form of “sub-theorisation” (Philippopoulos-Mihalopoulos, 2010: 1) can blunt the critical impact of analysis by underplaying the dialectical dimension of the production of space: “Despite its critical potential, the concept [of spatial justice] has been reduced by the majority of the relevant literature into another version of social, distributive or regional justice. On the contrary, if the peculiar characteristics of space are to be taken into account, a concept of justice will have to be rethought on a much more fundamental level than that.” Nonetheless, given the urgency of certain issues, we hope that – through this notion – some editions of the journal have helped to shake up received ideas and to raise certain questions, and that they have found their place in the public space of democratic debate.

Cette tendance s’explique sans doute de deux manières. Premièrement, de manière paradoxale, l’influence majeure d’Edward Soja dans les débats sur la justice a peut-être conduit à reléguer au second plan les discussions sur les théories de la justice. À force de débattre du statut de l’espace dans la production des injustices, de son caractère premier, second, central ou périphérique (Iveson, 2011 ; Soja, 2011), on en oublie parfois de préciser ce que l’on entend par justice. Le spatial turn a peut-être conduit à éclipser en partie le débat sur la justice et conduit de plus en plus de géographes à éluder la question de leurs présupposés normatifs. Deuxièmement, du fait de la difficulté à tenir le lien entre théories de la justice et empirie, on a une coupure assez nette entre travaux empiriques et considérations théoriques. Les auteurs qui dénoncent le déficit théorique en la matière ou en appellent à une théorisation plus robuste se gardent d’ailleurs bien eux-mêmes de s’aventurer sur le périlleux terrain de l’empirie (voir par exemple Pirie, 1983 ; Hay, 1995, Philippopoulos-Mihalopoulos, 2010). Les travaux de David Smith, qui constituent la tentative la plus aboutie de bâtir un programme de géographie qui parle aux questions de justice, reflètent bien cette difficulté. À partir d’une réflexion sur la diversité des définitions de la justice, des présupposés théoriques et idéologiques sur lesquels elles reposent, et du caractère parfois contradictoire des contrats sociaux qu’elles fondent en légitimité (Smith, 1994, 2000), il développe des études de cas qui démontrent la dimension éminemment géographique des injustices. Ces dernières sont choisies parmi les grandes causes politiques du moment : les inégalités raciales dans le sud des États-Unis, la transition postsocialiste en Europe de l’Est, la réforme foncière dans l’Afrique du Sud postapartheid, auxquelles s’ajoutera par la suite la colonisation israélienne des territoires palestiniens. Ainsi, le projet initial de fondation d’une géographie de la justice évolue vers un programme de « géographies morales » (le titre de l’ouvrage qu’il co-signe en 2004 avec Roger Lee) où la question de la justice se trouve diluée dans un grand nombre de débats (les inégalités économiques, les droits et la citoyenneté, le bien-être, le rapport affectif à l’espace), et où des concepts géographiques (territoire, échelle, lieu…) sont repensés en termes de justice, sans que la géographie ne s’intéresse plus vraiment aux théories de la justice.

This tendency can be explained in two ways. First, paradoxically, Edward Soja’s immense influence in the debates on justice has perhaps resulted in discussions on theories of justice being left in the background. By dint of discussing the status of space in the production of injustices, of its primary, secondary, central or peripheral nature (Iveson, 2011; Soja, 2011), the need to specify what is meant by justice may sometimes be forgotten. The spatial turn has perhaps led to the debate on justice being partially eclipsed and has prompted more and more geographers to evade the question of their normative assumptions. Second, because of the difficulty of maintaining the link between theories of justice and empiricism, something of a division between empirical studies and theoretical considerations tends to emerge. The authors who condemn the theoretical deficit on the matter or call for a more robust theorisation are themselves unwilling to venture onto perilous empirical terrain (see for example Pirie, 1983; Hay, 1995, Philippopoulos-Mihalopoulos, 2010). The works of David Smith, which constitute the most complete attempt to build a programme of geography that considers questions of justice, clearly reflect this difficulty. On the basis of a discussion of the diversity of the definitions of justice, of the theoretical and ideological assumptions on which they rest, and of the sometimes contradictory nature of the social contracts used to legitimise them (Smith, 1994, 2000), he develops case studies that demonstrate the eminently geographical dimension of injustices. These cases are chosen among the great political causes of the time: racial inequalities in the American South, the post-socialist transition in Eastern Europe, land reform in postapartheid South Africa, and subsequently Israeli colonisation of Palestinian territories. In this way, the initial intention of founding a geography of justice morphs into a programme of “moral geographies” (the title of the book he co-authored in 2004 with Roger Lee) where the question of justice is diluted across a large number of debates (economic inequalities, rights and citizenship, well-being, the emotional relation to space), and where geographical concepts (territory, scale, place…) are rethought in terms of justice, without any further real geographical interest in theories of justice.

 

 

La justice vécue, perçue, représentée

Justice lived, perceived, represented

Face à ces difficultés, une dernière famille de travaux se détourne de la recherche de l’ordre socio-spatial idéal et de la dénonciation des injustices, pour s’intéresser aux conceptions de la justice sous-jacentes aux rationalités de gouvernement et aux représentations sociales. Elle adopte un point de vue interne sur la justice, en s’éloignant d’une perspective centrée sur la question de l’action publique et du contrat social. Ces travaux s’intéressent à la construction des valeurs sociales, aux représentations sociales et politiques de la justice, ainsi qu’aux conditions de possibilité d’énonciation du juste et de l’injuste. On retrouve ici la distinction entre la justice comprise comme un objet d’étude (un sentiment d’injustice, un discours politique, une rationalité de gouvernement que l’on observe sans le juger), ou comme un analyseur des faits sociaux sur lesquels on porte un jugement de valeur.

In response to these difficulties, a final category of approaches moves away from the quest for the ideal socio-spatial order and the condemnation of injustices, in order to look at the conceptions of justice that underlie the rationalities of government and social representations. It adopts an internal perspective on justice, away from a focus on the question of public action and the social contract. These works look at the construction of social values, at social and political representations of justice, and at the possibility of making statements about justice and injustice. We find here the distinction between justice understood as an object of study (a feeling of injustice, a political discourse, a rationality of government is observed without judging), or as an analyser of social realities on which a value judgement is made.

Rejoignant ce que les sociologues appellent les approches « empiriques » de la justice qui, « au lieu de chercher à savoir ce qui est « essentiellement » juste, [visent à] se demander ce que les acteurs (qu’ils soient individuels, collectifs ou institutionnels) « considèrent » comme juste dans des circonstances données » (Jacquemain, 2004, p. 66), des géographes ont tenté d’appréhender la justice selon cette perspective. C’est le cas de certains des travaux issus du programme JUGURTA[12]. Une partie d’entre eux s’attache à identifier les conceptions de la justice qui sous-tendent des politiques urbaines (Quentin, Guinard, Mercurol, 2014) et à analyser les discours et représentations du juste et de l’injuste sur lesquels elles s’appuient, ainsi que la manière dont ces normes circulent et sont appropriées localement (Philifert, Ginisty, Morange, 2014). Dans ce groupe, d’autres travaux portent sur la mobilisation des registres du juste et de l’injuste par les habitants, fédérés ou non en mouvements sociaux, pour revendiquer leur droit d’accès aux ressources urbaines. La thèse de Karine Ginisty (2014, 2018) sur l’accès aux services urbains à Maputo porte ainsi sur la possibilité d’énonciation d’un sentiment d’injustice (ou de justice) dans un contexte autoritaire, interrogeant le lien parfois un peu trop mécaniquement opéré entre inégalités, sentiment d’injustice et expression politique dans l’espace public. Les travaux du groupe Choros s’inscrivent dans cette même perspective. Ils examinent les liens entre perceptions de la justice et « habiter »[13]. De même, Philippe Gervais-Lambony (2017) propose de lire l’apartheid et le projet politique postapartheid en Afrique du Sud à travers la complexité des différentes représentations de la justice, des registres de légitimation et des perspectives scalaires qui s’entrechoquent dans les débats publics et opposent les différents acteurs.

