Bess Williamson

Handicap, accessibilité et justice : une lecture d’« Acessible America. A History of Disability and Design »

New York University Press, 2019, 304. p | commenté par : Sophie Didier

Dans les années 2000, Martha Nussbaum dans son célèbre ouvrage « Frontiers of Justice » (2006) avait soulevé, du point de vue de la philosophie politique, le problème du handicap, de son acceptation sociale et des enjeux de justice sociale qu’il pose aux sociétés démocratiques. Au-delà de l’immense variabilité des formes de handicap qui en interdisent une acception ou même un « traitement » unifié, le handicap représente surtout pour Nussbaum, un banc d’épreuve idéal pour les théories de la justice, car il questionne tout à la fois la théorie du contrat social dans son ensemble et les théories de la justice (celle de John Rawls au premier chef) qui se réfèrent d’abord et avant tout à la société des humains « normaux » (c’est-à-dire indépendants et physiquement aptes) : « L’incapacité à traiter de manière adéquate les besoins des citoyens ayant des déficiences et des handicaps est un défaut grave des théories modernes qui envisagent les principes politiques de base comme le résultat d’un contrat visant des avantages mutuels. Ce défaut est profond, et il remet en cause plus généralement leur pertinence à incarner la justice des hommes[1] » (ibid., p. 98).

Nussbaum montre que ce défaut persistant des théories de la justice, outre qu’il est éminemment contestable d’un point de vue moral, nous a empêché·e·s de réellement penser les solidarités dans la société, notamment par rapport à des personnes en situation de handicap, et a abouti à la création de catégories sociales jugées marginales (les handicapé·e·s) qu’il faudrait dès lors « intégrer » à la norme.

Savoir quelle place faire aux handicapé·e·s dans la société est évidemment essentiel pour la vie quotidienne des personnes concernées. Nussbaum rappelle que cette question de l’intégration engage toutefois bien plus que les personnes handicapées elles-mêmes. Elle nous renvoie aux problématiques du care et de la prise en charge (ou pas), par les sociétés, des « arrangements sociaux atypiques » (p. 99) tels que ceux nécessités par le handicap, et singulièrement le handicap mental, pour garantir la fameuse indépendance de ses sujets. Le problème est bien pour Nussbaum un problème relationnel, car permettre aux personnes handicapées de mener une vie pleine et productive (p. 99) nécessite de fait une adaptation, non pas de leur part, mais bien de la société elle-même[2] : l’autrice y fait ici référence à travers une mise en discussion de la notion d’aidant·e·s, qui participe de cette dimension sociale totale du handicap.

Cette question de l’intégration et, en filigrane, celle de savoir sur qui (handicapé·e·s ou société tout entière) repose la charge de cette adaptation sont au cœur du livre de Bess Williamson, à travers la notion d’accessibilité.

Williamson est professeure d’histoire du design au Chicago Art Institute et, avec cet ouvrage, elle retrace 70 ans de la notion d’accessibilité aux États-Unis, longue histoire qui a mené au passage de l’Americans with Disabilities Act de 1990, et la manière dont cette dernière a influencé nos environnements quotidiens. L’originalité de l’ouvrage tient au point de vue adopté : le design de l’accessibilité (accessible design), compris comme la production d’artefacts utilisables par des personnes affectées par des handicaps physiques, sensoriels ou cognitifs (p. 2), lui permet en effet de revisiter l’histoire très récente de la lutte pour les droits des personnes handicapées, aujourd’hui bien couverte par le champ des Disability studies aux États-Unis. L’autrice situe plus précisément son ouvrage autour du moment historique (de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours) au cours duquel ce design a commencé à profondément influer notre vie quotidienne (qu’on soit ou pas handicapé·e d’ailleurs) et à se généraliser, au point que, pour certains de ces artefacts, il devient inconcevable de « vivre sans » pour le plus grand nombre : on pense ici à l’exemple des curb cuts, les bateaux, ces découpes/mises à niveau de la chaussée des trottoirs aux intersections, initialement pensées pour faciliter la circulation des personnes en fauteuil, mais bien connues aussi des pousseur·se·s de poussettes ou traîneur·se·s de caddies… C’est dans une perspective très latourienne de médiation par les objets entre environnement et individus que l’ouvrage s’inscrit, et les exemples d’objets produits pour faciliter cette médiation et les enjeux en matière de droits qu’ils soulèvent sont tout à fait passionnants : membres artificiels, fauteuils roulants, rampes, poignées de portes, épluche-légumes, bandes rugueuses, mais aussi maisons, automobiles, autobus… Chez Williamson, une analyse de l’accessibilité depuis une perspective d’histoire du design revient à poser le design comme un outil d’obtention de droits, en posant les questions suivantes : qui a produit ces objets ? Comment les handicapé·e·s elles et eux-mêmes s’en sont-iels emparé·e·s, les ont-iels adaptés à leurs besoins, détournés, plébiscités, voire rejetés ? Quelles politiques publiques et quelles normes techniques se sont progressivement imposées et comment ont-elles (ou n’ont-elles pas) été appliquées ? Et encore, ce qui intéresse sûrement les lecteur·rice·s de JSSJ, comment le design de l’accessibilité a-t-il glissé de l’objet jusqu’à l’environnement tout entier (voir notamment à ce propos la notion d’accessibilité universelle) ?

