Don Mitchell

Mean Streets. Homelessness, Public Space, and the Limits of Capital

University of Georgia Press, 2020, 203 p. | commenté par : Adriana Diaconu

Géographe radical américain, Don Mitchell est connu pour ses travaux sur l’espace public compris comme espace de luttes. Dans une analyse proche de la pensée de David Harvey, il aborde le traitement des sans-domicile dans la ville comme composante des luttes pour le contrôle de l’espace, pour la liberté d’expression et pour le « droit à la ville » (2003). Qu’est-ce qu’apporte ce nouveau livre, paru en 2020, après que Don Mitchell s’est établi à l’université d’Uppsala, en Suède ? Le sujet du sans-abrisme (homelessness) est d’actualité aux États-Unis depuis la crise des subprimes de 2007-2008. Il est abordé entre autres par des sociologues comme Mathew Desmond, célèbre pour son prix Pulitzer obtenu pour Evicted (2016). Du côté des géographes, de nouveaux travaux prolongent la lecture « revanchiste » de Neil Smith (1996) qui critique la mise à distance des plus démunis dans les processus de reconquête urbaine. Toutefois, les travaux des années 2010-2020 montrent de plus en plus d’intérêt pour les politiques sociales, souvent complémentaires des pratiques punitives et d’exclusion. Cette approche plus globale du traitement des sans-abri a été nommée « post-revanchiste » (DeVerteuil, 2019) ou taxée de « revanchisme compassionnel » (Hennigan et Speer, 2019).

L’ouvrage de Don Mitchell reste fidèle à la lecture de la ville « revanchiste » de Neil Smith. Par ailleurs, il n’immerge pas le lecteur dans les réalités de terrain de l’errance urbaine, comme le fait Desmond, l’auteur nous déclarant même : « Qui sont les SDF ? C’est poser la mauvaise question » (p. 159, ma traduction). L’ouvrage ne s’attarde pas non plus sur les politiques sociales, dont l’auteur mentionne uniquement certains aspects comme le manque chronique de places d’hébergement dans les villes américaines en proie au sans-abrisme, ou encore les limites de la politique du « logement d’abord » aux États-Unis. En revanche, son analyse porte sur les changements législatifs et réglementaires dans le traitement des sans-abri dans plusieurs villes américaines. L’auteur invite ainsi à se demander : « Qu’est-ce que le sans-abrisme ? » et « Qu’est-ce qu’il fait à la société ? » (p. 159, ma traduction) en s’intéressant à la présence banalisée et de longue date des sans-logis dans l’espace public et au caractère à la fois « non exceptionnel » et criminalisé de la pauvreté extrême dans le paysage états-unien. Même si son approche est différente, Don Mitchell rejoint toutefois les autres chercheurs du sans-abrisme d’après 2008 lorsqu’il affirme que l’exclusion du logement n’est pas une crise qui apparaît avec celle des subprimes, mais une réalité permanente, composante indispensable du fonctionnement du système immobilier et de l’espace bâti.

Le livre est le résultat d’une trentaine d’années de recherches et réflexions. Il reprend et actualise des travaux plus anciens. Établi en Europe du Nord, Don Mitchell y observe la criminalisation des mendiants roms, ce qui l’amène à constater que le traitement des sans-abri dans l’espace public constitue une question prégnante et d’actualité y compris dans des systèmes de tradition socio-démocrate comme la Suède. Ce traitement a des implications larges, comme le fait de renoncer à l’idée « d’égalité humaine fondamentale », tel que l’affirme un élu suédois (p. 153). Bien que l’ouvrage se limite aux exemples des villes états-uniennes, la portée de la discussion se veut ainsi plus globale. L’auteur s’attache à comprendre les forces qui structurent le sans-abrisme et sa gestion, à travers les réactions dont il fait l’objet au niveau de la société et des tentatives politiques pour le réguler.

La thèse qui sous-tend l’analyse est l’affirmation que « ce qui produit le sans-abrisme dans ses formes contemporaines c’est la structure spécifique de l’économie politique – la manière dont le capital circule dans l’environnement bâti » qui transforme la fonction primaire de tout espace en création de valeur, sans se soucier de la nécessité fondamentale de permettre la vie (p. 149, ma traduction). Le sans-abrisme ne se caractérise pas, selon Mitchell, par le manque d’abri, puisque souvent les sans-domicile ont accès à des abris précaires, mais l’habitat précaire est précisément « une forme de logement propre au capitalisme » (p. IX, ma traduction). Selon ce raisonnement, les sans-logis occupent une position structurelle dans la société et constituent une classe sociale à part entière, dont l’auteur étudie les formes d’exclusion de l’espace public et les luttes. Il défend enfin l’idée de l’inefficacité des politiques contre le sans-abrisme pour lesquelles, aux États-Unis, une grande partie du budget est orientée vers la répression. Les essais pour traiter le problème en l’individualisant et en le criminalisant visent in fine le contrôle des espaces urbains, en bafouant des droits fondamentaux.

