Collectif

Revue Z, n° 13 Rouen, « Fumées noires et gilets jaunes »

Mai 2020, 200 p. | commenté par : Marie-Anne Germaine

La revue Z, ou Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, consacre une part importante de son 13e numéro à Rouen. « Fumées noires et gilets jaunes » propose ainsi un retour sur l’accident industriel de Lubrizol qui a touché l’agglomération le 26 septembre 2019. Sorti au printemps 2020, alors que la France et une grande partie du monde étaient confinées et expérimentaient des privations inédites pour tenter d’enrayer la progression de la COVID-19, ce numéro de 200 pages est l’occasion d’interroger nos comportements en contexte de crise et surtout les choix politiques en matière de prévention et de gestion des risques ainsi que leurs conséquences en termes de production ou de renforcement d’inégalités.

Ce dossier est le fruit du travail d’un comité de rédaction ad hoc composé pour ce numéro de huit personnes, dont on regrette de ne pas savoir qui elles sont plus précisément (aucune mention ne permet de connaître ces auteurs dont plusieurs sont chercheur·e·s en sciences sociales), et de contributions nombreuses aussi bien sous forme de photographies, de planches graphiques ou de « dialectograms »[1] (dessins mêlant cartographie, architecture et ethnologie) donnant à la revue un rendu visuel très agréable. Chaque numéro de la revue Z fournit un regard collectif sur un dossier thématique. Les enquêtes reposent sur le principe de l’itinérance : il s’agit de « s’immerger dans la réalité d’un territoire, pour un mois au moins, enquêter collectivement, s’égarer et nouer des liens, prendre part aux luttes »[2]. La revue vise une parution par an. Ainsi, depuis 2009, chaque numéro s’appuie sur un ensemble de reportages, de témoignages, d’entretiens et d’enquêtes consacré à un même sujet depuis un lieu cible (par exemple : luttes ouvrières et délocalisations à Amiens, Z 3 ; héritage des luttes des quartiers populaires à Vénissieux, Z 8 ; folie minière en Guyane, Z 12, etc.). Les auteurs accompagnent l’analyse critique qu’ils proposent dans la revue lors d’escales organisées dans des librairies, des maisons, des squats, qui prolongent ce travail militant par des débats et des rencontres.

Ce dossier s’articule autour de quatre parties distinctes. Il commence par une introduction percutante documentant le déni qui domine la gestion des risques industriels et environnementaux en France. Il inscrit l’accident de Lubrizol à Rouen dans la chronologie des grandes catastrophes liées à des accidents industriels (Bhopal, Fukushima, etc.) ou à la combustion du charbon (comme le Great Smog de Londres en 1952). L’ensemble du dossier témoigne de l’inaction face à ces risques dont la véracité et la gravité sont pourtant bien documentées et admises (changement climatique, maladies professionnelles, etc.). Une comparaison peut alors être établie avec les stratégies mises en œuvre par les gouvernements pour gérer la crise sanitaire contemporaine face à une pandémie dont les processus et caractéristiques sont encore largement inconnus du monde scientifique.

Sept contributions alimentent la partie intitulée « Quand le ciel s’obscurcit » qui offre un récit détaillé des événements intervenus en septembre 2019 à travers différents portraits (chauffeur de bus, pompier, habitants, élu, préfet, etc.), révélant un ressenti bien distinct des décisions prises au fil des minutes, des heures puis des jours qui ont suivi l’accident. L’insuffisance des informations, l’absence de consignes, le manque d’anticipation dans les décisions surgissent alors. Si les autorités communiquent sur un « désagrément olfactif », les scientifiques s’accordent de leur côté pour dire que « la seule chose sûre, c’est qu’ils ne savent pas grand-chose » (notamment sur l’effet cocktail des produits enflammés à moyen et long terme, sur les conséquences des dépôts de fumée sur les cultures de plein champ, etc.). La focalisation pendant cet épisode sur l’odeur des fumées rappelle le travail des industriels qui collaborent au quotidien avec les habitants pour atténuer ces nuisances olfactives (installation de biofiltres, aménagement d’écrans brise-odeur, nez bénévoles) et faire accepter la présence des usines. La retranscription minutieuse des événements révèle la différence entre l’accident, ponctuel, mais bien visible (par ses flammes, son panache de fumée, sa couverture médiatique), et les nuisances quotidiennes subies par les populations exposées (classes populaires résidant dans la vallée de la Seine, ouvriers, personnel et prisonniers de la prison Bonne-Nouvelle ou encore gens du voyage installés à proximité immédiate d’usines classées Seveso[3]). En septembre 2019, les vents inhabituels de nord-est ont véhiculé ces « odeurs » vers les villas des quartiers cossus (Mont-Saint-Aignan, Bihorel…) situés à l’écart de la vallée de la Seine, contribuant sans doute à une mobilisation nouvelle autour du risque industriel à Rouen.

Dans une seconde partie « Gouverner un monde toxique », l’histoire et la législation sont mises en avant pour rendre compte de la manière dont les nuisances puis la pollution sont traitées. Il s’agit d’analyser comment la cohabitation entre industrie et quartiers résidentiels est gérée et permise par l’urbanisme et les choix des élu·e·s politiques. Huit contributions de formats divers alimentent cette partie. Mobilisant beaucoup le droit, elles montrent notamment comment les ingénieurs « industrialistes » ont pris le pas sur les médecins, et les normes nationales sur la police locale pour traiter ces enjeux. Alors que les nuisances étaient appréciées par le droit et régulées par les processus sociaux locaux, la pollution tend aujourd’hui à être contrôlée par un jugement scientifique recourant à des critères biochimiques déclinés en normes, doses et seuils. Cette mutation conduit à « une acceptabilité renforcée des pollutions, puisqu’elles peuvent être considérées comme insignifiantes, donc non dangereuses, en tout cas “normales” » (p. 70). Parallèlement, la généralisation de l’industrialisation rend très difficiles l’estimation des dommages et l’identification de responsables. Plus généralement, la relation des villes à leur caractère industriel fait l’objet d’une analyse intéressante. Au Havre, le quartier des Neiges est totalement enclavé dans la zone industrialo-portuaire et entouré d’équipements collectifs (station d’épuration, centre d’incinération des ordures ménagères). Abandonnés par la mairie qui n’investit plus dans le quartier et qui a accepté son classement en zone de danger en 2020, les habitants luttent pourtant pour défendre leur quartier. À Rouen, la ville s’est lancée dans une politique de reconquête des bords de Seine (entrepôts et hangars réhabilités…) et la labellisation d’écoquartiers. Ces derniers, s’ils participent au changement d’image souhaité par la municipalité, ne modifient rien au passé industriel et à ses héritages concrets comme des sols pollués. L’enquête sur les cancers témoigne, quant à elle, de l’inadéquation des bases de données et des études menées pour rendre compte des inégalités face aux facteurs de risque : son auteure plaide pour que soit développée « une vraie “expologie”, une science de l’exposition aux polluants » (p. 99). Une analyse des difficultés de reconnaissance des cancers professionnels contribuant à un diagnostic tronqué des facteurs de cancers surestimant le rôle comportemental au détriment des responsabilités collectives prolonge ce travail.

La troisième partie « Qu’est-ce qu’on fabrique ? » se concentre sur le monde du travail et le domaine de l’usine à travers notamment des témoignages d’ouvriers, d’intérimaires, de contrôleurs d’usine, d’un inspecteur du travail et de syndicalistes. Droit de retrait, loi Travail, rapports de force inégaux, recours accru à la sous-traitance, libéralisation des organismes de contrôle et perte de confiance sont au cœur de cette partie qui fournit des éléments pour comprendre le contexte favorisant les accidents industriels.

Enfin, la quatrième partie « Aires d’accueil, terrains hostiles » porte son attention sur les gens du voyage qui résident au cœur de la zone industrielle rouennaise et figurent parmi les populations directement concernées par l’accident de Lubrizol. Les enquêtes restituées dans cette dernière partie sont l’occasion de rappeler que les gens du voyage, ou voyageur·euse·s, occupent les espaces dont personne ne veut. Ce sont le plus souvent des terrains à faible valeur foncière associés à des nuisances multiples rendant leurs habitants encore plus vulnérables. La description du fonctionnement de l’aire d’accueil de Petit-Quevilly, sous la responsabilité de la métropole Rouen Normandie, fait par ailleurs ressortir le souvenir des camps d’internement, puis de stationnement, témoignant de la soumission des voyageur·eus·es au régime de la surveillance.

Au final, la revue Z fournit un dossier complet et richement illustré qui apporte des éclairages utiles sur la question du risque industriel. La multiplication des angles de vue, notamment en donnant la parole à des gens qu’on entend peu tels que les ouvriers des usines ou les riverains, permet d’entrer en plein dans le cœur de cette problématique. L’exemple de Lubrizol est ainsi l’occasion de (re)dénoncer les recouvrements spatiaux entre les formes d’exclusion socio-économique, les pollutions industrielles et la vulnérabilité face aux risques. À l’échelle locale, ce dossier pourrait conduire à questionner plus en profondeur la fragilité et les contradictions de nombreux projets urbains qui, derrière un verdissement affiché, ne peuvent s’abstraire d’un passé encore bien présent dans l’espace (voir à ce propos les publications de géographes dans le « Libé des géographes » du 2 octobre 2019)[4]. Sans mobiliser les termes de « justice spatiale », ce dossier met en avant les inégalités et la dysmétrie des rapports de pouvoir associées à la question de l’exposition aux risques et à la pollution, que celle-ci soit ponctuelle ou quotidienne. Il invite plus fondamentalement à continuer de s’interroger sur l’inertie des pouvoirs publics, l’argument avancé de l’incertitude poussant au laisser-faire en matière décisionnelle tenant mal par rapport à des risques avérés comme dans le cas de Lubrizol.

 

[1] Voir le site de Mitch Miller.

[2] Voir le site de la revue Z.

[3] Une usine classée Seveso est un site industriel présentant des risques d’accidents majeurs et nécessitant un niveau de prévention élevé selon une série de directives européennes du même nom. La directive Seveso d’encadrement des risques industriels tire son nom d’un accident survenu le 10 juillet 1976 dans une usine chimique de la commune italienne de Seveso. La première directive a été adoptée en 1982 et a depuis été révisée deux fois.

[4] Sommaire accessible sur le site de Géoconfluences.

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Marie-Hélène Zérah

Quand l’Inde s’urbanise. Services essentiels et paradoxes d’un urbanisme bricolé

La Tour d’Aigues, l’aube, 2020, 319 p. | commenté par : Frédéric Landy

Comment expliquer l’absence de services urbains, ou du moins les très fortes inégalités d’accès sociospatiales, qui continuent de sévir dans ce « pays émergent » qu’est l’Inde ? Question essentielle, pour ce pays et pour les pays du Sud, mais aussi pour bien des espaces urbains du Nord. Afin d’y répondre, Marie-Hélène Zérah, directrice de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et membre du Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (CESSMA), analyse ces « services essentiels » que sont l’électricité, l’eau potable et l’assainissement. Elle aborde les politiques publiques par le haut, mais aussi par des études de terrain de première main à partir de cas d’études situés dans les mégapoles comme dans « l’urbanisation subalterne » des petites villes, afin de transporter le lecteur dans une urbanité du quotidien. La relative brièveté du livre, issu d’une Habilitation à diriger des recherches (HDR), ne permet pas de rendre compte dans le détail de ces passionnants cas d’étude. Mais c’est aussi l’intérêt de cet ouvrage que de proposer une synthèse aussi dense et globale, dans un volume de pages réduit : en français, et, sauf erreur, même en anglais, rien n’existait de tel jusque-là sur l’urbanisation indienne vue à travers la question des services. Pour leur éviter bien des bévues, on conseille à tous les consultants de garder ce livre dans leur bagage à main avant de prendre l’avion pour l’Inde !

