L’aménagement urbain au Vietnam, vecteur d’un autoritarisme négocié

Urban Planning in Vietnam: A Vector for a Negotiated Authoritarianism?

La République Socialiste du Vietnam est l'un des derniers bastions du communisme d'État, avec un Parti unique, artisan de la libéralisation économique en cours, mais toujours détenteur exclusif du pouvoir politique. Depuis les réformes du Renouveau (Đổi Mới) de 1986, les institutions internationales, telles que la Banque Mondiale, ont érigé le pays en modèle d'une transition économique « réussie », du collectivisme vers l'économie de marché (Word Bank 1996). En dépit de cette image positive, le pays est classé 174e sur 180 pour la liberté de la presse par Reporters Sans Frontières en 2014 et 116e sur 177 selon l'index de perception de la corruption établi par Transparency International en 2013, tout en restant régulièrement dénoncé pour les arrestations de dissidents politiques ou bloggers critique[1]. L'État-Parti vietnamien souscrit toujours au modèle d’organisation politique du « centralisme démocratique » : il mobilise et contrôle les populations à travers ses organisations de masse, qui encadrent encore près des 3/4 de la population (Norlund 2007). Le régime maintient son pouvoir à travers un ensemble de structures politiques socialistes, qui quadrillent le territoire à une échelle très fine et assurent au pouvoir central des relais à chaque échelon de la nation.

The Socialist Republic of Vietnam is one of the last communist states ruled by a single political party, which is the architect of the current economic liberalisation but remains the only holder of the political power. Since the 1986 Đi Mi (« Renovation »)reforms, international organisations – such as the World Bank – have raised the country as a model of a successful economic transition, from collectivism to market economy (World Bank 1996).Despite this positive image, the country was still ranked 174 out of 180 for press freedom by Reporters Without Borders in 2014, and 166 out of 177 according to Transparency International Corruption Index in 2013[1]. At the same time, Vietnam is regularly criticized for dissidents’ or critical bloggers’ arrests. The Vietnamese party-state still subscribes to the political organisation model of « Democratic Centralism »: it mobilizes and controls the entire population through mass organizations, which supervise close to ¾ of the population (Norlund 2007). The regime maintains its power through a system of socialist political structures, that covers the entire territory up to a very fine scale and offers the central power various relays at every level of the nation.

En se fondant sur des observations de terrain récentes et prolongées au Vietnam[2], cet article entend proposer une réflexion sur le fonctionnement quotidien d'un régime autoritaire, dont l'insertion dans les circuits de la mondialisation est porteuse de recompositions multiples, parfois vécues comme injustes par la population. L'État-Parti vietnamien justifie son autoritarisme par une approche développementaliste, le volontarisme de ses ambitions et de ses plans, et par la conviction – partagée par de nombreuses élites – de son rôle d'avant-garde et de guide dans la modernisation et l’entreprise de « civilisation » du pays (Woodside 1998). L’observation des processus itératifs entre l’État et la société permet cependant de nuancer ce positionnement paternaliste et de souligner l'hybridation des formes de gouvernement dans l’exercice du pouvoir (McGee 2009).

Based on recent and long-term field work observations in Vietnam[2], this paper tries to offer an analysis of the daily functioning of an authoritarian regime, in which the integration in the globalization networks carries multiple new arrangements, that are sometimes perceived as being unfair by the population. The Vietnamese party-state justifies his authoritarianism by his developmentalist approach, the voluntarism of its ambitions and plans, and by its belief – shared by numerous elites – in his vanguard and guiding mission for the modernisation and « civilisation » of the country (Woodside 1998). However, the observation of these society-state iterative dynamics forces to nuance this paternalistic positioning and to underline the hybridisation of elements of government in the exercise of power.

La terminologie récemment mobilisée par les observateurs de la vie politique au Vietnam traduit bien le caractère hybride du régime, caractérisé de « accommodating state » (Koh 2006), « 'mass regarding' or 'quasi democratic' » (Womack, cité par Koh 2006), « infrastructural power-state » (McCormick 1998), « post-socialist authoritarian regime » (Hewinson, cité par Wells-Dang 2010), ou encore de « authoritarian pluralism, consultative authoritarianism or illiberal democracy» (Wells-Dang 2010). Ces recherches récentes proposent une vision renouvelée de l'État vietnamien en soulignant les influences exogènes – des bailleurs de fonds ou des États étrangers –, comme les tensions internes au Parti et ses différents courants, l'impact des velléités provinciales d'autonomisation, ou encore les pressions de la société vietnamienne, dans ses composantes rurales comme urbaines, qui tendent à « assouplir » le régime.

The recent terminology adopted by the observers of the Vietnamese political life does reveal the hybrid character of the regime, qualified as an « accommodating state » (Koh 2006), « ‘mass regarding’ or ‘quasi democratic’ » (Womack quoted by Koh 2006), « infrastructural power-state » (McCormick 1998), « post-socialist authoritarian regime » (Hewinson quoted by Wells-Dang 2010), or as an « authoritarian pluralism, consultative authoritarianism or illiberal democracy» (Wells-Dang 2010). This recent research offer a renewed comprehension of the Vietnamese state underlying exogenous influences – from international donors or foreign states –, as well as internal tensions in the communist party and its different trends, the impact of the provinces will for greater autonomy, pressures from the society, both urban and rural, that tend to make the regime more flexible.

Choisissant de porter le regard sur la capacité des citoyens – et des échelons intermédiaires de gestion – à interagir avec les dirigeants de ce régime fort pour le faire évoluer, nous proposons ici de développer l’idée d’un « autoritarisme négocié », devant permettre de compléter les outils d'analyse pluridisciplinaires récemment mobilisés pour appréhender les leviers de représentation des populations en contexte autoritaire (Bayart 1991, Bayat 2000, Chatterjee 2004, Hilgers et Mazzoechetti 2010,   Hibou 2011). L'État-Parti vietnamien n'est pas un bloc monolithique. Il se caractérise par sa flexibilité, ses cooptations et par l’intégration progressive de différents éléments de tension qui pourraient menacer sa stabilité. Le régime gère les bouleversements et les crises par des réponses plurielles et éminemment pragmatiques, entre prise en compte des divergences et limitation de leur expression (Kerkvliet 2001). Décliné au niveau local, ce fonctionnement « makes the party-state more accommodating to people at that level without challenging the structural or institutional dominance by the party-state » (Koh 2006, p.5). Le choix d’une échelle d’analyse locale et quotidienne permet de nuancer la vision surplombante de l'État-Parti vietnamien et d'étudier les rouages de l'exercice du pouvoir et ses modalités de négociation. Ce pragmatisme dans l'exercice du pouvoir et de la domination est ancien (Papin, 1997, Gironde 2001, Pandolfi 2001, Cerise 2004) mais se trouve renforcé par les effets du Đổi Mới, et plus généralement de l'ouverture économique et de l'internationalisation du pays (Gainsborough 2010). Cet article propose ainsi de compléter ces analyses socio-politiques par une approche spatiale du fonctionnement du régime autoritaire vietnamien, en prenant la ville vietnamienne en mutation comme objet d’étude.

By focusing on citizens capabilities – and on lower or intermediary levels of government – to interact with the leaders of this strong regime to make it evolves, we introduce the idea of a « negotiated authoritarianism », that can complete the multidisciplinary frame recently developed and mobilized to apprehend the means of citizens representation in an authoritarian context (Bayart 1991, Bayat 2000, Chatterjee 2004, Hilgers et Mazzoechetti 2010, Hibou 2011). The Vietnamese party-state is not a monolithic bloc. It is characterized by its flexibility, its co-optation and its ability to integrate incrementally different elements of tensions that could hinder its stability. The regime manages crises or disruptions by plural answers, particularly pragmatic, that balance between taking these divergences of opinion into account and limiting their expression (Kerkvliet 2001). Developed at the local level, this way of functioning « makes the party-state more accommodating to people at that level without challenging the structural or institutional dominance by the party-state » (Koh 2006, p.5). Thus, choosing to focus the scope of analysis at the local level enables to nuance the overhanging vision of the Vietnamese party-state and to study the governing apparatus and its negotiation modalities. This pragmatism in governing and domination is not new (Papin, 1997, Gironde 2001, Pandolfi 2001, Cerise 2004), but has been reinforced by the Đổi Mới impact and more generally speaking by the economic opening and Vietnam’s internationalization (Gainsborough 2010). Then, this paper aims at completing existing socio-political analyses of the Vietnamese authoritarian regime functioning by a spatial one, taking the evolving Vietnamese city as a case study.

Si le caractère autoritaire du régime vietnamien constitue indéniablement une clef de compréhension de l’organisation socio-spatiale des villes du pays, nous souhaitons à l’inverse montrer en quoi les modalités contemporaines d’aménagement de ces villes – et les temps de négociations et de confrontations qu’elles impliquent à l’échelle locale des quartiers – participent aujourd’hui à l’évolution du régime autoritaire vietnamien, vers un « autoritarisme négocié ». Il s’agit alors d’interroger les processus itératifs entre autoritarisme politique et production de la ville dans le contexte vietnamien.

Even if the authoritarian dimension of the regime is key element to understand the socio-spatial organisation of the Vietnamese cities, we would also like to point out that current urban planning modalities – and moments of negotiations or confrontations at the local level – participate in the evolution of the Vietnamese authoritarian regime, towards a « negotiated authoritarianism ». Therefore, we question the iterative processes between political authoritarianism and the production of the city, in the Vietnamese context.

Tandis que les villes héritées se recomposent et se « métropolisent », les espaces périurbains sont progressivement « colonisés » à la fois par les formes et les acteurs urbains, d'un point de vue administratif comme matériel. Le champ de l’aménagement révèle des jeux d'acteurs complexes et l'agrégation de nouvelles coalitions de croissance, venant interroger les choix politiques opérés par les pouvoirs publics, les grandes orientations de développement et leurs modalités de mises en œuvre. Les mutations accélérées des espaces urbains et périurbains exercent par ailleurs une pression croissante sur les ressources naturelles. La capacité d'action de l'État se lit alors à l'aune de sa capacité à récupérer la ressource foncière puis à la contrôler (Musil 2013).

While inherited colonial cities are reshaped and « metropolized », at the same time, periurban areas are progressively being « colonized » by both urban patterns and actors, and both administratively and physically. The field of planning thus reveals complex stakeholders games and aggregation of new growth coalitions that questioned public political choices, their development orientations and their means of implementation. The urban and periurban accelerated mutations also put a growing pressure on natural resources. The state capability to recover lands and to control it is therefore an indicator of its action latitude (Musil 2013).