Le sans-abrisme, comme l’espace public, devient essentiel à la lutte des classes selon cette lecture de filiation marxiste, inspirée par la pensée de David Harvey sur la circulation du capital dans l’urbanisation, mais aussi par les théories de Lefebvre sur la production de « l’espace abstrait ». L’originalité de l’ouvrage consiste dans le rapprochement fait par l’auteur entre ces deux éléments – espace public et sans-abrisme – dans leur relation au capitalisme, qui les oppose tous les deux aux logiques immobilières : « l’espace public, comme le sans-abrisme, c’est à la fois un problème et une nécessité pour le capitalisme » (p. XI, ma traduction). L’espace bâti, subordonné à la logique d’accumulation capitaliste se construit sur une conception hégémonique et sacro-sainte de la propriété. Les mutations actuelles résultent de la volonté d’en prolonger les logiques de contrôle et d’exclusion à l’espace public, d’où la nécessité, selon Mitchell, de luttes conjointes pour les droits des sans-abri et pour les droits dans l’espace public.

Au fil des chapitres, l’analyse de différentes affaires publiques autour des sans-abri dans des villes nord-américaines illustre la violence décrite dans l’ouvrage, « les rues brutales » (the mean streets, reprenant le titre du film de Martin Scorsese de 1973) : le meurtre d’un jeune homme noir dans sa tente lors de l’évacuation du camp SDF (Skid Row) par la police à Los Angeles ; les arrestations, les procès, les bannissements et déplacements forcés à San Francisco, les lois contre les distributions alimentaires à Las Vegas ; les réglementations sécuritaires à Minneapolis, etc. L’auteur montre que cette montée en puissance de la répression des pauvres est liée à l’amplification des représentations courantes, diffusées dans les médias et par les personnages politiques, qui font des sans-abri une menace pour la qualité de vie.

L’originalité de la méthode de l’auteur réside dans la complémentarité entre l’analyse des faits récents et une « géographie historique du présent » (p. XI) qui l’informe, en essayant de retrouver les origines du traitement actuel des sans-abri. Ce retour historique remonte aux racines du capitalisme européen, aux XVe et XVIe siècles, puis développe le passé du sans-abrisme aux États-Unis. Plusieurs chapitres montrent que les SDF constituent historiquement le reflet du besoin de main-d’œuvre itinérante, et que le traitement de cette question devient par la suite une réaction à la présence considérée superflue lorsque tous les espaces urbains, y compris les interstices, se retrouvent soumis à la quête de valorisation marchande. L’auteur montre comment les lois qui concernent cette catégorie sociale s’écartent fréquemment de la constitutionnalité, et discriminent en fonction du statut de la personne (c’est-à-dire pauvre, alcoolique, dépendant de substances, etc.), et de la couleur de peau. Cette législation « sur mesure » restreint les droits des personnes à « ce qu’ils méritent » (p. 11). L’auteur retrouve l’origine de ce traitement des indigents aux débuts du capitalisme européen, dans les Édits de Berne d’expulsion de « non-citoyens » aux XVe et XVIe siècles, puis dans la législation anglaise du XVIe siècle ou encore dans l’histoire de l’esclavagisme aux États-Unis (ibid.). Enfin, ces exemples montrent la distinction constamment opérée entre pauvres « méritants », locaux, pour lesquels l’aide publique s’accompagne de mesures correctives et charitables et les pauvres considérés comme des étrangers, déracinés, pour lesquels l’aide publique serait non légitime et les actions typiques mêlent répression et éloignement.

Le livre est composé de deux parties articulées par un « interlude ». L’auteur commence par expliquer en quoi le sans-abrisme n’est pas une question individuelle et ne devrait pas être traité comme telle. Cet argument découle du postulat de l’ouvrage qui présente le phénomène comme étant une caractéristique structurelle du capitalisme. Les questions qui guident la discussion sont : « Pourquoi y a-t-il une guerre sans fin contre les sans-abri ? Quels enjeux sont derrière ce combat ? » (p. 4, ma traduction). L’argument est davantage développé à travers l’approche historique des revendications des travailleurs itinérants des « villes-tentes » (tent cities) de l’Ouest américain et des mouvements du syndicat des Industrial Workers of the World (IWW ou Wobblies) à Denver, autour de 1913. L’auteur présente ces luttes pour le contrôle des espaces publics, pour la liberté d’expression et les conditions de déplacement, puis les représailles et les accords qui en ont découlé. L’image dressée de ces habitants des bidonvilles à l’américaine, appelés Skid Rows, les montre successivement comme travailleurs saisonniers itinérants indispensables pour l’industrialisation rapide, puis catégorie superflue à la société postindustrielle, vagabonds (tramps) ou habitants des tent cities, dont les rangs ont été grossis par les crises économiques et les récessions. La lutte pour les droits des travailleurs itinérants, constamment réprimée, est finalement oubliée dans la restructuration des politiques sociales d’après les années 1970. C’est en somme une histoire qui fait écho à la résorption des bidonvilles dans les villes européennes, puis à la gentrification, à l’augmentation de la propriété privée pour la classe moyenne et aussi au recul de l’État providence en Europe à la même période.

