C’est ouvert

It's Open

Déjà 10 numéros de la revue « JSSJ ». Il me semble que cet acronyme est aussi devenu le petit nom familier de Justice Spatiale / Spatial Justice. Avoir un « petit nom », c’est un signe de reconnaissance qui fait plaisir en même temps qu’il nous permet d’échapper à toute appartenance linguistique ! Et pourtant, je me dis qu’un des succès de la revue c’est, d’une certaine manière, d’avoir réussi à diffuser des idées sans se rattacher ou bâtir ce que l’on pourrait appeler une « chapelle ». Certes, le thème de la justice spatiale s’est peu à peu étoffé et imposé au cours des numéros et des années, au gré des échanges entre chercheurs, enseignants, partenaires académiques et non-académiques, francophones et anglophones mais aussi très au-delà de ces deux univers. Des objets très divers ont été analysés à partir d’un questionnement sur les interactions entre justice sociale et espace. Le présent numéro aborde d’ailleurs un vaste champ peu exploré sous l’angle de la justice spatiale, celui du numérique, devenu si essentiel à la compréhension du monde contemporain et appelant nous semble-t-il d’urgence un regard critique et une réflexion « spatiale » (puisque justement : la numérisation de nos vies en transforme les espaces). On verra ici la richesse de cette réflexion qui rend compte de bien des ambiguïtés et possibilités, soit de résistances, de circulation d’idées et d’actions, soit au service de la néolibéralisation et du contrôle.

Ten issues of JSSJ. The acronym has become Justice Spatiale / Spatial Justice’s nickname. Such a nickname is a mark of recognition, and one that works independently of languages. One of our major achievements, is that somehow we have been able to share ideas without closing down a field. The issue of spatial justice has gained momentum and breadth as years went by, inconversations between academics and non-academics, French- or English-speaking but also way beyond these spheres. A growing number of objects and situations have been questioned in the light of the interactions between social justice and space. The present issue tackles a field that is seldom discussed in that perspective, digital technology. It has become central to the understanding of our world, and seems to call for a critical and « spatial » analysis (because digital technologies are reshaping our lives and spaces). The papers in this issue address this most fruitfully, casting some light on the ambiguities and possibilities, either for resistance, through the spread of ideas and actions, or for compliance to neoliberal control.

 

 

Mais j’ai trop souvent l’impression que le groupe qui anime notre revue, et plus largement le réseau qui s’est constitué autour d’elle ou à côté d’elle, est regardé, à tort, précisément comme une… « chapelle ». C’est-à-dire en ensemble homogène de personnes partageant le même point de vue, travaillant sur les mêmes bases théoriques et un corpus scientifique et politique commun pour promouvoir des idées arrêtées. C’est tout le contraire en fait, et c’est précisément cela qui fait la valeur heuristique de notre engagement sur cette thématique.

I get the sense that too often, the small group running our journal, and the network is included in, is wrongly seen as an exclusive clique, a homogeneous bunch of people sharing the same points of view, with the same theoretical references and a common political and academic ground, trying to promote defined ideas. The truth is we are anything but, and that is what makes our engagement with the theme of spatial justice heuristic.

 

 

Trois idées centrales nous rassemblent, me semble-t-il. La conviction que l’espace compte, d’abord, qu’il est un enjeu central de nos sociétés et pose des questions de droits, de domination, d’oppression, de justice et d’injustice donc. Mais ceci seulement dans la mesure où l’on prend la mesure de sa complexité : l’espace est produit et politique, il est aussi multidimensionnel et aucune de ses dimensions ne peut être comprise sans référence aux autres. Et si l’espace compte c’est parce qu’il est autant produit du social que retro-agissant sur le social (en un mot, il est social). La conviction ensuite qu’il faut à nos démarches scientifiques une dimension politique, à la fois pour comprendre l’espace et parce que notre rôle est, d’une manière ou d’une autre, de prendre position, pas d’être prétendument extérieurs au monde. La conviction enfin que la réflexion sur l’espace est si riche et si nécessaire qu’elle ne peut être limitée aux bornes d’une seule discipline académique : nos approches s’appuient sur les regards des sciences humaines et sociales en général, voire au-delà quand c’est possible, je veux dire des sciences dites exactes mais peut-être surtout des autres formes d’expression humaines ce qui englobe le champ entier de la production artistique et culturelle. C’est pour diffuser le plus largement possible ces quelques idées que JSSJ a été fondée, c’est pour cette raison aussi que le choix du bilinguisme a été fait, pour parler avec le plus d’interlocuteurs-lecteurs possible.

