Flaminia Paddeu

Sous les pavés, la terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles

Le Seuil, 2021, 448 p. | commenté par : Corinne Luxembourg

Sous les pavés, la terre est un livre très bienvenu dont l’intelligence comme la finesse d’écriture et d’analyse donnent à la lecture de ses quelque 400 pages l’empressement du partage et de la discussion. Le sujet est d’importance puisqu’il s’agit de replacer l’agriculture urbaine au sein des systèmes complexes de nos sociétés. Abordée au prisme d’une grille d’analyse marxiste et intersectionnelle revendiquée, l’agriculture urbaine n’est pas cantonnée ici à un rôle de redéveloppement de la biodiversité. Le hasard de l’actualité veut que cet ouvrage ait été publié quelques mois avant le 9 mars 2022, date à laquelle la Cour administrative d’appel de Paris invalidait le Plan local d’urbanisme intercommunal de Plaine commune qui rendait possible la destruction des jardins familiaux d’Aubervilliers pour construire une piscine olympique, confirmant la décision de la même cour du 11 février. Estimant que leur urbanisation « portera également atteinte à la préservation d’un noyau de biodiversité primaire et accroîtra les discontinuités écologiques existantes »[1], la juridiction illustre ainsi deux points centraux du travail de Flaminia Paddeu, celui de la « rupture métabolique » entre les périphéries urbaines et le centre décisionnaire, mais aussi celui de sa conscience par les habitant·e·s et de la défense de ces lieux de productions alimentaires et écologiques comme résistance à « l’agir anthropocénique ».

L’ouvrage ne s’arrête pas là – même si, le cas échéant, il aurait déjà été fort salvateur. En effet, l’ambition de ce texte est de déconstruire tous azimuts les idées reçues, le défi est grand et relevé haut la main. En s’appuyant sur une pratique du terrain depuis 2010, le texte révèle une fine connaissance d’espaces centraux et de banlieues du Grand Paris, de New York et de Détroit. Les cultures potagères, la production alimentaire et la question de la sécurité alimentaire sont ce fil, solide, tenu de bout en bout du texte, qui permet d’aborder des thématiques aussi variées que les problèmes de santé publique, les déserts alimentaires, la néopaysannerie, les friches cultivées ou la production urbaine néolibérale.

L’analyse de Paddeu donne à lire la complexité du phénomène de l’agriculture urbaine qui, loin d’être une nouveauté, est, depuis les années 2000, une donnée récurrente et renouvelée de la structure du tissu urbain.

Les trois parties de l’ouvrage : « Nouvelles équations », « Retours à la terre » et « Lignes de partage » conduisent à une conclusion dont le titre : « Résister, subsister, persister » résume à lui seul les enjeux mis à jour dans ce texte.

Ainsi, après une introduction posant clairement la complexité du phénomène de l’agriculture urbaine, l’autrice développe sa thèse et postule « que la disparition de l’agriculture urbaine du milieu du xixe siècle à l’après-guerre est l’un des effets de l’avènement de l’anthropocène, que son retour à la fin du xxe siècle représente une forme de résistance à l’agir anthropocénique et que son déploiement au tournant du xxie siècle révèle les contradictions de ses tentatives de dépassement. »

« Nouvelles équations » installe en deux chapitres les jalons historiques de l’agriculture urbaine et les liens à la terre comme autant de rapports de classes. Si, bien sûr l’urbanisme a été et est la traduction d’un projet politique hiérarchisé, la lecture qu’en offre la géographe au prisme de la production agricole urbaine, et de son recul accéléré, fournit un nouvel éclairage sur ce point. En incessants allers-retours entre l’Europe et les États-Unis, autant pour comparaison que pour donner à voir les différentes facettes d’une même doctrine politique et économique, les études de cas fournissent un argumentaire empirique conséquent. Le second chapitre montre, par le rapport à la nourriture et au ravitaillement alimentaire, ce que l’évolution de l’urbanisme néolibéral et la rupture métabolique font au corps des êtres humains. La fragmentation du processus de production, bien connue des géographes s’occupant des territoires industriels, se retrouve ici avec une violence d’autant plus importante qu’elle n’intègre pas seulement les corps des personnes qui y sont confrontées par l’emploi.

