Eddy SIMON, Matthieu BERTHOD

Adivasis meurtris. L’agonie d’un peuple autochtone en Inde

Amnesty International-La Boîte à Bulles, 2016, 87 p. | commenté par : Frédéric Landy

Adivasi (littéralement « aborigène ») est le nom par lequel se désignent des populations autochtones d’Inde, avant tout celles vivant dans la partie centrale du pays, du Maharashtra à l’Odisha. Ils sont particulièrement nombreux dans l’Etat du Chhattisgarh, sur lequel est centrée cette enquête en forme de bande dessinée.

Là-bas – comme dans d’autres régions de l’Inde – sévit une guérilla rurale d’inspiration maoïste, les naxalites, qui appuie de façon violente les revendications des paysans, avant tout adivasis, pour conserver leurs terres et l’accès aux ressources naturelles (forêt et eau notamment). Cette lutte s’est renforcée à partir des années 1990 avec la libéralisation économique du pays : à la brutalité de l’Etat, jusque là principal consommateur traditionnel de ressources (sidérurgie publique, barrages…), s’est ajoutée celle des grandes entreprises privées (avant tout indiennes) dynamisées par « l’émergence » indienne. Dès lors, les « tribaux », comme on les appelle traditionnellement, se sont trouvés pris entre deux feux : d’une part, ils sont considérés, quand ils refusent de rejoindre les naxalites, comme de possibles traîtres et indicateurs par ces derniers ; tandis que pour les forces de l’ordre, pour l’armée, la police, les forces paramilitaires et les milices plus ou moins officielles, ils représentent une menaçante armée de réserve des guerilleros, qui les soutient ou les ravitaille. Les naxalites, leurs adversaires, et les villageois se trouvent à peu près également représentés dans le millier de morts annuel qu’engendre cette guerre civile si peu connue à l’étranger. Particulièrement à jour, l’ouvrage évoque fort bien le calvaire de populations poussées sur les chemins vers l’émigration dans des Etats voisins, ainsi que l’importance du contexte politique régional et national (loi de 2013 tentant de mieux indemniser les occupants en cas d’expropriation, ordonnance de 2015 proposée par le nouveau gouvernement nationaliste hindou pour limiter ses effets et favoriser les grandes entreprises).

Cette bande dessinée, co-éditée par Amnesty International, entend faire œuvre militante. Qu’on n’attende donc pas de narration sur le mode de la fiction, ni de travail très esthétique. (Le lecteur intéressé par une BD s’inspirant de l’art adivasi pourra plutôt rechercher Bhimayana (Navayana, 2011), une biographie d’Ambedkar hélas non traduite en français). Il s’agit ici d’un document, fondé sur des rencontres sur le terrain avec les principaux acteurs (dont les visages sont reproduits) et des lectures, de la presse notamment. Il est dommage que la bibliographie scientifique sur le sujet, assez abondante en anglais, n’ait pas été plus utilisée. Cela aurait permis plus de recul sur le sujet, pour montrer par exemple que les naxalites sont composés d’Adivasis pour l’essentiel, mais souvent organisés par une élite diplômée brahmane ; que l’identité de ces « tribaux » est fort complexe, loin d’être « un peuple indigène pacifique et quasi-autarcique » comme le dit la deuxième page de couverture ; ou que les politiques de protection de la forêt, appelées de leurs vœux par les auteurs, peuvent aggraver les maux des Adivasis au lieu de les soulager : elles réduisent souvent leur accès à cette ressource naturelle qu’ils utilisent pourtant souvent avec modération pour le chauffage, le bois d’œuvre, la pâture ou les plantes médicinales.

Il reste que cet ouvrage parvient à bien rendre compte de la tragédie que vivent ces populations, tout en n’oblitérant pas certaines paradoxes. Il montre bien que les naxalites ont peut-être un côté Robin des Bois qui défend les pauvres face aux convoitises des multinationales ou de l’Etat, mais qu’ils utilisent autant la violence aveugle que l’autre bord. Par ailleurs, les Adivasis sont loin d’être de simples victimes, puisque nombre d’entre eux ont été intégrés, de gré ou de force, dans la milice Salwa Judum et ses avatars. On regrettera juste certaines maladresses dans le livre : des fautes d’orthographe dans les termes vernaculaires (Andhra Pradesh, gram sabha…), et quelques confusions : non, le recensement de la population indienne n’est pas « aléatoire », c’est la définition des autochtones qui l’est. En 2011, on comptait 104 millions de personnes appartenant aux « tribus répertoriées » (Scheduled Tribes), catégorie administrative et politique qui ne recoupe pas complètement la population « adivasi » – laquelle, elle, n’est pas recensée précisément. En effet, bien des tribals, notamment ceux de l’Himalaya de type tibéto-birman, ne se reconnaissent pas dans le terme « adivasi », très lié à l’Inde centrale. C’est notamment pourquoi on ne peut parler de « quasi autarcie » pour ces populations dont beaucoup sont plus ou moins intégrées (quoique le plus souvent dominées) dans la majorité indienne et hindoue, avec des formes originales de mixité culturelle (langues) et de syncrétisme religieux.

