Marie Oiry-Vaccara

Montagnards dans la mondialisation. Réseaux diasporiques et mobilisations sociales dans l’Atlas (Maroc), les Highlands (Écosse) et les Alpes françaises

Grenoble, PUG/UGA éditions, 2019, 235 p. | commenté par : Marie-Christine Fourny

L’ouvrage permet la rencontre de plusieurs champs d’études : des mouvements migratoires, du développement territorial et de la mondialisation, pour explorer de manière fine et originale les contributions des diasporas au développement de leur région d’origine. Il vise moins à en observer les effets économiques ou financiers que les conséquences territoriales. Le terme de « territoire », bien qu’il n’apparaisse pas dans le titre, me semble un point central de la problématique. Il est à entendre ici au sens fort, non pas comme simple périmètre d’action ou milieu écologique singulier, mais en tant qu’espace signifiant. Il amène à envisager les attachements et les identifications, les investissements politiques et symboliques des migrants, les références de l’appartenance, en ce qu’ils influent sur les trajectoires des territoires de départ. Il renvoie également à un type de spatialité, confrontée à celle, réticulaire, des diasporas. La question de la territorialité se pose davantage que celle de territoire, puisque c’est d’abord sa dimension référentielle qui est considérée, pour sa valeur dans l’action au travers des pratiques, des mobilisations sociales ou encore des formes de patrimonialisation qu’elle suscite.

S’intéressant plus particulièrement à des régions de montagne dans une situation de domination, à la fois marginalisées et dépendantes de flux touristiques globaux, Mari Oiry-Vaccara en interroge la place dans la mondialisation. Elle montre que l’insertion dans les réseaux diasporiques constitue une ressource : ressource politique en ce qu’elle permet de passer à un niveau d’action plus élevé, ressource cognitive par le transfert de références et de valeurs et ressource symbolique par la valorisation des imaginaires géographiques. Cette ressource, toutefois, se spécifie non pas tant par les qualités de l’espace local, comme l’analyseraient les théories du développement territorial, mais en fonction des trajectoires migratoires. La dynamique de ces régions est ainsi approchée dans une perspective multiscalaire complexe ainsi que dans les interactions entre les actions locales et des projets de développement orientés pour et par des représentations éloignées dans le temps et dans l’espace. En résultent des projets de développement dont la spatialité se révèle difficile à caractériser. Ils sont territorialisés, certes, mais aussi réticulaires et transnationaux, tant les capacités d’action, les récits mobilisateurs et les sentiments d’appartenance sont façonnés par l’histoire migratoire et les valeurs du contexte culturel actuel des migrants. L’auteure émet alors l’hypothèse que ce processus peut donner lieu à des « trajectoires de réversibilité » (p. 17). Celles-ci, en transformant les liens avec les diasporas en ressources spécifiques et en créant ainsi de nouvelles capacités d’action locale, ouvriraient sur d’autres places dans la mondialisation que celle de la marginalisation.

L’analyse s’appuie sur trois régions d’études. Il ne s’agit pas véritablement d’une comparaison, mais d’une démonstration alimentée par trois cas composant un corpus empirique très conséquent. Ces terrains sont ceux du Haut Atlas et de l’Anti-Atlas marocain à partir desquels la réflexion a été initiée et principalement travaillée dans le cadre d’une thèse, de l’île de Skye en Écosse et de la vallée de l’Ubaye en France, cette dernière étant moins documentée. Les différents cas se situent tous en régions de montagne, une donnée de contexte logique compte tenu de la collection dans laquelle est publiée l’ouvrage (collection « Montagne et innovation », portée par le labex Innovations et transitions territoriales en montagne – ITEM –, de l’université Grenoble-Alpes) et dont je discuterai ultérieurement l’intérêt et la pertinence. Par-delà cette situation géographique commune, l’auteure cherche avant tout à confronter, d’une part, des positions économiques et politiques de marginalité similaires et, d’autre part, des dynamiques locales réactives, qui ont fait se succéder des périodes d’émigration et plus récemment des mouvements sociaux de lutte ou de revalorisation endogène des territoires.

