Alain Renaut

Un monde juste est-il possible ?

Paris, Stock, 2013, 393 p. | commenté par : Bernard BRET

En se demandant si un monde juste est possible, Alain Renaut veut apporter une contribution à une théorie de la justice globale, c’est-à-dire d’une justice pensée à l’échelle du globe. Les quelques statistiques mentionnées dans les premières pages rappellent la gravité et l’ampleur de la pauvreté dans le monde. Elles disent l’urgence d’une telle réflexion et d’un éthique globale que l’auteur tient pour prioritaire.

L’ouvrage est construit d’une façon très logique et très rigoureuse qui reflète la solidité du raisonnement suivi. Son point de départ est le paradoxe qu’offre la pensée de John Rawls : une théorie de la justice qui se veut universaliste, mais qui est pensée par son auteur, au moins dans un premier temps,  comme justice domestique, c’est-à-dire applicable à l’intérieur d’un Etat. La discussion engagée porte donc sur l’extension de la justice à l’échelle du monde. Alain Renaut convoque dans le débat les principaux théoriciens du développement dont Albert Hirschman, Joseph Stiglitz et Amartya Sen, et note la montée en puissance de la place qu’y tient l’éthique. C’est pour mieux aborder ensuite, dans ce qui fait le cœur de l’ouvrage, les questions essentielles qui touchent la justice globale.  Première question : où situer cette notion dans le débat sur l’universalisme et le relativisme. C’est l’occasion d’une critique sévère de l’idée de décroissance illustrée notamment par Serge Latouche et portée par Majid Rahnema à un paroxysme qu’Alain Renaut dénonce comme la forme la plus obscurantiste de l’esprit de tradition (p. 121). De fait, quand Serge Latouche réduit le développement à l’occidentalisation du monde, ne le confond-il pas avec la simple croissance ? Mais, l’augmentation du PIB n’est assimilée par personne au développement. Pourquoi Serge Latouche voit-il alors dans l’IDH un produit de l’imaginaire économique occidental alors même que cet indicateur de développement oblige à considérer les conditions de vie des hommes dans une vision non circonscrite à la sphère économique ? La charge d’Alain Renaut est ici violente… et convaincante ! Le développement, pour reprendre les termes d’Amartya Sen, c’est l’augmentation des libertés en tant qu’elles accroissent les capabilités, c’est-à-dire les pouvoir faire dans la terminologie que propose Alain Renaut, soit l’exercice effectif des capacités de chacun.  Comment alors comprendre que des millions d’hommes soient sortis de la misère à Singapour et en Chine sans jouir de la liberté ? C’est qu’il y a, en l’occurrence, abus de langage à parler de développement dans son sens plein puisque la liberté et les droits humains dans leurs dimensions indissociables (droits économiques, sociaux et culturels, et aussi droits civiques et politiques) en sont des éléments constitutifs.

Réprouver ainsi radicalement un mode de développement qui, sous le nom d‘asiatisme, pourrait se faire dans l’oppression et qui trouverait sa légitimité dans une forme de communautarisme, c’est déjà répondre partiellement au thème suivant de l’ouvrage. Alain Renaut s’y interroge sur l’antinomie de la justice globale, conflit que la raison entretient avec elle-même quand il faut arbitrer entre une approche de la justice globale par la distribution des ressources et une approche par l’affirmation des capabilités. Plus que d’un véritable arbitrage qui choisirait une voie plutôt que l’autre ou trouverait un improbable entre-deux, il faut articuler les deux approches l’une avec l’autre, ce qu’Alain Renaut dit excellemment : l’approche par les ressources aide seulement à trouver un financement à l’approche par les capabilités (p. 184), précisant que cette seconde approche consiste dans un  processus d’accès des  populations des pays pauvres à des pouvoirs d’agir leur permettant de transformer eux-mêmes les conditions de leur existence collective (p. 187). Ce raisonnement est dans la logique de John Rawls, auquel Alain Renaut fait maintes fois référence : les biens premiers de la Théorie de la Justice, entendus comme ce à quoi un être rationnel aspire prioritairement et qu’il faut donc distribuer avec équité, consistent autant en biens matériels qu’immatériels tels que la liberté, thème  qu’Amartya Sen, sous-estimant ce que le système rawlsien disait de la chose sous le nom de possibilités offertes, a cru devoir préciser par la notion de capabilité.

