Quand les peuples autochtones s’emparent de l’espace pour réclamer justice

Claiming space to claim for justice: the Indigenous peoples‘ geographical agenda

Peuples autochtones et justice spatiale

Indigenous peoples and spatial justice

La notion de « peuples autochtones » est une construction récente, née des mobilisations amérindiennes qui s’organisent du Nord au Sud des Amériques dans les années 1970 et marquent l’entrée sur la scène internationale de la question autochtone. Sous diverses formes, sont dénoncés l’oppression culturelle et politique, la discrimination sociale et les processus de dépossession foncière et territoriale, autant de difficultés qui trouvent leur origine dans la colonisation européenne.

The notion of “Indigenous peoples” is a recent one that originates in the Americas’ First Nations efforts of the 1970s to raise national and international awareness regarding their plight. The critical issues pertained to political and cultural oppression, social discrimination, and the process of loss of land and territory, all stemming from European colonization. These struggles marked indigenous issues’ entry on the international scene.

Aujourd’hui encore, les revendications des autochtones portent sur leur reconnaissance comme sujets politiques par l’octroi de droits collectifs et culturels allant au-delà de simples droits individuels de citoyenneté au sein des Etats qui les englobent. L’adoption en 2007 par l’Assemblée générale des Nations Unies d’une Déclaration sur les droits des peuples autochtones (résolution 61/295) est venue consacrer la notion d’autochtonie et les luttes de ceux qui, dans diverses régions du monde, se sont reconnus dans la Déclaration. Celle-ci associe l’autochtonie à la notion de « peuple », renvoyant ainsi à un collectif. Elle insiste en outre sur le fait que ces peuples sont des créations historiques, nées de spoliations le plus souvent violentes. Pour la version française de la Déclaration, le terme « autochtone », d’usage courant au Canada, a été préféré à « indigène », plus négativement connoté.

Today still, within the States in which they live, Indigenous people’s claims are for the granting of collective and cultural rights that reach beyond individual citizenship alone. At stake is their recognition as political subjects. The 2007 United Nations Declaration on the Rights of Indigenous Peoples (resolution 61/295) consecrated the term and notion “Indigenous peoples”. It also provided a welcome support to the struggles of those who, around the world, recognize themselves as “Indigenous peoples” according to the guidelines given by the UN Declaration. By relating “indigeneity” with the notion of “peoples,” the Declaration refers to a collective while underscoring their historicity and their genesis in various forms of despoliation, most often violent.

La question de la justice – ou plutôt d’une injustice destructrice comme évènement fondateur – est au coeur de la notion d’autochtonie. Ainsi les revendications des peuples autochtones des Amériques et d’Océanie, pionniers des luttes autochtones (avec les Sâmes de Fennoscandie), mettent en avant la nécessité d’une réparation par les Etats – ou au minimum d’une reconnaissance officielle - des torts subis au cours de plusieurs siècles d’une domination coloniale qui, pour ces peuples, n’a pas pris fin avec l’accès à l’indépendance des Etats dont ils dépendent. Ailleurs, l’injustice subie peut être plus récente, et/ou liée à des formes de colonisation qui diffèrent du modèle colonial européen (en Papouasie par exemple).

The notion of “Indigeneity” is intimately linked with that of justice since it is born from acts of destructive injustice. As a result, the Indigenous peoples of Oceania and the Americas, the first to voice their claim for justice at both the National and the International level (along with the Sami – Fennoscandia), insist on some form of reparation or at least on an official recognition of the injustices endured for several centuries under colonial domination – injustices to which the subsequent Independence of the Nation States that rule them did not put an end. Elsewhere, Indigenous peoples endure other forms of colonial domination that differ from the European model and are in some cases quite recent (in Indonesia’s Papua for example).

Ces demandes de justice impliquent des formes de « justice spatiale », car elles portent invariablement sur la récupération de terres et l’exercice de formes d’autonomie politique sur un territoire. Elles concernent aussi l’obtention de prérogatives spatiales, au même titre que les autres composantes de la société nationale, en particulier pour prendre part aux décisions relatives à l’aménagement du territoire ou à la gestion des ressources naturelles.