Les retours historiques retrouvent des échos dans le passé proche, comme lorsque l’auteur met en regard une géographie historique des tent cities et leur rôle dans la géographie de la survie des personnes à la rue et la crise récente de ces campements de sans-abri à Camden, New Jersey, ou encore à Los Angeles. Ce qui caractérise le traitement actuel des pauvres et des sans-abri, comme de toute personne exclue du système d’accumulation capitaliste, c’est la criminalisation de leur présence dans l’espace public, qui se fait selon différentes méthodes et stratégies. L’interlude et la deuxième partie de l’ouvrage leur sont dédiés. Le lecteur découvre ainsi les variantes modernes des politiques de « bannissement » des indigents considérés étrangers sous la forme de politiques apparemment sociales, comme la gratuité des transports « en aller simple » pour éloigner les indésirables des villes.

La deuxième partie présente surtout le caractère démesuré que prend la criminalisation des pauvres au XXIe siècle, qui va de pair avec l’utilisation arbitraire du pouvoir de la police. C’est une violence des rues qui « se métastasie », alimentée par le sentiment d’insécurité devenu « paranoïa sociale », une « peur de et dans l’espace public » (p. 151, ma traduction). L’auteur montre que loin d’être uniquement un phénomène social, cette paranoïa représente une « stratégie [surligné par Don Mitchell] de pouvoir, de contrôle et de profit » (p. 149, ma traduction) reflétée dans les mesures et réglementations sécuritaires qui produisent ce « paysage de la peur » (p. 149). Ces méthodes appliquent à des biens et des espaces communs la conception du droit de propriété privée basée sur le droit d’exclure. Lorsque cette conception prévaut, elle impose le « droit d’être laissé tranquille » en respectant « la bulle » de chacun en public – ce que l’auteur appelle « les lois de la bulle » (bubble laws), niant le « droit d’être dans l’espace public » (the right to hang out), le droit de demeurer, de ne pas être déplacé (the right to stay put), ou encore le droit de libre circulation garanti par la Constitution. Cette domination des conceptions de la propriété privée se traduit dans la législation du délit d’intrusion dans l’espace public, uniquement sur la base des menaces potentielles que représentent certaines personnes, comme les pauvres, les sans-abris mais aussi les personnes à la peau mate ou des groupes de jeunes qui se trouvent dans une contre-allée, par exemple. C’est la peur de ceux « qui nous font peur, qui troublent l’espace public, qui menacent les valeurs des propriétés, et qui, dans tous les cas, sont supposés ne pas avoir de droits sur les espaces de la ville contemporaine » (p. 152, ma traduction).

La publication de cet ouvrage qui compile et revisite des travaux et publications de Don Mitchell sur plusieurs années nous interpellait de prime abord. Sa lecture radicale se révèle au final bienvenue dans le contexte actuel de la ville financiarisée, en Europe comme ailleurs. Elle tire le signal d’alarme du démantèlement du socle de droits et valeurs fondamentaux. Les exemples américains montrent des dérapages extrêmes qui découlent de la montée en puissance d’une conception homogénéisante de la qualité de vie urbaine. Cette conception dominante désigne les pauvres et non pas la pauvreté comme menace à éradiquer et engendre une escalade des politiques et des actions sécuritaires. L’ouvrage constitue ainsi un plaidoyer pour la résistance devant ces glissements et pour la défense des valeurs d’égalité entre les êtres humains. Nous pouvons uniquement regretter le fait que l’analyse de la situation contemporaine soit cantonnée à l’espace états-unien. Une discussion dans le contexte européen, voire nord-européen, où le poids des politiques sociales est plus important, pourrait amener à interroger l’inertie de l’État providence, afin de déterminer si ce changement de paradigme de l’espace public lié à une criminalisation des étrangers pauvres bien visible en Europe également suit les mêmes logiques qu’outre-Atlantique.

 

Bibliographie

Desmond Mathew, 2016, Evicted: Property and Profit in the American City, New York, Crown/Architect.

DeVerteuil Geoffrey, 2019, « Post-revanchist cities? », Urban Geography, 40(7), p. 1055-1061.

Henningan Brian, Speer Jessie, 2019, « Compassionate revanchism: The blurry geography of homelessness in the USA », Urban Studies, 56(5), p. 906-921.

Mitchell Don, 2003, The Right to the City: Social Justice and the Fight for Public Space, New York, The Guilford Press.

Smith Neil, 1996, The New Urban Frontier: Gentrification and the Revanchist City, Londres, Routledge.