Le questionnement relève plus généralement des subaltern studies. Dans des régions inscrites durablement dans des rapports de dépendance et de domination, l’objectif est de comprendre comment ce système a été produit, mais aussi comment cette condition est vécue et transformée dans l’action. L’analyse des mobilisations sociales vise alors à saisir des dynamiques susceptibles de modifier cette position et d’instaurer des trajectoires de démarginalisation qui redonnent des capacités de pouvoir et d’action aux acteurs locaux. Marie Oiry-Vaccara s’intéresse de ce fait aux individus et collectifs marginalisés et à leurs stratégies. Mouvements sociaux, revendications ou initiatives de valorisation sont ainsi analysés comme des scènes de négociation, où se confrontent des rapports de pouvoir et des rapports à la norme, où se construisent aussi des représentations de soi, des savoirs et des imaginaires. Pour autant, ces formes d’action s’inscrivent dans l’historicité des territoires et notamment au regard des mouvements migratoires passés et actuels. Elles sont amenées à incorporer les réseaux diasporiques encore attachés – au sens latourien du terme – à leurs lieux d’origine, à composer avec des imaginaires globalisés attractifs, mais empreints de représentations de marginalité, des spécificités productives et des sentiments identitaires. Les enjeux tels que les pose l’auteure sont alors d’ordre géopolitique : peut-on y voir des formes de recomposition de la mondialisation, avec une transformation dans la hiérarchie des espaces et des pouvoirs ? Autrement dit, la mondialisation des individus, en ce qu’elle réagence mobilités, représentations des sociétés et des espaces et appartenances communautaires, peut-elle offrir des alternatives à la mondialisation économique et politique ?

Mari Oiry-Vaccara passe de cette manière de la question de la domination à celle de la constitution d’une dynamique autre. Elle en examine une forme spatiale particulière : la transnationalisation, qu’elle définit comme des « recompositions culturelles liées à la mondialisation […], des modes d’interactions sociales, immatériels ou matériels, par-delà les frontières nationales […] » (p. 18). Se positionnant au regard de certains discours sur la mondialisation, elle défend ainsi la thèse d’un jeu entre transnationalisation et territorialisation plutôt qu’un antagonisme.

Les deux premiers chapitres dressent le paysage des processus de marginalisation et des mouvements migratoires qui en découlent. Cette perspective géohistorique est détaillée sur les différents terrains d’étude, et chaque évolution située dans son contexte national et écologique. L’auteure expose un système producteur d’inégalités régionales, qu’elle saisit dans une dimension idéologique – le capitalisme –, géopolitique – la construction des États-nations – et économique – l’industrialisation. Mais aussi, et c’est là une originalité, dans la dimension cognitive des imaginaires géographiques, non sans effet dans les territorialités politiques et dans les territorialités habitantes, comme le révèlent par la suite les mobilisations sociales. La marginalité produite « par le haut » interagit avec une marginalisation ressentie « par le bas », et selon que ces deux mouvements sont en phase ou s’opposent, les réactions locales sont celles de la soumission ou de la revendication. Sur ce plan, l’approche comparative présente l’intérêt de mettre en relief les décalages temporels et leurs conséquences. Dépeuplement massif dès le XVIIIe siècle en Écosse, plus tardif en France, délaissement économique et politique au Maroc dans un contexte d’émigration contrôlée et de natalité forte, marginalisation dans le cadre de choix politiques liés à la construction des États-nations d’une part, au déploiement du système capitaliste en lien avec la colonisation d’autre part. Une frise chronosystémique aurait d’ailleurs été ici tout à fait intéressante pour visualiser les conséquences de ces temporalités différentes dans les dynamiques locales et la circulation des modèles. Ainsi, si la France a pu mettre en place des mesures redistributives dans le contexte de la croissance de l’après-guerre, le Maroc a instauré une politique régionale en partie inspirée du modèle français.