We share three common ideas. We are convinced that space matters, that it is a central stake in our societies and raises issues of rights, domination, oppression, justice and therfore injustice. But this holds true only if we do not underestimate spaces’s complexity : space is produced, it is political, it is also multi-dimensional and no one dimension can can be understood without a reference to the others. And if space matters, it’s because it is produced by society as much as it produces society (in one word, space is social). Secondly, we are convinced that our academic endeavours have a political dimension, because we aim not only to understand space but because we believe we have to take a stance, not pretend we are outside this world. Lastly, the study of space is so crucial that it cannot be the province of a single discipline : our approaches draw on all social sciences and humanities, and look beyond whenever possible, not only to other sciences but also to other formes of expression in art and culture. JSSJ was created to broadcast these ideas as widely as possible, which is why we chose to publish in two languages, to speak to/with as many as possible.

 

 

Ces divers points de convergence pourraient être fondateurs de plus, peut-être d’une « spatiologie » selon les vœux d’Henri Lefebvre.

These points that we converge on could form the basis of what Henri Lefebvre called for as « spatiology ».

 

 

Mais à partir de là, les différences sont multiples et enrichissantes. Si nos approches ont le point commun d’être critiques, elles se déploient très diversement. Disons d’abord à toutes les échelles spatiales, sur des types d’espaces divers, urbains ou non-urbains, des Nords comme des Suds. Mais l’essentiel n’est pas là. Elles peuvent être centrées sur la dimension distributive de la justice ou plutôt à sa dimension procédurale (ou de reconnaissance), ou bien à la combinaison des deux (ou aux contradictions entre les deux) ; porter sur les politiques territoriales, les discours d’acteurs (de tous types) ou les pratiques et représentations citoyennes ; se saisir d’événements ponctuels ou de conflits ouverts ou travailler sur le quotidien ; mobiliser divers outils méthodologiques. Mais surtout nos divergences sont politiques. Certains abordent la justice spatiale en mobilisant une théorie de la justice, nos approches peuvent être marxistes ou néo-marxistes, rawlsiennes, post-colonialistes, féministes, elles peuvent être normatives et l’assumer (c’est-à-dire s’appuyer sur un idéal de justice qu’il faudrait contribuer à promouvoir), non-normatives et l’assumer aussi (mobiliser différentes conceptions du juste et de l’injuste et les confronter pour comprendre des situations spatiales et des stratégies d’acteurs), elles peuvent enfin viser à s’évader de ces cadres théoriques et, à partir de terrains, chercher à comprendre les voies possibles ou réalisées d’émancipation et de résistances à la domination et à l’oppression.

But beyond these points, there are multiple differences, that we see as enriching. If our approaches are critical, they are so in different ways ; they operate at different scales, on different types of spaces, urban as well as non-urban, in the global North as well as the global South. But such differences are not the most fundamental. We consider justice in its distributive dimension, or procedural dimension (or as recognition), or combine both, or consider their contradictions ; we look at territorial policies, a variety of discourses, citizen’s practices and representations ; we look at events, open conflicts, or the everyday ; our methodologies are diverse. We also, most importantly, have political divergences and cultivate different theories of justice, inspired by Marxism, neo-Marxism, Rawls, postcolonial, feminist thought… we may embrace normativity (based on an ideal of justice we velieve in promoting) or non-normativity (confront different notions of what is just or not to understand spatial situations and strategies), or eschew these frameworks and emphasize fieldwork to understand actual or possibles ways of emancipation or resistance to domination and oppression.

 

 

Pas de fondation de chapelle donc, pas non plus d’adhésion à une seule plus large et préexistante, pas non plus de rattachement institutionnel unique, mais ce chemin là n’est pas aisé à tenir et sur le temps long il n’est même pas certain qu’il soit praticable, c’est donc une histoire à épisodes : la suite au prochain numéro…

Our understanding of spatial justice is therefore wide open and by no means closed, there is no need to adhere to a single set of ideas or belong to a specific institution. Whether such openness is in fact tenable in the long run is an open question, that we are unable to answer beyond each installment : to be continued…