Care et justice

Caring for justice

« En ces temps troublés, le “soin” consiste à respecter la peur, l’anxiété, la colère et de la frustration de chacun·e. Cela requiert de l’humilité face à l’inconnu et à l’incontrôlable, et suppose de s’ouvrir à imaginer de nouvelles possibilités. » (Ticktin, 2020).

“’Care’ in these times looks like respect for everyone’s fear, anxiety, anger, and frustration. It looks like humility in the face of the unknown and uncontrollable, and openness to new imaginative possibilities.” (Ticktin, 2020)

 

 

Après près d’un an et demi de fonctionnement en mode de crise pandémique, nous ne pouvons que redire notre épuisement et notre compassion pour les personnes directement affectées par la perte de proches, la maladie, la précarité accrue. Travailler alors que des milliers de personnes ont été emportées par le COVID-19 et que des millions de familles ont dû lutter pour survivre a semblé par moments impensable et écrasant. Alors que les pays du Nord vaccinent massivement, l’injustice pour les habitant·e·s du Sud pour qui une telle protection reste hors de portée est frappante – tout comme, au sein des pays, l’inégalité d’accès aux soins qui est venue redoubler d’autres dimensions des inégalités. Au sein de nos communautés universitaires, ce sont les plus précaires qui ont payé le plus lourd tribut à cette « crise » (durable) qui ne fait qu’exacerber dramatiquement ces inégalités structurelles.

After nearly a year and a half operating in pandemic crisis mode, we can only express how exhausted we still are, and commiserate with those directly affected by loss, illness, increased precarity. Working as thousands were taken by COVID-19 and millions of families struggled has seemed at times relentless and soul-crushing. As countries of the Global North vaccinate massively, the injustice for inhabitants of the Global South for whom the protection of a vaccine remains elusive is striking—as is, within countries, the unequal access to care, embedded with other forms of inequalities. Among our academic community precarious workers and students have paid the heaviest price for this (long-lasting) “crisis” which only dramatically exacerbates structural inequalities.

En plus de la pandémie, un climat politique de plus en plus toxique, ciblant en particulier les sciences sociales critiques, menace de bâillonner toute recherche qui met en lumière l’oppression, la violence systémique, la marginalisation et l’exploitation, qu’il s’agisse de la « théorie critique de la race », des approches intersectionnelles ou décoloniales ou, en France de l’usage même du terme « islamophobie ». Plusieurs de nos collègues ont été prises pour cibles nommément et ont reçu des menaces de mort pour avoir simplement fait leur travail de chercheur.e.s critiques et féministes, au point que les expressions internationales de soutien ont afflué[1]. Cette solidarité internationale est cruciale et pleinement appréciée. Elle nous encourage à poursuivre notre travail, car si ces théories critiques sont attaquées c’est bien qu’elles gagnent de la place et de la visibilité dans le champ académique et au-delà.

In addition to the pandemic, an increasingly toxic political climate, targeting critical social sciences in particular, is threatening to gag all research that illuminates oppression, systemic violence, marginalization and exploitation, be it “critical race theory”, intersectional or decolonial approaches or, in France the very use of the term “islamophobia”. Several of our colleagues have been targeted and received death threats for merely doing their work as critical and feminist scholars, to the point that international expressions of support have poured in.[1] This international solidarity is crucial and fully appreciated. It encourages us to keep working because if these critical theories are under attack, it is because they are gaining space and visibility in the academic field and beyond.

Dans son analyse des « communs féministes à l’heure du COVID-19 », Miriam Ticktin évoque les « frigos communautaires » gratuits mis en place par les anarchistes dans les quartiers de New York en 2020 comme un exemple d’entraide, basé sur la confiance. De l’urgence, dans l’urgence, mais nourris par les luttes passées, des collectifs ont cherché à parer aux défaillances des réponses gouvernementales. Comme le démontre ce numéro, la « communauté » est un élément clé de la « construction des biens communs », mais elle doit également être examinée de manière critique et contextualisée. C’est ce que s’attachent à faire Gerald Taylor Aiken et Cyria Emelianoff dans les deux prochains numéros de JSSJ consacrés à « L’(in)justice des initiatives communautaires ». IEls contribuent à remettre en question les idées reçues sur la « communauté » dans la politique, l’élaboration de l’action publique et les débats universitaires grâce à l’examen minutieux et à l’analyse approfondie de différentes initiatives dans des contextes différenciés.