All these calls for justice imply some form of « spatial justice” as they invariably entail claims for the return of land properties and administrative authority over traditional lands as well as, in many cases, some political autonomy and/or a possibility for self-determination. They also usually demand the recognition of spatial prerogatives for indigenous inhabitants equal to those granted to other citizens, in particular in regards to land-use, planning and natural resources.

Cette lutte pour la terre et le territoire constitue également une lutte symbolique pour la décolonisation des savoirs et des manières d’être-au-monde (des ontologies). Elle questionne les présupposés territoriaux des Etats contemporains et réclame la reconnaissance de savoirs, pratiques et représentations alternatifs du territoire et de l’environnement.

At a symbolic level these claims over land and territorial issues also constitute a struggle over the decolonization of knowledge and the recognition of various ways of being-in-the-world (ontologies). They question the modern State’s territorial preconceptions and advocate for the acceptance of alternative knowledge, practices and representations of the land and of spaces, places and the environment.

Attendus du numéro

Expectations 

Ce numéro veut proposer une réflexion sur l'intérêt qu'il peut y avoir, pour les peuples autochtones, à passer par la justice spatiale pour obtenir justice, tout simplement. Il s’agit moins d’interroger la notion d’ « autochtonie » et les identités « autochtones » (réelles, perçues ou revendiquées) que de s’intéresser aux processus et stratégies d’identification actuels, et aux enjeux culturels, politiques et territoriaux sous-jacents. La notion d’«autochtonie» sera donc considérée ici, non pas dans son sens étymologique, mais bien comme une catégorie politique et juridique née dans la deuxième moitié du 20e siècle, en lien avec des demandes d’autodétermination interne.

In this issue of Justice spatiale/Spatial Justice we want to explore how Indigenous peoples’ claims for spatial justice can provide a means to obtain justice, period. Rather than discussing the notion of “indigeneity” and “indigenous” identities (whether real, perceived or claimed) we invite authors to examine on-going identification processes and strategies and underlying cultural, political and territorial issues. Our interest is in “indigeneity” as a political and legal category framed in the late 20th century in relation to grass-roots movements demanding the right to self-determination within Nation States.

Nous attendons des textes qui, par-delà l’exposition de types de revendications, l'analyse de luttes en cours et les études empiriques, permettront d’aborder des discussions théoriques plus larges, et d’expliciter un ou plusieurs des enjeux suivants :

We welcome papers that will go beyond an exposition of claim types, an analysis of ongoing struggles or a case-study and open onto broader theoretical discussions. We encourage texts that will contribute to discussions on one or several of the following issues:

1. Comprendre les territorialités autochtones contemporaines. Qui sont aujourd’hui les peuples qui s’identifient comme « autochtones » ? Quels sont leurs points de vue sur leurs territoires et leurs identités, et sur leurs pratiques spatiales ?

1. Understanding contemporary indigenous territorialities. Who are the peoples who identify themselves as “Indigenous” nowadays? How do they relate to their territories, their spaces, places and identities, and their spatial practices?

Quels sont les enjeux fonciers et territoriaux des rapports entre autochtones et allochtones, et quels stratégies et rapports de force ces relations impliquent-elles ? Dans cette perspective, que signifie la notion de justice spatiale en relation avec la question des peuples autochtones ? Qui la définit et en fonction de quels critères, et de quels postulats culturels et ontologiques ? Et surtout, comment ces conceptions de justice spatiale déterminent-elles ce qui est « acceptable » et « légitime » en termes de revendications foncières et territoriales ?

Papers might discuss issues such as: In a given country, what are the implications of the relationship between indigenous and non-indigenous inhabitants upon land ownership and land-use issues? Also, what are the power relations and which strategies do they imply, from both parts? What does “spatial justice” mean in this context? Who defines “spatial justice” and according to which criteria, cultural and ontological conceptions? Moreover, how does “spatial justice” determine what is “acceptable” and/or “legitimate” in terms of land claims?