Toutes ces questions traversent l’ouvrage qui adopte une position très étatsunienne dans sa manière d’envisager la tension principale portée par ces objets : la mise en accessibilité, au potentiel libérateur pour les personnes handicapées, soulève invariablement dans ce contexte précis la question de savoir qui la prend en charge, dans une société étatsunienne qui se méfie des aides sociales et dans laquelle l’idéologie de l’effort individuel fait loi : « Les efforts visant l’accessibilité ont permis le développement d’une compréhension nouvelle du potentiel social du design, mais ont également révélé des croyances américaines profondément ancrées, sur la technologie, sur l’espace et sur la société. Dès le début, les conversations sur l’accès ont touché une corde sensible du discours politique américain, à savoir le préjugé contre le collectivisme et les ressources partagées, plutôt que la propriété privée et le pouvoir économique individuel[3]. » (p. 4)

Le premier chapitre (« Progress through Prosthetics Limbs, Cars, Houses, and the American Dream ») dresse ainsi l’histoire de la période de l’après Seconde Guerre mondiale où la réhabilitation des GI (et donc leur réintégration dans la société civile) devient une priorité nationale dans un contexte aussi de croyance en la toute-puissance du progrès technique. Du corps (prothèses de mains), à la voiture (commandes spéciales), à la maison individuelle (seuils, passages, cuisines spécialement aménagées), l’environnement des GI revenus mutilés est progressivement façonné dans un mouvement qui relève autant d’un impératif moral national que d’une injonction à l’autonomie favorisée à coup de subventions d’État. Cette autonomie s’inscrit dans des modèles sociaux bien définis à l’époque : ces GI « réhabilités » seront pères de famille, bons citoyens et futurs résidents (Blancs) des suburbs en cours de formation. La lutte pour l’obtention de certains aménagements de la vie quotidienne se heurte toutefois à des oppositions de principe de l’administration militaire et du plus haut sommet de l’État craignant de produire des assistés : c’est l’exemple notamment de la lutte sans grand succès pour l’extension à l’adaptation du logement pour les mutilés de la loi dite « GI Bill » offrant aux anciens soldats des conditions privilégiées d’accès à la propriété immobilière.