On appréciera également le style de l’ouvrage, clair et autant que possible sans jargon, avec des résumés limpides à la fin de chaque chapitre. Les anglicismes ont été victorieusement combattus (« préfet » pour commissioner, « capitalisme des copains » pour crony capitalism…), ce qui rend plus facile la comparaison internationale. On pourra juste s’interroger sur le maintien de l’utilisation du terme d’« ONG » qui, en Inde, correspond plutôt à des associations, sur ces « classes moyennes » qui correspondent en fait aux couches sociales aisées, ou bien sur l’« urbanisme » du titre qui, de l’aveu même de l’autrice, est ici utilisé « dans son acceptation anglaise, à savoir une notion qui englobe les politiques publiques comparées, les modes de fabrique de la ville et les modes de vie urbains » (p. 20). Pourquoi ne pas parler d’« urbanisation » ?

Cette approche est multiscalaire à double sens : échelle urbaine de la grande à la petite ville et échelle spatiale de la nation au quartier, cheminant souvent jusqu’au ménage. Ceci permet de livrer des résultats fort nuancés, évitant les généralisations outrancières, à propos notamment de la libéralisation et de la place du marché : elles ne se révèlent être ni une panacée ni une catastrophe. Les villes indiennes apparaissent comme des « villes ordinaires » (l’autrice cite Jennifer Robinson, 2006), articulant comme celles du Sud ou du Nord « l’amarrage entre le local et le global, sans en faire une radicalité autre » (p. 21), et loin de la « grille de lecture hégémonique de la “ville néolibérale” » (p. 122). En fait, « l’urbanisme bricolé » de l’Inde « naît d’une tension créatrice entre des pratiques concrètes et quotidiennes, des principes énoncés et des règles tacites, héritées ou non, et le cadre structurant de l’action publique » (p. 22). Son moteur est « l’hybridation entre paradigme néolibéral, État développementaliste et héritage colonial » (p. 28). À l’arrivée : « une citoyenneté différenciée, ce qui rend difficile la construction d’un sentiment d’identité partagée dans une société urbaine en pleine mutation et traversée par de multiples conflits ».

Le premier chapitre porte sur les politiques de la ville et leur histoire : l’État indien se révèle encore très actif malgré le double processus de décentralisation et de libéralisation, et malgré une vision partagée par les hauts fonctionnaires comme par l’élite judiciaire sur son inévitable recul. Même l’actuel programme « Villes intelligentes » (Smart Cities), porteur de « fétichisme technologique », demeure marqué par « les acquis de l’économie néo-institutionnelle » (p. 51). L’État volontariste continue de défendre « un alliage possible entre une gestion urbaine efficace et la promesse d’une universalisation des services. Dans cette vision irénique, compétitivité et inclusion ne sont pas contradictoires et l’espoir est de combiner croissance et justice sociale », surtout dans le cas de l’assainissement « du fait de la surreprésentation des Dalits [Intouchables] dans ce secteur » (p. 72). Mais le biais productiviste néglige les petites villes et le secteur dit informel.

Intitulé « Les mutations du cadre institutionnel et la montée de régimes urbains pro-croissance », le chapitre 2 dessine « l’essoufflement du modèle d’administration directe centralisée » (p. 81). Un processus qui n’a rien d’original dans le monde, dira-t-on ; et pourtant, il se greffe en Inde sur un héritage colonial spécifique encore vivant : « le réseau pour les quartiers où résident les Anglais et les élites locales, le puits pour les autres » (p. 81). Or, la réalité de la politique de décentralisation relancée en 1992 est une faible délégation fonctionnelle. « Une logique imparable se met en place : puisque les municipalités sont faibles, on ne peut pas leur déléguer des responsabilités importantes, et donc elles restent faibles » (p. 120). La réalité est aussi une faible coordination territoriale, avec trop peu de conseils métropolitains crées au profit des espaces périurbains et le maintien du pouvoir de l’État face aux élus locaux (voir le décalage culturel entre le maire et le préfet dans certaines petites villes). Ces « régimes urbains développementalistes » (p. 100) apparaissent au final loin de l’agenda néolibéral. Les projets d’infrastructures continuent, en dépit de leur pérennité insuffisante parfois, et la « consultocratie » (p. 107) règne, souvent aux dépens des populations déplacées, pauvres (cas de Delhi) ou des minorités religieuses (Ahmedabad). Dopée par des coalitions de croissance, la spéculation foncière (détournement du système des transferts de droits à construire – TDR – à Mumbai) dégrade l’environnement et rend particulièrement difficile l’accès aux services pour les communes urbanisées, mais non officiellement classées comme « villes »Celles-ci souffrent par ailleurs de flou juridictionnel et d’une maîtrise technique parfois inexistante, sauf dans les quartiers aisés planifiés.

« Les profonds paradoxes de la modernisation publique » sont l’objet du troisième chapitre, qui illustre la « bureaucratisation néolibérale » analysée par Béatrice Hibou (2013), au moins pour les grandes villes alors que les petites agglomérations sont plutôt caractérisées par un « dépérissement des appareils d’État » (p. 31). Les gestionnaires de la ville utilisent souvent les savoirs des ingénieurs de manière inadaptée, l’e-gouvernance montre ses limites, surtout pour les populations pauvres, et la tarification des services permet mal des dispositifs de péréquation. Ainsi, une grille tarifaire progressive peut avoir des effets pervers si « l’utilisation conjointe par plusieurs familles d’un même raccordement […] provoque le passage dans les tranches supérieures » (p. 136). Et comment demander aux quartiers périphériques de payer les connexions quand les quartiers historiques ont jadis pu les obtenir par des financements publics ? « La marchandisation redéfinit implicitement les termes d’un contrat social fondé sur la promesse d’un service de qualité et sur la réciprocité entre paiement et reconnaissance d’une citoyenneté urbaine » (p. 137). Même le Right To Information Act de 2005 peut avoir des effets pernicieux, comme encourager l’administration à prudemment engager des consultants extérieurs qui ne seront pas soumis à cette loi ; la réduction des recrutements dans le secteur public y incite également. D’heureuses exceptions existent (métro de Delhi), mais la règle est plutôt une « articulation complexe entre les échelles macro et micro ainsi que dans la relation [entre] élus et fonctionnaires », engendrant « le kaléidoscope des inégalités sociospatiales » (p. 154), l’essor du « clientélisme fondé sur les affinités identitaires » (p. 155) y compris dans les quartiers aisés, l’invention de « solutions bricolées et efficaces » par les « bureaucrates du milieu » (p. 171) ainsi que, au nom de la réduction des coûts, la multiplication de la sous-traitance et des intermédiaires, depuis les travailleurs sociaux jusqu’aux mafieux.

Le chapitre 4 analyse « la variété des formes de capitalisme urbain » (p. 175), en considérant le marché comme « un objet social et politique » (p. 176). L’Inde n’est pas le pays des grands partenariats public-privé : de la première vague de ces « espaces-vitrines » (p. 32), seule Véolia a survécu. Un exemple majeur de privatisation est la distribution électrique de Delhi ; elle a permis une amélioration de l’offre, mais a aussi engendré un problème de solvabilité des usagers (y compris des ménages riches qui peuvent s’opposer à la tarification) ainsi qu’une forte politisation du sujet, et ce, sans pour autant assurer d’équilibre économique. En Inde, la « privatisation » prend de toute façon des visages très différents : elle peut bénéficier à des entreprises locales, ou à des associations qui vont obtenir une délégation, ou à un « capitalisme de basse intensité » (p. 211) qui s’appuie sur une certaine économie morale, comme dans le cas du recyclage des déchets par les basses castes ou celui des propriétaires de camions-citernes plus ou moins criminels. « Face à la réalité de services défaillants, certaines expérimentations démontrent une inventivité locale qui permet d’amener des services et de contribuer, sous certaines conditions, à une baisse des disparités territoriales » (p. 225).

Enfin, le dernier chapitre, au plus près des pratiques et des mobilisations des usagers, porte sur les solidarités et les conflits dans la société urbaine. Celle-ci est très fragmentée, socialement comme spatialement, ce qui empêche une identité partagée, dans les quartiers informels aussi bien qu’aisés. Dès lors, la participation si glorifiée apparaît trop comme un cheval de Troie permettant une confiscation par les élites urbaines et une « mise à distance symbolique et matérielle des pauvres en ville » (p. 243). Même lorsque le dispositif participatif intègre une puissante association locale, comme dans le cas de la Society for the Promotion of Area Resource Centers (SPARC) pour un vaste projet d’assainissement à Mumbai, la capacité d’action des habitants n’en sort pas toujours renforcée. « Dans les quartiers considérés comme “illégaux”, l’accès est une faveur alors que c’est un droit pour les classes moyennes légalement raccordées » (p. 32). La tendance à la sécession des quartiers aisés crée des « biens de club » (p. 268), surtout pour l’eau. L’action en justice est loin d’être le seul apanage de ces classes favorisées, comme le montre l’action du syndicat national des vidangeurs manuels, mais les bidonvilles ne sont pas exempts de lignes de fracture internes qui réduisent les revendications collectives. Il existe, cependant, « des prémisses de solidarités horizontales » (p. 258), comme celles qui ont permis la victoire du Parti de l’homme ordinaire aux élections régionales de Delhi, ou qui peuvent inverser les hiérarchies traditionnelles dans certaines petites villes. Mais, finalement, les discours de la société civile semblent souvent contradictoires, dénonçant les appareils étatiques et leur corruption, tout en réclamant leur action : les services urbains sont assurément les « témoins du désaveu et du désir d’État » (p. 266).

L’autrice conclut en insistant sur les limites du cadre interprétatif fondé sur le seul urbanisme néolibéral : d’une part, « l’État indien reste un État développeur » (p. 280), même s’il souffre d’une pression fiscale très faible, d’autre part, le « bricolage de solutions déviantes » illustre l’« inventivité du terrain » (p. 281), clientélisme ne voulant pas systématiquement dire corruption. Mais « l’État crée les conditions de l’émergence d’opérateurs privés qui minent in fine sa légitimité » : le contrat social à l’indienne en est bouleversé et l’autrice propose alors la notion de « contrats sociaux territorialisés », en reprenant les « systèmes sociaux territorialisés » de Sunil Khilnani (2003). Aurait-elle pu aussi utiliser la différentiation jadis proposée par Alain Dubresson et Sylvie Jaglin (2005) entre « spatialisation » et « territorialisation », cette dernière correspondant à des systèmes locaux de plus en plus autonomes, avec leurs propres systèmes de gouvernance fondés sur des valeurs locales ? Le résultat est clair en tous cas : « la faculté des classes moyennes et des acteurs économiques à s’autonomiser (traitement de l’eau […] batteries) affaiblit le potentiel de toute politique redistributive » (p. 286). « Cet urbanisme indien de la négociation et du bricolage est résilient mais il n’est pas suffisant pour construire un urbanisme inclusif pérenne » (p. 286).