La partie « Retours à la terre », s’appuyant sur l’état des lieux préalablement dressé des injustices environnementales et spatiales, s’intéresse aux résistances qui s’organisent, fortes d’une grande diversité. Là encore, le travail de terrain alimente considérablement la réflexion de l’autrice, permettant, en quatre sections, de mener la réflexion sur l’agriculture urbaine comme moyen de contestation contre les grands projets consommateurs de fonciers et destructeurs de sols. Le chapitre « Terrains vagues. Cultiver dans les ruines du capitalisme urbain » n’est pas sans trouver un écho dans les propositions de la thèse « Le partage du vide urbain dans la production métropolitaine » soutenue en 2021 par Cécile Mattoug, principalement dans l’intérêt porté aux friches et à leur occupation plus ou moins pérenne. Le travail construit autour de l’occupation des terrains vacants s’inscrit dans une actualité de publications – parmi lesquelles le recueil Vulnérabilités résidentielles, dirigé par Florence Bouillon, Agnès Deboulet, Pascale Dietrich-Ragon et Yankel Fijalkow, paru en 2019 – avec lesquelles il offre des éléments de dialogue concernant cette précarisation du faire chez soi, à partir de l’occupation de résidence ou de production agricole. Néanmoins, ce chapitre apporte plus qu’une simple réflexion sur la précarisation de l’occupation et de la mise en culture puisqu’il est l’endroit de proposition de deux notions. Tout d’abord celle de la reterrestrialisation du sol urbain : « recréer un sol qui soit cultivable et fertile sur des friches souvent très minérales, encombrées de déchets ou polluées. » Si la qualité du sol est l’objet de l’attention d’agronomes comme Lydia et Claude Bourguignon, pour qui l’agriculture productiviste est responsable de la mort des sols, elle ne suscite que peu souvent l’intérêt des géographes et moins encore lorsqu’il s’agit de s’intéresser aux espaces urbains. La notion de reterrestrialisation insiste donc sur ce processus nécessaire de dépollution des sols et de permission d’un retour d’une vie faite de la constitution d’humus et de l’accueil d’une faune fouisseuse. La seconde notion fondamentale apportée par Paddeu est celle du « droit à la terre en ville ». En effet, si le droit à la ville, concept lefebvrien bien connu, consiste non seulement à parcourir et à rester en ville, mais aussi à en décider et à en faire collectivement œuvre émancipatrice, le « droit à la terre en ville » s’appuie certes sur une justice sociale indispensable à toute démocratie, mais également sur la notion de justice foncière. Le droit à la terre en ville est décliné en trois grands axes : « le droit fondamental de toutes et tous à pouvoir accéder à un lopin de terre pérenne […] [Accroître] le pouvoir de contrôle des habitantes et des habitants sur le marché foncier urbain, afin de dédier une partie des espaces considérés comme des “réserves foncières” à des projets agroécologiques collectifs, avec un statut de protection élevé face aux risques d’expropriation. […] Mettre en culture, réparer et fertiliser de manière naturelle les sols urbains. » (p. 255)

Remercions l’autrice de l’intelligence du déroulement de son exposé. Là où la facilité autant que l’habitude auraient poussé à donner à voir d’abord les conséquences de l’urbanisation néolibérale sur l’agriculture urbaine, l’accaparement de cette dernière aux fins d’un « capitalisme vert », puis, la conviction faite et partagée des injustices et des dégradations induites, en apportant quelques expériences réussies un peu comme des pansements dont l’efficacité ne duperait personne, la géographe offre une autre solution. En effet, il s’agit non pas de raccommoder, mais de montrer ce qui existe, non pas seulement comme une réaction, mais comme ce qui se construit, parfois, certes, avec grande fragilité. Et c’est conscient·e·s de la réalité de la construction et de l’invention collective que nous voyons l’analyse des contextes sociaux, économiques et politiques prendre tout son sens.