Mais Williamson montre aussi que l’image parfaite du GI réhabilité est pleine de tensions : le processus de réhabilitation est pensé comme descendant (de l’État aux GI nécessiteux) et se heurte très tôt aux demandes spécifiques des GI auxquels on n’a finalement pas vraiment demandé leur avis sur le sujet… Les personnes handicapées bricoleuses sont partout : souvent insatisfait·e·s des modèles standardisés imposés par l’industrialisation de l’accessibilité, elles sont nombreuses à adapter leurs prothèses, bricoler leurs voitures. C’est le cas également pour les civil·e·s, de plus en plus en plus nombreux·ses avec l’épidémie de poliomyélite, à prendre la plume pour donner des conseils et construire les premières formes de communautés d’intérêts. Le chapitre 3 (« Electric Moms and Quad Drivers. Do-It-Yourself Access at Home in Postwar America ») raconte l’histoire étonnante de la Toomey J Gazette, publication artisanale, mais de portée nationale, à destination des survivant·e·s handicapé·e·s de la poliomyélite dans laquelle l’une des co-auteures, Ida Brinkman, mère de famille paralysée des suites de sa maladie, prodigue conseils d’adaptation du foyer et bonnes pratiques (c’est elle la « mère électrique » du titre de chapitre, car elle a besoin d’une assistance respiratoire en permanence). Là encore, si ces initiatives de « bricolos » et de rédactrices en chef improvisées démontrent l’agencéité des individus agissant en dehors des normes descendantes, elles témoignent également de leur volonté de se conformer à l’ordre social dominant (être une bonne mère, malgré le handicap…).

La réhabilitation au sens tout à la fois de pratique médicale et de travail vers l’intégration sociale des personnes handicapées civiles, les avancées qu’elle a permises et en même temps la pression qu’elle a fait peser sur les personnes handicapées elles-mêmes fait l’objet du second chapitre (« Disability in the Century of the Gadget. Rehabilitation and Access in Postwar America ») écrit dans la veine du premier. Dans les États-Unis des années 1950, alors en pleine épidémie de poliomyélite, deux institutions ont symbolisé le raffinement d’une notion, la réhabilitation, en germe depuis les années 1910 : l’Institute of Physical Medicine and Rehabilitation du docteur Rusk et la Division of Rehabilitation-Education Services dirigée par Paul Nugent, tous deux logés à l’université de l’Illinois d’Urbana-Champaign. Rusk s’est attaché à définir un programme médicalisé de réadaptation pour les personnes handicapées civiles mettant l’accent sur la nécessité pour chacune de surmonter les obstacles de son handicap. Du côté de Nugent, l’approche est identique même si elle se place sur le plan du design : elle réfléchit à l’aménagement de rampes d’accès permettant de garantir l’accessibilité des bâtiments du campus, mais interdit aux participant·e·s les fauteuils roulants motorisés ou l’emploi d’aidant·e·s au nom de l’autonomisation. Les pages d’histoires orales recueillies dans les années 1990 auprès d’ancien·ne·s du programme sont passionnantes, et montrent la très grande pression que cette démarche a fait peser sur elles et eux. Ces « bonnes pratiques » en termes techniques donnent lieu à la mise en place d’un catalogue de design de l’accessibilité préfigurant l’adoption fédérale de la norme technique ANSI 117.1 de 1961, première norme d’accessibilité, elle-même reprise dans l’Architectural Barriers Act de 1968, étape importante de la longue marche pour les droits vers l’accessibilité universelle.

C’est une avancée, mais le design minimal prôné dans le programme de Nugent définit toutefois le handicap comme une variable marginale de la société et ouvre le débat sur la visibilité ou l’invisibilité du design de l’accessibilité. Cet enjeu de visibilité/invisibilité fait d’ailleurs écho aux scandales et polémiques qui courent à la même époque à propos de l’institutionnalisation des personnes handicapées (voir notamment le reportage choc de Geraldo[4] sur l’horreur de l’institution scolaire de Willowbrook, et dont l’impact immense dans l’opinion publique provoque la réforme de 1973sur l’éducation des personnes handicapées). Ici, la balance penche encore vers l’invisibilisation : l’impact sur les bâtiments doit être minimal, et ce débat est largement repris par Williamson dans le chapitre 5 « Kneeling to the Disabled: Access and Backlash ». L’autrice reprend la contestation du design de l’accessibilité dans le débat public des années 1970 et 1980 : les avancées successives enregistrées en matière de droit à l’accessibilité spatiale à la fin des années 1960 (norme ANSI 117.1 et Architectural Barriers Act) et au début des années 1970 (section 504 du Rehabilitation Act) ont été systématiquement battues en brèche politiquement au cours de la période suivante, par défaut d’application de la loi notamment. Les enjeux financiers de l’aménagement vers l’accessibilité sont alors jugés disproportionnés au regard des besoins numériques de la population, et l’exemple classique du métro new-yorkais est repris ici, mais aussi celui des bus à accessibilité universelle qui mettent encore vingt ans avant de s’imposer aux pouvoirs publics comme un design raisonnable…