La bibliographie est très riche, depuis les références plutôt théoriques (P. Rosanvallon, A. Appadurai…) jusqu’aux chercheurs de terrain, indiens comme français (L. Kennedy, R. de Bercegol, S. Benjamin, K. Coelho…) en passant par les études urbaines comparatives (S. Jaglin, D. Lorrain, N. Brenner…). Une remarque – qui n’est pas forcément un regret : il n’est cité aucun auteur phare sur la question de la justice, spatiale en particulier, pas même Iris Marion Young qui aurait pourtant pu, par son approche d’essence communautarienne, apporter un éclairage pertinent sur l’hétérogénéité identitaire des villes. Pourtant, il est clair que « l’accès aux services urbains renvoie directement aux enjeux de justice sociale et d’équité territoriale » (p. 17). Marie-Hélène Zérah présente en effet une double (in)justice spatiale, que l’on pourrait qualifier d’horizontale et de verticale. L’horizontale, ce sont les iniquités entre espaces d’une même agglomération ; la verticale, ce sont les injustices entre les différents degrés de la hiérarchie urbaine, de la mégapole à la bourgade. Oserait-on rapprocher cela, dans un tout autre secteur, de la révolution verte en Inde ? En matière agricole, comme en matière urbaine, c’est un peu la même leçon. La révolution verte était présentée comme scale neutral ; elle était censée ne pas favoriser les grandes exploitations, tout en accélérant la croissance économique. Mais, plaquée sur un substrat socio-économique très hiérarchisé, elle a eu des résultats inégalitaires. Il en va de même des politiques urbaines en Inde depuis la fin des années 1980. « La participation n’est pas intrinsèquement bénéfique si elle ne s’inscrit pas dans une logique profonde de démocratisation et de remise en cause des rapports de pouvoir sociaux » (p. 251). Les usagers, pourrait-on dire, sont parfois devenus des « clients », mais au sens de clientélisme au moins autant que du marché. Même déformé, bricolé, perverti, un agenda d’inspiration néolibérale ne peut à lui seul engendrer à la fois justice et croissance si de profondes réformes sociales n’ont pas été préalablement mises en œuvre pour atténuer les contrastes sociaux et spatiaux qui préexistaient. Une leçon qui peut concerner bien d’autres pays que l’Inde… Le problème de celle-ci étant renforcé du fait que les réformes sont loin d’avoir engendré la croissance économique et encore moins les emplois espérés.

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Marie Oiry-Vaccara

Montagnards dans la mondialisation. Réseaux diasporiques et mobilisations sociales dans l’Atlas (Maroc), les Highlands (Écosse) et les Alpes françaises

Grenoble, PUG/UGA éditions, 2019, 235 p. | commenté par : Marie-Christine Fourny

L’ouvrage permet la rencontre de plusieurs champs d’études : des mouvements migratoires, du développement territorial et de la mondialisation, pour explorer de manière fine et originale les contributions des diasporas au développement de leur région d’origine. Il vise moins à en observer les effets économiques ou financiers que les conséquences territoriales. Le terme de « territoire », bien qu’il n’apparaisse pas dans le titre, me semble un point central de la problématique. Il est à entendre ici au sens fort, non pas comme simple périmètre d’action ou milieu écologique singulier, mais en tant qu’espace signifiant. Il amène à envisager les attachements et les identifications, les investissements politiques et symboliques des migrants, les références de l’appartenance, en ce qu’ils influent sur les trajectoires des territoires de départ. Il renvoie également à un type de spatialité, confrontée à celle, réticulaire, des diasporas. La question de la territorialité se pose davantage que celle de territoire, puisque c’est d’abord sa dimension référentielle qui est considérée, pour sa valeur dans l’action au travers des pratiques, des mobilisations sociales ou encore des formes de patrimonialisation qu’elle suscite.

S’intéressant plus particulièrement à des régions de montagne dans une situation de domination, à la fois marginalisées et dépendantes de flux touristiques globaux, Mari Oiry-Vaccara en interroge la place dans la mondialisation. Elle montre que l’insertion dans les réseaux diasporiques constitue une ressource : ressource politique en ce qu’elle permet de passer à un niveau d’action plus élevé, ressource cognitive par le transfert de références et de valeurs et ressource symbolique par la valorisation des imaginaires géographiques. Cette ressource, toutefois, se spécifie non pas tant par les qualités de l’espace local, comme l’analyseraient les théories du développement territorial, mais en fonction des trajectoires migratoires. La dynamique de ces régions est ainsi approchée dans une perspective multiscalaire complexe ainsi que dans les interactions entre les actions locales et des projets de développement orientés pour et par des représentations éloignées dans le temps et dans l’espace. En résultent des projets de développement dont la spatialité se révèle difficile à caractériser. Ils sont territorialisés, certes, mais aussi réticulaires et transnationaux, tant les capacités d’action, les récits mobilisateurs et les sentiments d’appartenance sont façonnés par l’histoire migratoire et les valeurs du contexte culturel actuel des migrants. L’auteure émet alors l’hypothèse que ce processus peut donner lieu à des « trajectoires de réversibilité » (p. 17). Celles-ci, en transformant les liens avec les diasporas en ressources spécifiques et en créant ainsi de nouvelles capacités d’action locale, ouvriraient sur d’autres places dans la mondialisation que celle de la marginalisation.

L’analyse s’appuie sur trois régions d’études. Il ne s’agit pas véritablement d’une comparaison, mais d’une démonstration alimentée par trois cas composant un corpus empirique très conséquent. Ces terrains sont ceux du Haut Atlas et de l’Anti-Atlas marocain à partir desquels la réflexion a été initiée et principalement travaillée dans le cadre d’une thèse, de l’île de Skye en Écosse et de la vallée de l’Ubaye en France, cette dernière étant moins documentée. Les différents cas se situent tous en régions de montagne, une donnée de contexte logique compte tenu de la collection dans laquelle est publiée l’ouvrage (collection « Montagne et innovation », portée par le labex Innovations et transitions territoriales en montagne – ITEM –, de l’université Grenoble-Alpes) et dont je discuterai ultérieurement l’intérêt et la pertinence. Par-delà cette situation géographique commune, l’auteure cherche avant tout à confronter, d’une part, des positions économiques et politiques de marginalité similaires et, d’autre part, des dynamiques locales réactives, qui ont fait se succéder des périodes d’émigration et plus récemment des mouvements sociaux de lutte ou de revalorisation endogène des territoires.

Le questionnement relève plus généralement des subaltern studies. Dans des régions inscrites durablement dans des rapports de dépendance et de domination, l’objectif est de comprendre comment ce système a été produit, mais aussi comment cette condition est vécue et transformée dans l’action. L’analyse des mobilisations sociales vise alors à saisir des dynamiques susceptibles de modifier cette position et d’instaurer des trajectoires de démarginalisation qui redonnent des capacités de pouvoir et d’action aux acteurs locaux. Marie Oiry-Vaccara s’intéresse de ce fait aux individus et collectifs marginalisés et à leurs stratégies. Mouvements sociaux, revendications ou initiatives de valorisation sont ainsi analysés comme des scènes de négociation, où se confrontent des rapports de pouvoir et des rapports à la norme, où se construisent aussi des représentations de soi, des savoirs et des imaginaires. Pour autant, ces formes d’action s’inscrivent dans l’historicité des territoires et notamment au regard des mouvements migratoires passés et actuels. Elles sont amenées à incorporer les réseaux diasporiques encore attachés – au sens latourien du terme – à leurs lieux d’origine, à composer avec des imaginaires globalisés attractifs, mais empreints de représentations de marginalité, des spécificités productives et des sentiments identitaires. Les enjeux tels que les pose l’auteure sont alors d’ordre géopolitique : peut-on y voir des formes de recomposition de la mondialisation, avec une transformation dans la hiérarchie des espaces et des pouvoirs ? Autrement dit, la mondialisation des individus, en ce qu’elle réagence mobilités, représentations des sociétés et des espaces et appartenances communautaires, peut-elle offrir des alternatives à la mondialisation économique et politique ?

Mari Oiry-Vaccara passe de cette manière de la question de la domination à celle de la constitution d’une dynamique autre. Elle en examine une forme spatiale particulière : la transnationalisation, qu’elle définit comme des « recompositions culturelles liées à la mondialisation […], des modes d’interactions sociales, immatériels ou matériels, par-delà les frontières nationales […] » (p. 18). Se positionnant au regard de certains discours sur la mondialisation, elle défend ainsi la thèse d’un jeu entre transnationalisation et territorialisation plutôt qu’un antagonisme.

Les deux premiers chapitres dressent le paysage des processus de marginalisation et des mouvements migratoires qui en découlent. Cette perspective géohistorique est détaillée sur les différents terrains d’étude, et chaque évolution située dans son contexte national et écologique. L’auteure expose un système producteur d’inégalités régionales, qu’elle saisit dans une dimension idéologique – le capitalisme –, géopolitique – la construction des États-nations – et économique – l’industrialisation. Mais aussi, et c’est là une originalité, dans la dimension cognitive des imaginaires géographiques, non sans effet dans les territorialités politiques et dans les territorialités habitantes, comme le révèlent par la suite les mobilisations sociales. La marginalité produite « par le haut » interagit avec une marginalisation ressentie « par le bas », et selon que ces deux mouvements sont en phase ou s’opposent, les réactions locales sont celles de la soumission ou de la revendication. Sur ce plan, l’approche comparative présente l’intérêt de mettre en relief les décalages temporels et leurs conséquences. Dépeuplement massif dès le XVIIIe siècle en Écosse, plus tardif en France, délaissement économique et politique au Maroc dans un contexte d’émigration contrôlée et de natalité forte, marginalisation dans le cadre de choix politiques liés à la construction des États-nations d’une part, au déploiement du système capitaliste en lien avec la colonisation d’autre part. Une frise chronosystémique aurait d’ailleurs été ici tout à fait intéressante pour visualiser les conséquences de ces temporalités différentes dans les dynamiques locales et la circulation des modèles. Ainsi, si la France a pu mettre en place des mesures redistributives dans le contexte de la croissance de l’après-guerre, le Maroc a instauré une politique régionale en partie inspirée du modèle français.

Le second temps est celui de la réaction, avec l’instauration de politiques publiques et d’initiatives associatives. Mari Oiry-Vaccara expose des enjeux géopolitiques différents : lobbying en France amenant à faire de la montagne une catégorie politique ; montée du nationalisme écossais dans lequel les Highlands occupent une position centrale et émergence de nouveaux paradigmes du développement au Maroc, avec des démarches participatives et des mesures d’autonomisation des femmes appuyées par des programmes internationaux. Par cette perspective, elle saisit les dynamiques de régionalisation en les insérant dans des mouvements sociaux globaux. Pour autant, ces derniers ne sont pas exposés comme un contexte surplombant, mais comme des opérateurs pour l’action, pouvant être perçus comme des circonstances favorables par les acteurs locaux.

L’analyse des trajectoires conduit à détailler ensuite les logiques migratoires des régions d’études dans les divers pays de manière très fouillée et dans une perspective historique. La période contemporaine montre une complexification des mobilités, avec l’installation de nouveaux habitants, sur fond de revalorisation de ces territoires et en lien avec un tourisme diasporique générateur d’emplois. Ce mouvement des personnes accompagne un mouvement des idées et la formation de nouvelles spatialités de l’action sociale et politique. L’auteure décrit finement cette dimension transnationale des mobilisations sociales. Elle détaille avec une grande richesse documentaire le mouvement amazigh au Maroc, à la fois « branché » et ancré. Le militantisme local conduit à l’adoption, ou à l’adaptation, de modèles mis en œuvre ailleurs qui, ouvrant à de nouveaux répertoires d’action, constituent des outils dans la remise en cause des rapports de pouvoir.

La seconde partie de l’ouvrage traite de deux dynamiques d’ordre économique prégnantes dans les régions de montagne : le tourisme et la labellisation des productions agricoles. L’une et l’autre tirent profit d’imaginaires territoriaux revalorisés et offrent de nouvelles opportunités, notamment dans les régions délaissées par les investissements des grands groupes. Mari Oiry-Vaccara s’attache au tourisme mémoriel, avec le roots tourism à Skye, ou la restauration du patrimoine juif marocain, par et pour les exilés, dans un contexte géopolitique très sensible. Pour chaque situation, tourisme ou labellisations, l’auteure met à jour les jeux d’échelle avec la soumission à des enjeux géopolitiques nationaux et la transformation ou l’instrumentalisation des identifications culturelles. Les stratégies de développement voulues singularisantes se heurtent souvent à l’effet normalisant des processus institutionnels.