In her discussion of “feminist commons in times of COVID-19”, Miriam Ticktin points to the free “community fridges” set up by anarchists in New York boroughs in 2020 as an instance of mutual aid, based on trust. From the emergency, in urgency, but fueled by past struggles, collectives have sought to counter the failures of government responses. “Community”, as this issue demonstrates, is probably a key to “building commons” but should also be critically scrutinized and contextualized. Gerald Taylor Aiken and Cyria Emelianoff do just that in the next two issues of JSSJ on “The (In)Justice of Community Initiatives”. They contribute to questioning taken-for-granted assumptions about “community” in politics, policy-making and academic debate, thanks to the careful examination and in-depth analysis of different initiatives in different contexts.

Que signifient les notions de « biens communs » et de care dans notre monde universitaire marqué par de violentes inégalités et soumis à une pression croissante en faveur de la « concurrence » ? À JSSJ, nous pensons qu’une partie de la réponse réside dans un engagement inébranlable pour une publication entièrement en libre accès, plutôt que dans la version commercialisée par les éditeurs à but lucratif via les Article Processing Charges (APC). L’alternative que nous passons du temps à cultiver est cette revue animée bénévolement par des enseignant·e·s chercheur·e·s, pour certain·e·s précaires, mais aussi (et, c’est loin d’être le cas de toutes les revues), avec le soutien des institutions françaises[2]. Nous sommes très heureus·e·s d’avoir pu accueillir Nina Koulikoff qui nous a rejoint.e.s en janvier en tant qu’éditrice à temps partiel. Nous la remercions pour son travail inestimable, tout comme nous remercions les traducteur·ice·s de la revue et les évaluateur·ice·s sans qui ce numéro n’aurait pu voir le jour.

What do “commons” and “care” mean in our academic world rife with violent inequality and subject to growing pressure to “compete”? At JSSJ we believe part of the answer is a steadfast commitment to fully open access publishing, rather than the merchandized version profit-making publishers are selling via Article Processing Charges (APC). The alternative that we spend time nurturing is this journal run on a volunteer basis by teachers and researchers, some of whom are precarious, but also (and this is far from being the case for all journals) with the support of French institutions.[2] We are very happy to welcome Nina Koulikoff who joined us in January as a part-time editor. We thank her for her invaluable work as well as the journal’s translators and reviewers without whom this issue would not have been possible.

Aussi épuisant que soit ce travail, nous continuerons de le faire parce que nous croyons à la nécessité de favoriser le dialogue entre la géographie française et anglophone en rendant les recherches accessibles dans les deux langues pour maintenir le souci de justice à l’ordre du jour.

Exhausting as the work has been, we continue because we believe in the necessity to foster dialogue between French and Anglo research on space, in the need to welcome the work of early-career researchers and make it accessible in two languages, and keep the concern for justice on the agenda.

Nos prochains numéros porteront sur « La violence et la production de l’espace dans et au-delà de l’urbain » (voir appel) et « Les territoires de lutte et la justice spatiale » et nous attendons avec impatience les propositions d’articles qui contribueront à façonner les nouvelles « possibilités à imaginer » qu’appelle cette période troublée.

Our next issues will consider “Violence and the production of space in and beyond the urban” (see call) and “Territories of struggle and spatial justice” and we look forward to submissions related to these themes, that will contribute to shaping the “imaginative possibilities” our troubled times call for.

[2] Ce numéro a bénéficié du soutien financier de l’université Paris-Nanterre, de l’UMR LAVUE (Laboratoire Architecture Ville et Urbanisme), du Labex Futurs Urbains, de l’UMR PACTE (université de Grenoble / Sciences Po Grenoble), ainsi que de l’UR Médiations (Sorbonne Université).

[2] This issue was financially supported by université Paris-Nanterre, UMR LAVUE (Laboratoire Architecture Ville et Urbanisme), Labex Futurs Urbains, UMR PACTE (université de Grenoble / Sciences Po Grenoble), and UR Médiations (Sorbonne Université).

Bibliographie

References

Ticktin Miriam, « Building a Feminist Commons in Times of COVID-19 », Feminists Theorize COVID-19’ symposium, Signs, 2020 (http://signsjournal.org/covid/ticktin/, consulté le 29 juillet 2021).