La démonstration de la nécessité de contrôle du foncier par les habitant·e·s permet aux lecteurs et aux lectrices d’aborder et de s’approprier les moyens d’action présentés dans la troisième partie. Intitulée « Lignes de partage », la dernière grande partie de l’ouvrage donne à nouveau à voir la complexité de l’agriculture urbaine non plus, cette fois, sous la forme d’un outil de résistance, mais comme un moyen d’entre-soi, un objet détourné et vidé de son sens subversif qui permet toutefois d’envisager une voie de conciliation. Les trois derniers chapitres de l’ouvrage apportent donc un contrepoint, ou plutôt des alertes. En effet, comme pour tout processus, pour toute activité humaine, il serait erroné de penser l’agriculture urbaine comme intrinsèquement porteuse d’émancipation et de résistance. Le recours ici à une grille d’analyse intersectionnelle est indispensable. Si la mise en place de potagers urbains collectifs revêt indéniablement les atours d’une participation citoyenne importante et réelle, elle n’en garantit pas pour autant l’inclusion et l’absence de discrimination. À nouveau, les exemples états-uniens et franciliens apportent un appui important à l’argumentation. Si le jardin est par définition un espace clos, enfermant le monde en son sein autant qu’il l’illustre, il n’est pas hors des dynamiques qui organisent ce dernier. Derrière l’apparente inoffensivité de l’acte de planter, de jardiner, se jouent bel et bien des tensions et des conceptions des rapports à l’altérité qui peuvent participer à renforcer « l’invisibilisation des dominés ». Ainsi l’agriculture urbaine n’est ni la solution à l’autosubsistance alimentaire urbaine ni l’apanage d’une population bourgeoise, gentrifieuse. Si toutes les classes sociales s’y retrouvent, si les origines géographiques des jardinières et des jardiniers sont diverses, le potager ou le jardin ne sont pas pour autant lieu de brassage. Ils sont des lieux de reproduction d’inégalités de genre, de classes et de race.

Invitant à penser l’agriculture urbaine comme un moyen de reprendre la terre, de la cultiver et de la conserver, la conclusion de cet ouvrage ouvre des possibles pour penser le rapport à la terre, au vivant non humain, en s’appuyant notamment sur des références de textes écoféministes.

La contribution de Paddeu grâce à ce livre est multiple. Bien sûr, il s’agit d’une réflexion mise au commun de la pensée sur l’espace de production agricole alimentaire. Elle prend place dans un contexte marqué par l’épidémie de coronavirus et par les conséquences sociales et économiques qui l’accompagnent. Elle se place également dans un moment épistémologique important, où la proposition intersectionnelle se diffuse dans l’ensemble des disciplines de sciences sociales.

Il s’agit également d’une contribution théorique, épistémologique à la géographie autant qu’une démonstration d’une méthodologie de travail. Construit autant sur un travail de terrain de longue haleine que sur une pratique bibliographique plus que conséquente, cet ouvrage apporte par la mise en relation de notions jusque-là restées éparses, une appréhension de la complexité de l’agriculture urbaine et plus largement du rapport de l’alimentation aux espaces de production et de consommation. Cette construction complexe est en elle-même un apport sans nul doute fondateur par la manière de penser ensemble des approches habituellement abordées individuellement. La perspective d’en voir les prolongements est une réelle réjouissance.

 

Bibliographie

Bouillon Florence, Deboulet Agnès, Dietrich-Ragon Pascale, Fijalkow Yankel (éd.), Vulnérabilités résidentielles, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2019.

Mattoug Cécile, Le partage du vide urbain dans la production métropolitaine. Approche exploratoire de la banlieue nord de Paris par les écritures du vécu, Paris, thèse de doctorat de géographie et architecture, université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2021.

Bourguignon Claude, Bourguignon Lydia, Le sol, la terre et les champs. Pour retrouver une agriculture saine, Paris, Sang de la terre, 2008.

[1] « Nouvelle victoire judiciaire pour les Jardins d’Aubervilliers », Reporterre, 11 février 2022.