La conclusion laisse apparaître un certain désenchantement. Les mobilisations décrites n’indiquent pas de remise en cause fondamentale des modèles producteurs de marginalité, mais une inflexion dans un sens plus favorable à ces derniers. L’heure n’est pas encore à la transition territoriale. Mais par-delà cette interprétation normative, il se dessine une territorialité politique singulière, entre mobilités des populations, circulations des idées, militantisme en réseau et projets localisés. La marginalisation d’étendue régionale fait place à des alternatives localisées, des détournements, selon Mari Oiry-Vaccara, des lieux de résistance discrète et connectés au monde.

Pour finir, quelle importance donner à la situation montagnarde des cas d’étude ? La préface de Bernard Debarbieux soulève la question, et en montre les écueils, évités par l’auteure. L’ouvrage n’ouvre pas sur une réflexion sur la condition montagnarde, mais permet de voir des effets de milieu aussi bien que les effets d’imaginaire géographique. Il n’est d’ailleurs jamais fait état de « la montagne » en tant que catégorie géographique, mais bien de « régions montagnardes ». Pour autant, l’idée de montagne fait partie de représentations prises dans une circulation mondiale. Elle constitue un identifiant répandu à l’échelle mondiale qui peut être saisi en tant que ressource économique, mais aussi comme ressource d’action.

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Matthieu Noucher et Laurent Polidori (dir.)

Atlas critique de la Guyane

Paris, CNRS Éditions, 2020, 331 p. | commenté par : Juliette Morel

L’Atlas critique de la Guyane est un livre considérable à plusieurs égards : d’abord quantitativement (ce qui n’est pas anodin, nous le verrons), puisqu’il réunit 85 auteurs, 5 cartographes et un comité scientifique de 12 membres, et qu’il se compose de 331 pages de 21 cm sur 27 cm, de 146 textes et de plus de 300 images (cartes, photographies, graphiques, etc.) répartis dans 12 chapitres. Ensuite, ce livre est important en tant que somme originale sur l’histoire et la géographie de la Guyane, en tant qu’ouvrage sur la cartographie, et à travers et au-delà d’elle, en tant que témoignage de la fabrique de l’espace, de la géo-graphie au sens étymologique du terme. Mais surtout, ce livre est fondamental, car il remplit magistralement son ambition : être un atlas critique. Il est la preuve tangible que la déconstruction systématique fondant la cartographie critique (Harley, 1989) n’est pas vouée au scepticisme stérilisant, au relativisme absolu, à l’impuissance cartographique, ni au rejet de la carte, mais que la posture critique en cartographie peut au contraire être constructive, productive, créatrice et heuristique. Au-delà de son inscription dans le champ de la cartographie critique – attestée par les nombreuses références à John Brian Harley (mais aussi à Henri Desbois, Hélène Blais ou encore Thierry Joliveau, du côté francophone) et à des publications marquantes comme la série The History of Cartography (Harley et Woodwrad, 1987) et Cartes et figures de la terre (Rivière, 1980) –, comment cet atlas parvient-il à être véritablement critique ? Après en avoir décrit linéairement le contenu, nous répondrons à cette question en montrant que deux mouvements critiques s’entrelacent : d’une part l’ouvrage critique les productions cartographiques sur la Guyane, et d’autre part, l’atlas produit des cartographies critiques.

Description de l’ouvrage

Les textes des douze chapitres de l’Atlas critique de la Guyane sont présentés sur les pages de gauche, en regard d’une ou de plusieurs images sur celles de droite. La plupart d’entre elles sont des cartes, des photographies aériennes ou des images satellites, mais il y a également des photographies, des graphiques et quelques dessins. En général, le texte et l’iconographie sont finement liés : soit le texte commente, déconstruit ou explique l’image ; soit l’image complète, illustre ou précise le texte.

Le chapitre 1 intitulé « Confiner » (tel un étrange écho au contexte politico-sanitaire de 2020, année de publication de l’atlas) est consacré à la question du fond de carte (projection, habillage, échelle et étendue). Il montre que les cartes représentent souvent la Guyane comme une île coupée de sa région frontalière et intégrée, de manière plus ou moins artificielle, à d’autres ensembles régionaux (Caraïbes, DOM-TOM), nationaux (France), voire internationaux (Union européenne). Le chapitre 2 est dédié à l’histoire du tracé de la frontière sur les cartes de la Guyane, entre conflits historiques, erreurs et usages. Le chapitre 3 traite des enjeux liés aux toponymes, d’autant plus importants dans un contexte colonial tel que celui de la Guyane. Il montre une faible intégration des toponymes autochtones et de la diversité linguistique de la Guyane dans les représentations cartographiques officielles, et, en conséquence, une faible densité des toponymes sur les cartes officielles dans l’intérieur du département. Le chapitre 4 décrit les processus d’élaboration de la couverture topographique de la Guyane par l’Institut géographique national (IGN), et en expose les limites. Au-delà de ce point, c’est la question des référentiels cartographiques qui est abordée, souvent impensée en cartographie, alors qu’elle véhicule des enjeux de légitimité, de transversalité et même d’identité essentiels. Le chapitre 5, « Détecter », est consacré à la cartographie de la forêt guyanaise. À travers ce thème, sont exposés les processus techniques, mais aussi économiques voire politiques, en jeu dans la fabrique des images satellites, celles-ci n’étant pas plus objectives, ni moins discutables que d’autres types de représentations cartographiques. Le chapitre 6, intitulé « Collecter », s’intéresse aux inventaires de la biodiversité faunistique et floristique en Guyane. On comprend que l’étude cartographique de la biodiversité, sur un territoire comme celui-ci, qui pose de considérables défis d’accessibilité, donne davantage d’informations sur les dispositifs d’observation et de collecte ainsi que sur les pratiques de la recherche, que sur la réalité de la répartition des animaux ou des plantes elle-même.

Au centre de l’atlas se trouve une série de notices biographiques, racontant la vie et l’œuvre de neuf cartographes ayant contribué de manière notable à la cartographie de la Guyane. Ce cahier central vise à « réincarner la production cartographique » (p. 153), c’est-à-dire à rappeler que la carte est le fruit du travail d’un (ou de plusieurs) auteur(s), marquée par son (ou des) contexte(s), ses (ou leurs) intentions et ses (ou leurs) choix.

Le chapitre 7 s’intitule « Figer » et concerne la fixation (ou non) du littoral guyanais sur les cartes. Il montre que le trait de côte, semble-t-il objectivable et stable à moins de très fortes perturbations (notamment dues au changement climatique), est en fait un objet de connaissance construit, spécifiquement cartographique, particulièrement fluctuant en Guyane et dépendant de la perspective adoptée. Les définitions géométrique (fractales), géophysique (déplacement de bancs de sable, érosion) et écologique (apparition/disparition de mangroves) sont difficilement « figeables ». De plus, elles entrent potentiellement en concurrence avec les définitions historiques et ethnologiques, ou les enjeux en termes d’aménagement et de gestion des risques liés au littoral. Dans le chapitre 8, il s’agit moins de « Critiquer » des représentations cartographiques ou des jeux de données existants, que de cartographier de manière critique un phénomène en particulier : les flux. C’est l’occasion de démontrer en pratique que la démarche critique – qui implique un travail minutieux sur les données, la sémiologie, le fond de carte (maillage, échelle et étendue) – engage à renouveler la cartographie des flux. Le chapitre 9 est consacré au sujet de l’orpaillage (l’exploitation des ressources d’or). Cette activité est à la fois difficile à repérer (du fait de l’illégalité de nombreux chantiers d’orpaillage), à voir et à localiser (du fait de la couverture végétale, de l’immensité et de l’inaccessibilité du territoire), et donc à cartographier. Et, en même temps, il s’agit d’une activité qui marque le territoire, l’économie et la société guyanaise, qui se trouve au cœur de nombreux débats entre responsables politiques, syndicats miniers, protecteurs de l’environnement et peuples autochtones, et à propos de laquelle beaucoup de cartes, de qualités diverses, circulent. Le chapitre 10 montre l’influence de la cartographie du foncier sur la conception du territoire, et les contradictions qui en résultent en Guyane. Il est à la fois nécessaire d’établir des cartes précises du foncier de la Guyane (ce qui n’est pas encore le cas partout) afin de défendre les droits des autochtones sur leurs territoires. Et, en même temps, les cadastres et les cartes d’occupation du sol peuvent projeter des concepts territoriaux exogènes et dominants sur certains espaces, leur assignant une propriété et une fonctionnalité exclusives, parfois contraires aux usages, notamment aux usages collectifs autochtones. Le chapitre 11, intitulé « Imaginer », explore l’impact des cartes sur nos imaginaires liés à la Guyane (cartes de manuels scolaires, cartes murales ou encore reproduites sur des objets touristiques ou des biens de consommation) et l’appropriation par nos imaginaires des cartes de la Guyane (représentations cartographiques dans les bandes dessinées, dans les films, cartes mentales, etc.). Enfin, le dernier chapitre est consacré au blanc des cartes. Dans le cas de Guyane, ceux-ci peuvent être de différents types et avoir différentes conséquences. Les blancs désignèrent longtemps des territoires supposément « vierges » appelant à la conquête et justifiant l’entreprise coloniale. Ils peuvent également signifier les lacunes cartographiques : territoires inexplorés, phénomènes à découvrir, savoirs à construire, nouvelles formes de cartographie à inventer. Certains phénomènes ou territoires résistent simplement à la cartographie (pour des raisons techniques, conceptuelles ou politiques). Alors, le blanc des cartes peut figurer le « droit à l’opacité » et devient fondamental dans la représentation des espaces de la Relation et du Divers décrits par le penseur martiniquais Édouard Glissant (1996)[1], dans le rang desquels la Guyane se place certainement.

Critiquer les productions cartographiques

Il résulte de la lecture l’évidence que le territoire guyanais concentre plusieurs défis cartographiques : des défis liés à son passé colonial et donc aux biais conquérants des cartes jusqu’au milieu du XXe siècle (voire même jusqu’à aujourd’hui) ; des défis liés à la présence de populations « autochtones » qui dénoncent la marginalisation de leurs représentations spatiales et notamment de leurs toponymes, par rapport aux représentations cartographiques officielles ; des défis liés à la densité, à l’étendue et à l’histoire de sa forêt – impénétrable ? Incartographiable ? Selon qui ? – ; ou encore des défis liés à sa localisation tropicale et au conséquent couvert nuageux permanent. Le premier objectif de l’atlas est de mettre en lumière ces défis et d’en expliquer les processus profonds.

Montrer la diversité des représentations cartographiques

Pour cela, l’ouvrage porte sa réflexion sur toute la diversité de la cartographie : des cartes topographiques aux cartes mentales, en passant par les images satellites, les cartes scolaires, les plans cadastraux, les cartes statistiques, les plans d’aménagements, les systèmes d’information géographique (SIG), les cartographies web institutionnelles, associatives ou amatrices. Les auteurs les considèrent tour à tour (le chapitre 4 est centré sur les cartes topographiques, le chapitre 5 sur les images satellites, le chapitre 8 sur la cartographie statistique de flux), ou les comparent directement (par exemple, quant aux quartiers informels, p. 304, ou au remplissage des blancs des cartes historiques ou topographiques par l’image satellite, p. 297). Il faut souligner une intégration très réussie des techniques de cartographie numériques (télédétection, SIG, « petites cartes du web », webmapping), qui inscrit ainsi l’ouvrage dans le champ, encore relativement marginal, de la géomatique critique (Wilson, 2017 ; Desbois, 2015 ; Noucher, 2017). Certains textes ouvrent de cette manière des perspectives intéressantes concernant les contraintes édictées par la structuration et l’implémentation informatique des SIG, « [favorisant] le découpage en calques verticaux (thématiques) et en blocs horizontaux (géographiques) […] » (p. 293), imposant un certain mode de description et donc une certaine conception du territoire.