Linking with what sociologists call “empirical” approaches to justice which, “instead of seeking to know what is ‘essentially’ just, [seek to] explore what the actors (whether individual, collective or institutional) ‘consider’ to be just in given circumstances” (Jacquemain, 2004, p. 66), geographers have tried to understand justice from this perspective. This is the case for some of the work originating in the JUGURTA programme[8], part of which seeks to identify the conceptions of justice that underlie urban policies (Quentin, Guinard, Mercurol, 2014) and to analyse the discourses and representations of justice and injustice on which they are based, as well as the way in which these standards circulate and are adopted locally (Philifert, Ginisty, Morange, 2014). Other approaches in this category examine how the registers of justice and injustice are employed by inhabitants, whether as individuals or part of social movements, to claim their right of access to urban resources. Karine Ginisty’s thesis (2014, 2018) on access to urban services in Maputo, for example, looks at the possibility of expressing a sense of injustice (or justice) in an authoritarian context, questioning the link sometimes too automatically made between inequalities, a sense of injustice and political expression in public space. The work of the Choros group takes the same perspective. It examines the links between perceptions of justice and “inhabiting”[9]. Similarly, Philippe Gervais-Lambony (2017) seeks to interpret apartheid and the postapartheid political project in South Africa through the complexity of the different representations of justice and of the registers of legitimisation and the scalar perspectives that collide in public debates and in the opposition between different actors.

Ces approches se démarquent des approches normatives de la justice au sens où elles ne cherchent pas à « dire le juste ». Leur portée critique réside dans la mise à jour des mécanismes de légitimation de l’ordre social et des modalités de production des inégalités, ou encore des formes d’oppression liées à l’impossible expression d’un sentiment d’injustice dans certains contextes. Elles rejoignent en cela plus largement les sciences sociales qui mobilisent la notion de justice comme un outil analytique pour penser la manière dont les sociétés (les groupes sociaux, les États, les individus…) parlent de la justice, et la manière dont ces discours servent parfois à camoufler ou légitimer des rapports de pouvoir (Boltanski et Thévenot, 1991). Cette littérature, attentive à la complexité des situations sociales, renonce au caractère prescriptif de la notion de justice. Elle propose par exemple de confronter plusieurs grilles théoriques de la justice à une situation donnée de terrain et de les combiner entre elles, afin de mieux comprendre le sens des injustices produites par l’apartheid (Gervais-Lambony, 2017). Finalement, peut-être est-ce dans ce domaine, qui relève de l’interprétation plus que de la prescription, que les sciences sociales sont les plus convaincantes ? Dans l’analyse des rapports de pouvoir, des rapports sociaux, des implications politiques et concrètes des énoncés éthiques... en somme, quand elles s’éloignent d’une forme de normativité fondée sur les théories philosophiques de la justice ?

These approaches differ from normative approaches to justice in the sense that they do not try to “say what is just”. Their critical impact resides in their exposure of the mechanisms used to legitimise the social order and of the modes of production of inequalities, or else of the forms of oppression linked with the impossibility of expressing a sense of injustice in certain circumstances. In this respect, they are more broadly aligned with the social sciences that use the notion of justice as an analytical tool to think about the way societies (social groups, states, individuals…) talk about justice, and the way in which these discourses are sometimes used to camouflage or legitimise power relations (Boltanski and Thévenot, 1991). This literature, sensitive to the complexity of social situations, shuns the use of the notion of justice for prescriptive ends. For example, it tries to relate several theoretical frameworks of justice to a given real-world situation and to combine them together, in order to better understand the meaning of the injustices produced by apartheid (Gervais-Lambony, 2017). Finally, it is perhaps in this domain, which is more concerned with interpretation than prescription, that the social sciences are most convincing? In the analysis of power relations, of social relations, of the political and practical implications of ethical statements… in short, when they distance themselves from a form of normativity founded on philosophical theories of justice?

Néanmoins, ce projet critique, en ce qu’il vise à réfléchir sur les conditions politiques et sociales de possibilité de formulation d’une idée de justice ou à lire la réalité sociale et spatiale en termes de justice spatiale, demeure normatif. En effet, il s’intéresse en général à des groupes sociaux qu’il considère comme dominés, que ces derniers expriment ou non un sentiment d’injustice, car il vise à dénoncer, plus ou moins explicitement, un ordre social qu’il considère comme injuste (l’apartheid par exemple). En outre, cette posture confine les sciences sociales dans une critique non prescriptive, de l’ordre du dévoilement, qui ne permet pas de penser le dépassement de l’ordre social et politique présent, et les condamne en quelque sorte à rater leur objectif. Ce refus de l’abandon d’une ambition prescriptive a donc conduit certains géographes à renouveler le débat sur les modalités et les possibilités du dialogue entre philosophie et géographie.

Nonetheless, this critical project, in so far as it seeks to reflect on the political and social conditions that allow the formulation of an idea of justice or to interpret social and spatial reality in terms of spatial justice, remains normative. Indeed, its interest is broadly focused on social groups that it perceives as dominated, whether or not they express a sense of injustice, because it condemns – more or less explicitly – a social order that it considers to be unjust (e.g. apartheid). Moreover, this position restricts the social sciences to a non-prescriptive critique, something like an unveiling role, which does not admit the possibility of thinking beyond the present social and political order, and in a sense condemns them to fail in their goal. This refusal to abandon a prescriptive objective has therefore prompted some geographers to renew the debate on the forms and possibilities of dialogue between philosophy and geography.

 

 

Est-il nécessaire d’expliciter ses présupposés normatifs pour parler de justice ?

Do normative assumptions need to be explicitly stated in order to speak about justice?

 

 

Récemment, l’ouverture de la philosophie aux sciences sociales et humaines a conféré aux débats sur la justice une dimension ancrée et une certaine épaisseur. Attentifs aux enseignements de la sociologie, de la psychologie, voire de la psychanalyse, certains philosophes, en particulier Iris Marion Young (1990), Nancy Fraser (2005) et Amartya Sen (2010)[14] ou encore Axel Honneth (2006), parlant de points de vue disciplinaires et théoriques très divers, ont admis l’intrusion dans les débats sur la justice de la rugueuse matérialité des faits sociaux et spatiaux. Depuis une quinzaine d’années, la question de la normativité s’en est ainsi trouvée reposée en géographie, et on voit désormais se dessiner une opposition entre deux approches. Les approches néopositivistes et universalisantes de la justice qui affirment que les sciences sociales doivent expliciter leurs postulats normatifs d’une part ; et d’autre part, les approches pragmatiques de la justice, qui proposent de penser cette dernière à partir de l’expérience concrète et vécue de l’injustice. Une troisième voie critique se dégage autour de la théorie marxiste de la reconnaissance, développée par Axel Honneth, qui s’assume à la fois comme normative et pragmatique.

Recently, the opening up of philosophy to the humanities and social sciences has given the debates on justice a grounded dimension and a certain depth. Sensitive to the lessons of sociology, of psychology, even of psychoanalysis, certain philosophers – in particular Iris Marion Young (1990), Nancy Fraser (2005) and Amartya Sen (2010)[10], or else Axel Honneth (2006) – speaking from very diverse disciplinary and theoretical standpoints, accepted the intrusion of the rough materiality of social and spatial realities into the debates on justice. In the last fifteen years or so, therefore, the question of normativity has once again arisen in geography, and it is now possible to see the outlines of an opposition between two approaches. On the one hand, neo-positive and universalising conceptions of justice which affirm that the social sciences must explicitly state their normative postulates; and on the other hand, pragmatic approaches to justice which propose thinking about it in terms of the concrete and lived experience of injustice. A critical third way is emerging around the Marxist theory of recognition, developed by Axel Honneth, which sees itself as both normative and pragmatic.