Dans ce contexte, les questions foncières sont symboliquement et politiquement sensibles et créent de nouveaux points d'achoppement entre les habitants – citadins comme villageois – et leurs pouvoirs publics locaux. À l'occasion des procédures de récupération foncière se constituent parfois des fédérations d'habitants, rejetant des projets considérés comme iniques, capitalistes ou contraires au bien commun, pouvant aller jusqu'à la remise en cause de l'autorité et de la légitimité des pouvoirs publics. Le foncier est ainsi redevenu le terreau d'émergence de résistances – argumentées et parfois violentes –, témoignant de l'implication croissante des habitants dans les politiques publiques et d'une nouvelle audace à affronter, de plus en plus ouvertement, la structure politico-administrative en place, au nom de la justice et du bien commun (Culas et Nguyen Van Suu 2010, Mellac et al. 2010, Labbé 2011, Tôn Nu Quynh Trân et al. 2012).

In this context, matters regarding lands are sensitive, both symbolically and politically and they create new stumbling blocks between the inhabitants – city-dweller as villagers – and their local public administration. Inhabitants can unite when land recovery procedures are launched for projects seen as unjust, capitalistic and going against public good. These federations can actually sometimes challenged public authorities power and legitimacy. As a result, land regime has emerged as a fertile ground for resistances building – coherent and sometimes violent – and reveals the growing people’s participation in political affairs and their new daring to confront more and more openly the existing administrative and political structure, for justice and common good (Culas et Nguyen Van Suu 2010, Mellac et al. 2010, Labbé 2011, Tôn Nu Quynh Trân et al. 2012).

Notre présente analyse est nourrie des expériences et des résultats d'enquêtes de nos recherches doctorales récemment menées à Hồ Chí Minh Ville et Hà Nội, deux métropoles polarisant les régions les plus dynamiques du pays, qui sont souvent opposées arbitrairement dans la littérature scientifique, comme dans l'imaginaire collectif. La métropole du sud, Hồ Chí Minh Ville, est généralement présentée comme le siège de l'expérimentation économique et politique, l'avant-garde libérale et internationale du pays, agissant de façon autonome grâce à son éloignement géographique et historique du nord. La métropole du nord, Hà Nội, est en revanche associée au conservatisme, à la bureaucratie, à l'idée d'un contrôle accru du Parti et d'élites d'arrière-garde. Nos observations sur le fonctionnement politique de ces villes révèlent pourtant que la situation est loin d'être binaire.

Our analysis is based on field work results and experiences that have been conducted during our PhD researches in Hồ Chí Minh City and Hà Nội, two metropolises polarising the country’s most dynamic provinces, that are often opposed, a bit arbitrarily, in literature as well as in people’s imaginary. The southern metropolis, Hồ Chí Minh City, is usually depicted as the head city for political and economic experimentations, the country liberal and international vanguard, which would act autonomously, benefiting from its distance to the capital. The northern metropolis, Hà Nội, is on the contrary associated with ideas of conservatism, bureaucracy, party enhanced control and backward elites. Nevertheless, this binary vision is contradicted by our observations on the political functioning of both cities.

En confrontant ces terrains d’étude, nous souhaitons par ailleurs dépasser la dichotomie du rural et de l'urbain. Les ressorts de contestation et d'opposition, la nature des conflits, leur origine, comme leur négociation présentent en effet des similarités importantes : en ville comme dans la « campagne » ou dans le périurbain, au nord comme au sud, les territoires sont remodelés, les populations transitent, s'éloignent, s'émancipent, et les rapports entre pouvoirs publics et habitants évoluent, se distendent et s'opposent (Labbé 2014). À l'occasion de la mise en œuvre de nouveaux projets, ré-émergent les débats autour des catégories du juste et de l'injuste, du bien commun et de l'intérêt privé, du collectif et de l'individuel (Gibert 2014a). Ces valeurs sont convoquées aussi bien par les représentants de l'État que par les citoyens, qui tâchent ainsi de négocier leur participation à la prise de décision et leur accès aux richesses produites.

By combining our field work, we also hope to go beyond the rural-urban dichotomy. Motivations for contestation and opposition, conflicts’ nature, their origin, the negotiations triggered are much more similar than expected: in cities as well as in the « countryside » or in periurban areas, territories are reshaped, populations transit, migrate, emancipate and relationships between the public authorities and the inhabitants evolve, stretch or enter into conflict (Labbé 2014). Debates over categories such as fair and unfair, common good or private interest, collectivity or individuality rise again upon new projects implementation. These values are mobilized by representatives of the state and by the citizens, that try to negotiate both their participation in decision-making processes and their access to the newly created wealth (Gibert 2014a).

Il s'agit donc de contribuer à la fois à une compréhension renouvelée du Vietnam contemporain et de ses dynamiques internes, et d'enrichir le débat sur le caractère injuste des espaces autoritaires, à partir de l’analyse des stratégies de résistances locales et quotidiennes.

This paper intends to contribute at the same time to a renewed understanding of contemporary Vietnam and its local dynamics and to enrich the debate on the unjust character of authoritarian spaces, based on the analysis of local and daily resistance strategies.

Pour répondre à ce projet, nous interrogeons les modalités et les enjeux d'action sur l'aménagement du territoire dans un contexte dit « autoritaire », en analysant les discours de légitimation des politiques ou les arguments justifiant leur opposition (I). Dépassant les mots pour étudier les actes, nous analysons ensuite les techniques, les stratégies, les « politiques du quotidien » comme les faits de violence pour montrer comment se font souvent face, s'affrontent parfois, les pouvoirs publics et les habitants, quand il s'agit d'imposer un nouveau règlement, de résister à un projet ou de négocier un entre-deux précaire mais temporairement apaisé (II). Enfin, nous montrons que l'évolution et la complexification des sociabilités et des appartenances spatiales défient les formes traditionnelles d'emprise du pouvoir public, de contrôle social, de mobilisation et contribuent à créer des nouveaux espaces d'expression, de revendication et d'émancipation, qui appellent sinon à une refonte du système mais au moins à son évolution (III).

To do so, we first question modalities and the stakes linked to territorial planning in a context qualified as « authoritarian », by analysing both discourses to legitimate these politics and arguments justifying oppositions (I). Then we will focus on practical case studies and we will analyse techniques, strategies, « everyday politics » as well as violent acts that highlight how public authorities and inhabitants often face each other and confront when a new regulation is imposed, an opposition to a project arise or a precarious « consensus » needs to be find to ease a situation of conflict (II). Finally, we will show that the complication and evolution of sociabilities and social belongings challenge traditional means of public influence, social control, mobilisation and contribute to creating new forum of expression, claims and emancipation, that, if not calling for a system revision, at least call for its evolution (III).

 

 

L’aménagement urbain en contexte autoritaire : enjeux et discours de légitimation des autorités

 Part 1. Urban planning in an authoritarian context: deciphering the authorities narrative of legitimatization

 

 

Hồ Chi Minh Ville comme Hà Nội connaissent de profondes mutations liées à leur insertion accélérée dans les circuits de la globalisation. Cette émergence économique, qui intervient dans un contexte de croissance urbaine exponentielle[3] et de revalorisation de la figure de la ville par les pouvoirs politiques, est accompagnée de processus de renouvellement urbain, justifiés par l’invocation de différentes références.

Hồ Chí Minh City and Hà Nội are going through deep mutations due to their steady-pace insertion into globalization processes. Their economic emergence takes place in an exponential urban growth context, at a moment where urban development is revalued and encouraged by the authorities. This context explains the multiplication of urban renewal projects, often justified by the invocation of different references.

 

 

L'héritage du « centralisme démocratique » dans la gestion foncière, source d'(in)justice ?

1.1.The legacy of the “democratic centralism” system in the land management: a source of (in)justice ?

 

 

En dépit d’une diversification et d'une privatisation des acteurs de la production urbaine au fil des réformes économiques, la maîtrise du développement urbain est considérée comme un secteur stratégique par l’État central vietnamien, ce qui explique la prépondérance de son engagement dans la prise de décision, comme dans la mise en œuvre des projets. Ce fonctionnement s’inscrit dans la tradition politique du « centralisme démocratique », où les décisions sont prises à l’échelon central et répercutées jusqu’aux échelons locaux, au nom de l’unité nationale. Il est donc plus juste de parler de « déconcentration » que de « décentralisation » pour qualifier les récentes évolutions institutionnelles déléguant des compétences aux districts (quận ou huyện) : ces derniers bénéficient d’une autonomie de gestion et non d’une autonomie de décision[4] (Albrecht, Hocquart et Papin 2010).

Despite the diversification and the progressive privatisation of urban stakeholders following the economic reforms, control of urban development is still considered a strategic sector by the Vietnamese central state. This explains the predominance of its engagement both in the decision-making and in the implementation of urban projects. This method is embedded in the political tradition of a “democratic centralism”, where decisions are taken at the national level and then transmitted to the local levels, in the name of national unity. Thus, it is more appropriate to talk about ”administrative devolution” than “decentralization” to qualify the recent institutional changes that delegate some jurisdictions to the districts (qun or huyn). The districts benefit from autonomy of management, but not from autonomy of decision (Albrecht, Hocquart and Papin 2010).

La maîtrise de la ressource foncière et les enjeux liés à sa valorisation économique – ainsi que la spéculation à laquelle elle donne lieu – constituent une clef de lecture essentielle des dynamiques de l’urbanisation contemporaine (Evers et Korff 2000, Pandolfi 2001). Dans un contexte de pression foncière exacerbée, les nombreuses opérations de « récupération de la terre », et donc de déplacements forcés de populations ou de changement de fonctions imposé des terrains, sont la traduction la plus évidente de la prépondérance de l’acteur étatique et de son caractère autoritaire. Au Vietnam, la propriété de la terre est toujours définie comme strictement étatique et seuls les droits d’usages du sol peuvent faire l’objet de transactions et de compensations éventuelles en cas d’éviction. Ces procédures sont alors littéralement désignées dans la langue vietnamienne sous le vocable de « récupération » ou « libération » de la terre (thu hời đất / giải phóng mặt bằng).