Montrer la fabrique des cartes

En partant du cas précis et particulièrement complexe de la Guyane, l’atlas est très informatif sur les aspects techniques de la fabrique des cartes en général. Outre les introductions de chapitre qui font le point sur des notions de cartographie générales – les toponymes, le fond de carte, la topographie, la cartographie des flux, le tracé des côtes et des frontières, la collecte de données géolocalisées, etc. –, on apprend au fil des pages comment est construite une carte topographique (chapitre 4), une couverture orthophotographique (chapitre 5, p. 112-133 en particulier) ou encore à quoi sert la technologie Lidar (p. 126-129). On comprend l’importance, mais également la relativité, des techniques cartographiques (géodésie, télédétection, relevés hydrographiques, croisement des observations ex situ – depuis le ciel – et in situ – au sol). Les auteurs s’appliquent à montrer comment elles sont inondées d’enjeux non seulement techniques, mais aussi épistémologiques, politiques, économiques, sociaux ou symboliques : à l’instar de la non-intégration des toponymes autochtones dans les bases de données toponymiques officielles (p. 64), du caractère expéditif de la réalisation des cartes topographiques au 1:50 000 par l’IGN (p. 88), des polémiques autour de la surface exacte de la Guyane (passée après la Seconde Guerre mondiale de 91 000 km2 à 84 000 km2 – chapitre 2, p. 32-61), ou encore de l’impossibilité de fixer de manière univoque le trait de côte (chapitre 7, p. 166-191).

Une contextualisation historique des cartes

La fabrique cartographique est considérée dans sa profondeur historique, d’abord car l’atlas passe en revue toute l’histoire de la cartographie guyanaise, depuis les planisphères des grandes découvertes au XVIe siècle (p. 296 par exemple), jusqu’aux systèmes d’information géographique et aux webmapping actuels. Ensuite, plusieurs textes adoptent une perspective diachronique afin de mettre au jour certains processus, comme la représentation de la biodiversité (p. 136 et p. 142) ou le mouvement du trait de côte (p. 177). Il s’agit, troisièmement, de raconter l’histoire de certaines cartes pour en faire apparaître les contingences, ou au contraire la force et l’autorité. C’est le cas, ainsi, des textes traitant du schéma départemental d’orientation minière (SDOM) qui a établi, en 2010, une carte de zonage devant fonder la définition de la politique minière en Guyane, en particulier en matière d’orpaillage (p. 222-227). Cette partie expose le contexte de production et décrit les études cartographiques préalables menées à sa marge (p. 224-227). Elle raconte également la réception et la postérité de la carte finale du SDOM (p. 222). Celle-ci, du fait d’un zonage jugé trop simpliste, a cristallisé le débat de toute la société guyanaise autour de l’orpaillage, au point qu’on en a changé le statut a posteriori : son caractère purement informatif et non opérationnel a été affirmé en réaction à la polémique qu’elle provoqua.

Une mise en perspective spatiale des cartes

En parallèle de cette contextualisation historique, l’atlas varie les échelles spatiales pour rendre apparente la limitation de certaines représentations cartographiques isolées. C’est le cas de manière particulièrement notable dans le premier chapitre. La structure de ce chapitre « déconfine » les cartes en faisant varier les échelles géographiques et institutionnelles : de l’île-carte Guyane (p. 20-21) aux différentes régions du monde (p. 26-27), en passant par le bouclier des Guyanes (p. 22-23), le continent sud-américain (p. 24-25) et l’Union européenne (p. 18-19). Un même mouvement de mise en perspective scalaire des phénomènes et des représentations est lisible dans le chapitre 8 sur les circulations : après avoir considéré la Guyane dans son ensemble (p. 94-205, p. 214-215), la démonstration se concentre sur certains lieux ou phénomènes carrefours (Oyapock, Saint-Laurent-du-Maroni et le carnaval, p. 206-207, p. 210-211 et p. 218-219). Elle élargit ensuite la focalisation spatiale en examinant des circulations à l’échelle de la grande région des Guyanes (p. 208-209), puis à l’échelle internationale, à travers le phénomène multiscalaire des circulations d’agents métropolitains entre les différents outre-mer (p. 216-217).

Interpréter la carte : l’herméneutique des symboles cartographiques

Enfin, une dernière méthode critique peut être distinguée : la lecture interprétative de certaines communications cartographiques. C’est le cas par exemple du texte de Pascal Tozzi, p. 18, qui interprète la rhétorique cartographique de la Commission européenne. Les documents concernant les « régions ultrapériphériques » (RUP) de l’Union sont marqués d’un logo représentant un planisphère sur lequel sont reliées les régions ultrapériphériques par une spirale au centre de laquelle se trouve Bruxelles. Celle-ci est interprétée comme une ligne qui relie, certes, ces différents éléments, mais qui souligne également la distance et le rapport de domination entre eux, mettant ainsi en lumière que les régions « ultrapériphériques » ne le sont pas seulement selon des critères physiques, mais aussi politiques, économiques et sociaux.

Produire des cartes critiques

Christine Chivallon, qui conclut l’ouvrage, rappelle la supériorité de la puissance critique du discours textuel par rapport à celle de la carte. Il est vrai que cet ouvrage comporte un paradoxe important : ce sont surtout les textes qui expliquent les techniques, les contextes politiques, sociaux et historiques, ce sont les textes qui interprètent, et non les cartes en elles-mêmes. Ce constat est réel, mais s’en contenter serait faire preuve de peu d’esprit cartographique, car plusieurs cartes produites pour l’atlas sont en elles-mêmes critiques, c’est-à-dire qu’elles expriment un propos critique dont le texte serait incapable, à travers de multiples procédés. Parmi ces cartes, nous voulons souligner par exemple la très forte image de couverture (également reproduite p. 17, voir figure 1), superposant le tracé des contours de la Guyane d’après différentes méthodes de projections. Elle démontre le potentiel de distorsion de la projection utilisée. On peut en outre citer la collection de cartes indiquant la diversité et la répartition spatiale des origines ethnolinguistiques des toponymes (p. 75) ; les collections de cartes représentant les différentes localisations des observations naturalistes selon l’époque (p. 137, voir figure 2), les chercheurs (p. 141) et les espèces (p. 143) ; ainsi que la série de cartes sur les navettes guyanaises (p. 197) révélant la complexité du phénomène et confirmant l’insuffisance de la carte initialement produite par l’INSEE en 2016 (critiquée p. 194). L’anamorphose sert à rendre compte de l’(in)accessibilité des divers points de la Guyane (p. 201, voir figure 3). Un montage accumule les photos d’objets (touristiques, politiques et associatifs) sur lesquels la forme cartographique du territoire de la Guyane est dérivée (p. 288-289, voir figure 4). La juxtaposition de plusieurs types de cartes – carte topographique de l’IGN, plan parcellaire cadastral, carte OpenStreetMap et photo aérienne avec surimposition d’information vectorielle – sert, page 305, à montrer que les quartiers informels sont invisibles sur les cartes institutionnelles. Enfin, une des cartes de la série topographique de l’IGN représentant la Guyane au 1:50 000 est simplement reproduite pages 312-313 : l’absurdité de certaines images cartographiques apparaît alors, celle-ci possédant plus de blanc que de terre, et seulement une infime partie de territoire français dans son coin supérieur gauche, du fait des règles du tableau d’assemblage.

Figure 1 : « La Guyane projetée, quelle distorsion choisir ? », Atlas critique de la Guyane, p. 16-17.

Figure 2 : « Les régimes spatio-temporels de la prospection naturaliste », Atlas critique de la Guyane, p.137

Figure 3 : « Accessibilité de Cayenne, confronter les distances », Atlas critique de la Guyane, p. 201.

Figure 4 : « Quand la carte devient totem », Atlas critique de la Guyane, p. 288-289.

Fabriquer un atlas critique

C’est enfin en tant qu’atlas, c’est-à-dire en tant qu’ensemble éditorial de cartes, que l’Atlas critique de la Guyane s’affirme comme véritablement critique. Il rejette la quête d’une représentation cartographique absolue, vraie, synthétique, et abandonne l’ambition d’exhaustivité (souvent associée au genre de l’atlas) au profit du dynamisme de l’accumulation, de la « mise en dialogue » cartographique et de la « vision kaléidoscopique » que permet ce format éditorial (les citations sont extraites de l’introduction du livre, p. 4-5). C’est par cette posture que l’ouvrage parvient à la fois à s’inscrire dans le genre de l’atlas et en même temps à en renouveler la forme.

Une structure critique

La structure globale de l’atlas est marquée par la fragmentation et l’accumulation de la diversité (de cartes, de médias, de points de vue, de sources, de techniques, etc.), méthodes garantissant l’ouverture (cet atlas n’est pas un discours clos) et le dynamisme propres à la démarche critique, voire le droit au « désordre » (selon Christiane Taubira dans sa conclusion, p 322), au chaos ou à l’opacité, spécifique aux approches postcoloniales et à la pensée de la Relation glissantienne qui inondent implicitement tout l’ouvrage. Le nombre de chapitres (12), de contributeurs (90) et de cartes (plus de 300) souligne également que la méthode privilégiée se situe davantage du côté de l’accumulation que de la synthèse. Ceci correspond finalement à l’un des principes fondamentaux de la forme éditoriale de l’atlas, qui contrebalance par leur multiplication la nature synthétique, et donc parfois lacunaire, des cartes prises individuellement (dans un atlas, des cartes de différentes emprises, différentes échelles, différentes thématiques se répondent et se complètent).

L’Atlas critique de la Guyane découpe, fragmente le problème complexe de la cartographie de la Guyane en une série d’informations relativement simples, disparates et complémentaires. Il s’avère ainsi hautement pédagogique et accessible à un vaste public potentiel (grand public, lecteurs scientifiques, opérationnels et décideurs, etc.). Les titres des chapitres, enfin, mettent à eux seuls en lumière la conception de la cartographie développée dans l’ouvrage : chacun est un verbe, correspondant à une étape de la fabrication d’une carte (« délimiter », « nommer », « mesurer », « collecter », etc.). La cartographie est avant tout affaire d’actions impliquant des choix. C’est aussi pour cela que sont mis à l’honneur au centre du livre les auteurs de ces actions : les cartographes. Certains intitulés connotent eux-mêmes une appréciation critique sur les modes habituels de cartographie : « confiner » pour désigner la définition du fond de carte, « figer » pour celle du trait de côté, « gouverner » pour traiter de la cartographie foncière ou encore « oublier » pour appréhender le thème du blanc des cartes.

Des principes graphiques critiques

Concernant la cartographie elle-même, on remarque que toutes les cartes sont graphiquement différentes (couleurs, symboles, mise en pages, taille, typographie des légendes, etc.), ce qui est potentiellement déroutant pour le lecteur habitué aux atlas. Une première explication de cette hétérogénéité graphique tient aux sources et aux statuts variés des cartes : des cartes récupérées, c’est-à-dire produites par ailleurs et présentées telles quelles, jouxtent des cartes conçues spécialement pour cet atlas et inédites ailleurs, elles-mêmes réalisées par plusieurs cartographes. Cette diversité graphique connote un certain amateurisme et nuit parfois à la lecture : difficile de distinguer clairement les cartes de la première catégorie de celles de la seconde et donc de comprendre le statut de chaque carte. Cette diversité vient souligner ce qui est sans doute le seul manquement de l’atlas : alors que la contextualisation est centrale dans l’approche critique, les cartes manquent par moment d’informations de contexte, que ce soit sur leur réalisation, leur publication ou encore leurs dates. C’est néanmoins dans cette variété graphique que réside l’une des grandes réussites de l’ouvrage : n’avoir pas établi de charte graphique homogénéisante pour les cartes a pour résultat la création d’une forme graphique elle-même critique. Cela permet en effet de montrer visuellement les principes d’accumulation et de diversité fondant l’atlas. L’absence d’homogénéité graphique participe également, au côté du dossier central et des titres de chapitres, à mettre en avant la figure du cartographe et son statut d’auteur. De même qu’aucune feuille de style rhétorique n’a dû être imposée aux nombreux auteurs des textes, il semble qu’aucune charte graphique n’ait été imposée aux cartographes, qui sont en outre crédités en dessous de chaque carte, exactement comme les auteurs des textes – ce qui est loin d’être le cas dans tous les atlas.