Le chapitre 4 « Berkeley, California. An Independent Style of Access » revient sur l’expérience singulière du Berkeley des années 1970 et sur la mise en place du Center for Independent Living, une association de soutien aux personnes handicapées née des premières et difficiles expériences des « polios » logés sur le campus (au quatrième étage !) et de l’atmosphère générale de contre-culture adoptée par la ville. Contrairement à ce que pourrait laisser entendre son nom, la question de l’autonomie ou de l’indépendance n’est pas ici comprise comme une simple individualisation du problème, mais bien pensée comme au service d’une participation pleine et active dans la société, à égalité des valides, et donc d’une forme de « visibilité invisible » (une reconnaissance, mais non une marginalisation en somme). Les solutions recherchées par le Centre sont pionnières en matière technique, notamment dans le travail avec la municipalité de Berkeley et le département d’Architecture de l’université vers l’aménagement de l’espace public autour de Telegraph Avenue et People’s Park. Mais il s’agit aussi de construire une communauté d’intérêts et de trouver des allié·e·s, ce qui se travaille dans des tâches aussi banales que d’aider à la recherche d’appartements grâce à la constitution d’un réseau d’adresses, de trouver des aidant·e·s au quotidien pour les handicaps les plus lourds, etc. Pour Williamson, cette expérience totale symbolise l’émergence des droits civiques pour les handicapé·e·s à travers la résistance aux normes sociales de l’après-guerre et augure de la période de lutte de 1975-1990 vers l’adoption de l’Americans with Disabilities Act (ADA).

Le dernier chapitre revient enfin sur les acceptions nouvelles de l’accessibilité et discute, dans la lignée des Disability Studies des années 2000 et 2010, du Crip Design, forme ultime du design de l’accessibilité montrant un changement radical de sens politique vers une véritable épistémologie handicapée. Les lecteur·rice·s reconnaîtront ici les convergences avec d’autres mouvements recherchant de nouvelles épistémologies et postures de travail. Les luttes pour plus de droits durant les années 1970 et 1980 traversent l’ouvrage, mais ne sont pas au centre. On reconnaît ainsi au fil des pages certaines figures des mouvements handicapés, et notamment Judith Heumann, revenue récemment sur le devant de la scène à l’occasion des célébrations du vingtième anniversaire de l’ADA sous la houlette de la présidence Obama. Mais le grand apport de l’ouvrage est bien cette entrée par le design représentatif de toutes les tensions au cœur de la relation entre handicap et société. Williamson traite de ces avancées à pas de fourmi vers un design universel bénéfique à tout un chacun sans adopter le point de vue romantique de la lutte, et sans être non plus éblouie par le miracle des avancées technologiques, mais dans l’interface entre les deux. L’histoire du design de l’accessibilité est aussi une histoire de ses échecs, et l’ouvrage apporte de ce point de vue une perspective tout à fait bienvenue.

 

Bibliographie

Goffman Erving, Stigma: Notes on the Management of Spoiled Identity, Touchstone, 1963.

Nussbaum Martha, Frontiers of justice: disability, nationality, species membership, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 2006.

 

[1] « The failure to deal adequately with the needs of citizens with impairments and disabilities is a serious flaw in modern theories that conceive of basic political principles as the result of a contract for mutual advantage. This flaw goes deep, affecting their adequacy as accounts of human justice more generally.” (ma traduction)

[2] Voir aussi sur la thématique de l’intégration Stigma: Notes on the Management of Spoiled Identity (Goffman, 1963).

[3] « Efforts to improve access contributed a new sense of the social potential of design, but also revealed deeply held American beliefs about technology, space, and society. From the start, conversations about access touched a sensitive nerve in American political discourse—namely, the bias against collectivism and shared resources, rather than private property and individual economic power. »  (ma traduction)

[4] Geraldo, Willowbrook. The last great disgrace, WABC-TV-Eyewitness News, 27:20, 1972, consulté le 28 juin 2022.