 

 

L’impérieuse nécessité d’un positionnement normatif explicite…

The imperious necessity for an explicit normative position…

Faut-il se positionner a priori et expliciter les fondements normatifs de sa critique pour être autorisé à parler de justice en géographie ? À cette question, Michael Storper et Andrew Sayer (1997) répondent positivement et se prononcent en faveur d’une libération de l’éthique (« ethics unbound ») : ils appellent les chercheur.e.s à énoncer de manière claire et assumée les fondements de leurs jugements de valeurs. C’est la condition, selon eux, d’une pensée normative scientifiquement recevable et indispensable car les exigences de justice demeurent criantes. On retrouve ce sentiment d’urgence dans le programme de David Smith par exemple. Il est donc impératif selon Michael Storper et Andrew Sayer de demeurer normatif et il est moralement inacceptable de ne pas l’être. Il s’agit de reconquérir le droit pour les pensées critiques en sciences sociales à s’affirmer comme normatives, après ce qu’ils considèrent comme une décennie de recul, liée d’une part au renoncement du marxisme à fonder en raison sa critique économique et politique. En effet, le fait de récuser le débat sur la justice aurait selon eux affaibli la pertinence et la portée critique de ses attaques contre le capitalisme. D’autre part, l’appel de Michael Storper et Andrew Sayer, constitue une charge contre la tendance relativiste d’un postmodernisme de première génération.

Must an a priori and explicit normative basis for critique be adopted for it to be permissible to talk about justice in geography? This is a question that Michael Storper and Andrew Sayer (1997) answer in the affirmative, pronouncing themselves in favour of “ethics unbound”: they call on researchers to clearly and explicitly state the foundations of their value judgements. According to them, this is the indispensable condition for scientifically acceptable normative thought, since the requirements of justice are imperative. This sense of urgency can be found, for example, in David Smith’s programme. According to Michael Storper and Andrew Sayer it is essential to remain normative and morally unacceptable not to be. The aim is to recover the right for critical thought in the social sciences to assert its normativity, after what they consider to be a decade of retreat, arising on the one hand from Marxism’s refusal to found its economic and political critique in reason. Indeed, in their view, the refusal to engage in the debate on justice had weakened the relevance and the critical influence of its attacks against capitalism. On the other hand, the call by Michael Storper and Andrew Sayer constitutes a charge levelled against the relativistic tendency of a first-generation postmodernism.

Certes, dans le moment postmoderne, des systèmes de valeurs politiques et sociaux concurrents se frottent les uns aux autres (on se trouve dans « a complex society with competing value systems » – une société complexe, faite de systèmes de valeurs concurrents) et les enjeux de classes, de races, de genre se trouvent entremêlés. Cela complique la question du jugement de valeur : les approches postmodernes, en rendant compte de ces frottements, ont fait peser sur les analyses normatives le soupçon de l’ethnocentrisme ou de l’androcentrisme ; elles ont parfois conduit à assimiler toute forme de pensée normative à un discours de normalisation des conduites sociales. En outre, dans une conception postmoderne, personne ne pouvant juger le discours de l’autre, puisque ce dernier contient sa propre justification interne, il ne reste plus aucune place pour un débat contradictoire argumenté (« no common grounds for argument » – il n’y a pas de terrain de discussion commun). Il résulte de tout cela soit une aporie critique (la critique devient impossible), soit une critique insuffisamment fondée (la critique se fonde sur un consensus moral non questionné).

Admittedly, in the postmodern moment, competing political and social value systems rub up against each other (we live in “a complex society with competing value systems”) and issues of class, race and gender are interwoven. This complicates the question of value judgement: by acknowledging these frictions, postmodern approaches have exposed normative analyses to the suspicion of ethnocentrism or androcentrism, and have sometimes resulted in all forms of normative thinking being equated with a normalisation of social practices. In addition, from a postmodern position, where nobody can judge another person’s discourse, since the latter contains its own internal justification, there are “no common grounds for argument”. The result of all this is a critical dead-end (critique becomes impossible), or a critique without sufficient justification (based on an unquestioned moral consensus).

Dans ce second cas, la critique se légitime par un consensus politique et social. L’analyse repose sur l’adhésion à un ensemble de valeurs qui se sont imposées à un moment donné, dans certains lieux, et que le travail du chercheur.e contribue à renforcer, de manière performative et parfois assumée. C’est le cas par exemple des travaux sur les injustices faites aux minorités, aux groupes dits indigènes, autant d’enjeux qui se sont imposés suite à des luttes politiques et idéologiques majeures, dans le moment postcolonial. On peut parler de norme critique au sens où, dans un certain milieu académique et politique, nul ne conteste que ces processus font problème, ni qu’il faut dénoncer les rapports de pouvoir qu’ils reflètent. L’urgence des enjeux politiques auxquels on s’attaque et leur identification au domaine des pensées critiques dominantes légitime en quelque sorte le jugement de valeur porté sur les situations dénoncées. Refuser d’adhérer à ce consensus critique (affirmer par exemple que les inégalités de genre sont justes) ferait immédiatement peser un soupçon politique sur l’énonciateur d’une telle « contre-vérité » normative. Michael Storper et Andrew Sayer désignent sous le nom de « unmonitored peer pressure » (« une pression des pairs, non contrôlée ») ce processus par lequel le chercheur (ou le citoyen) s’oppose à certains ordres sociaux par mimétisme social, parce que c’est ce que font les gens comme lui (c’est ce qui est attendu dans son milieu).

In the latter case, critique is legitimised by a political and social consensus. The analysis relies on adhesion to a set of values that became dominant at a given moment, in certain places, which the researcher’s work helps to reinforce, in a performative and sometimes explicit way. This is the case, for example of work on the injustices done to minorities, to so-called indigenous groups, issues that prevailed following major political and ideological struggles in the postcolonial moment. It is possible to speak of critical norms in the sense that, in a given academic and political milieu, no one disputes that these processes are a problem, nor that the power relations that they reflect should been condemned. The urgency of the political issues and their identification with the domain of dominant critical thought in a sense legitimise the value judgement applied to the situations condemned. Refusing to adhere to this critical consensus (for example, claiming that gender inequalities are fair) would immediately expose the speaker of such a normative “counter-truth” to political suspicion. Michael Storper and Andrew Sayer employ the term “unmonitored peer pressure” to describe this process whereby the researcher (or the citizen) opposes certain social orders by social emulation, because that is what people like them do (what is expected in their milieu).

Mieux vaut, pour Michael Storper et Andrew Sayer, un engagement contradictoire à propos de valeurs entre elles incompatibles, qu’une neutralisation du débat au nom de valeurs incommensurables entre elles, ou qu’une adhésion non questionnée à un bon sens critique commun. Selon eux en effet, les valeurs peuvent être passées au crible de la raison. Elles ne relèvent pas de choix contingents, variables et relatifs que l’on ne pourrait évaluer, sauf à assumer un relativisme total qui peut conduire à des postures très réactionnaires : à être progressiste chez soi et conservateur au-delà (« liberals at home and conservatives abroad »), un vieux problème, bien connu des ethnologues et des anthropologues. Dans une version libérale des approches postmodernes, on aboutit même paradoxalement à une conception très universalisante du monde, fondée sur le libéralisme anglo-américain qui valorise individualisme, liberté, identités plurielles…. Le postmodernisme constitue de ce point de vue une nouvelle forme de dogmatisme.

For Michael Storper and Andrew Sayer, it is better for there to be a contradictory engagement over values that are mutually incompatible, rather than a neutralisation of the debate on the grounds that values are incommensurable, or unquestioning adhesion to a shared critical common sense. According to them, values can be examined through reason. They are not based on contingent, variable and relativistic choices that cannot be evaluated, unless one adopts a total relativism that can lead to very reactionary positions: being “liberals at home and conservatives abroad”, an old problem familiar to ethnologists and anthropologists. In a liberal version of postmodern approaches, one paradoxically arrives at a highly universalising conception of the world, founded on an Anglo-American liberalism that values individualism, freedom, multiple identities… From this perspective, postmodernism constitutes a new form of dogmatism.