The control of the land resource and its potential economic valorisation – together with the speculation it is associated with – are central keys to understanding contemporary urban dynamics in Vietnam (Evers and Korff 2000, Pandolfi 2001). In a context of high land pressure, the numerous “land recuperation” operations, together with population displacements or imposed land use changes, are the most obvious illustration of the dominance of the state actor and its authoritarian character. In Vietnam, land property is still controlled by the state and only land right uses can be exchanged or compensated in the case of land eviction. In the Vietnamese language, these operations are literally called “land recovery” or “land liberation” (thu hi đt / gii phóng mt bng).

Les outils législatifs de la gestion foncière demeurent incomplets et ne permettent pas à la puissance publique de constituer les réserves nécessaires à la mise en œuvre des ambitions métropolitaines des villes du pays. Les autorités ne disposent d’aucune visibilité sur la disponibilité des terrains, ni même sur l’actualité des transactions foncières. L’acquisition de droits d'usages du sol offre par ailleurs des placements plus fiables que la monnaie et n’est soumise à aucune taxation des plus-values, contrairement aux placements bancaires (Truitt 2013). Les cessions des droits d’usages du sol à des sociétés privées constituent alors une source de revenus importante pour les collectivités locales, également du fait des pratiques corruptives auxquelles elles sont liées (Papin, Passicousset 2010, p.132). Les transferts des droits d'usages du sol font par ailleurs l’objet de pratiques spéculatives, venant encore en accroître la valeur (Sheng Han Sun et Trang Vu Kim 2008, Truong Thien Thu et Perera Ranjith 2010). Les terres agricoles localisées dans les franges urbaines, par exemple, font l’objet d’importantes spéculations, en prévision de leur futur statut urbanisable. On estime ainsi qu’entre 2001 et 2009, le prix du mètre carré dans les quartiers périphériques de Hồ Chí Minh Ville a été multiplié par dix en valeur constante (Papin et Passicousset 2010). Par ailleurs, l’annonce – voire même la simple rumeur – d’un projet à venir contribue à démultiplier la valeur foncière. Les annonces concernant la construction de nouveaux axes et le tracé des lignes de métro sont celles qui génèrent les augmentations les plus radicales des prix, permettant des plus-values foncières substantielles, par enrichissement sans cause (Musil 2013).

The urban land management’s legal tools are still incomplete and do not provide the capacity for public authorities to constitute necessary land reserve to reach their metropolitan ambitions. The authorities neither benefit from any visibility on land availability, nor land actuality. Acquiring land rights uses constitutes a more reliable and long-term financial investment than the money itself. Moreover, the added-value of such an investment is not subject to tax, to the contrary a banking deal (Truitt 2013). The sale of land rights uses to private companies is an important income for local authorities, especialy considering the corrupt practices to which they are deeply linked (Papin and Passicousset 2010, p. 132). Transfers of land right uses are also subject to speculation, which increase their value (Sheng Han Sun and Trang Vu Kim 2008, Truong Thien Thu and Perera Ranjith 2010). With the anticipation of their future urban status, agricultural lands localised in the urban outskirts are subject to important speculative practices. Between 2001 and 2009, the square meter price in the Hồ Chí Minh City’s periphery area is estimated to have multiplied by ten, in constant money value (Papin and Passicousset 2010). Moreover, the simple announcement – or even just the rumour – of a new project provokes an uncontrolled increase of land value. Announcements of new roads and metro lines generate the most radical price increases. Thus, they allow substantial added-value, by “no reason enrichment” (Musil 2013).

La « récupération foncière » auprès des habitants constitue alors un passage obligé du développement et du renouvellement urbain. Ces évictions forcées traduisent l’autoritarisme de l’État, qui tâche de légitimer ces procédures, souvent vécues de manière déstabilisantes – voire dramatiques par les habitants, qui perdent leur logement ou leur outil de travail – en invoquant les impératifs de « modernité » et de « civilisation ».

“Land recovery” among local communities is then a prerequisite, both for new urban development and renovation projects. These forced evictions illustrate state authoritarianism. These moments are often destabilizing and sometimes dramatic for the local inhabitants, who lose their homes or their resources for work, but the state representatives try to legitimate them by invoking the imperative of “modernity” and “civilisation”.

 

 

La légitimation des récupérations foncières au nom de la civilisation urbaine

1.2.Legitimating land recovery in the name of urban civilisation

 

 

Les opérations d’aménagement conduites par les autorités vietnamiennes répondent un vaste projet – à la fois urbanistique et idéologique – de « modernisation urbaine » (hiện đại hóa) et de « civilisation urbaine » (văn minh đô thị). Cette terminologie, relayée par les campagnes de propagande officielles, constitue l’un des marqueurs de l’entrée du pays dans l'économie de marché depuis les réformes du Renouveau (Schwenkel 2012). La rhétorique d’édification de « l’Homme Nouveau » (Người Mới) a cédé place à celle du « citadin civilisé[5] ». Ce leitmotiv fait référence à la vision intégrée d’un « projet urbain et de civilisation », dans la lignée du modèle singapourien et aujourd’hui du modèle urbain chinois, convoqués comme figures tutélaires dans les schémas directeurs des métropoles en construction. Dans ces modèles, la ville moderne est d’abord celle du foncier maîtrisé, du zonage fonctionnel et de l’adhésion des citadins à un ordre social partagé (Comité populaire de Hà Nội et Posco-Perkinks Eastman-Jina 2010, Comité populaire de Hồ Chí Minh Ville et Nikken Sekkei 2007).

The several urban projects conducted by Vietnamese authorities serve a global project of “urban modernization” (hin đi hóa) and “urban civilisation” (văn minh đô th) – both on urban and ideological perspectives. These expressions are widely relayed through propaganda campaigns: they are an important evidence of the country’s entrance into the market economy since the economic reforms (Schwenkel 2012). Then, the ideological rhetoric of the “New Man” gave the way to the idea of a “civilized urban dweller [3]. This leitmotiv refers to the vision of a “urban project of civilization”, in line with the Singaporean model and more and more the Chinese model, these two being thought as tutelary figures in the contemporary Vietnamese master plans. In these models, the modern city is firstly characterized by land development control, a functionalist zoning and the global support of urban dwellers for a shared social order (People’s Committee of Hà Nội and Posco-Perkinks Eastman-Jina 2010, People’s Committee of Hồ Chí Minh City and Nikken Sekkei 2007).

La « modernité urbaine » et ses marqueurs de référence – verticalisation des formes bâties, nouvelles échelles de la voirie, valorisation des malls …–, impliquent un renouvellement des cadres de l’urbanité et des mutations d’ordre sociétal, appelant à des changements dans les pratiques de la ville. Le commerce de rue par exemple, en dépit de son omniprésence au Vietnam, est remis en cause, au même titre que la plurifonctionnalité des espaces publics. Cet ordre social n’est pas simplement imposé par la rigidité des réglementations urbaines ou la présence des figures de l’ordre, mais également par le réaménagement de l’espace urbain lui-même.

“Urban modernity” is embodied by different elements, such as high-rise buildings, new scale roads and shopping malls. Thus, it implies both a renewal of the physical city frame and social order mutations, together with new urban practices. Street trading, for instance, despite its omnipresence in Vietnam, is challenged, just like the multiple uses of public space. This new social order is not only imposed by strict urban regulations and police actions, but also through the reorganization of the urban space itself.

Cette terminologie recouvre un ensemble de programmes, à la fois d’ordres réglementaire (Ill. 1) et opérationnel, au pouvoir fortement excluant. Il en va par exemple des petits producteurs aux pratiques informelles dans les franges industrielles des métropoles, des migrants ruraux, des vendeurs de rue et des personnes âgées qui ont pour habitude de porter un pyjama dans les rues. Ces discours sont donc instrumentalisés au service de l’uniformisation des pratiques et de l’exclusion des franges considérées comme « déviantes », ou du moins « non-civilisées », de la population. Les idées de « beauté urbaine » et de « mode de vie civilisé » jouent le rôle d’une idéologie persuasive, intimement liée à un discours sur l’ordre, rejoignant l’idée de « société harmonieuse » (hexie shehui), introduite par Hu Jintao en Chine.

Urban “modernization” implies various urban programmes, both through regulatory (Ill. 1) and operational planning. These programmes exclude various urban dwellers, such as informal small producers in the industrial fringes of the metropolises, rural migrants, street traders or elderly people wearing their traditional pyjamas on the streets. These discourses are then exploited to standardize urban practices and to exclude part of the urban population, judged as “deviant” or, at least “non-civilized”. The ideas of “urban beauty” and “civilized way of life” are used as a persuasive ideology and linked to an official discourse about order, reminding the idea of “harmonious society” (hexie shehui), introduced in China by Hu Jintao.

 

 

Illustration 1. Les réglementations associées aux programmes des « quartiers civilisés » à Hồ Chi Minh Ville

Illustration 1. Rules associated with the “civilized neighbourhoods” programme in H Chi Minh City

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Édifier la « civilisation urbaine » : entre adhésion et sentiment d’injustice

1.3.Building “urban civilization”: between popular support and feeling of unjustice

 

 

Les projets urbains associés à la « modernité » et la « civilisation » sont rarement contestés ou remis en cause en tant que tels par les citadins, qui en acceptent généralement les principes, notamment urbanistiques. Aucun modèle de ville alternatif ne vient par exemple contrer les normes de la « métropole moderne » portées par les autorités. Cet assentiment[6] témoigne de l’efficacité de la « gouvernance douce » (soft governance) du régime vietnamien, qui parvient à imposer sa vision du développement par le biais de ses nombreuses campagnes de propagande, n’hésitant pas à invoquer des référents nationalistes. Pour Nguyễn Thị Thanh Bình, cette « governance via culture despite being a "soft" mode of governance, has become a modern principle of contemporary vietnam socialism » et participe, au même titre que les politiques et règlements coercitifs, à orienter les façons de vivre et les pratiques spatiales des habitants (2010, p.123).

Urban projects associated with “modernity” and “civilization” are rarely contested or challenged as such by the urban dwellers, who generally accept their principles, especially the architectural ones. No alternative model, for example, proposes to counter the norms of what is a “modern metropolis” for the authorities. This consent illustrates the efficiency of the Vietnamese regime of “soft governance”. This strategy relies on various propaganda campaigns and the use of nationalist references, in order to impose a certain vision of development. According to Nguyễn Thị Thanh Bình, this “governance via culture despite being a « soft » mode of governance, has become a modern principle of contemporary Vietnam socialism. It participates in directing ways of life and spatial practices of the inhabitants, together with, coercive policies and regulations” (2010, p.123).