Le second temps est celui de la réaction, avec l’instauration de politiques publiques et d’initiatives associatives. Mari Oiry-Vaccara expose des enjeux géopolitiques différents : lobbying en France amenant à faire de la montagne une catégorie politique ; montée du nationalisme écossais dans lequel les Highlands occupent une position centrale et émergence de nouveaux paradigmes du développement au Maroc, avec des démarches participatives et des mesures d’autonomisation des femmes appuyées par des programmes internationaux. Par cette perspective, elle saisit les dynamiques de régionalisation en les insérant dans des mouvements sociaux globaux. Pour autant, ces derniers ne sont pas exposés comme un contexte surplombant, mais comme des opérateurs pour l’action, pouvant être perçus comme des circonstances favorables par les acteurs locaux.

L’analyse des trajectoires conduit à détailler ensuite les logiques migratoires des régions d’études dans les divers pays de manière très fouillée et dans une perspective historique. La période contemporaine montre une complexification des mobilités, avec l’installation de nouveaux habitants, sur fond de revalorisation de ces territoires et en lien avec un tourisme diasporique générateur d’emplois. Ce mouvement des personnes accompagne un mouvement des idées et la formation de nouvelles spatialités de l’action sociale et politique. L’auteure décrit finement cette dimension transnationale des mobilisations sociales. Elle détaille avec une grande richesse documentaire le mouvement amazigh au Maroc, à la fois « branché » et ancré. Le militantisme local conduit à l’adoption, ou à l’adaptation, de modèles mis en œuvre ailleurs qui, ouvrant à de nouveaux répertoires d’action, constituent des outils dans la remise en cause des rapports de pouvoir.

La seconde partie de l’ouvrage traite de deux dynamiques d’ordre économique prégnantes dans les régions de montagne : le tourisme et la labellisation des productions agricoles. L’une et l’autre tirent profit d’imaginaires territoriaux revalorisés et offrent de nouvelles opportunités, notamment dans les régions délaissées par les investissements des grands groupes. Mari Oiry-Vaccara s’attache au tourisme mémoriel, avec le roots tourism à Skye, ou la restauration du patrimoine juif marocain, par et pour les exilés, dans un contexte géopolitique très sensible. Pour chaque situation, tourisme ou labellisations, l’auteure met à jour les jeux d’échelle avec la soumission à des enjeux géopolitiques nationaux et la transformation ou l’instrumentalisation des identifications culturelles. Les stratégies de développement voulues singularisantes se heurtent souvent à l’effet normalisant des processus institutionnels.

La conclusion laisse apparaître un certain désenchantement. Les mobilisations décrites n’indiquent pas de remise en cause fondamentale des modèles producteurs de marginalité, mais une inflexion dans un sens plus favorable à ces derniers. L’heure n’est pas encore à la transition territoriale. Mais par-delà cette interprétation normative, il se dessine une territorialité politique singulière, entre mobilités des populations, circulations des idées, militantisme en réseau et projets localisés. La marginalisation d’étendue régionale fait place à des alternatives localisées, des détournements, selon Mari Oiry-Vaccara, des lieux de résistance discrète et connectés au monde.

Pour finir, quelle importance donner à la situation montagnarde des cas d’étude ? La préface de Bernard Debarbieux soulève la question, et en montre les écueils, évités par l’auteure. L’ouvrage n’ouvre pas sur une réflexion sur la condition montagnarde, mais permet de voir des effets de milieu aussi bien que les effets d’imaginaire géographique. Il n’est d’ailleurs jamais fait état de « la montagne » en tant que catégorie géographique, mais bien de « régions montagnardes ». Pour autant, l’idée de montagne fait partie de représentations prises dans une circulation mondiale. Elle constitue un identifiant répandu à l’échelle mondiale qui peut être saisi en tant que ressource économique, mais aussi comme ressource d’action.