Les questions pouvant être abordées dans cette optique sont nombreuses, par exemple :

The spatial justice angle invites a wide range of questions, for example:

    • L’examen de la notion « d’antériorité », invoquée par de nombreux peuples autochtones, et consacrée aujourd’hui sur le plan du droit international et de la jurisprudence dans plusieurs pays ;
    • The notion of « anteriority”, called upon by numerous Indigenous peoples and now recognized by international law and case-laws in several countries.
    • La recevabilité de demandes relatives à des territoires spécifiques sur lesquels les autochtones sont aujourd’hui démographiquement minoritaires. Faut-il, dès lors, réfléchir à des formes de justice sociale et spatiale ne prenant pas nécessairement la forme d’une attribution excluant les autres habitants, parfois installés de longue date ? Il s’agit également de réfléchir à des formes de justice sociale et spatiale ne relevant pas exclusivement de droits s’exerçant à l’intérieur de territoires « ancestraux », mais également dans des espaces de vie autres, par exemple, urbains et/ou diasporiques.
    • The acceptability of land-claims over territories where Indigenous peoples are a demographic minority in the present: in such circumstances, what forms might social and spatial justice take for Indigenous peoples other than attributions that will exclude the other inhabitants, long-established in some cases? Another related issue is the possibility of considering social and spatial justice separately from claims over traditional lands, and thus to consider justice forms in other living environments, such as urban and/or diasporic ones.
    • Reprenant les difficultés que pose aux chercheurs le caractère très ouvert de la notion d’autochtonie, on pourra aussi s’attacher à montrer en quoi le passage par une revendication de justice spatiale est opérationnel (et jusqu’à quel point) pour dessiner les contours de cette notion.
    • Returning to the notion and term “indigeneity” and its open-endedness, considered as problematic by many researchers, papers could also address how (and to what extent), Indigenous peoples’ claim for spatial justice contributes to a sharper definition of the notion itself.
    • 2. Sciences sociales et droit, quels croisements ?

      2. Social sciences and law: creative encounters

      Après les anthropologues qui en ont longtemps été les uniques spécialistes, d’autres sciences sociales s’intéressent de manière croissante aux peuples autochtones, notamment la géographie, la sociologie et les sciences politiques. En géographie, cela s’est traduit par exemple par la parution de numéros spéciaux de revues, anglophones d’abord - depuis plus d’une décennie - et francophones plus récemment (Espace Populations Sociétés et Les cahiers de géographie du Québec, pour se limiter à 2012). Les juristes s’intéressent également aux peuples autochtones depuis de nombreuses années, mais souvent en se penchant sur des aspects liés au droit national ou international. On voit aussi se développer une anthropologie juridique au croisement des questions de territoire et de justice en relation avec les autochtones (Schulte-Tenkhoff, 1998).

      For most of the 20th century, anthropologists were the only academically recognized experts of Indigenous peoples’ matters. Since the 1970s, however, other social scientists have taken a growing interest in these peoples, in particular geographers, sociologists and political scientists. In the field of geography, this has led to the publication of numerous special issues in scholarly journals, first in English and more recently in French (Espace Populations Sociétés and Les Cahiers de géographie du Québec in 2012 alone). Law specialists have been interested in Indigenous studies for quite some time, but most often in relation to National or International law. Recently, anthropology of law has been developing at the crossroads of land-claims and claims for justice in Indigenous contexts (Schulte-Tenkhoff, 1998).

      Si des chercheurs formés à ces disciplines ont déjà appréhendé les liens entre territoire et droits autochtones (par exemple, Lacasse, 2004), ne serait-il pas fécond, sur le plan heuristique, d’explorer des collaborations croisées et des réflexions conjointes pour comprendre les enjeux de justice spatiale pour les peuples autochtones ? Il s’agit donc aussi, plus largement, de contribuer à travers ce numéro à la construction d’un dialogue encore balbutiant entre sciences sociales et juridiques.