L’Atlas critique de la Guyane prouve donc, aussi bien dans le fond de ses textes que dans la richesse et l’originalité de sa forme, que l’aventure critique est cartographiquement et éditorialement productive et véritablement heuristique.

Nous espérons que ce compte-rendu – si peu « critique » soit-il – aura répondu à l’appel vertigineux à critiquer la critique, lancé en conclusion de l’ouvrage.

 

[1] La Relation est un concept forgé par le romancier et philosophe martiniquais Édouard Glissant tout au long de son œuvre critique pour penser les systèmes politiques et poétiques issus des siècles d’esclavage et de créolisation aux Amériques. La Relation décrit un processus complexe englobant le monde et les espaces contemporains – dont les Antilles créoles font figure d’exemples particulièrement avancés –, leur histoire et leurs expressions, en particulier linguistiques, littéraires et poétiques. La pensée de la Relation est une pensée du divers, de la multitude, du relatif, des différences et des détails, qui ne sont plus définis par rapport ou à partir d’une identité (Glissant, 1990 et 1996). Elle implique également un « droit à l’opacité », invoqué dans l’Atlas critique de la Guyane (p. 314-317) pour réinvestir de sens nouveau et positif les blancs des cartes de la Guyane.

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Chantal Deckmyn

Lire la ville. Manuel pour une hospitalité de l’espace public

Paris, Éditions La Découverte, 2020, 280 p. | commenté par : Pedro Gomes

Lire la ville. Manuel pour une hospitalité de l’espace public est un ouvrage de Chantal Deckmyn, architecte-urbaniste et socio-anthropologue, formée également à la philosophie et à la psychanalyse. Selon la notice biographique de la page 2, l’auteure a fondé en 1997 l’association Lire la ville, « à la fois un atelier urbain et une agence de reconversion professionnelle œuvrant auprès de populations et de lieux urbains à divers titres disqualifiés », au sein de laquelle « elle a formé une équipe d’écrivains, d’artistes, d’architectes, de paysagistes et de philosophes ». Si le titre de l’ouvrage dévoile un projet éditorial très ambitieux, la pluridisciplinarité de la formation et la richesse du parcours professionnel de Chantal Deckmyn révèlent une auteure apte à relever le défi.

Ce manuel est issu d’une étude financée par la fondation Abbé Pierre[1] sur la place des SDF dans la ville. La situation de ces derniers, « les habitants les plus exposés », « permet de comprendre à quel point l’espace public dans ses vertus éducatives, civilisatrices, citoyennes, est en train de disparaître » (Regnier, 2020, p. 23) et « a grandement besoin d’être défendu » (Deckmyn, 2020, p. 9). Ce point de départ résonne fortement avec les travaux du géographe Don Mitchell (1995) discutant de « la fin de l’espace public » à partir de l’oppression des sans-abri à Berkeley. Pourtant, là où Mitchell se concentre sur des enjeux démocratiques et de droit à la ville, Chantal Deckmyn fait le pari de renouer avec une autre tradition de la pensée américaine sur les espaces publics : celle du manuel de design urbain (voir, entre autres, Carr et al., 1992 ; Cooper Marcus et Francis 1990 ; Whyte, 1990), que l’on retrouve surtout dans les références que l’auteure fait à leur semblable européen, Jan Gehl. C’est bien la femme de terrain et du monde opérationnel qui tient la plume, donc, pour ce livre que le quatrième de couverture destine à un large lectorat, soit « tout un chacun, des élus et des aménageurs aux amoureux de la poétique urbaine ».

L’ouvrage comporte neuf chapitres. Le premier, introductif et très sommaire (intitulé « Un lecteur averti »), est important, car il explique l’objectif du manuel et son organisation. Excepté les deux premiers et les deux derniers, tous les autres chapitres ont une structure quasi identique. Celle-ci ne comprend ni introduction ni conclusion et se compose de fiches thématiques portant sur des types d’espace ou des domaines d’action. L’auteure y expose tout d’abord les enjeux en matière d’hospitalité puis explicite l’utilité directe et les bénéfices indirects pour les personnes, et ensuite pour la ville, et de potentiels effets indésirables de la mise en place des principes d’action défendus. S’ensuit une liste d’exemples et contre-exemples qui précède des préconisations quant à la marche à suivre. Chaque chapitre se termine par une rubrique « pour en savoir plus » qui le plus souvent renvoie à l’histoire ou à des œuvres artistiques ayant trait à la thématique. La structure, sûrement nécessaire pour que le manuel soit « un outil maniable, à l’intérieur duquel on puisse facilement aller et venir » (p. 11), ne rend toutefois pas facile la lecture d’un seul trait. Le livre est par ailleurs très riche d’illustrations et d’exemples, démontrant la vaste expérience et l’expertise de son auteure. Ce travail remarquable est d’une utilité certaine pour les lecteurs, qui y trouveront tant matière à réfléchir qu’une pédagogie de la ville, des solutions à expérimenter, ou encore des arguments pour plaidoyer auprès des décideurs et des concitoyens.

Le deuxième chapitre quant à lui expose « Le rôle de l’espace public », notamment dans son fonctionnement social. À la fin de ces deux premiers chapitres, le concept opératoire de l’ouvrage s’avère bien celui de l’espace public et non celui de l’hospitalité, résumé assez rapidement comme un « espace non hostile » et par la suite simplement mentionné, référence à Jacques Derrida comprise, tout au long de l’ouvrage. Or, ces dernières années, la recherche urbaine et sociale s’est emparée de cette notion pour discuter des pratiques d’accueil des étrangers, en particulier les plus vulnérables d’entre eux (voir les travaux de Michel Agier). C’est cette pensée par la condition d’un public spécifique, condition marquée par sa vulnérabilité – qui plus est, est le propos de l’étude à la base de cet ouvrage ! – que l’auteure paraît refuser, affirmant qu’un espace accueillant pour les plus vulnérables l’est pour tout le monde, de la même manière que l’hostilité des espaces publics, exacerbée par des dispositifs sécuritaires et/ou anti-SDF, affecte tous les groupes sociaux et toutes les catégories d’usagers. Par ailleurs, l’auteure critique de façon répétée les écueils d’approches catégorielles des groupes fragiles, notamment certains dispositifs à destination des SDF, qui les concentrent et les écartent de la ville dans son ensemble. C’est un choix que je considère comme problématique et sur lequel je reviendrai à la fin de ce compte-rendu.

Le chapitre suivant, « L’espace public comme contenant pour la vie sociale et individuelle », compile des fiches sur le sol urbain, sur les « pliures » entre espace public et espaces privés ainsi que sur l’entretien de l’espace public. Dans ce chapitre, le positionnement disciplinaire de l’auteure devient plus clair. En ressort une vision de l’espace public qui est résolument celle d’une architecte : l’espace public (toujours au singulier) est un « contenant de la vie sociale » et est décrit par des métaphores de vide et de plein. Fortement attachée aux formes des espaces publics de la ville traditionnelle (ou « constituée », selon ses mots), l’auteure épouse une conception finalement essentialiste et normative de l’espace public en tant qu’espace extérieur de propriété publique et espace de l’anonymat, du vivre ensemble et de la démocratie. Ce faisant, elle incarne pleinement la période à laquelle elle a étudié la socio-anthropologie à Lyon. D’une grande influence au début des années 2000, cette approche correspondant à une espèce d’apogée d’une politique d’espace public inspirée de Barcelone, et considérablement ancrée dans la conception de l’espace public comme élément structurant de la ville et de son identité, était en même temps très liée à l’affirmation d’une école lyonnaise de la sociologue urbaine autour d’Isaac Joseph et de sa relecture d’auteurs tel Erving Goffman. Pourtant, en adoptant cette conception classique de l’espace public, l’auteure fait fi du travail plus récent de certains chercheurs. Ceux-ci, plutôt que de partir des formes des espaces publics, s’intéressent aux usages et pratiques de sociabilité des habitants des périphéries pour montrer l’existence d’une vie publique dans ces territoires (Desjardins et Fleury, 2014 ; Rougé et Aragau, 2019). Une approche comme celle de l’auteure, qui disqualifie les espaces de l’urbanisme moderne en tant que non-lieux ou autres formulations peu élogieuses, ne risque-t-elle pas de renforcer des préjugés selon lesquels les espaces périphériques sont majoritairement hostiles et stériles et ainsi de freiner encore plus l’émergence, lente mais plutôt certaine, de politiques d’espace public sur ces territoires (Dufranc et Gomes, 2018 ; TVK et al., 2019) ?

Le chapitre suivant, « Un maillage de mini-services », propose des fiches sur du mobilier urbain qui peut être présent dans les espaces publics (bancs, fontaines, toilettes et kiosques multiservices), ainsi que sur les bains publics. Les approches servicielles de la production urbaine (Baraud-Serfaty et al., 2018), y compris des espaces publics (Brandão et Brandão, 2018), sont une tendance très forte qui entraîne la pensée sur les espaces publics, centrée sur l’individu, vers les usages et la gestion, là où on réfléchissait auparavant surtout en termes de livraison d’un espace, entendu tel un ensemble d’objets et/ou de produits immobiliers. Dans ce chapitre, Chantal Deckmyn fait précisément cet exercice, en montrant la manière dont, dans l’espace public, des objets familiers, parfois de plus en plus rares, peuvent être conçus en tant que fournisseurs de services d’hospitalité. Commencerait donc à s’opérer un glissement de l’espace public comme concept structurant du raisonnement vers celui de l’hospitalité, glissement qui s’accentue dans le chapitre suivant. Celui-ci, « Des lieux, publics ou privés, à l’usage public », porte notamment sur des parkings, des gares, des lieux de culte, des centres commerciaux ouverts et des équipements accessibles au public. Ici encore, l’auteure livre plusieurs pistes stimulantes pour concevoir ces lieux en tant que lieux de vie publique et d’hospitalité, faisant écho à un des derniers concepts à la mode dans la géographie urbaine britannique : l’« infrastructure sociale » (Latham et Layton, 2019). Les différents éléments étudiés jusqu’ici, qui constituent pour la plupart des objets discrets, commencent à être davantage assemblés dans le chapitre suivant, dédié à l’« Urbanité, une ville attentionnée », avec des fiches sur la signalétique (dont la question de la langue), la nature en ville, la nuit urbaine et la « sûreté non agressive ». Chacune à leur manière, ces fiches montrent ce que sont, pour l’auteure, les non-sens et les erreurs de l’urbanisme contemporain et la façon dont ces pratiques peuvent être infléchies et devenir plus vertueuses.