La critique devient possible à ce prix, en réalité assez élevé, puisqu’il s’agit d’accueillir la critique de l’autre, comme la condition de recevabilité de notre propre parole critique, et de s’efforcer sincèrement de comprendre son point de vue. L’alternative n’est donc pas entre choix de la neutralité axiologique au nom de la scientificité et choix de l’engagement idéologique au nom du scandale de la souffrance. Elle se joue entre jugement de valeur insuffisamment fondé en raison et engagement critique sincère dans un travail sur le sens de nos énoncés et de nos présupposés éthiques. Cette explicitation pousse le chercheur à une réflexivité accrue sur ses propres préjugés et sur des positionnements normatifs que nous naturalisons à force de les incorporer, par des routines et des conventions, dans nos gestes ordinaires, nos pratiques quotidiennes d’évaluation, de jugement, d’arbitrage et de justification.

At this price critique becomes possible, but the price in reality is quite high, since it entails admitting the other’s critique as a condition for the acceptance of our own critical speech, and sincerely trying to understand the other’s point of view. The alternative, therefore, is not between choosing axiological neutrality on the grounds of scientificity and choosing ideological commitment because of the scandal of suffering. It lies between value judgement that is insufficiently founded in reason and sincere critical engagement in work on the meaning of our statements and our ethical assumptions. This explicitness forces researchers to reflect more deeply on our own prejudices and normative positions, which we naturalise through the process of incorporating them, by routines and conventions, into our ordinary acts, our day-to-day practices of evaluation, of judgement, of selection and of legitimisation.

Dans le numéro 6 de cette revue, nous avions ainsi invité les chercheurs à expliciter les liens entre néolibéralisation et injustices afin de dépasser un certain nombre d’écueils dans l’analyse néomarxiste, liés à cette absence d’explicitation (Morange et Fol, 2014) (voir aussi Ferguson, 2010). À l’extrême, en allant à l’encontre du sens commun, on pourrait se demander pourquoi la gentrification ou la ségrégation sont injustes (Lehman-Frisch, 2009). Jacques Brun (1994) nous met ainsi en garde contre les jugements de valeur insuffisamment fondés en matière de ségrégation socio-spatiale, un concept dont il serait préférable selon lui de faire un usage descriptif et « neutre ». De même, la notion de justice environnementale conduit souvent à faire un raccourci en assimilant différenciations spatiales et injustices, au lieu de réfléchir aux fondements d’une distribution spatiale juste des nuisances et des risques environnementaux (Walker, 2009), ce qui est indispensable pour évaluer le bien-fondé de luttes environnementales aux effets ambigus, telles que la mobilisation des pauvres pour le bus à Los Angeles, contre le train (Fol et Pfielger, 2010).

In the sixth issue of this journal, for example, we invited researchers to make explicit the links between neo-liberalisation and injustices in order to overcome a number of pitfalls in the neo-Marxist analysis, caused by this lack of explicitness (Morange and Fol, 2014) (see also Ferguson, 2010). At the extreme, going against the standard view, one might wonder why gentrification or segregation are unjust (Lehman-Frisch, 2009). Jacques Brun (1994) thus warns us against insufficiently founded value judgements on socio-spatial segregation, a concept that in his view should preferably be managed in a descriptive and “neutral” way. Similarly, the notion of environmental justice often leads to a short circuit in which spatial differences and injustice are equated, instead of consideration of a fair spatial distribution of environmental damage and risks (Walker, 2009), which is essential in assessing the legitimacy of environmental struggles with ambiguous effects, such as the mobilisation of the poor in Los Angeles in favour of buses and against trains (Fol and Pfielger, 2010).

C’est à ce type d’explicitation que s’emploie notamment Bernard Bret dans son travail sur les inégalités régionales au Brésil (2015). S’inspirant de la philosophie de John Rawls, et s’engageant dans un travail, rarement fait, d’articulation entre théorie et empirie, il s’interroge sur les modes les plus justes de redistribution de la croissance et des richesses. Il s’appuie sur Rawls pour tenter de dépasser l’opposition entre théories du développement spatial inégal et ode libérale à la croissance. « Il s’agit de mettre en cohérence deux affirmations, la première qui voit le développement comme la croissance dans la justice, et la seconde qui qualifie le développement de nécessairement inégal » (Bret, 2009, p. 22). Convoquer John Rawls permet ici de fonder en raison une analyse normative et de dépasser le dualisme entre énoncé normatif (valeur) et énoncé descriptif (faits). Il s’agit de restaurer la légitimité des sciences sociales à traiter des premières et pas seulement des seconds. La posture, clairement néopositiviste et universaliste, inspirée des Lumières, se donne pour objet de fonder en raison les principes d’un ordre social et spatial juste. Il s’agit de qualifier rationnellement des situations, par opposition avec des « intuitions » d’injustice, compréhensibles et respectables mais non fondées en raison, « qui peu[ven]t attirer la sympathie, mais qui laisse[ent] intacte la question du bien-fondé de leur positionnement ».

This is the type of explicitness that Bernard Bret notably wishes to achieve in his work on regional inequalities in Brazil (2015). Drawing on the philosophy of John Rawls, and undertaking a rarely attempted effort to connect the theoretical and the empirical, he explores the fairest ways of redistributing growth and wealth. He uses Rawls to try to go beyond the dichotomy between theories of unequal spatial development and the liberal faith in growth. “The aim is to achieve consistency between two claims, the first of which sees development as growth in justice, and the second that describes development as necessarily unequal” (Bret, 2009, p. 22). Drawing on John Rawls here is a way to found a normative analysis in reason and to overcome the dualism between normative statements (value) and descriptive statements (facts). The aim is to restore the legitimacy of the social sciences to engage with the former and not only the latter. The objective of this stance, clearly neo-positivist and universalist, inspired by the Enlightenment, is to found the principles of a just social and spatial order in reason. The aim is to characterise situations rationally, by contrast with “intuitions” of injustice, which are understandable and worthy of respect, but not founded in reason, “which can attract sympathy, but which leave untouched the question of the legitimacy of their position.”

Cette posture récuse bien, dans l’esprit de Michael Storper et Andrew Sayer, le relativisme des valeurs en même temps qu’elle vise à dépasser une réponse émotionnelle, subjective, voire mimétique (une adhésion aux valeurs communes d’un temps et d’un lieu) aux injustices. Néanmoins, en plaçant au premier plan de l’analyse l’objectif à atteindre (la juste répartition), elle prête une attention moins forte aux procédures politiques, aux modalités concrètes d’arbitrages et d’élaboration des politiques publiques. Or, comme l’écrivent Karen Chappel et Edward Goetz (2011 : 467), à propos des politiques de equity regionalism d’inspiration ralwsienne aux Erastus’s : « it is hard to argue that these policies, particularly dispersal, are constructed without stakeholders knowing how they will benefit »[15]. Ils prônent plutôt une définition de la justice en termes de capabilités, s’inspirant de Sen, qui avait critiqué Rawls en partie sur les mêmes bases. Plus largement, les travaux de Sen, parmi d’autres, ont inspiré des approches pragmatiques de la justice en géographie, en particulier ceux de Clive Barnett (2011a, 2011b, 2014) qui adresse une réponse directe à Michael Storper et Andrew Sayer, nourrissant la controverse actuelle sur la normativité en géographie.

In the spirit of Michael Storper and Andrew Sayer, this position clearly rejects the relativism of values at the same time as it seeks to go beyond an emotional, subjective, or even imitative (an adhesion to the shared values of a time and place) response to injustices. Nevertheless, by prioritising the analysis of the objective sought (fair distribution), it pays less attention to the political procedures, to the concrete methods involved in the selection and development of public policies. Yet as Karen Chappel and Edward Goetz (2011: 467) write about the Rawls inspired policies of equity regionalism in the United States: “it is hard to argue that these policies, particularly dispersal, are constructed without stakeholders knowing how they will benefit.” They argue rather for a definition of justice in terms of capabilities, inspired by Sen, who had criticised Rawls in part on the same grounds. Sen’s works, among others, inspired pragmatic approaches to justice in geography, in particular the works of Clive Barnett (2011a, 2011b, 2014), who responds directly to Michael Storper and Andrew Sayer, contributing to the current controversy on normativity in geography.

