Akhil GUPTA

Red Tape. Bureaucracy, Structural Violence and Poverty in India

Duke University Press, Durham, 2012, 368 pages | commenté par : Frédéric Landy

Le livre tente de répondre à une question centrale pour l’Inde, mais aussi pour toute la science politique : dans ce pays où l’alternance des gouvernements obéit strictement au verdict du suffrage universel, où les électeurs pauvres participent bien davantage aux élections que les riches et diplômés, où les basses castes et « tribus » bénéficient de discrimination positive, comment expliquer que la démocratie puisse fonctionner avec une telle masse de population misérable et mal nourrie, et avec un tel degré de corruption ? Comment expliquer « the scandal of the state » (p.4), alors que chaque année environ 2 millions de personnes meurent de malnutrition ou de maladie liée à la pauvreté ? Comment expliquer cette « violence structurelle » (20), « invisible », cette brutalité qui empêche les citoyens d’avoir accès aux services de base, alors même que les programme d’aide sociale et la lutte contre la pauvreté demeurent au cœur des discours politiques ?

Akhil Gupta, anthropologue à UCLA, a mené ses recherches pendant une année en Uttar Pradesh occidental, dans un canton (block) rural où il a analysé, parmi la trentaine ( !) de programme sociaux existants, l’Integrated Child Development Services, tourné vers la mère et l’enfant, et le programme de chantiers publics NREGS. La violence qu’il dénonce avec tout son arbitraire est symbolique, physique, mais surtout socio-économique : « the violence of chronic poverty » est engendrée par la corruption. L’Etat, au moins dans son fonctionnement, est responsable de cette « thanatopolitique » (6). Pour le prouver, il s’agit de déconstruire « l’Etat », pour l’analyser dans ses pratiques quotidiennes et concrètes, aux différentes échelles et dans toute son « ubiquité » (65) – ainsi que dans les représentations et les discours des différents bureaucrates, des citoyens, et de la presse hindi et anglaise. Ainsi, le fait par les villageois de qualifier ou pas de « corruption » certaines pratiques contribue à définir, à « imaginer », fût-ce en négatif, ce qu’est l’Etat et ce qu’est un citoyen  (99).

A la corruption est dédiée toute la première partie du livre – les deux autres étant consacrées à l’écrit (writing) et à la gouvernementalité. La corruption empêche les subalterns d’avoir accès aux services (souvent gratuits) et à l’aide sociale auxquels ils ont droit. “La corruption au quotidien est un des mécanismes qui transforment le lieu du care  et le système d’aides sociales en forme de violence. Cette violence est constituée du paradoxe qu’engendre la corruption : les programmes censés bénéficier aux populations pauvres finissent par refuser à celles-ci les biens et services dont elles ont besoin » (« Everyday corruption is one of the mechanisms that convert the site of care and the provision of state welfare into a form of violence. This violence is constituted by the paradox that corruption engenders, namely, that programs intended to benefit the poor end up denying them the goods and services they need ») (p.91). On ne peut que féliciter Gupta d’aborder là un sujet central mais paradoxalement peu traité dans les pays du Sud (ou du Nord) – malgré de notables exceptions comme J.P. Olivier de Sardan pour la recherche francophone. A vrai dire, on a là une précieuse étude rurale dans une Inde où désormais les urban studies tendent trop à avoir le monopole ; une étude de la corruption quotidienne, alors que la littérature sur le sujet est rare, par peur du politiquement incorrect peut-être autant que par la difficulté supposée de l’enquête ; une ethnographie fouillée combinée à une analyse de grande ampleur théorique et bibliographique : voilà qui suffit à inciter à la lecture !

Le second thème clé du livre est l’écrit. La place donnée à la « paperasse » de tout type, dans le fonctionnement de l’administration indienne, est évidemment une source de domination et de corruption, vu l’importance de l’analphabétisme dans les campagnes et la diversité des dialectes et langues. Gupta cependant discute l’idée que l’éducation permettra automatiquement de réduire corruption et violence en améliorant la transparence de la bureaucratie. En effet, l’analphabétisme est loin d’être la seule cause de domination, tandis qu’à l’inverse les analphabètes disposent de certains modes de résistance : utiliser la sphère politique en profitant des nouveaux médias, se servir de vrais-faux documents « to mimic state writing » (232), ou sur le plus long terme scolariser leurs enfants.

L’écrit est aussi étudié par Gupta comme un outil d’analyse du fonctionnement interne de l’administration : les rapports et statistiques qui circulent d’un niveau et d’un département à un autre représentent une « form of action » (36) à part entière de l’Etat. Les souffrances humaines sont davantage perçues par les statistiques et les rapports officiels d’un « biopouvoir » foucaldien que dans leur réalité.