Ces discours sont non seulement entendus par les populations, mais également appliqués dans leur vie quotidienne et intégrés à leur système de valeurs et de représentations, les habitants devenant ainsi les agents du changement et les relais des politiques nationales au niveau local. Pour Bill Hayton, les classes moyennes urbaines émergentes ont par exemple été peu à peu acquises à la cause des pouvoirs publics et à leur volonté de privatiser progressivement l'espace public et d'encourager des modes de consommation « modernes » :

These discourses are not only well known by the inhabitants, but they also participate directly in shaping their daily life, because they are integrated into their systems of values and representations. Thus, the urban dwellers become direct agents of change and relay national policies at the local scale. For Bill Hayton, urban middle classes have progressively been convinced by public authorities’ visions of the clearance of public space and new modern ways of consuming

« Shopkeepers and professionals look down on the street traders and the itinerant workers, deride them for their rural ways, call them nhà quê (country bumpkin) and support the state's campaigns to keep them off the street » (2010, p.55).

« Shopkeepers and professionals look down on the street traders and the itinerant workers, deride them for their rural ways, call them nhà quê (country bumpkin) and support the state’s campaigns to keep them off the street » (2010, p.55).

S'est ainsi établie une convergence entre les intérêts des pouvoirs publics – à savoir maîtriser et discipliner la ville – et de la classe moyenne émergente, nouvellement propriétaire de ses biens – notamment immobiliers –, qui souhaite également une délimitation plus stricte de la propriété privée. Au Vietnam, l’entrée dans la société de consommation participe globalement d’une société du consensus politique.

Thus, there is a progressive convergence of interests between the public authorities – who want to control and order the city – and the emerging middle class, newly owner of its properties – in particular of real estate properties –, who also want to encourage a clearer delimitation of this newly acquired private property. In Vietnam, the consumer society participates in a society of political consensus.

Cependant, l’adhésion générale de la population à ces discours n’empêche pas l’émergence – et de plus en plus l’expression – de sentiments d’injustice de la part des citadins exclus des prétendus bénéfices inhérents à ce mouvement de modernisation. Les procédures de récupération foncière, et les très faibles compensations par lesquels elles se soldent, sont de plus en plus vécues de manière injuste, tout comme le manque de concertation autour de l’implantation des projets et le caractère aléatoire des calendriers de mise en œuvre. Les habitants se montrent regardant sur la nature des projets qui justifient ces récupérations foncières, et leurs potentiels bénéficiaires (Segard 2014). La multiplication des terrains de golf en périphérie des villes, les déplacements forcés pour des « projets fantômes » (dựán ma), ou la privatisation exacerbée des espaces collectifs, tels que les parcs publics, sont ressentis comme profondément injustes et contraires au bien commun, dont le gouvernement socialiste se doit pourtant d’être le garant (ibid).

Nevertheless, if the population generally support these discourses, it does not prevent from the emergence – and more and more the expression – of feelings of injustice from urban dwellers excluded from the supposed benefits of this modernization movement. The land clearance procedures, and the very low compensations going with them, are more and more considered as unfair; so is the lack of consultation during the project implementation and its very uncertain calendar. The inhabitants are attentive to the nature of any projects implying land clearance; they also care for the potential beneficiaries of these projects (Segard, 2014). The multiplication of golf courses in the urban peripheries, forced displacements for “ghost projects” (dựán ma), or the increase of the privatisation of collective spaces, such as public parks, are viewed as deeply unfair and against the common good, whose the socialist government should be responsible for (ibid).

Cette atteinte au bien commun est vécue particulièrement durement par les communautés villageoises installées sur les marges des métropoles. La prédation des ressources foncières par l’expansion urbaine est présentée comme un processus de colonisation inacceptable et donne lieu à des tensions, des retards, voire même des blocages dans la mise en œuvre des projets (Labbé et Segard 2014). Face aux limites de la « gouvernance douce », l’État central ou ses relais locaux peuvent alors user de pratiques autoritaires, impliquant éventuellement le recours à la violence, au nom de l’intérêt supérieur de la nation et de la mission développementaliste de l’État-Parti.

This infringement of common good is particularly hard for village communities living on the margin of metropolises. The predation of land resources by the urban expansion is perceived as an unacceptable colonial process and leads to tensions, delays and even blockages in the projects implementation (Labbé and Segard, 2014). Facing the limits of “soft governance”, the central state – or its local representatives – can use authoritarian practices, sometimes implying the use of violence, in the name of the superior interest of the national and the development mission of the state-party.

 

 

La production de la ville, entre instrument de contrôle et de négociations 

Part 2. The production of the city, between control and negotiation

 

 

Les dispositifs spatiaux de contrôle du régime vietnamien

2.1 The Vietnamese regime’s spatial measures of control

 

 

Les entreprises de « récupération des terres » constituent la source la plus importante de tensions sociales dans le Vietnam contemporain (Vietnam Development Report 2010, Gibert 2014a) étant donné la disjonction majeure entre les montants des compensations fixées et les prix du marché, pour les terres agricoles comme résidentielles (Truong Thien Thu et Perera Ranjith 2010). Dans la gestion de ces tensions, les deux « parties » opposées font usages de stratégies multiples, allant de la négociation au blocage, comme au recours à la contrainte, aboutissant parfois à la résolution du conflit et à l'obtention d'un consensus, mais parfois aussi à un passage en force ou au contraire à un gel du projet.

« Recovering of land » undertakings are the principal source of social tensions in contemporary Vietnam (Vietnam Development Report 2010, Gibert 2014a), given the major disjunction between official compensation rates and market values for both residential and agricultural lands (Truong Thien Thu and Perera Ranjith 2010). During these phases of tension, these two opposed stakeholders are using manifold strategies, from negotiation to blockage or coercion, that sometimes result in resolving the conflict and finding a consensus, or sometimes lead to forcing through or freezing of a project.

Du point de vue des pouvoirs publics, le premier outil pour obtenir l'aval – ou du moins la passivité des habitants – réside dans la menace verbale. Des amendes sont promises, éventuellement des poursuites judiciaires et l’intervention de la police et de l'armée, assorties de la menace d’une opprobre populaire, puisqu'en s'acharnant à s'opposer à la « modernisation » du pays, le récalcitrant se pose en mauvais patriote. En parallèle, sont souvent entreprises des campagnes de pression auprès des acteurs de l'infra-local, chefs de hameau ou de quartier, membres du Parti ou des organisations de masse, contraints par leur position de « donner l'exemple » et de se soumettre aux décisions publiques. Les autorités tentent de briser les coalitions ponctuelles et tacites autour d'un intérêt commun, ou les fédérations constituées contre un projet, en soudoyant certains de leurs membres ou en les menaçant d'éviction. C'est ainsi que s'émiette progressivement le « front » d'opposition, à mesure que certaines parcelles sont finalement cédées par leurs propriétaires, que certaines façades sont détruites et que le montant des compensations diminue, conduisant alors les voisins à se résoudre à accepter les termes du contrat, quel que soit son caractère injuste ou injustifié.

From the public authorities’ perspective, the first way to gain the support – or at least the passivity of the inhabitants – is verbal threats. Fines are foreseen, mentions of judicial proceedings or military and police interventions are thrown out, the idea of public disgrace is also underlined. Indeed, if some people remain opposed to a project aiming for national « modernization », they might be consider bad patriots. At the same moment, pressure is also put on infra-local actors, such as heads of hamlets or neighbourhood, members of the party or mass organizations, that must « lead by example », given their position. By doing this, the authorities are trying to break coalitions built around a common interest or federations of inhabitants against one specific project, by bribing some of their members or threatening them. This is how opposition fronts are progressively crumbling : some lots are finally conceded, some frontage are being destroyed, and as compensation rates are diminishing, some neighbours finally accept the offer, even if it is still considered unfair or unjustified.

Lorsque les habitants restent soudés dans leur opposition, la violence d'État demeure une option envisageable, bien qu'elle soit considérée un ultime recours. C’est le cas lorsque la réaffirmation de l’autorité étatique est en jeu ou pour imposer des projets considérés comme prioritaires : soutenir des investisseurs, favoriser des intérêts personnels ou ne pas « perdre la face », quand le pays accueille des manifestations internationales et des hôtes de marque. L'exemple de la construction du stade Mỹ Đình à Hà Nội en 2003, devant accueillir les Jeux du sud-est asiatique, est révélateur de ce cas de figure (Sheng Han Sun et Trang Vu Kim 2008, p. 1110). Alors que le projet était bloqué depuis des mois, l'intervention directe du Premier ministre de l'époque, Phan Văn Khải, et les pressions qu'il a pu exercer sur le comité populaire de Hà Nội, ont permis le règlement accéléré du conflit : 70% des détenteurs de droits d’usages du sol les ont finalement cédé « pacifiquement » aux autorités, tandis que les 30% restants se sont vus déplacés par les forces de l'ordre.

Nonetheless, if the inhabitants managed to stay united, state violence remains a possible option, even thought it is considered the last resort.This solution is actually implemented when the state authority needs to be reasserted on specific projects and priorities: supporting investors, favour private interests or avoid « losing face », especially when the country is hosting international events or distinguished guests. The construction of Mỹ Đình stadium in Hà Nội, for the Southeast Asian Games in 2003 is a good example of these kind of scenario (Sheng Han Sun and Trang Vu Kim 2008, p. 1110). While the project was frozen for months, the direct intervention of Phan Văn Khải, Prime Minister at that time, and the pressure he put on Hà Nội’s People’s Committee enabled conflict resolution : 70% of the land titles’ owners finally conceded them « peacefully » to the authorities, while the remaining 30% were expelled by the police.

Cette adaptation du régime aux situations locales explique que le recours à la violence demeure exceptionnel. C’est en s'appuyant sur son dense réseau de contrôle territorial et politique, sur ses capacités à jouer de la propagande, sur ses capacités de pression et ses moyens légaux, que le Vietnam réussit à s'affranchir de l'image d'un régime dictatorial.

The regime’s capacity to adapt to local circumstances explains that resorting to violence remains exceptional. Vietnam actually manages to avoid the image of a dictatorship by relying on its dense networks of political and territorial control, on its ability to use propaganda, on its capacity to put pressure and on its legal means.