 

 

... ou la possibilité de penser la justice à partir de l’expérience de l’injustice ?

… or the possibility of conceiving justice from the experience of injustice?

Clive Barnett (2011a, 2011b, 2014) se prononce en effet en défense d’un normativisme ancré. Il s’appuie sur un large panel d’approches philosophiques ouvertes aux sciences sociales, qui chacune à leur manière et dans leur champ, ont proposé de partir des réalités sociales pour discuter de la notion de justice, en s’appuyant notamment sur l’expérience de l’injustice. Dans ces approches, le jugement normatif doit émaner de l’évaluation du réel. Iris Marion Young est très explicite à ce sujet (1990) quand elle évoque le besoin d’une nouvelle impulsion en philosophie politique et s’attaque aux limites d’une théorie abstraite et universelle de la justice. L’ouverture aux sciences sociales permet de penser des utopies politiques « concrètes », de réconcilier horizon normatif et possibilité d’avènement de la justice. Rabattre les débats sur la justice sur le terrain de la construction historique, sociale, spatiale des rapports sociaux oblige à penser non pas seulement ce que serait un ordre juste idéal, mais aussi les conditions de sa production et de sa réalisation, ce sur quoi achoppent précisément les théories philosophiques abstraites de la justice. Cela permet de rompre avec une pensée politiquement ou sociologiquement naïve et de renoncer aux artifices analytiques de la pensée logique qui se construit autour de référents idéels, tels que l’individu présocial (à l’état de nature, ou placé derrière un voile d’ignorance). Il n’existe que des sujets politiques, produits de relations sociales, économiques et politiques.

Clive Barnett in fact expresses himself in favour of a grounded normativity. He draws on a wide range of philosophical approaches open to the social sciences which each, in their own way and in their field, have sought to found their discussion of the notion of justice in social realities, drawing in particular on the experience of injustice. In these approaches, normative judgement needs to originate in an assessment of reality. Iris Marion Young is very explicit on this subject (1990) when she writes of the need for a new impetus in political philosophy and attacks the limitations of an abstract and universal theory of justice. Openness to the social sciences makes it possible to conceive of “concrete” political utopias, to reconcile a normative perspective with the possibility of the advent of justice. Shifting the debates on justice onto the terrain of the historical, social and spatial construction of social relations requires one to think not only about what an ideal just order would be, but also about the conditions for its production and realisation, precisely the stumbling block for abstract philosophical theories of justice. This offers a way to break with thinking that is politically or sociologically naive and to abandon the analytical artifices of logical thinking that is constructed around ideal referents, such as the pre-social individual (in the state of nature or behind a veil of ignorance). There are only political subjects, products of social, economic and political relations.

Clive Barnett prône ainsi l’avènement d’une théorie sociale normative qui renonce aux ambitions globalisantes et universalisantes en matière de justice. Soulignant la difficulté à construire un consensus politique et social autour d’un concept à la fois intuitivement très parlant mais conceptuellement contesté (Merrifield et Swyngedouw, 1997) il affirme qu’il n’est pas nécessaire d’énoncer le point de vue normatif depuis lequel on parle pour produire une parole critique et qu’il faut « libérer » non pas l’éthique mais la notion de justice (« justice unbound »). Il suggère un usage plus ouvert et libre de l’idée de justice, qui accorde une importance première à nos pratiques de « formation éthique », à nos intuitions, à la justice « non transcendantale ». Il récuse en effet la dissociation entre formation des valeurs morales et pratiques sociales et politiques, s’appuyant sur une définition pratique de la raison (phronesis) : s’opposant à la confiance démesurée accordée à la raison publique ou instrumentale, et à la séparation, fortement établie par la philosophie morale classique, entre raison et action, il soutient que le raisonnement est inhérent à l’action. Dissocier les deux (selon un modèle « réfléchir avant d’agir ») consiste en réalité à reconstituer a posteriori nos raisons d’agir.

Clive Barnett (2011a, 2011b, 2014) thus advocates the advent of a normative social theory that renounces globalising and universalising ambitions on the subject of justice. Emphasising the difficulty of building a political and social consensus around a concept that is intuitively very attractive but conceptually disputed (Merrifield and Swyngedouw, 1997), he argues that it is not necessary to state the normative point of view from which one is speaking in order to produce critical speech and that it is not ethics that needs to be “unbound”, but the notion of justice. He suggests a more open and free use of the idea of justice, which assigns primary importance to our practices of “ethical learning”, to our intuitions, to “non-transcendental” justice. In fact, he rejects the separation between the formation of moral values and social and political practices, drawing on a practical definition of reason (phronesis): opposing the excessive trust placed in public or instrumental reason, and the separation – firmly established by classic moral philosophy – between reason and action, he stresses that reasoning is inherent in action. Separating the two (on the principle of “think before you act”) in reality entails a retrospective reconstruction of our reasons for acting.

Sur cette base, Clive Barnett affirme que la pensée normative n’a pas besoin de se fonder sur une théorie solidement préétablie et qu’il faut au contraire partir de la réalité pour la questionner, expliciter des mécanismes et ouvrir le champ des possibles. En accord avec l’approche comparative d’Amartya Sen (2010), il affirme que l’idée de justice se construit en mettant en balance des situations concrètes, situées dans l’espace et dans le temps, condition pour se mettre en capacité de formuler des alternatives. La manière dont on définit la justice est selon lui immanente aux contextes et aux arènes de contestation politique. Face à la diversité des sentiments d’injustice, il est donc capital de partir de constats intuitifs « largement partagés » de situations d’injustice plutôt que d’une théorie close et abstraite.

On this basis, Clive Barnett argues that normative thinking does not need to be based on a solidly preestablished theory and that, on the contrary, we need to start from reality in order to question it, expose its mechanisms and open up the field of possibilities. In line with Amartya Sen’s approach (2010), he argues that the idea of justice is constructed by weighing up concrete situations, situated in space and in time, a necessary condition for the capacity to reformulate alternatives. According to him, how justice is defined is immanent in the conditions and arenas of political contestation. Given the diversity of feelings of injustice, it is therefore essential to start from “widely shared” intuitive perceptions of situations of injustice rather than from a closed and abstract theory.

Ces discussions ont inspiré plusieurs débats sur la justice, en géographie et en études urbaines. Tout d’abord, dans le cadre des débats sur la ville juste, certains auteurs (Campbell, 2006 ; Williams, 2017) se sont attachés à rechercher dans les réalités urbaines des expériences pratiques de la justice (« actually existing justice »). Selon eux, confrontée à l’impossibilité de définir théoriquement la ville juste, la pensée critique s’en est trouvée réduite à dénoncer les injustices, ce qui est désespérant. Face à ce pessimisme critique, ces auteurs préfèrent mettre en lumière des expériences qui nourrissent un peu d’optimisme. Par exemple, ils s’attachent à analyser des expériences collaboratives autour des questions d’autosuffisance alimentaire (Purcell et Born, 2017). On retrouve ce besoin d’espoir dans de nombreux travaux sur le droit à la ville qui s’intéressent aux luttes urbaines dans le but d’y déceler les formes de résistance, d’agencéité et d’alternatives au néolibéralisme : « Finally, if we re-design geographies of justice in the city a bit, so that search for ways justice-thinking is actually occurring and being implemented in many times and places, rather than focusing almost exclusively on documenting instances of injustice, evidence about the hope residing in cities will be compiled to sit usefully alongside the many examples of despair »[16] (Fincher et Iveson, 2012, p. 240).