Le septième chapitre, le dernier comportant des fiches, semble encore faire prendre un virage au fil rouge de l’ouvrage, cette fois-ci vers « Un développement de la ville et des rénovations urbaines pensées autrement ». Il inclut une fiche sur « Les occupations sans titre dites squats » et une autre sur « Les bidonvilles comme des embryons de ville ». Chantal Deckmyn y érige en modèles d’intervention sur la ville des friches culturelles telles la Belle de Mai et des occupations temporaires comme Les Grands Voisins, d’une part, et d’autre part des méthodes de travail fortement tributaires de l’existant, notamment dans les établissements les plus précaires, telles que celles de Patrick Bouchain ou l’urbanisme tactique de Teddy Cruz. Ce chapitre est particulièrement intéressant et à mettre en perspective des diverses « marches à suivre » précédentes et des chapitres à venir. Dans leur ensemble, toutes ces pistes et recommandations m’ont évoqué une critique de l’exposition sur l’urbanisme tactique à laquelle participait Cruz (entre autres) au MOMA de New York. Rédigé par le géographe Neil Brenner (2015), ce texte pointe le caractère très « anti-planning » de ces approches de la production urbaine. La posture de Deckmyn semble être également anti-planning, non seulement par sa critique acerbe de l’urbanisme moderne et réglementaire, mais aussi, et surtout, par son apparent refus d’une approche d’ensemble de l’espace public (ou pourquoi pas de l’hospitalité), tel un schéma directeur qui rassemblerait les différentes entrées de ce manuel. Chaque fiche préconise de réunir un collectif de professionnels de l’urbain et de la municipalité (mais pas les personnes vulnérables elles-mêmes) pour inventorier, identifier des brèches et nourrir des appels d’offres subséquents. Ce sont des propositions qu’il faut prendre en considération, d’autant plus qu’elles pourraient être vraisemblablement mises en œuvre, puisqu’elles expriment des modalités d’action de plus en plus légitimées par les pouvoirs publics en France[2].

Chez l’auteure, cette apparente opposition à l’urbanisme est aussi une question de savoirs, savoirs experts, mobilisés par les pratiques urbanistiques, qu’elle critique dans le chapitre huit, consacré à la présentation de sa démarche pour « Écouter, lire et écrire la ville ». Elle y aborde le refus de l’objectivité de l’étude ou du diagnostic pour privilégier, à la place, une méthode d’écriture de récits et de témoignages, par des écrivains professionnels ou amateurs. Leur cumul ferait ressortir autant de points de vue et d’aspects, seuls à même de pouvoir nourrir des projets humanistes et imprégnés d’imaginaire contre les méfaits du cadre de référence de l’urbanisme contemporain. Dans ce chapitre, on aurait souhaité un positionnement plus clair de la démarche que Chantal Deckmyn développe depuis 1997 face aux nombreux exemples d’utilisation de la matière sensible et/ou artistique dans la production des espaces publics. On peut citer, à titre d’exemples, la commande de textes à des écrivains pour les cahiers des charges des aménagements d’espace public à Lyon dans les années 1990, l’essor des méthodes sensibles dans les études préopérationnelles ou même la place croissante des artistes dans les projets d’urbanisme (Arab et al., 2016). Ce chapitre illustre bien comment l’auteure dresse un portrait à charge d’une certaine manière de faire l’urbanisme, souvent laissée plutôt dans l’implicite que vraiment disséquée, et épouse un engagement, pour le coup fort explicite, en faveur d’une éthique de la ville où les plus fragiles seraient bienvenus. Entre ce compromis éthique, la critique générale et le caractère très particulier de ses recommandations, un élément manque : la façon dont on produit les espaces publics aujourd’hui, non pas leurs formes, mais les processus. Si l’auteure refuse l’urbanisme de la table rase, elle semble défendre une table rase des pratiques instituées. Mais comment identifier précisément celles dont Chantal Deckmyn parle, dans un contexte de grande pluralité des modalités de faire et de s’organiser pour faire ?

Le dernier chapitre, « Comment penser une ville plus éthique ? », revient sur un ensemble de principes issus des canons de l’urbanisme culturaliste et des démarches incrémentales que l’auteure partage : respect du contexte, importance de l’imaginaire urbain, densification et structuration douce des tissus, articulation de l’initiative individuelle avec l’intérêt général… Le discours architectural sur la ville et l’espace public resurgit ici et la spécificité de l’hospitalité en tant que problématique de la production de la ville s’estompe.

Ce manuel se termine ainsi en réaffirmant une approche spatialiste de l’espace public et de l’hospitalité, rendant d’autant plus visibles, à mon avis, deux problèmes considérables dans un manuel pour l’hospitalité de l’espace public. Ces problèmes découlent tous deux du refus des approches catégorielles, comme Chantal Deckmyn les nomme, et qui l’empêchent, par extension, de penser en termes de groupes sociaux, d’une part, et de publics d’autre part.

Dès lors, il me semble presque paradoxal que, dans un ouvrage dont le point de départ est la place des sans-abri dans la ville, aussi peu de réflexion explicite porte sur les inégalités sociales et ce qu’elles impliquent en matière d’accès à l’espace. Par exemple, en affichant la friche culturelle comme un modèle d’hospitalité, Chantal Deckmyn ne se questionne pas sur ses publics ou sur son rôle dans la montée en gamme des quartiers ; ou encore sur la manière dont des efforts sincères d’amélioration des espaces publics n’ont pas su empêcher le creusement de nouvelles inégalités dans l’accès au logement et aux « mini-services » de la part des publics les plus fragiles.

Loin d’être anecdotique, lorsqu’il s’agit d’identifier les « effets potentiellement indésirables » des propositions défendues dans ses fiches, l’auteure liste souvent les éventuels conflits d’usage qui dans la plupart des cas seraient résolus, d’après elle, grâce à des mesures relativement simples. Ce faisant, elle refuse de considérer le conflit tel un élément constitutif de l’espace public (Koch et Latham, 2013), au sein duquel des groupes sociaux se retrouvent dans une concurrence de fait pour l’appropriation des espaces publics. Car c’est finalement une thèse contraire à la sienne, thèse selon laquelle l’espace public, parce que propriété de l’État et appartenant à tous, ne saurait être approprié/appropriable par quiconque. C’est peut-être à cause de cette réduction de la question de l’hospitalité à un ensemble de solutions techniques et de gestion ainsi qu’à un engagement éthique avec l’autre que Chantal Deckmyn n’aborde ni l’urbanisme participatif ni la démocratie participative comme instruments dans la création (pas toujours aisée) d’espaces publics hospitaliers. Les passages sur les bidonvilles et les squats montrent qu’elle est sensible aux expertises d’usage, mais semble moins encline à reconnaître les porteurs de ces expertises en tant qu’acteurs politiques, insistant davantage sur la posture des experts de l’urbain et des élus par rapport à ces territoires.

Finalement, et sans confondre les espaces publics urbains matériels qui intéressent l’auteure avec la sphère publique, il serait sûrement possible d’inclure dans un tel manuel une discussion sur la dimension politique d’un espace public hospitalier. Deckmyn affirme que l’espace public est politique par définition en tant qu’espace de la citoyenneté, mais il aurait été éventuellement plus fructueux d’envisager le rapport entre espace public, hospitalité et le politique d’une manière processuelle, en termes de publicisation, ainsi que le suggèrent Stéphane Tonnelat et Cédric Terzi (2013). Comment conceptualiser politiquement la question de l’hospitalité, comment la rendre visible dans un espace physique et communicationnel et, enfin, de quelle façon créer l’adhésion d’une multitude d’individus à ce sujet, et, ce faisant, les constituer en public ? Un espace public hospitalier pourrait alors être celui qui permettrait aux plus fragiles de contribuer à l’émergence de l’hospitalité en tant que problème politique, mobilisant un public concret, au-delà des améliorations des conditions matérielles de l’espace et d’accès aux services. Un autre moyen pour politiser l’hospitalité de l’espace public dans cet ouvrage aurait été de s’inspirer des théories de la justice et du cosmopolitisme telles qu’elles sont retravaillées par le géographe Kurt Iveson (2007) et qui refusent précisément l’idée d’un public universel en soulignant la diversité des publics et des luttes qu’il faut mener pour être reconnu comme public d’un espace et d’un débat. De quelle manière les plus fragiles, par exemple les SDF, pourraient-ils et elles interpeller le public, utiliser collectivement la parole en tant qu’un des publics de la ville, à partir, justement, de leurs existences concrètes dans les espaces publics ? Un espace public hospitalier peut-il se construire sans l’affirmation comme sujets politiques de celles et ceux qui sont définis, avant tout, par ce qu’ils n’ont pas ?

[1] Organisation non-gouvernementale française œuvrant contre le mal-logement et pour les droits des mal-logés.

[2] À titre d’exemple, l’État français a récemment primé les auteurs des démarches tactiques et incrémentales appréciées par Deckmyn. Il a notamment attribué le grand prix de l’urbanisme à Patrick Bouchain et inclus dans le palmarès des jeunes urbanistes de « collectifs » tels Etc., Plateau Urbain, Yes We Camp, et sélectionné Encore Heureux comme commissaire de la participation française à la Biennale de Venise autour des « lieux infinis »…

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Anne Jarrigeon

Toute chose égale par ailleurs

60 minutes, 2018 | commenté par : Gonçal Cerdà Beneito

En 2018, dans le cadre du programme de recherche « Le(s) Paris(s) du genre »[1], Anne Jarrigeon réalise un film autour de la mobilité des femmes en région parisienne. Que dire de la mobilité des Franciliennes ? Selon les dernières données disponibles, elles réalisent plus de déplacements « de proximité », avec des distances moins longues que les hommes et des trajets plus courts et pour des activités « liées au quotidien de leur ménage » ; même si les pratiques quotidiennes des unes et des autres « tendent à se rapprocher » (Observatoire de la mobilité en Île-de-France – OMNIL –, 2013). Ainsi présenté, ce sujet peut paraître très simple ; ce film de recherche révèle, en 60 minutes, une réalité plus complexe.

Toute chose égale par ailleurs raconte la mobilité quotidienne de quatre Franciliennes. Elles vivent dans des espaces différents et ont un rapport à la mobilité distinct. Celles qui apparaissent tout d’abord sont mères. La première réside en grande couronne et a deux enfants qui vont à l’école et au collège. La deuxième, retraitée, vit dans un quartier populaire de la capitale. La troisième a son lieu de résidence également dans Paris, elle a deux jeunes enfants et un mode de vie plus aisé. La dernière femme à apparaître dans le film n’est pas mère et est la plus jeune. Elle vit dans la banlieue nord et travaille de nuit. Le choix fait dans le film est de montrer une partie de leur vie de tous les jours de multiples manières. Ainsi, la mobilité de la première est racontée par les images et les sons enregistrés en même temps. Les images des autres se croisent avec leur voix off, voix qui expose des éléments de leur quotidien. La plus âgée parle au passé et ses propos sont illustrés par des représentations actuelles du métro parisien. Pour toutes ces femmes, le film retrace le début d’une journée. La première et la troisième sont filmées un jour de semaine où elles accompagnent un de leurs enfants à l’école et se rendent ensuite au travail. On assiste aux premiers préparatifs, à leur domicile, puis on les suit dans leurs déplacements. Pour la plus jeune, la « journée » commence une fois le soleil couché. Comme les autres, elle se prépare chez elle, puis elle effectue le trajet vers son lieu de travail. La plus âgée étant retraitée, elle est filmée dans la journée en train de se préparer et de cuisiner. Après cela, elle va au marché.

Trois autres femmes font leur apparition dans le film. Deux chercheuses expérimentées discutent dans leur bureau respectif aussi avec une troisième, plus jeune, autour des résultats statistiques que cette dernière a obtenus avec l’exploitation de la dernière enquête de mobilité en Île-de-France. Elles échangent leurs savoirs sur la mobilité des femmes. La chercheuse la plus jeune, Julie Chrétien, partage son expertise technique et d’analyse de données avec les autres chercheuses. La première, Claire Hancock, est spécialiste des questions de genre et d’espace urbain. La seconde, Marie-Hélène Massot, est plutôt experte des pratiques quotidiennes de mobilité.