Un tel positionnement s’oppose de manière frontale au libertarianisme, lequel remet en cause l’Etat providence, sinon l’Etat lui-même, et voit dans le marché la solution à la pauvreté. Bien que les tenants de ce  libéralisme poussé à l’extrême n’écartent pas la générosité (c’est l’avis de Friedrich Hayeck, qui par ailleurs considère l’idée de justice sociale comme vide de sens !), et bien que certains d’entre eux, qualifiés de gauche dans un audacieux oxymore, défendent une justice attributive selon laquelle les plus pauvres doivent recevoir de quoi subsister au motif que les ressources naturelles appartiennent à tout le monde, c’est ailleurs qu’il faut chercher solution à la pauvreté de masse.  L’éthique du développement doit tenir pour nécessaires à la fois le bien-être matériel et le respect des valeurs qui font des personnes des êtres libres en mesure de définir leur projet de vie.  Alain Renaut rejoint ici l’auteur de la Théorie de la Justice. Quand il avance que le bien-être débouche sur l’être-bien qui à son tour apporte du bien-être (l’être-bien est un sommet du bien-être, p. 281), comment ne pas penser à la congruence, chez John Rawls, du juste et du bien, c’est-à-dire finalement au bonheur que l’être rationnel éprouve à agir conformément au juste défini par lui de façon rationnelle.

Finalement, pour contribuer, de façon multidimensionnelle, à apporter aux personnes et aux peuples démunis le bien-être auquel ils peuvent accéder (p. 327), Alain Renaut plaide pour une éthique globale de l’intérêt bien compris. Considérant qu’il est de l’intérêt des nantis de ne pas se trouver un jour submergés par la révolte des pauvres, il tient pour indispensables l’aide matérielle pour le court terme et la libération des capacités des pauvres pour le long terme : créer l’environnement économique et social qui permette aux capacités de s’exprimer en capabilités. Cette approche multidimensionnelle du développement comprend une justice compensatrice qui fait écho au principe de réparation de John Rawls. Penser permet donc d’agir mieux… et notre philosophe, à l’issue de son raisonnement théorique, d’inviter son lecteur à un exercice d’éthique globale appliquée concernant le commerce mondial.

C’est donc là un texte qui s’appuie sur de nombreuses références (tous les auteurs mobilisés ne peuvent être cités ici) et qui donne à penser. Il alimente au moins une une interrogation et laisse au moins un sentiment de manque. L’interrogation porte sur la terminologie. Distinguer la justice sociale et la justice globale, c’est suivre un usage aujourd’hui dominant, mais n’est-ce pas aussi mêler deux registres distincts d’analyse. Puisque la justice sociale est une justice entre les hommes, la justice globale doit être une justice sociale. Le qualificatif global qui dit l’échelle à laquelle est faite l’analyse ne saurait masquer le contenu même de la notion ni se réduire à la justice entre les Etats. C’est là que la réflexion laisse une impression d’inachevé. Puisque la justice globale s’intéresse au sort des habitants de la planète, il faut prolonger le raisonnement d’Alain Renaut au-delà des relations entre les Etats et y incorporer les injustices internes aux Etats. Ce n’est pas abandonner l’idée de justice globale, mais c’est l’envisager dans les combinaisons d’échelles géographiques qui font l’environnement de la vie de chaque individu. Pour cela, identifier les autres acteurs que sont dans le système mondial les entreprises et la société civile est nécessaire : il y a interférence entre les actions menées par les firmes, les politiques conduites par les Etats et les mouvements sociaux, comme il y a interférence entre ce qui se passe à l’échelle domestique et ce qui se passe à l’échelle globale. Dans ce système complexe qui articule des sous-systèmes à des échelles multiples, isoler certains éléments nuit à la compréhension de l’ensemble. Ainsi, l’analyse du commerce international est-elle amputée d’une donnée majeure  si n’est pas mentionné le rôle des firmes multinationales et si les échanges de marchandises ne sont pas reliés aux flux de capitaux et des investissements à l’étranger. Cette complexité du système mondial ajoute à la complexité de chaque sous-système national car, à l’intérieur de chaque Etat, se confrontent des intérêts divergents pilotés de l’étranger pour certains, avec lesquels doivent désormais composer les personnes et les classes sociales. Pour penser une éthique globale, force serait donc de considérer aussi les figures que les injustices prennent dans les différents pays du monde, et dépasser l’opposition Nord-Sud, incontestable mais trop réductrice. Qu’un livre ne puisse pas tout traiter de ces configurations multiples est évident. Du moins, eût-il été stimulant de suggérer davantage cette dimension du problème.

La réflexion doit donc se poursuivre pour inspirer l’action contre l’injustice. Alain Renaut y apporte ici très utilement son concours.