These discussions have inspired a number of debates on justice, in geography and in urban studies. First of all, within the framework of debates on the just city, some authors (Campbell, 2006; Williams, 2017) have focused on the search for “actually existing justice” in urban realities. In their view, given the impossibility of theoretically defining the just city, critical thought has been reduced to the condemnation of injustices, a desperate state of affairs. In response to this critical pessimism, these authors prefer to highlight experiences that generate a certain degree of optimism. For example, they analyse experiments in collaboration around issues of food self-sufficiency (Purcell and Born, 2017). This need for hope can be found in numerous works on the right to the city which examine urban struggles with the aim of identifying forms of resistance and agency, and alternatives to neoliberalism: “Finally, if we re-design geographies of justice in the city a bit, so that search for ways justice-thinking is actually occurring and being implemented in many times and places, rather than focusing almost exclusively on documenting instances of injustice, evidence about the hope residing in cities will be compiled to sit usefully alongside the many examples of despair” (Fincher and Iveson, 2012, p. 240).

Ces tentatives d’application de la proposition pragmatique de Clive Barnett à des situations empiriques ne règlent cependant pas le problème de la normativité. C’est ce que remarquent Ruth Fincher et Kurt Iveson (2012) qui soulignent que toute lutte sociale s’appuie en réalité, au moins en partie, sur une conception particulière de la justice. C’est le cas des mouvements de lutte pour la justice environnementale qui sont nés en partie d’une rencontre entre discussions théoriques sur la justice distributive et enjeux raciaux. C’est aussi le cas de nombreux mouvements pour le droit à la ville qui s’appuient sur les théories marxistes de la valeur (ibid.). On voit bien, en outre, que l’intérêt de ces auteurs pour ces expériences politiques est lié à leur empathie avec ces dernières et qu’ils auraient du mal à reconnaître l’émergence de valeurs « justes » dans un mouvement raciste ou suprémaciste par exemple. À travers l’idée d’intuition partagée, on retombe sur l’argument du consensus moral social. Même les travaux les plus compréhensifs, qui, à la suite d’Edward Soja, s’intéressent aux « grammaires » de la justice et de l’injustice déployées par les mouvements sociaux (voir par exemple Iveson, 2014), c’est-à-dire qui s’intéressent aux discours et à la production « par le bas » d’une idée de justice, s’ancrent en réalité implicitement dans une critique néomarxiste du néolibéralisme. C’est la condition d’évitement de l’écueil relativiste dans ces approches.

These attempts to apply Clive Barnett’s pragmatic suggestion to empirical situations do not, however, settle the problem of normativity. This is pointed out by Ruth Fincher and Kurt Iveson (2012) who stress that all social struggles depend in reality, at least in part, on a particular conception of justice. This is true of the movements for environmental justice which emerged partly from an encounter between theoretical discussions on distributive justice and racial issues. It is also true of numerous movements for the right to the city, which draw on Marxist theories of value (ibid.). It is clear, moreover, that these authors’ interest in such political movements are linked with their empathy with them and that they would find it hard to recognise the emergence of “just” values in, for example, a racist or supremacist movement. Through the idea of shared intuition, we find ourselves back with the argument of social and moral consensus. Even the most comprehensive studies which, following Edward Soja, examine the “grammars” of justice and injustice employed by social movements (e.g. see Iveson, 2014), in other words which look at the discourses and “bottom-up” production of an idea of justice, are in reality grounded in a neo-Marxist critique of neoliberalism. That is the condition for avoiding the trap of relativism in these approaches.

Parallèlement, la recherche de la justice dans la réalité sociale a nourri une certaine géographie dite du care. Ces approches s’appuient sur le constat, inspiré par certaines théories féministes, qu’un grand nombre de nos actions et de nos gestes quotidiens invisibles, de ce qui en somme nous relie aux autres, ne sont pas fondées sur un désir égoïste et individuel, ni sur l’exploitation mais qu’elles sont animées par un souci de l’autre. Cela permettrait donc de penser des pratiques justes à partir de ce « souci de l’autre », plutôt que de chercher à promouvoir abstraitement des normes de justice, qui au final peuvent s’avérer excluantes pour certains. Par exemple, les droits liés welfare state sont réservés à certains groupes, tels que les salariés, les couples mariés… Ces analyses questionnent le contenu éthique et moral de nos gestes quotidiens afin de le rendre explicite et de penser la justice. On dérive ici d’une conception de la justice fondée sur l’idée de droit et sur le principe du combat politique pour l’élargissement des droits, vers des enjeux éthiques et moraux, parfois explicitement formulés en référence à une morale chrétienne (Cloke, 2002). Cette perspective nous éloigne des questions de justice et de normativité tels qu’on les considère ici, puisqu’elle s’appuie sur une norme morale socialement située, que cette dernière s’assume comme telle, ou qu’elle se prétende universelle.

In parallel, the quest for justice in social reality has contributed to a so-called geography of “care”. These approaches arise from the observation, inspired by certain feminist theories, that many of our invisible day-to-day actions and practices, of the things that ultimately link us to others, are not founded on selfish and individual desire, nor on exploitation, but are motivated by care for others. This would therefore make it possible for just practices to be founded in this “care for others”, rather than in abstract norms of justice that may ultimately lead to cases of exclusion. For example, the rights associated with the welfare state are restricted to certain groups, such as employees, married couples… These analyses question and make explicit the ethical and moral content of our day-to-day actions as a source of our conception of justice. They draw on a conception of justice founded in the idea of rights and in the principle of political combat for the extension of rights towards ethical and moral objectives sometimes explicitly formulated in reference to a Christian morality (Cloke, 2002). This position distances us from questions of justice and normativity as considered here, since it is founded on a socially situated moral norm that is accepted as it stands, or because it claims to be universal.

 

 

Un normativisme ancré dans la pratique sociale : la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth

A normativity grounded in social practice: Axel Honneth’s theory of recognition

Récemment, on trouve du côté des travaux d’Axel Honneth (2006) une des plus ambitieuses tentatives pour fonder une nouvelle théorie critique, capable d’asseoir ses fondements normatifs[17], donc d’éviter le double écueil du relativisme et du consensus social, sans pour autant s’en remettre aux théories de la justice. L’objectif est de parvenir à dépasser les blocages critiques produits par les premiers théoriciens de l’école de Francfort, dans la lignée dans laquelle s’inscrit Axel Honneth : en particulier Adorno, Horkheimer et Habermas. Selon Axel Honneth, le réductionnisme économique et le « déficit sociologique » de ces auteurs ont conduit la pensée marxiste dans une impasse politique puisqu’elle s’avère incapable de penser l’émancipation. Pour dépasser ce blocage et renouveler la perspective critique marxiste, Axel Honneth propose d’opérer un retour à la philosophie sociale, celle qui depuis Rousseau s’intéresse non pas au bon contrat social mais aux principes de la bonne vie et de l’accomplissement de soi.

Recently, the work of Axel Honneth (2006) has provided one of the most ambitious attempts to found a new critical theory, one with the capacity to justify its normative foundations[11], and therefore to avoid the double pitfall of relativism and social consensus, yet without relying on theories of justice. It seeks to overcome the critical blocks created by the early theorists of the Frankfurt School – a lineage to which Axel Honneth belongs – in particular Adorno, Horkheimer and Habermas. According to Axel Honneth, the economic reductionism and the “sociological deficit” of these authors led Marxist thought into a political impasse, since it proved incapable of conceiving emancipation. To overcome this block and revitalise the Marxist critical perspective, Axel Honneth proposes a return to social philosophy, the philosophy that since Rousseau has interested itself not in the right social contract but in the principles of the good life and self-fulfilment.