Même si elle n’est pas visible, une quatrième chercheuse est présente dans toutes les séquences du film. Il s’agit d’Anne Jarrigeon, la chercheuse-réalisatrice qui est derrière l’objectif pour l’ensemble des prises de vues. C’est elle aussi qui construit l’histoire de Toute chose égale par ailleurs à partir de plusieurs observations et récits résultants d’une enquête ethnographique. Elle choisit des plans et des symboles qui, mélangés avec les discours, permettent de comprendre son approche de la mobilité quotidienne des femmes. Ce n’est pas la première fois qu’Anne Jarrigeon propose un film sur la question de la mobilité urbaine (Transports en commun, 2014) ou sur un espace féministe (Ainsi soient-elles, 2015).

Les personnes familières des recherches basées sur des statistiques ne seront pas indifférentes au titre du film. En effet, il reprend, au singulier, l’expression utilisée pour parler des statistiques sur un aspect concret dans des « situations comparables ». C’est-à-dire lorsque l’on ne compare que les individus ayant des caractéristiques similaires pour analyser un paramètre en détail. Par exemple, quand le sujet des inégalités de salaire entre femmes et hommes est abordé, il est dit que l’écart est moins important quand l’on compare des gens ayant le même métier, le même niveau d’études, la même expérience… Toutes choses égales par ailleurs. Le choix de cette formulation n’est donc pas innocent puisqu’il invite à une réflexion sur la manière dont est présentée la vie des femmes dans les statistiques.

Le titre incite également à s’interroger sur l’hégémonie des méthodes mobilisées par la socio-économie des transports. Méthodes qui servent d’appui à la planification ainsi qu’à la gestion des réseaux de transports. Dans le film, la jeune chercheuse utilise un de ses outils clés : les enquêtes ménages-déplacements. Comme elle l’indique (min. 9), ces enquêtes recensent les caractéristiques de tous les déplacements de l’ensemble des membres d’un ménage pendant une journée, et ce pour un nombre de ménages qui se veut représentatif dans l’espace étudié. L’expression qui inspire le titre est prononcée lors d’une discussion sur ces résultats et leur croisement avec des travaux précédents. En effet, depuis la fin des années 1970, de nombreux travaux ont utilisé les chiffres des enquêtes ménages-déplacements pour analyser les différences femme-homme quant à la mobilité. D’autres travaux ont été plus critiques avec ce type de source (Coutras, 1997). Anne Jarrigeon prend en compte une tradition existante et apporte son propre regard. Pour ce faire, elle utilise la vidéo comme méthode, mais aussi comme moyen de restitution de la recherche. Cela lui permet de rendre visibles des éléments du quotidien que peu de recherches précédentes avaient réussi à mettre en évidence.

« C’est moi qui amène Max à l’école en général. […] Et puis après c’est pas que les enfants, c’est toute notre vie sociale et tout ça. C’est moi qui fais tout. Julien il travaille tellement ; il fait que bosser […]. C’est toujours moi qui conduis ; ça m’a jamais dérangé, mais aujourd’hui je le vis comme quelque chose d’additionnel qui vient se rajouter à la longue liste de trucs que je fais. Et du coup, juste pour cette raison ça me pèse et, en tout cas, j’ai envie de me rebeller. » (La troisième femme, min. 41)

C’est de cette manière que la troisième femme du film exprime, en voix off, le déséquilibre dans la gestion et la réalisation effective du travail domestique. Précédemment, nous l’avions vue en train de s’occuper des enfants et d’accompagner son fils ainé à l’école maternelle. Ce n’est pas un cas isolé. En effet, le film montre parfaitement – soit par les images, soit par le récit – l’intérêt de l’analyse de la mobilité quotidienne pour rendre compte de la manière dont les femmes endossent, de fait, la charge du travail domestique. Ces rôles qui persistent sont fréquemment attachés à des stéréotypes, comme le révèlent les discussions, souvent ironiques, entre les chercheuses. Ces dernières ont du mal à trouver des écarts entre les femmes et les hommes dans les chiffres issus des statistiques de la dernière enquête francilienne de mobilité. Cependant, d’autres enquêtes sur le sujet montrent que ce sont toujours les femmes qui consacrent le plus de temps au travail domestique, et ce d’autant plus lorsqu’elles sont mères (Roy, 2012). Des résultats qui utilisent la même base de données que celle présentée dans le film vont dans ce sens (Cerdà Beneito, 2019). Anne Jarrigeon va ici au-delà de ce que les chiffres décrivent. Ainsi, dans le cas des deux jeunes mères, le film révèle tout le travail de préparation en début de journée, des petits rangements quasi spontanés, de la négociation avec les enfants ou du rappel des différentes tâches que les conjoints ou les enfants doivent réaliser. Ce qui semble invisible dans les statistiques, mais qui existe, est rendu visible par des images entrelacées de témoignages oraux. Les hommes – notamment les conjoints –, quant à eux, n’apparaissent pas dans le film, même si certains éléments laissent entendre leur présence.

Toute chose égale par ailleurs ne rend pas uniquement compte de situations où les rôles genrés sont endossés ; on y trouve des exemples d’écart ou de transgression de la norme. Dans le film, deux femmes ne suivent pas les modèles hétéronormés, pour diverses raisons. La plus âgée dit avoir élevé seule ses enfants et raconte toutes les contraintes qui vont avec cette situation. Celle qui suit le moins les normes « traditionnelles » est la plus jeune. Elle habite en colocation avec une amie, vit et travaille en horaires décalés – elle transgresse la norme du temps –, et se définit elle-même comme « rebelle » quand elle parle de son usage passé des transports collectifs. Le film laisse aussi à l’imagination des spectatrices et spectateurs d’autres éventuelles transgressions de la norme qui n’y sont pas clairement explicitées. On apprécie également que, malgré tout, les femmes arrivent à trouver un petit moment pour elles, que ce soit pour fumer au bord d’une fenêtre, ou pour écouter ou lire pendant un déplacement.

« Toujours, j’ai travaillé loin. Toujours. Je travaille à côté des Champs Élysées. Soit je prends la ligne 1 soit je prends la ligne 13. C’est-à-dire, la ligne 1, j’ai travaillé 18 ans, quand même. […] Au retour, je rentre pas directement ; je fais des heures de ménage. Aujourd’hui là, demain là, après-demain là ». (La deuxième femme, min. 25)

La mobilité quotidienne a lieu dans le temps et dans l’espace, et ce dernier élément est bien mis en avant dans le film. Les images montrent les espaces du quotidien des protagonistes. Leur vécu ne pourrait être compris indépendamment des espaces de mobilité que ces femmes traversent : la rue, les véhicules, les gares, les stations et les arrêts. Les déplacements, et les espaces où ils ont lieu, peuvent être vécus comme des contraintes, notamment s’ils sont longs ou nombreux. De cette manière, la femme retraitée raconte, au passé, les divers trajets effectués pour son activité professionnelle. Ceux-ci peuvent être ressentis comme une source de stress supplémentaire. La plus jeune évoque la question du harcèlement et des autres pratiques masculines dérangeantes qui délégitiment la présence des femmes dans les transports publics. Lorsque les transports en commun deviennent contraints et que les femmes ne s’y sentent plus à l’aise, des alternatives peuvent être mises en œuvre pour faciliter les déplacements. Ainsi, elle préfère prendre des voitures avec chauffeurs (VTC) plutôt que les transports collectifs. Une autre se déplace à vélo. Cette dernière parle, par ailleurs, de la nécessaire proximité entre son domicile et son lieu de travail pour le bon déroulement des différentes tâches du quotidien. C’est le cas d’une bonne partie des femmes qui en ont la possibilité, comme l’expliquent les chercheuses (min. 45).

Le film montre aussi des espaces intimes comme le domicile et le bureau de la troisième femme. En fait, il rend compte de l’artificialité des limites entre la sphère privée et la sphère publique, mais également entre la dimension domestique et la dimension professionnelle. En suivant les parcours quotidiens de ces femmes, la chercheuse-réalisatrice affiche le continuum qui existe entre les différents espaces, notamment pour les préparatifs. Ainsi, l’une des femmes se maquille et finit de se préparer dans son bureau, une autre dans un VTC et une autre dans le train. Les déplacements structurent ce continuum et se convertissent en une potentielle ressource. Les transports peuvent être adéquats et deviennent un lieu pour soi où l’on peut lire, écouter de la musique, se déconnecter des responsabilités domestiques, familiales et professionnelles. Ce sont les corps des femmes qui réussissent à s’approprier ces espaces malgré les différentes « barrières » que le film rappelle, directement ou indirectement. Ces corps qui occupent les multiples espaces en mouvement ne voyagent pas seuls. Ils sont accompagnés d’objets, souvent volumineux et lourds. On peut remarquer les sacs à main, mis en avant dans le film par des plans de détail.

Capture d’écran : La première femme, qui effectue un long trajet pour se rendre au travail, en profite pour écouter de la musique et lire. Pendant le déplacement, elle se donne un temps pour elle et s’approprie un petit espace du train. (© A. Jarrigeon)

Le film met également en avant la mobilité quotidienne en tant que base des représentations de l’espace. De cette façon, la femme qui décide d’avoir plus souvent recours à des VTC prend cette décision à la suite d’une évolution de ses représentations des transports en commun. De même, la femme retraitée parle de Paris comme d’un ensemble d’arrêts et de lignes parcourues pour exercer son activité professionnelle. Lorsqu’elle parle, on apprécie les détails d’un plan du métro parisien accroché sur le mur d’une station. Ceci est un exemple parmi tant d’autres de la manière dont le film met en valeur les messages que l’espace urbain nous envoie.

Anne Jarrigeon est anthropologue. Dans ses recherches, elle s’est intéressée aux imaginaires et aux expériences urbaines qu’elle a analysés dans différents espaces où les personnes se croisent (Jarrigeon, 2012 et 2013). Cela peut expliquer l’attention qu’elle accorde aux corps, à leur subjectivité, à la place qu’ils prennent dans l’espace et au contexte où ils se trouvent. La sémiotique joue aussi un rôle majeur dans sa démarche, ce qui explicite la mise en avant des messages que diffuse l’espace. Des premiers plans affichent les injonctions présentes dans les espaces quotidiens, comme un aimant « à ne pas oublier » collé sur un réfrigérateur. Sont également exposées certaines contradictions ou oppositions créées par la juxtaposition de ces messages. C’est le cas lorsque l’affiche de la campagne antiharcèlement dans les transports en commun est placée sur le même panneau qu’une publicité de lingerie féminine. La sémiotique se matérialise aussi par les symboles les plus ordinaires, ce qui justifie le choix des images des objets du quotidien. Par exemple, la chercheuse-réalisatrice accorde une place importante aux chaussures, équipement minimal de la mobilité quotidienne.

Toute chose égale par ailleurs apporte un nouveau regard sur un sujet complexe : la mobilité quotidienne des femmes dans les espaces urbains. Mais des questions connexes trouvent leur place dans ce film : la légitimité des femmes dans l’espace public (dont les transports collectifs), la division sexuée du travail domestique, l’accès à l’emploi ou encore les messages injonctifs dans la ville. Les manières de présenter les histoires dans ce film sont multiples (images et sons de la ville, images des personnes, débats, voix off sur le présent ou sur le passé). Cette diversité de sujets et de techniques narratives pourrait sembler déconcertante. Cependant, Anne Jarrigeon réussit à les agencer pour constituer un récit fluide et compréhensible. Ce film rend compte de diverses nuances du quotidien des Franciliennes et permet d’aller au-delà de ce qui est indiqué par les statistiques, afin de montrer que les choses ne sont pas toutes égales par ailleurs.

[1] « Le(s) Pari(s) du genre » est un programme de recherche financé par l’appel à projets Paris 2030 et le labex Futurs Urbains, qui cherchait à apporter une vision transversale et intersectionnelle du genre comme outil d’évaluation des politiques publiques et de compréhension des expériences urbaines à Paris. Il a été réalisé par une équipe pluridisciplinaire coordonnée par Claire Hancock. Une partie des résultats, dont le film ici commenté, a été présentée sur la forme d’un site Internet.

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