      Although some researchers have already looked into how land-claims and Indigenous’ rights are tied together, we believe it would be fruitful to push further interdisciplinary dialogue around this topic as it could lead to a better understanding of what is at stake for Indigenous peoples when they demand spatial justice. We see this issue of the journal as an opportunity to illustrate the heuristic potential of collaborations between the social sciences and law.

      3. Entre science et action politique : quelle est la place des chercheurs ?

      3. Between science and political action: where do researchers stand?

      Comment les chercheurs en sciences sociales travaillant en contexte autochtone doivent-ils se positionner par rapport aux luttes de ces peuples ? Qu’ils le veuillent ou non, ils sont souvent confrontés à des exigences d’implication sociale et d’engagement politique de la part des communautés et organisations autochtones avec lesquelles ils travaillent. Celles-ci leur demandent souvent, si ce n’est de les soutenir directement dans leurs luttes, d’au moins mener des recherches dont les résultats peuvent venir nourrir et consolider scientifiquement leurs revendications. Ainsi, il n’est pas rare que l’on demande aux géographes de participer à la cartographie des terres ou territoires revendiqués.

      What stance should social scientists conducting research in Indigenous contexts take, in regards to Indigenous peoples’ political struggles? Whether they like it or not, researchers often must respond to demands from the Indigenous communities and the organizations they work with to become socially and politically engaged in their causes. Researchers might be asked, if not to fully embrace particular struggles, to at least conduct research that is likely to yield scientific support for Indigenous communities’ cases. Geographers, for example, are often asked to produce cartographies of claimed lands.

      D’un point de vue épistémologique, quels sont les effets de ces engagements sur les savoirs produits, sur la définition du savoir « scientifique » et du travail des chercheurs ? Quelles sont aussi les implications éthiques de la conduite de recherches dans des contextes de luttes, ou lorsque les chercheurs sont engagés par des groupes autochtones et non plus par les Etats qui les dominent (à ce sujet, voir notamment Etudes Inuit Studies 2011) ? Comment ces aspects affectent-t-ils les modalités concrètes de réalisation des enquêtes sur le terrain, ou de restitution des résultats?

      From an epistemological perspective, what is the consequence of such engagement on the knowledge produced as well as on the definition of « scientific » knowledge and the researcher’s work? Also, what are the ethical implications of conducting research in a context of struggle and political engagement, or when the researcher is hired by an Indigenous organization rather than by the State which dominates them (see for example Etudes Inuit Studies 2011)? How do these conditions affect fieldwork, feedback and the dissemination of results?

      On pourra aussi s’interroger sur les effets – politiques et scientifiques – de la rencontre entre militants autochtones luttant pour la justice et chercheurs reformulant celle-ci en lutte pour la justice spatiale.

      Another interesting issue to look at would be the political and scientific consequences of the encounter between Indigenous activists fighting for justice, and researchers who wish to reformulate the latter in terms of a fight for spatial justice.

      Bibliographie

      References

      Cahiers de géographie du Québec. 2012. Numéro thématique « Géographies autochtones: développement et confluence des territorialités », vol. 56 (159).

      Espace Populations Sociétés. 2012. Numéro thématique « Les peuples autochtones. Une approche géographique des autochtonies ? », 1.

      Etudes Inuit Studies. 2011. Numéro thématique « Propriété intellectuelle et éthique / Intellectual property and ethics », vol. 35 (1-2). (http://www.erudit.org/revue/etudinuit/2011/v35/n1-2/index.html)

      Lacasse, Jean-Paul. 2004. Les Innus et le territoire : Innu tipenitamun. Silléry: Septentrion.

      Schulte-Tenckhoff, Isabelle. 1998. « Reassessing the Paradigm of Domestication: The Problematic of Indigenous Treaties ». Review of Constitutional Studies, 4 (2): 23989.

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