Envisageant le social comme un champ de luttes et de confrontations, il propose de considérer la manière dont les sujets politiques et sociaux, à travers leur capacité communicationnelle, entrent en conflit autour de valeurs divergentes. Il s’inspire ici d’Habermas mais s’en distancie en insistant sur la productivité du conflit au sens large, et non pas sur les règles de l’entente et de la communication réussie. Pour Axel Honneth, c’est à travers cette conflictualité que se construisent les orientations normatives. C’est à travers cette dernière que l’expérience de l’injustice peut trouver une traduction consciente, exprimée par une demande de reconnaissance, et déboucher sur un mouvement d’émancipation. C’est la sociologie qui met Axel Honneth sur la piste de l’importance de l’expérience intuitive de l’injustice (l’expérience du mépris, comprise en termes d’attentes non satisfaites et exprimée à travers un vocabulaire moral) dans la formation de convictions normatives qui peuvent au final nourrir une exigence collective de changement. Il s’agit donc de fonder la normativité de la théorie critique dans l’examen d’une pratique sociale réelle, afin de saisir dans un même mouvement les modalités de la domination et les conditions pratiques de son dépassement. Dans ce mouvement, les fondements normatifs du regard critique se décalent. On renonce à s’appuyer sur les définitions abstraites de la justice offertes par les théories de la justice ou à s’en remettre, comme dans la théorie marxiste classique, au rôle historique du prolétariat pour abolir l’exploitation. On passe à une théorie de la reconnaissance qui pense le sentiment d’injustice comme moteur d’une nouvelle forme de lutte des classes, moins visible et plus diffuse.

Envisaging the social world as a sphere of struggles and confrontations, he seeks to explore how political and social subjects, through their communicational capacity, enter into conflict around divergent values. In this, he draws on Habermas, but distances himself from him by stressing the productivity of conflict in the broad sense, and not the rules of agreement and of successful communication. For Axel Honneth, it is through this conflictuality that normative orientations are constructed. It is through this that the experience of injustice can find a conscious translation, expressed by a demand for recognition, and culminate in a movement of emancipation. It was sociology that put Axel Honneth on the track of the importance of the intuitive experience of injustice (the experience of indifference, understood in terms of unsatisfied expectations and expressed through a moral vocabulary) in the formation of normative convictions that can ultimately feed into a collective demand for change. The aim, therefore, is to found the normativity of critical theory in the examination of real social practice, in order to grasp in a single movement the terms of domination and the practical conditions of its overcoming. In this movement, the normative foundations of critical scrutiny are shifted. The dependency on abstract definitions of justice offered by theories of justice are abandoned, along with the dependency – as found in classic Marxist theory – on the historical role of the proletariat in bringing an end to exploitation. We move to a theory of recognition that envisages the feeling of injustice as the driving force of a new, less visible and more diffuse, form of class struggle.

Il demeure que, même si l’on renonce de s’en remettre aux théories de la justice, un principe normatif est nécessaire pour évaluer les demandes de reconnaissance et distinguer celles qui sont légitimes de celles qui ne le sont pas, ainsi que la « fausse reconnaissance ». Axel Honneth situe cette norme dans l’analyse concrète des situations sociales, car sa critique porte sur l’ordre social contemporain capitaliste, à l’inverse d’une conception universalisante de la justice qui a une visée intemporelle. Il suggère de traquer les décalages entre promesses de réalisation de soi et réalité d’un vécu aliénant, ce qu’il appelle les « déformations » de la reconnaissance, produites par le capitalisme contemporain. Par une sorte d’effet « paradoxal » le capitalisme promet selon lui une forme de reconnaissance mais brise en réalité le lien du sujet à la collectivité et l’aliène, le limite, restreint ses possibilités de réalisation (ces analyses sont très parlantes pour tout ce qui touche à la sphère productive et au monde du travail). Il impose des manières d’agir et de penser fausses, engendrant des « pathologies » sociales. La critique vise à mettre à jour ces processus, ainsi que la manière dont ils se rendent invisibles. Il s’agit de fonder en raison une critique marxiste qui procède par dévoilement et nous permet de modifier nos convictions axiologiques, une critique qui se fonde sur un examen des « pathologies du social », à travers l’examen attentif des pratiques quotidiennes, et qui les diagnostique à l’aune d’une norme concrète et non pas abstraite : celle de la possibilité pratique de réalisation d’une « vie bonne » et des revendications qui se formulent en ce sens au nom de l’expérience morale de l’injustice. Cette piste d’analyse ouvre, à notre sens, sur la très stimulante question de l’ambiguïté du sens des processus de subjectivation politique, qui peuvent mener autant, et parfois en même temps, à un sentiment d’injustice potentiellement productif, qu’à des formes d’assujettissement aliénantes.

Nonetheless, even if the reliance on theories of justice is abandoned, a normative principle is needed to evaluate demands for recognition and distinguish legitimate demands from those that are not, as well as from “fake recognition”. Axel Honneth situates this norm in the concrete analysis of social situations, since his critique focuses on the contemporary capitalist social order, the opposite of a universalising and timeless conception of justice. He suggests tracking the gaps between promises of self-fulfilment and the reality of alienating experience, what he calls “distortions” of recognition, produced by contemporary capitalism. He argues that capitalism, by a sort of “paradoxical” effect, promises a form of recognition but in reality breaks the link between the subject and the community and thereby alienates and limits him, restricting the possibilities of self-fulfilment (these analyses are very salient with regard to everything associated with the productive sphere and the world of work). It imposes false ways of acting and thinking, engendering social “pathologies”. The purpose of critique is to reveal these processes, as well as the way in which they make themselves invisible. Its aim is to provide a foundation in reason for a Marxist critique that proceeds by unveiling reality and enables us to modify our axiological convictions, a critique founded on an examination of the “pathologies of the social”, through the attentive scrutiny of day-to-day practices, and which assesses them in relation to a norm that is concrete, not abstract: the practical possibility of achieving a “good life” and demands for it that are formulated in terms of the moral experience of injustice. In our view, this direction of analysis opens onto the highly stimulating question of the ambiguity of the processes of political subjectivisation, which can equally – and sometimes simultaneously – lead to a potentially productive feeling of injustice, and to alienating forms of subjection.

 

 

Conclusion

Conclusion

 

 

L’introduction de la notion de justice en sciences sociales correspond à un souci de réaffirmer et d’assumer le besoin d’une pensée normative. Elle est précieuse pour les chercheurs et notamment pour les géographes soucieux de rompre avec une tradition de quête de scientificité, confondue avec recherche de neutralité axiologique. La notion de justice joue ainsi un rôle dans une certaine repolitisation des débats. Située à l’interface historique et théorique entre approches positiviste, marxiste et postmoderne, elle permet à la fois de questionner des enjeux d’identités, de valeurs, de points de vue et de structures de domination, d’exploitation ou de distribution. Elle invite donc à la mise en dialogue entre différents champs critiques. En outre, dans sa dimension procédurale, elle invite à analyser les mécanismes de production et de reproduction des injustices. Enfin, par rapport à une tradition de recherche sur la production spatiale des inégalités qui manipule des notions critiques susceptibles d’être « neutralisées » (comme celle de ségrégation ou d’inégalités), la notion de justice, à condition d’être prise au sérieux, apporte un outil critique normatif, ardu mais exigeant. Moins précise sans doute que les notions précédentes, elle présente l’avantage, par rapport à elles, de pousser l’analyste à assumer les fondements de sa normativité, à « dénaturaliser » l’injustice.

The introduction of the notion of justice into the social sciences corresponds to a desire to reassert and acknowledge the need for normative thinking. It is valuable for researchers and in particular for geographers wishing to break with a tradition of pursuing scientificity in the belief that it represents axiological neutrality. The notion of justice thus plays a role in a certain repoliticisation of the debates. Situated at the historical and theoretical interface between positivist, Marxist and postmodern approaches, it can be used to examine issues relating to both identities, values and points of view, and structures of domination, exploitation or distribution. It is therefore an invitation to a dialogue between different critical fields. Moreover, in its procedural dimension, it encourages the analysis of the mechanisms whereby injustices are produced and reproduced. Finally, in relation to a tradition of research on the spatial production of inequalities that handles critical notions that can potentially be “neutralised” (such as segregation or inequalities), the notion of justice, provided that it is taken seriously, can be a difficult but rigorous normative critical tool. Probably less precise than the aforementioned notions, it presents the advantage, compared with them, of forcing the analyst to acknowledge the foundations of his or her normativity, to “de-naturalise” injustice.