Le troisième thème du livre est la « gouvernementalité », entendue non comme un mode de pouvoir négatif fondé sur la surveillance, mais comme ayant une forte dimension productive. Gupta élargit son analyse aux acteurs non étatiques comme les ONG, à propos d’un autre programme plus récent visant les femmes. Il montre que les réformes libérales des années 1990-2000 en Inde n’ont guère eu d’impact sur les politiques anti-pauvreté et « the care of the poor » (240), même si on insiste désormais plus sur l’empowerment que sur le welfare – ce qui n’est pas sans réduire les possibilités de détournement car les grands entitlement programs offrent plus de possibilité de clientélisme et de corruption que les empowerment programs (277)…

L’ouvrage est très (trop ?) riche – et non sans redites. D’un côté, de solides enquêtes de terrain ethnographiques, contées par le menu. De l’autre, force discussions théoriques fondées sur Agamben, Foucault, Galtung, Veena Das… Le lecteur curieux y trouvera pêle-mêle une intéressante discussion sur la différence entre narrative, discourse et representation (76), sur le danger de la « réification » de l’Etat (chap.2), sur le mythe de la « société civile » même dans les pays proches du type idéal weberien (90), sur l’écrit et l’oralité chez Goody et Lévi-Strauss (192 sqq), sur la politique de croissance économique de l’Inde dépourvue d’emplois (281), etc. Ajoutons perfidement qu’il manque curieusement dans toute cette richesse bibliographique une référence à Hannah Arendt et à sa « banalité du mal », qui serait pourtant utile pour analyser comment opèrent les « procédures bureaucratiques ‘normales ‘ pour dépolitiser le meurtre des pauvres » (« ‘normal’ bureaucratic procedures in a manner that depoliticizes the killing of the poor ») (279). On trouvera peut-être aussi certaines contradictions, comme le fait de citer à plusieurs reprises Foucault et sa biopolitique, tout en reconnaissant que l’Etat manque tant de statistiques et d’informations pertinentes que « it is doubtful if it makes sense to even talk about biopolitics » (228). De même, le programme de développement féminin étudié est sans doute moins « néolibéral » que « participatif » quoi qu’en dise l’auteur : il paraît donc difficile d’en déduire comme le fait Gupta que l’importation du néolibéralisme en Inde ne change rien à la « violence structurelle ».

Et la justice spatiale dans tout cela ? L’index du livre, pourtant nourri, ne comporte ni « justice » ni « espace ». La question de la justice apparaît cependant dans une discussion sur la méritocratie opposée aux quotas de la discrimination positive (223). Gupta souligne d’ailleurs à ce sujet une contradiction (225) : de plus en plus d’élus proviennent des basses castes et tribus (ou sont des femmes) – et point seulement grâce à ces quotas. De plus, l’Inde émergente a davantage de ressources financières pour lancer de grands programmes d’aide sociale et des politiques de redistribution. Mais dans le même temps, la croissance économique est fondée sur les services, notamment informatiques, exigeants en matière de main d’œuvre qualifiée, qui excluent donc les populations pauvres, ignorantes notamment de l’anglais. Au final, la situation des subalterns ne s’améliore guère.

De justice spatiale, il en est pourtant question dans l’ouvrage, mais implicitement, en termes notamment de rapports ville-campagne : cette violence structurelle ne touche-t-elle pas en effet particulièrement les villageois en Inde, plus pauvres et moins diplômés que les citadins (y compris que les habitants de bidonvilles) ? Et n’y a-t-il pas une injustice spatiale dont souffre l’Uttar Pradesh, Etat avant tout largement rural, par rapport à d’autres Etats plus « développés » ? Toute la question est de savoir dans quelle mesure ces inégalités sont ressenties en termes d’injustice, et A. Gupta décrit là finement les différents discours, tant des médias que des villageois, pour donner un portrait tout en nuances : il est admis par exemple qu’un petit fonctionnaire qui n’exigerait jamais aucun bakchich serait un égoïste, car il ne redistribuerait aucun argent à sa famille et à sa clientèle ; la « corruption » ne commence qu’au delà d’un certain niveau d’exigence financière. Plus généralement, un aspect intéressant du livre est peut-être que la violence structurelle, malgré son ubiquité, n’est pas dénoncée par la population en termes d’injustice. Les subalterns ne se révoltent guère : d’une part ils trichent eux-mêmes en circonvenant les règles officielles ; et d’autre part ils bénéficient des retombées du clientélisme – c’est d’ailleurs pour cela qu’ils votent davantage aux élections que les citoyens riches et diplômés. Nulle revendication visible d’un « droit au village » lefebvrien tel que le décrit ce numéro de Justice spatiale, nulle volonté d’autodétermination, d’émancipation individuelle ou collective, d’autonomie de gestion rurale.

Il faudrait alors se demander pourquoi la révolte, en Inde rurale, se concentre de nos jours plus à l’est, dans les régions « tribales » des guerilleros « naxalites » maoïstes. Gupta l’évoque seulement en conclusion : la croissance et la libéralisation économiques de l’Inde puisent ressources minières et hydrauliques dans ces zones, et tendent à chasser les « peuples autochtones » de leurs terres. Pour eux, la violence armée s’ajoute désormais à la violence structurelle… Mais on pourrait aller plus loin dans les facteurs explicatifs, et prendre Gupta au mot : si le sentiment d’injustice a fomenté des révoltes en zone naxalite, n’est-ce pas parce qu’il y avait davantage de violence bureaucratique liée au mépris des hindous « de caste » pour ces populations « tribales » ? Mieux, n’est-ce pas parce qu’il y a moins de clientélisme, donc de redistribution, dans ces zones où fonctionnement mal les programmes de développement social ? Ce serait alors le cumul de l’injustice sociale, de l’injustice ethnique, et de l’injustice spatiale (les zones naxalites sont des régions largement enclavées mais faciles à piller), qui expliquerait la révolte maoïste.