 

 

Les habitants : entre contournements et négociations

2.2. The inhabitants, between circumventions and negotiations

 

 

Du point de vue des habitants, l'éventail des stratégies d'opposition, de négociation ou d'évitement est tout aussi large, nuançant ainsi l'autoritarisme du régime et sa capacité à imposer unilatéralement ses vues. Les formes collectives de revendications et l'opposition frontale exprimée à l'encontre du régime sont circonscrites à quelques groupes dissidents, souvent organisés depuis l'étranger par des membres de la diaspora. Ces organisations sont systématiquement réprimées par les pouvoirs publics, via des emprisonnements, le blocage de l'accès aux sites Internet et la dissolution forcée. Les résistances et tensions sont néanmoins fréquentes et sont forment des :

From the inhabitants point of view, the range of opposition, negotiations or avoidances strategies is as wide, which nuance the regime authoritarianism and its capacity to unilaterally impose its views. Collective forms of protest and frontal open oppositions are usually confined to few dissidents groups, usually built from abroad by diaspora members. These organisations are systematically repressed by the public authorities, via imprisonment, censorship of websites or forced dissolution. Resistance and tensions are nevertheless frequents and consist of :

« everyday forms of resistance […] the ordinary weapons of relatively powerless groups : foot dragging, dissimulation, desertion, false compliance, pilfering, feigned ignorance, slander, arson, sabotage and so on » (Scott 1985, p.xvi).

« everyday forms of resistance […] the ordinary weapons of relatively powerless groups : foot dragging, dissimulation, desertion, false compliance, pilfering, feigned ignorance, slander, arson, sabotage and so on » (Scott 1985, p.xvi).

Ne requérant ni organisation formelle, ni remise en question de l'État, ces « politiques du quotidien » se déploient dans les quartiers (Kerkvliet 2006) et sont autant de « quiet encroachment » (Bayat 2000) à la norme. D'une échelle individuelle, ces résistances deviennent parfois – par leur systématisation – des sources de flexibilité et d'adaptation des politiques publiques. Il peut simplement s'agir d’agrandir illégalement son logement en empiétant sur la voirie, d'entreposer des biens personnels sur l'espace public, d’occuper une portion de trottoir avec un stand de vente ou de moquer les pouvoirs publics par la propagation de rumeurs et de miner leur crédibilité.

These « everyday politics » (Kerkvliet 2006) don’t require formal organisation or challenging of the state, and are as many « quiet encroachment » (Bayat 2000) to the norms. These resistances, originally based on an individual scale, can become – if systematized – a source of flexibility and public policy adaptation. « Everyday forms of resistance » range from illegally enlarging one’s house by encroaching upon the road, to storing private goods on public space, installing a food stand on a portion of the sidewalk or making a fool out of the public authorities by propagating rumours and wearing down their credibility.

Le conflit ayant eu lieu dans la commune de Sơn Đồng, intégrée depuis 2008 à la ville-province de Hà Nội, est révélateur de la variété de moyens et de leur mobilisation. Un projet de zone artisano-industrielle de 40 hectares avait été annoncé en 2006, puis autorisé formellement par les autorités provinciales d'Hà Tây, en 2008. Son objectif officiel était d'augmenter les surfaces de production pour les artisans du village, spécialisés dans la statuaire et la laque d'objets rituels et de permettre la mécanisation d'une partie des étapes de production. Malgré cet affichage d'un projet destiné au « bien commun » et au développement de Sơn Đồng, les villageois se sont rapidement opposés à cette zone, arguant que les montants des compensations étaient trop faibles, que les coûts élevés de revente des parcelles les empêcheraient d'accéder à ces terres et que ce projet était, de facto, à but lucratif et privé.

The conflict that took place in the commune of Sơn Đồng, in the city of Hà Nội since 2008, is a good example of the variety of means of action and their possible mobilization. A 40 hectare industrial-residential project had been announced in 2006 then formally authorized by the Hà Tây Provincial authorities in 2008 . Its official objective was to increase the available land for craft production and allow mechanisation of a few steps of the production chain, the village being specialized in rites-related statuary and lacquer. Despite this « common-good », in favour of Sơn Đồng village development, villagers rapidly opposed this zone, arguing there was insufficient compensation prices rate and foreseen high selling prices that would prevent them from accessing these new « industrial lands ». They argued that this project was, de facto, a private one, for profit.

À l'annonce du lancement des procédures de « libération » des terres, la première réaction des villageois a été de réclamer la tenue d'une réunion de consultation. Ces demandes sont restées lettres mortes, nourrissant le mécontentement local. L’opposition s’est ensuite manifestée sous la forme de discussions informelles, de propagation de rumeurs et du maintien de l'activité agricole sur les terres vouées à l’implantation du projet. Face au mutisme des pouvoirs publics, les habitants ont décidé de s'adresser aux niveaux supérieurs, court-circuitant ainsi le système administratif hiérarchique, en écrivant des lettres aux districts et provinces, en signant des pétitions à destination du niveau central – Parti communiste comme gouvernement –, en arguant que les procédures démocratiques d'acceptation des projets n'avaient pas été respectées. Informés de leurs droits – à travers la presse notamment – les villageois « gather information, compare situations and ask for written documentation to authorities » (Culas 2010, p.65), retournant à leur avantage le nouveau corpus législatif sur la démocratie locale et sur les procédures de « libération » des terres.

Following the land recovery announcement, the first villagers’ reaction was to demand a consultation meeting. This request remained untreated, feeding local angst. Then the opposition took another turn, with informal discussion, propagation of rumours and continuation of farming the soon to be seized lands. Confronted by the public authorities mutism, the inhabitants decided to contact upper levels, bypassing the administrative system hierarchy, writing to districts and provinces, sending petitions to the central level – communist party as well as government – arguing that « democratic procedures » supposedly implemented to accept projects were not followed. More and more aware of their rights – through media for instance – villagers « gather information, compare situations and ask for written documentation from authorities » (Culas 2010, p.65), using the new legislative corpus on grassroots democracy and land « liberation » procedures to their advantage.

Le corpus législatif et le cadre procédural ont d'ailleurs évolué en réaction à des mouvements de contestation citoyenne. Suite aux révoltes rurales de Thái Bình, Thanh Hóa et Đồng Nai de 1997, liées à des affaires de corruption et de prises illégales d'intérêt, le décret 29/1998/ND-CP sur l'exercice de la démocratie dans les communes (Grassroot Democracy Decree, GDR) a été adopté, introduisant de nouvelles procédures d'information, de contrôle et de participation des citoyens à la prise de décisions locales. Des amendements ultérieurs, ainsi que d'autres lois et décrets, ont été régulièrement adoptés depuis, étoffant le corpus législatif des « bonnes pratiques » et de l'implication des populations. Ces mesures, en partie adoptées pour répondre à la pression populaire et donner un affichage démocratique à l'international, sont néanmoins appliquées de façon incomplète et demeurent majoritairement inopérantes (Segard 2014).

The legislative corpus and the procedural frame have actually being evolving in reaction to a movement of citizens protests. Following Thái Bình, Thanh Hóa and Đồng Nai rural uprisings in 1997, linked to corruption issues and collusions affairs, the Grassroots Democracy Decree 29/1998/ND-CP was adopted, introducing new information, control and participation procedures to take local decisions. Ulterior amendments, other laws and decrees had also been adopted since, expanding the legislative corpus of « good practices » and citizen’s involvement. These measures, partly adopted to answer to popular pressure and to offer a democratic “colour” internationally, are nevertheless scarcely applied and remain largely ineffective (Segard 2014).

À Sơn Đồng, la contestation a ensuite pris une tournure plus violente. Certains habitants se sont mis à afficher publiquement leur opposition au projet, en distribuant des pamphlets contre le comité populaire et en tentant de convaincre leurs concitoyens d'agir, jusqu'à l'organisation d'une manifestation au siège du comité populaire de la commune. Ce rassemblement avait pour but de réclamer à nouveau une réunion d'information, mais s'est soldé par la séquestration du président du comité populaire et du secrétaire général du Parti pendant une nuit. L'intervention de la police a néanmoins mis un terme à la manifestation et les « leaders » de l'opposition ont été arrêtés et emprisonnés[7]. Suite à ces événements, le projet de zone industrielle a été bloqué. Pourtant, la violence de la confrontation n'explique qu'en partie la suspension du projet : l'intégration à la sphère administrative d'Hà Nội est en grande partie responsable de cet arrêt[8].

In Sơn Đồng, the contestation progressively took a violent turn. Some inhabitants started to make their opposition to the project public, distributing pamphlets against the People’s Committee at the market or trying to convince their co-citizens to act. This finally lead to the organization of a protest at the commune People’s Committee office. This meeting originally was set up to ask again for an information session but ended up with the sequestration of both the People’s Committee President and the commune Party General Secretary. The police intervention nevertheless put an end to this demonstration and its « leaders » got arrested and jailed[4]. Following these events, the industrial zone project was suspended[5]. However, the element of violence in this confrontation doesn’t explain this suspension alone: Sơn Đồng’s integration in Hà Nội’s administrative sphere is largely responsible for this stop.

Malgré leur visibilité dans la presse, il convient cependant de ne pas agréger ces tensions foncières, ou d'y voir le signe d'une remise en cause profonde du régime. Toutes ces pratiques de résistances, qu'elles soient ostentatoires ou plus dissimulées, sont souvent contingentes d'affaires locales et dépassent rarement cette dimension. Les autorités centrales ne sont pas directement incriminées, que ce soit par crainte de s'exposer à davantage de répression ou par stratégie politique ou parce que le gouvernement central continue de jouir d'un certain respect. Martin Gainsborough souligne également cette nuance, en rappelant que « beyond individual instances of unrest, it would, however, be misleading to speak of a rural opposition in Vietnam understood in terms of an organization with a common institutional base and a coherent critique of party rules » (2010, p.14).

Despite the growing visibility of these affairs in the media, these tensions shouldn’t be aggregated as a common « front » and interpreted as a deep challenging of the regime. All this resistance, ostentatious or dissimulated, are mostly contingents with local affairs, and rarely go beyond this dimension. Central authorities are indeed not directly incriminated, whether by fear of exposing oneself to more repression, by political strategy or because the central government keeps inspiring a certain esteem. Martin Gainsborough also underlines this nuance, stating that « beyond individual instances of unrest, it would, however, be misleading to speak of a rural opposition in Vietnam understood in terms of an organization with a common institutional base and a coherent critique of party rules » (2010, p.14).