Néanmoins, sur ce dernier point, le défi demeure entier car la notion de justice est souvent utilisée, pour exprimer une indignation, par rapport à des situations que le consensus politique ou social d’un lieu et d’un moment donné désigne comme injuste. C’est ce caractère d’évidence, qui même s’il est profondément partagé et même si la dénonciation est urgente, doit être questionné pour que la critique soit forte et pertinente. Sinon, autant d’injustices sont susceptibles de demeurer invisibles et toute forme de jugement de valeur est susceptible d’en valoir un autre. On a vu que même les approches les plus pragmatiques, empiriques, ancrées et proches des réalités sociales et politiques s’appuient en réalité sur des valeurs, explicitées ou non. Finalement, à travers ces discussions, on voit bien que l’enjeu pour les sciences sociales n’est pas tant de se positionner dans les débats théoriques sur la justice en choisissant son camp, que d’expliciter les fondements normatifs de leur dimension critique, quel que soit leur choix de positionnement théorique. C’est ce que l’articulation qui s’est opérée depuis quelques décennies entre philosophie politique et morale et sciences sociales autour des questions de justice a très fortement révélé et qu’il convient de continuer à réfléchir.

Nevertheless, on this latter point, the challenge remains, because the notion of justice is often employed to express indignation about situations that the political or social consensus of a given place or moment defines as unjust. It is this transparency which, even if deeply shared and even if denunciation is urgent, needs to be scrutinised for the critique to be strong and salient. If not, other injustices are likely to remain invisible and no one form of value judgement is more valid than any other. We have seen that even the approaches that are most pragmatic, empirical, grounded and close to social and political realities are in fact founded in values, whether explicitly formulated or not. Finally, through these discussions, we can clearly see that the challenge for the social sciences is not so much to take a position in the theoretical debates on justice by choosing a camp, as to make explicit the normative foundations of their critical dimension, whatever their choice of theoretical position. This is something that has been very clearly revealed by the connections made in recent decades between political and moral philosophy and the social sciences around questions of justice, and this is the direction in which reflection needs to continue.

[1]. Dessin animé pour enfants d’après les livres de Serge Bloch.

[1]. Based on Serge Bloch’s children’s books.

[2]. C’est la définition que l’on retiendra ici du terme de normativité, qui accepte d’autres définitions.

[2]. This is the definition of normativity that we will adopt here, although there are others.

[3]. Voir par exemple le numéro 74 de la revue Géographie et Culture coordonné par Cynthia Gorra-Ghobin, et notamment, dans le monde anglophone, le symposium publié dans la revue Antipode en 2009 (« Critique and Normative Reasoning »), coordonné par Elizabeth Olson and Andrew Sayer ; voir le « Geographies of Injustice Working Group » de la Royal Geographic Society, en 2010 ; ou encore la conférence “The Grammars of Urban Injustice” qui s’est tenue à l’université de Durham en mai 2011 et a conduit à la publication d’un numéro spécial dans la revue Antipode en 2014 (46-4).

[3]. See for example Number 74 of the journal Géographie et Culture coordinated by Cynthia Gorra-Ghobin, and in the English-speaking world in particular the symposium published in the journal Antipode in 2009 (“Critique and Normative Reasoning”), coordinated by Elizabeth Olson and Andrew Sayer; see the Royal Geographic Society’s “Geographies of Injustice Working Group” in 2010; or else the conference on “The Grammars of Urban Injustice” held at Durham University in May 2011, which resulted in the publication of a special issue of the journal Antipode in 2014 (46-4).

[4]. Notion proposée par un social planner gallois du nom de Bleddyn Davies dans un ouvrage de 1968 intitulé Social Needs and Resources in Local Services, dont s’inspire David Harvey mais à laquelle il donne une nouvelle ampleur.

[4]. Notion proposed by a Welsh social planner named Bleddyn Davies in a 1968 work entitled Social Needs and Resources in Local Services, which David Harvey draws on but significantly expands.

[5]. « S’occupe des concepts de justice sociale et de moralité en tant qu’ils se rapportent à, et découlent de pratiques humaines, plutôt qu’elle ne s’occupe de débattre des vérités éternelles qui s’attacheraient à ces concepts ».

[5]. On the subject of this theoretical incorporation, see also his essay: The Condition of Postmodernity. An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Cambridge, Oxford, Blackwell, 1989.

[6]. « Un mouvement pour se défaire de la prédisposition qui nous pousse à considérer la justice sociale comme une affaire de justice éternelle et de moralité, pour la considérer comme quelque-chose de contingent, dépendant des processus sociaux qui assurent le fonctionnement social global ».

[6]. See, in this issue, the articles by Sophie Didier and Quentin Mercurol on Edward Soja respectively in the themed feature and in the section JSSJ a lu.

[7]. À propos de cette incorporation théorique, voir aussi son essai : The Condition of Postmodernity. An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Cambridge, Oxford, Blackwell, 1989.

[7]. See in this issue the article by Bernard Bret.

[8]. Voir, dans ce numéro, les textes de Sophie Didier et Quentin Mercurol consacrés à Edward Soja respectivement dans le dossier thématique et dans la rubrique JSSJ a lu.

[8]. Spatial justice, governance and territorialisation in the cities of the Global South (programme funded by France’s National Research Agency, 2008-2012, headed by Philippe Gervais-Lambony).

[9]. « En réponse aux critiques du caractère homogénéisant des approches redistributives, qui privilégient le concept de classe sociale, un mouvement de conversion s’est opéré pour penser les futurs urbains à travers l’idée d’inclusion, ce qui a en quelque sorte conduit à mettre de côté les conceptions normatives très claires de ce que serait la justice, pour laisser les processus inclusifs résoudre d’eux-mêmes cette question ».

[9]. See in this issue the interview with Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille and Ana Póvoas conducted by Bernard Bret and Pascale Philifert (“public space” section).

[10]. Voir dans ce numéro, l’article de Bernard Bret.

[10]. See the text by Frédéric Dufaux, Philippe Gervais-Lambony and Claire Hancock focusing on Iris Marion Young, the text by Philippe Gervais-Lambony, Claire Hancock and Sophie Moreau on Nancy Fraser and finally the text by Bernard Bret and Frédéric Landy about Amartya Sen in the “JSSJ reviews” section of this issue.

[11]. « En dépit de son potentiel critique, le concept [de justice spatiale] a été réduit, par l’essentiel de la littérature de référence, à une autre manière de parler de justice sociale, distributive ou régionale. Si, à l’inverse, on prend au sérieux les caractéristiques particulières de l’espace, il convient de repenser bien plus fondamentalement le concept de justice ».

[11]. For a very enlightening presentation of this project, see Olivier Voirol’s introduction to the texts of Axel Honneth which he brought together and partially translated into French for La Découverte in 2006.

[12]. Justice spatiale, gouvernance et territorialisation dans les villes des Suds (programme financé par l’ANR, 2008-2012, dirigé par Philippe Gervais-Lambony).

[13]. Voir dans ce numéro l’entretien avec Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille et Ana Póvoas réalisé par Bernard Bret et Pascale Philifert (rubrique « espace public »).

[14]. Voir le texte de Frédéric Dufaux, Philippe Gervais-Lambony et Claire Hancock consacré à Iris Marion Young, celui de Philippe Gervais-Lambony, Claire Hancock Sophie Moreau portant sur Nancy Fraser et enfin le texte de Bernard Bret et Frédéric Landy à propos d’Amartya Sen dans la rubrique « JSSJ a lu » de ce numéro.

[15]. « Il est difficile de prétendre que ces politiques, en particulier de dispersion, sont élaborées sans que les acteurs intéressés ne sachent quels avantages ils vont en tirer ».

[16]. « Finalement, si nous esquissons de nouvelles géographies de la justice, en nous attachant aux manières dont la justice est de fait pensée concrètement dans bien des endroits et des moments, au lieu de nous focaliser de manière presque exclusive sur les exemples d’injustice, on pourra utilement collecter des témoignages d’espoir pour les faire figurer aux côtés des exemples de désespoir. »

[17]. Pour une présentation très éclairante de ce projet, voir l’introduction d’Olivier Voirol aux textes d’Axel Honneth qu’il a réunis et en partie traduits en français pour la Découverte, en 2006.

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