 

 

La figure d’interface du « chef local » : un rôle en recomposition

2.3. The mediating figure of the « local chief » : a recomposing position

 

 

Les canaux d'expression et de remontées d'informations permettent la pénétration de toutes les couches de la société, sur l’ensemble du territoire, et expliquent la capacité du régime à entendre l'opinion populaire et à la capter afin d’infléchir ses politiques. Ces relais, qui permettent les mouvements itératifs État-société, sont stratégiques aux niveaux locaux, du quartier comme du village, et infra-locaux, de la rue, de la ruelle ou du hameau[9] (Ill. 2). Ces échelons sont d'importants espaces et référents pour la gestion, voire l'autogestion, des populations et un point de contact majeur entre les autorités publiques et les habitants, par l’intermédiaire d'acteurs clés, comme les chefs de ruelles ou de hameaux, garants de la flexibilité institutionnelle du régime.

Channels of expression and information feedbacks enable penetration of every components of the society, in each territory, and explain the regimes’ capacity to capture and hear popular opinion in order to adapt its policies. These « transmitters », which make the State-Society iterative movements possible, are strategic at the local scale of ward or village, and at the infra-local level, of the street, the alley or the hamlet[6] (Ill. 2). These levels represent important arenas and focal points for the management, even for self-management, of the population and a contact point between public authorities and the inhabitants, through key actors, such as head of alleys or hamlets, that locally ensure the institutional flexibility of the regime.

 

 

Illustration 2. Le centralisme démocratique vietnamien. De la province au micro-local : assurer une gestion extensive du territoire

Illustration 2. The Vietnamese Democratic Centralism. From province to micro-local : ensuring an extensive management of the territory

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Acteurs semi-officiels de la structure administrative et politique vietnamienne, ces chefs locaux sont « the only states agents in Vietnam that reach right into homes. They can mobilize people personally, and, in this sense, the state in not 'faceless' » (Koh 2006, p.49). Ces membres actifs de la communauté locale incarnent également l’État. Pour David Koh, ils sont instrumentalisés par les pouvoirs publics afin de « promote community spirit and ideology as well as to perform administrative duties ». Cependant, leur loyauté et leur obédience ne sont pas uniquement orientées vers le comité populaire puisque ces agentsse perçoivent également comme les porte-paroles de leur communauté. Effectuant un travail important en tant qu'envoyés du comité populaire d'une part, et étant investis d'une mission de représentation de plus en plus importante d'autre part, ilssont tiraillés par ce positionnement dual. Pour Nguyễn Thị Thanh Bình, « as a result, they confront a major challenge on how to be accountable to both local people and the state » (2010, p.99), tandis que leur rôle est souvent résumé par l'expression révélatrice, « un pouvoir de paille, pour des responsabilité de pierre » (quyền rơm vạ đá), puisque leur statut semi-officiel leur confère de faibles marges de manœuvre légales comme budgétaires.

Semi-official actors of the administrative and political vietnamese structure, these local chiefs are « the only states agents in Vietnam that reach right into homes. They can mobilize people personally, and, in this sense, the state in not ‘faceless’ » (Koh 2006, p.49). These active members of the local community also embodied the state. For David Koh, they are used as a tool by the public authorities in order to « promote community spirit and ideology as well as to perform administrative duties ». Nevertheless, their loyalty and obedience are not only devoted to the People’s Committee, and these agents also see themselves as spokespeople of their community. They are torn between accountabilities, being sent by the People’s Committee to ensure tasks and at the same time being invested in an important mission of representing their constituency, which is a growing responsibility. For Nguyễn Thị Thanh Bình, « as a result, they confront a major challenge on how to be accountable to both local people and the state » (2010, p.99), and this duality is often illustrated by the enlightening expression « power of straw, stone responsibilities » (quyn rơm v đá), as their semi-official status gives them very few leeways in both legal or budget matters.

Ce rôle de pivot leur confère néanmoins la capacité d'infléchir les décisions publiques, de limiter leur application locale, ou de convaincre – notamment grâce à leur autorité morale – leurs co-citoyens de se plier aux nouveaux règlements ou projets. Ces chefs sont par conséquent des intermédiaires importants pour tenter de trouver des consensus locaux, d'accompagner ou de freiner des réformes, et de maintenir une certaine stabilité dans les quartiers et villages. Leur rôle tend cependant à évoluer vers un rôle de représentativité et de défense des habitants, ou à l'inverse de limitation de leur influence, lorsque les habitants court-circuitent leur autorité en s'adressant de plus en plus aux échelons supérieurs de gestion. Leur efficacité et leur pouvoir sont menacés à mesure que les communautés s'extravertissent et se recomposent. Il est d'ailleurs révélateur que les nouvelles zones urbaines s'affranchissent de ces agents locaux, remplacés par des entités de gestion privées ou par des représentants locaux auto-proclamés (Labbé 2014, Segard 2014). Ainsi à Đồng Kỵ, la seconde zone « industrialo-artisanale », construite et exploitée par la société privée ITD, est gérée par un comité de gestion de la zone, qui se charge de tâches normalement dévolues soit au comité populaire – ramassage des ordures, entretien des infrastructures –, soit au chef local – médiation des conflits de voisinage.

This pivotal position nonetheless offer them the capacity to soften public decisions, to limit their local implementation or to convince their co-citizens – thanks to their moral authority – to yield to new regulations. These chiefs are therefore important intermediaries to find local consensus, to accompany or slow down the impact of reforms and to maintain a certain stability in wards and villages. Their role currently tends to evolve either as representative and partisan of the inhabitants, or on the contrary, as a non-influent representative of the state, which authority is overlooked and bypassed by the inhabitants, who address their concerns directly to the higher levels. Their effectiveness and power are indeed threaten as communities are opening themselves and facing recomposition. It is worth noticing that the new urban zones are getting rid of these local agents, who are replaced by private management entities or by self-proclaimed local representatives (Labbé 2014, Segard 2014). In Đồng Kỵ for instance, the second industrial-craft zone, built and run by the private company ITD, is managed by a management committee for the zone, that takes care of tasks usually devolved either to the People’s Committee – rubbish collection, infrastructures maintenance – either to the local heads – mediation of neighbours conflict.

 

 

Transition urbaine et nouvelles plateformes de contestations/négociations

Part 3. Urban transition and new negotiation platforms

 

 

La transition urbaine, l'insertion du pays dans la mondialisation, l'accroissement des mobilités ou l'extraversion des jeunes – grâce à internet notamment – participent à la transformation des citoyens vietnamiens. De nouvelles aspirations ou exigences de justice émergent chez ces acteurs renouvelés de la vie de la cité, comme de la production urbaine.

The urban transition, the country integration in a more and more globalized context, and the increase of youth mobilities and independence – particularly through the use of the Internet – participate in changes in Vietnamese citizenship. New aspirations and demands emerge from these renewed urban stakeholders.

 

 

L’autoritarisme vietnamien au risque de la croissance exponentielle des mobilités

3.1. Vietnamese authoritarianism facing an exponential increase of mobilities

 

 

Les processus de métropolisation de Hồ Chí Minh Ville et Hà Nội se traduisent par une explosion des mobilités urbaines. Ces dernières concernent aussi bien l’arrivée de nouveaux citadins en provenance des campagnes environnantes ou des provinces plus éloignées, que les mobilités résidentielles intra-urbaines et l’explosion des mobilités quotidiennes (Gubry 2008, Gubry et Lê Hô Phong Linh 2010).Plusieurs processus contribuent à la croissance de ces mobilités résidentielles et quotidiennes, parmi lesquelles figurent les programmes d’aménagement – impliquant des déplacements souvent non-souhaités de populations –, le lotissement de nouvelles zones urbanisées en périphérie, mais aussi le phénomène de décohabitation des jeunes. Enfin, les stratégies d’investissements fonciers expliquent de plus en plus les mobilités résidentielles (Gibert 2014b). Ces mobilités croisées contribuent à une recomposition de la riveraineté dans les quartiers, où s’opèrent peu à peu une individualisation des modes de vie et une extraversion des communautés. Ces évolutions viennent bousculer les équilibres socio-économiques anciens et agissent de manière paradoxale lors des négociations quotidiennes des habitants avec les autorités.

Metropolization processes of Hồ Chí Minh City and Hà Nội go along with an explosion of urban mobilities. These are both due to the arrival of new urban dwellers coming from the surroundings countryside or from more remote provinces, and to residential inner-city and daily mobilities (Gubry 2008, Gubry et Lê Hô Phong Linh 2010). Several processes contribute to the growth of these residential and daily mobilities, beginning by urban planning programmes – which imply frequent undesired displacements of dwellers –, but also the development of new housing estate in the city’s periphery and the new process of de-cohabitation of young people. Moreover, land investment’s strategies are also responsible for residential mobilities (Gibert 2014b). These various types of mobilities contribute to social changes at the neighbourhood scale, where a progressive individuation of way of life can be observed, together with a growing extraversion of communities. These evolutions challenge the ancient local socio-economic balance and often have paradoxical effects during daily negotiations between the inhabitants and their authorities.

Dans la périphérie de Hà Nội, le village de Trang Hạ est par exemple touché par une différence générationnelle depuis l’arrivée de 3 000 jeunes étudiants extérieurs au village, venus s’inscrire dans la nouvelle Université du sport. Bien que certains membres du comité populaire perçoivent ces jeunes avec bienveillance, d’autres soulignent que leur présence a considérablement modifié « l'ambiance » du village. Selon ces derniers, ces jeunes vivant loin de leur famille passent l'essentiel de leur temps à « traîner » dans le village jusque tard dans la nuit, troublant le calme.

For instance, in the outskirts ofHà Nội, the village of Trang Hạ has been affected by generational differences since the arrival of 3 000 external young students, who came to join the new University of Sport. Even if some members of the People Committee consider these youths with benevolence, some others regret that their presence affect the village “atmosphere”. According to them, these youths living far way from their family spend too much time “hanging out” in the village until late at night and disturb the usual quietness.

Enfin, l'arrivée de populations urbaines dans les nouvelles zones urbanisées périphériquespose la question de leur intégration aux communautés villageoises (Ill. 3). Les enquêtes menées dans la commune de Xuân Đỉnh à Hà Nội en 2011, dont une partie des terres a été expropriée pour construire la communauté fermée de Ciputra, témoignent de liens limités entre ces zones et les villages environnants (Segard 2014). Les nouveaux habitants ne fréquentent le village qu'à la marge, s'approvisionnent très peu dans les marchés, ne sortent pas dans les cafés, et ne participent pas à la vie sociale du village. Les rares contacts se font à travers les habitants du village embauchés dans cette zone, pour des activités de gardiennage ou de ménage, ce qui ne constitue pas un facteur d'intégration ou de construction d'une communauté territorialisée. Il est par ailleurs fréquent que les riverains récemment installés bénéficient d’un capital social suffisamment important pour leur permettre d’adresser leurs requêtes directement aux responsables du district. La figure locale et quotidienne du chef de rue ou de hameau est donc facilement contournée et son autorité parfois remise en cause.

Moreover, the arrival of urban populations in the newly urbanized areas questions their capacity of integration among the village communities (Ill. 3). Interviews conducted in the municipality of Xuân Đỉnh in the Greater Hà Nội in 2011 – where some lands have been expropriated to build the Ciputra gated community – show that links are limited between this newly urbanized zone and the surrounding villages (Segard 2014). The new inhabitants visit the village very rarely: they rarely get their supplies from the local markets, usually do not frequent the coffee shops and do not participate in the village social life. The rare contacts are due to the villagers working in the newly urbanized zones, for gardening or housework, which are not inclusive activities and do not contribute to the edification of a territorialized community. Moreover, it is frequent to see new residents of the zone addressing their request directly to the district authorities because they benefit from a sufficient social capital. The local and daily figure of street or hamelt chief is then easily bypassed, and sometimes even questioned.

 

 

Illustration 3. Modernité urbaine, zonage fonctionnel et exclusivité: la stratégie marketing des nouvelles zones urbanisées

Illustration 3. Urban modernity, functional zoning and exclusivity: marketing strategy in new urbanized areas

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À la faveur de ces nouvelles mobilités, les citadins vietnamiens se construisent de plus en plus comme des « hommes pluriels » (Lahire 1998), à même de naviguer dans différents cercles de sociabilités et espaces urbains, à la recherche d’un anonymat apprécié, notamment lorsqu’il s’agit de s’organiser de manière critique envers le régime.Ainsi, paradoxalement, les lieux de la contestation politique en gestation aujourd’hui sont-ils plutôt associés à des espaces au statut juridique privé, garantissant l’anonymat et l’éloignement des réseaux de surveillance locale (Hogan et al. 2012). Il s’agit souvent des cafés, mais également de certains centres commerciaux, où les citadins bénéficient d’une liberté d’action et de parole plus grande que dans les rues de leur quartier et hameaux, précisément grâce au statut presque extra-territorial du mall, soumis à des règlements propres. Ces nouvelles pratiques urbaines peuvent ponctuellement remettre en cause l’efficacité des réseaux de surveillance locale, fondée sur l’encadrement des organisations de masse et des chefs locaux.

In this context of growing mobilities, Vietnamese urban dwellers are becoming more and more « plural men » (Lahire, 1998), who are able to navigate between different social spheres and urban spaces, looking for more anonymity, especially when they want to be critical towards the political regime. Therefore, paradoxically, the places where political debates emerge today are often associated with – juridically speaking – private spaces, where anonymity is more guaranteed, apart from local surveillance networks (Hogan et al. 2012). These places are often cafés, but also some shopping malls, where the urban dwellers can beneficiate from a certain freedom of action and speech, compared to their neighbourhood and hamlets streets. This is due to the nearly extra-territorial status of the shopping mall, ruled with its own regulations. These new urban practices can occasionally challenge the efficiency of local surveillance networks, based on mass organizations and local chiefs.

 

 

Vers une privatisation de la production urbaine et la remise en question des structures de gestion héritées

3.2. Towards the privatisation of urban production: a challenge for inherited management structures

 

 

Le statut privé des malls se pose également à une échelle urbaine plus vaste, avec la multiplication contemporaine des nouvelles zones urbanisées (hhu đô thị mới), sous la forme de grands projets d’urbanisme, témoignant de la privatisation et de l’internationalisation de la fabrique urbaine vietnamienne. À Hồ Chí Minh Ville, le nouveau quartier de Phú Mỹ Hưng – également connu sous le nom de Saigon South – en constitue un bon exemple. Saigon South est le fruit d’une joint-venture taiwano-vietnamienne, qui s’est vu confier dès 1993 l’aménagement de 3 300 ha dans le district 7 avec pour slogan « civilization city – human-oriented community ». Saigon South est conçu comme un morceau de ville indépendant, avec ses zones résidentielles – sous forme de tours de logements et de villas de standing –, ses zones commerciales, de bureaux et de loisirs, mais également ses lieux de formation. L’urbanisation de la zone repose sur le tracé de grands axes structurants et sur un zonage fonctionnel des activités. L’ensemble se caractérise par un processus de privatisation généralisé, allant des espaces urbains eux-mêmes, aux acteurs en charge du développement et de la gestion des projets. Cette zone d’urbanisation est destinée aux seules classes supérieures, comme en témoignent l’offre immobilière très sélective – la zone n’offre par exemple aucun logement public.

The private status of malls is also a question at the bigger city scale, with the current multiplication of new urbanized zones (hhu đô th mi), as mega-projects. These projects illustrate both the privatisation and internationalisation of the Vietnamese urban fabric. In Hồ Chí Minh City, the new area of Phú Mỹ Hưng – also known as Saigon South – is a good example of this tendencies. Saigon South has been produced by a Taiwanese-Vietnamese joint venture, which began the planning of a 3 300 ha area in 1993 in district 7, with the slogan « civilization city – human-oriented community ». Saigon South is thought of as an independent part of town, with its residential areas – made of high-rise buildings and classy villas – its commercial zones, but also office buildings, leisure and education places. The urbanization of the zone is structured by main roads and a functional zoning of the different activities. This mega-project is characterised by a general privatisation process: both urban places and planning and managing stakeholders of the zone belong to the private sector. This new developed zone is only dedicated to upper classes: the real estate offer is very selective and there is no public housing at all.

Bien qu'elles ne soient pas toutes encloses ou déconnectées de leur environnement proche, ce type de zones urbanisées se multiplie, et avec elles des portions de territoire qui ne sont pas encadrées par les acteurs publics ou infra-légaux classiques, à l'image des nouvelles zones artisano-industrielles du périurbain. Les subdivisions administratives infra-locales et leurs représentants n'existent pas, en tous cas dans un premier temps, tandis que les organisations de masse peinent à s'y implanter, voire n’y sont pas créées. Quant à la gestion du quotidien, des services urbains comme des relations de voisinage, elle est principalement assurée par des « comités de gestion » établis par les investisseurs et propriétaires de la zone. De nouvelles formes d'organisation locale s'inventent et s'établissent ainsi, contrôlées seulement à la marge par les autorités. La privatisation de la production urbaine s’accompagne d’une remise en cause des formes socialistes de l’encadrement territorial. Les structures d’encadrement propres à ces nouvelles zones urbanisées, au service d’une orthodoxie de l’ordre néo-libéral, ne sauraient néanmoins en faire des zones propices à l’émancipation des citoyens de la tutelle étatique et aux revendications collectives.

Even though they are not all enclosed or disconnected from their local environment, this type of newly urbanized zone is multiplying, meaning that large part of the urban territory is not directly ruled by public or classic infra-public stakeholders anymore. This is for example the case in new hand-craft and industrial zones in the urban peripheries. The infra-local administrative subsystem and its representatives are missing there, at least in the beginning, and mass organization also face difficulties to settle down there. As far as the daily management, urban services or neighbourhood relationships are concerned, they are mainly managed by “management committees” constituted by the investors and developers of the zone. New local organization forms are being invented and settled down, only marginally controlled by the public authorities. This privatisation of the urban production challenges the former socialist forms of territorial control. These new urbanized zones’ structures of control serve a neo-liberal order and do not contribute to the citizens’ emancipation from the state supervision or to collective claims.

Les organisations de masse sont par ailleurs concurrencées par la montée en puissance des associations autonomes, telles que les réseaux d’anciens élèves ou les associations professionnelles ou de loisirs, qui fédèrent des adhérents sur une base extra-territoriale, autour d’une communauté d’intérêts. Même au sein des communautés villageoises se multiplient des kyrielles d'associations qui sont des espaces de discussion, de rencontres informelles, d'entraide et de construction d'un capital social en dehors du cadre institutionnel hérité du système socialiste (Ill. 4). Pour Russel Dalton et Nhu Ngoc Ong « since opposition political parties are prohibited, these non-political groups might serve as outlets for casual political discussion with fewer chances of being accused of law-breaking » (2003, p.9).

Mass organisations also compete with the increase in autonomous associations, such as alumni networks or professional and leisure organisations, which federate members on an extra-territorial basis, on a common interest. Even in villages’ communities, a multitude of associations emerge and constitute alternative spaces for discussion, informal meetings, mutual assistance or construction of a social capital, apart from the ancient frame of the socialist system (Ill. 4). According Russel Dalton and Nhu Ngoc Ong « since opposition political parties are prohibited, these non-political groups might serve as outlets for casual political discussion with fewer chances of being accused of law-breaking » (2003, p.9).

 

 

Illustration 4. Typologie des nouvelles associations volontaires dans la commune de Đồng Quang (province de Bắc Ninh)

Illustration 4. A typology of new volunteers associations in Đồng Quang municipality (Bc Ninh province)

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Le développement d’Internet et des plateformes de réseaux sociaux contribue à la mise en réseau des citoyens et à l’émancipation du contrôle local, en dépit de la censure et de la surveillance qui y reste pratiquée par les acteurs de l’État-Parti. À l'encadrement des rapports sociaux issus de la période socialiste s'ajoutent de nouvelles formes d'association ou d'auto-gestion locales, tandis qu'au même moment re-émergent des coutumes ou rites pré-socialistes, qui sont réinvestis par les communautés locales (Endres 2001, DiGregorio 2007). Les activités cultuelles et religieuses – bouddhistes comme la célébration des génies tutélaires – interdites pendant la période collectiviste d’édification de l’Homme nouveau, connaissent un retour en force et proposent un système de valeurs alternatif.

The development of the Internet and social networks platforms online also contribute to enhance citizens’ connections and participate in a form of emancipation from local control, even though the state-party still practices censorship and daily surveillance. Apart from this social control inherited from the socialist period, not only do new self-managed associations emerge, but also pre-socialist customs and rituals re-emerge, more and more massively invested by the local communities (Endres 2001, DiGregorio 2007). Religious activities forbidden during the social period of edification of the New Man – such as the Buddhist celebration of tutelary genies – achieve a strong success today and propose an alternative system of values.

 

 

Conclusion

Conclusion

 

 

Le développement et l'ouverture économiques du pays, associés à son insertion croissante dans les circuits et les instances de la mondialisation, ont conduit le régime vietnamien à engager un mouvement de réforme du cadre institutionnel national et une progressive redistribution du pouvoir. Ces évolutions résultent largement de l'émergence de tensions autour de la production urbaine et de l'aménagement des grandes villes ; les choix opérés par les autorités étant parfois perçus comme contraires au bien commun par les citadins.

The country development and the economic opening, together with its growing insertion in more and more globalized networks, led the Vietnamese regime to engage a reforms movement of the national institutional frame and a progressive redistribution of powers. These evolutions are very linked with the emergence of tensions about urban production and main cities planning. The choices made by the authorities are sometimes perceived as opposed to the common good by the urban dwellers.

Le contrôle du foncier, l'édification de la ville « moderne » et l'entrée dans l'ordre urbain constituent des éléments fondamentaux d'affirmation de l'autoritarisme de l'État-Parti et de l'imposition de la puissance publique. Paradoxalement, les formes concrètes de l'aménagement urbain sont sources d'opposition des citoyens, qui se fédèrent à l'occasion de la mise en œuvre de projets vécus comme injustes et négocient leur participation à la production de la ville et leur droit à tirer profit de cette création de richesses. Ces analyses nous permettent de qualifier le fonctionnement du régime politique vietnamien comme relevant d'un « autoritarisme négocié ». Dans ces processus, des figures d'interface État-Société, tels que les chefs locaux, deviennent des pivots dans le fonctionnement quotidien et le maintien du régime.

The land control, the edification of a “modern” city, together with the constitution of a new urban order, constitute the main elements through which the state-party affirms its power and authoritarianism. Paradoxically, the concrete modalities of urban planning are also a matter of opposition for the citizens, who sometimes federate themselves against the implement of urban projects seen as unfair. The citizens negotiate their participation in the urban production and claim their right to benefit from the wealth newly produced. Theses analyses allow qualifying the Vietnamese political regime as a “negotiated authoritarianism”. Through these processes, the figure at the interface between state and society – such as local chief – become central pivot both for the daily functioning and the upholding of the regime.

À la faveur de l'urbanisation émergent par ailleurs des plateformes nouvelles d'expression et de négociation, tandis que l'individualisation croissante des modes de vie contribue à renouveler les exigences et aspirations citoyennes. Actuellement, les tensions idéologiques sur la vision du développement, sur ses formes et ses bénéficiaires sont encore contournées et contenues, au coup par coup, par la mise en place de politiques réactives. Le régime s'appuie sur des principes de gouvernance flexible et itérative, qui lui permettent soit de laisser expérimenter localement des réponses à ces nouveaux enjeux, soit de limiter et circonscrire abruptement ces expérimentations, lorsque l'opinion publique devient trop agitée. Le maintien de l'hégémonie du Parti, sur tous les pans de la société et de l'économie vietnamiennes, dépendra de la capacité du régime à négocier l'atomisation de la société.

Urbanization process allows also the emergence of new expression and negotiations platforms, while the progressive individuation of ways of life contribute to renew the citizens requirements and aspirations. Today, ideological tensions about the development vision, but also about its various forms and beneficiaries are still bypassed and contained, one by one, through reactive and repressive policies. The regime relies on flexible and iterative governance principles: either it experiments locally-based new answers, either it limits and contains sharply these experimentations, especially when the public opinion becomes too agitated. The maintain ing of the party hegemony on every part of the Vietnamese society or economy depends greatly on the regime’s capacity to negotiate the society growing differentiation.

Ces évolutions interrogent ainsi l'aptitude de l'État-Parti à intégrer et à favoriser l'inclusion de ces nouvelles catégories socio-professionnelles, associations, groupes dissidents, coalitions d'intérêts, à reconnaître et canaliser leurs attentes, à fédérer leurs revendications et à les contrôler pour se maintenir en place. L'étude de la gouvernementalité à une échelle locale permet ainsi de revaloriser l'espace comme média de négociations et de résistances citoyennes et comme terreau d'assouplissement de l'autoritarisme politique. Ces recherches sur la quotidienneté, sur le banal ou sur le « proche », nuancent ainsi la vision monolithique de régimes taxés a priori d'autoritaires et d'omnipotents.

Thus, these evolutions question the capacity of the state-party to integrate and facilitate the inclusion of new social and professional categories, new associations or dissident’s groups and interests coalitions. Their acknowledgment, the capacity to canalise their requirements and to control them is at stakes. Then, the study of governmentality at the local scale allows the revalueation of space as a negotiations media and local resistances as a fertile ground for the understanding of a progressive relaxing political authoritarianism. Research on the everyday temporality, on mundane events and local scale, help to qualify a monolithic vision of politic regimes, which are a priori seen as authoritarian and omnipotent.

 

 

A propos des auteures : Marie Gibert est docteure en géographie, Université Paris 1 - Panthéon Sorbonne - UMR PRODIG. Juliette Segard, est docteure en géographie, Université Paris Ouest Nanterre la Défense Laboratoire Mosaïques – UMR LAVUE.

About the authors : Marie Gibert, PhD, University Paris 1 – Panthéon Sorbonne UMR 8586 PRODIG and  Juliette Segard, PhD, University Paris Ouest Nanterre la Défense Laboratoire Mosaïques – UMR 7218 LAVUE

Pour citer cet article : Marie Gibert et Juliette Segard « L’aménagement urbain au Vietnam, vecteur d’un autoritarisme négocié » justice spatiale | spatial justice, n° 8 juillet 2015, http://www.jssj.org/

To quote this article: Marie Gibert and Juliette Segard, « Urban Planning in Vietnam: A Vector for a Negotiated Authoritarianism? » justice spatiale | spatial justice, n° 8 july 2015, http://www.jssj.org/

[1]     L'ONG Human Rights Watch comptabilise de 150 à 200 prisonniers politiques toujours détenus en 2014 et souligne l’augmentation constante de ces arrestations et des jugements qui leur font suite depuis l'année 2012, sous des motifs d'abus des droits démocratiques contre les intérêts de l'État, tel qu’autorisé par l'article 258 du code pénal (HWR Report 2014).

[1] The ONG Human Rights Watch identifies from 150 to 200 political prisoners still jailed in 2014 and underlines the constant increase of arrests and convictions since 2012, on the grounds of « abuse of democratic rights against state interests », as allowed by article 258 of the Penal Code (HWR Report 2014).

[2]     Cet article est le prolongement et la mise en dialogue de deux recherches doctorales, conduites entre 2008 et 2014 : Les ruelles de Hồ Chí Minh Ville (Vietnam). Trame viaire et recomposition des espaces publics (Gibert 2014) et Du rural à l'urbain dans la périphérie de Hà Nội. Villages de métier, pouvoir et territoire (Segard 2014). Fondées sur l'étude de six sous-districts de Hồ Chí Minh Ville et de trois villages de métier du périurbain du delta du Fleuve Rouge, ces recherches ont donné lieu à 250 entretiens, avec des citoyens et auprès des pouvoirs publics.

[2] This paper is the prolongation and the establishment of a dialogue between two pieces of doctoral research, led between 2008 and 2014 : « From Rural to Urban in Hà Nội’s Fringes : Craft Villages, Power and Territory » (Segard 2014) and “The Alleyways of Hô Chí Minh City (Việt Nam), The Street Patterns and the Evolution of Ordinary Public Spaces » (Gibert 2014). Based on the study of six wards of Hồ Chí Minh City and three periurban craft villages of the Red River Delta, approximatively 250 interviews have been conducted, with both citizens and publics authorities.

[3]     Entre 1990 et 2012, la population de Hồ Chí Minh Ville – qui compte aujourd’hui au moins 7,8 millions d’habitants – a quasiment doublé. à la même date, Hà Nội comptait 6,9 millions d'habitants : la comparaison entre les deux métropoles est rendue difficile en raison de l'élargissement du territoire administratif de la capitale en 2008, qui a conduit à la multiplication artificielle de sa masse démographique par deux (General Statistics Office of Vietnam, 2013).

[3] The promotion of a “civilized way of life” by the Vietnamese state has been introduced during the socialist period, with the launching in 1978 in Hà Nội of a campaign entitled “towards a civilized way of life and new cultural families” (nếp sng văn minh – gia đình văn hoá mi) (Koh 2004).

[4]     Une progressive décentralisation fiscale est pourtant en cours : la mise en place depuis 2007 de Fonds d'Investissement et de Développement Local (FIDL), institutions financières provinciales permettant des investissements autonomes du budget central en est un exemple.

[4] These events took place in January 2008. At the time of our field work, in January 2010, these people were still imprisoned or were still under probation.

[5]     La promotion d’un « mode de vie civilisé » par l’État vietnamien trouve cependant ses ramifications dès la période socialiste, avec le lancement en 1978 à Hà Nội d’une campagne intitulée « Pour un mode de vie civilisé et de nouvelles familles culturelles » (nếp sống văn minh - gia đình văn hoámới) (Koh 2004).

[5] Following Hà Nội’s enlargement in 2008, all investment licences that had been delivered by Hà Tây have been suspended and a thorough overhaul has been decided.

[6]     Si les habitants s'opposent aux modalités de leur mise en œuvre, l'adhésion à ce modèle «moderne » et à ses objectifs a été exprimé à plusieurs reprises lors de nos enquêtes de terrain, notamment lors des projets d'élargissement de la voirie à Hồ Chí Minh Ville ou pour les projets de zones urbaines nouvelles dans les villages de métier du delta du Fleuve Rouge.

[6] People’s Committee at the three territorial levels (province, district and commune/ward) are the administrative bodies in charge of executive power, the local twins of the central government.

[7]     Cette scène s'est déroulée en janvier 2008. Au moment de la conduite des enquêtes, en janvier 2010, ces personnes étaient toujours emprisonnées ou purgeaient encore leur peine de prison conditionnelle.

[8]     Suite à l'élargissement administratif de Hà Nội en 2008, l'ensemble des licences d'investissement délivrées par l'ancienne province de Hà Tây a été suspendu et une « remise à plat » a été décidée.

[9]Décliné aux trois échelons territoriaux, province, district et commune/sous-district, les comités populaires sont des organes administratifs en charge de l'exécutif, pendants du gouvernement au niveau local.

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