C’est aussi pourquoi le sous-titre du livre est contestable. Comme l’explique l’article sur les relations entre autochtones et espaces protégés urbains dans ce même numéro de Justice spatiale, l’Inde refuse de donner une identité politique internationale à ses tribaux : ils ne forment pas un « peuple autochtone » au sens de l’OIT. L’Inde se contente, par une politique de discrimination positive qui concerne aussi les Dalits (ex-intouchables), les autres basses castes et les femmes, de leur accorder certains quotas d’emplois ou de sièges électifs, ainsi que différents avantages sociaux (crédit bancaire, etc). La démocratie indienne prétend régler ses problèmes en interne, et se garde de donner aux « autochtones » (adivasis ou non-Adivasis) un statut qui viendrait conforter leurs revendications à l’échelle internationale.

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Pierre Dardot et Christian Laval

Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle

La Découverte, 2014 (poche 2015), 593 p. | commenté par : Frédéric Landy

Inégalités et vulnérabilités croissantes dans le monde, drames écologiques, crises de la démocratie… Le bilan du capitalisme en ce début de siècle est fort sombre, ce que les auteurs de cet énorme et passionnant livre, en détournant le titre du trop fameux article de G. Hardin, qualifient de « tragédie du non-commun ».

La marchandisation à outrance (on brevète même le vivant !), et plus généralement l’essor de la propriété privée à partir de l’époque moderne, ont fait disparaître bien des « communs ». Il faut les reconquérir. Mieux : il s’agit d’en construire et d’aller au delà de « biens » communs, de créer du commun, « un nouveau droit destiné à refonder toute l’organisation de la société » (p.231), en marginalisant le droit de propriété.

Un bon quart du livre est d’abord consacré à ce que le commun n’est pas. Il n’est pas simplement ce qui n’appartient à personne : ne confondons pas res nullius et res communes (33). Il ne se limite pas à des «choses » qui par essence, comme l’eau ou l’air, pourraient seules en faire partie (47). Il n’est pas réductible à des « biens » (terme trop économique) ni même à des services publics : le commun n’est rien moins qu’un principe politique de réorganisation de la société. Les auteurs (Dardot est philosophe, Laval sociologue au laboratoire Sophiapol de Nanterre) veulent ainsi dépasser les conclusions de la prix Nobel d’économie Elinor Ostrom : certes, elle a réhabilité la gestion collective en montrant sa possibilité et ses atouts face à la trop simple alternative qu’on présente parfois entre Etat et propriété privée (138), mais elle n’a pas de projet de société alternative et reste fondamentalement une libérale. Alors que le commun, c’est une construction, un travail collectif, une praxis, avec des relations sociales et des institutions : Ostrom l’avait compris, mais sans suffisamment en tirer les conséquences politiques (155).

Ni Marx ni Jésus : le chap.2, dénonçant « le communisme contre le commun », brosse un vaste panorama qui montre que le socialisme au 19e siècle, sans perdre toute la dimension morale des pionniers du commun, de Platon à Cabet, va mettre au premier plan la dimension économique. Mais le communisme d’Etat réalisera « une capture bureaucratique du commun » (79) menant aux tragédies que l’on sait. D’où l’intérêt du retour contemporain du commun décrit dans le chapitre 3. Pour lutter contre « la nouvelle enclosure du monde » (98), de multiples mouvements émergent à propos de l’accès à l’eau ou à la terre, mais aussi l’éducation ou la propriété intellectuelle. Il s’agit d’une lutte « contre » (le néolibéralisme), mais aussi « pour », reconnaissent les auteurs (107), mais les luttes altermondialistes sont souvent trop partielles ou sectorielles pour créer du commun et une société nouvelle. David Harvey avec sa théorie de « l’accumulation par la dépossession » (128) reste critiquable lui aussi, car son approche est trop étroite et tend à oublier l’accumulation par « subordination », par les dominations culturelles et quotidiennes. Tandis que les innovations comme le logiciel libre et le copyleft (168), ou « l’éthique hacker » si ambiguë (173), prêtent trop à une récupération par le capitalisme. Il faut donc prôner le commun, et en cela les auteurs rejoignent Hardt et Negri : « les communs » se réfèrent trop au passé précapitaliste pour continuer à en parler au pluriel (189) ; il faut utiliser le singulier pour en montrer le caractère nouveau. (Le lecteur n’entend pas bien pourquoi les auteurs refusent d’utiliser le français « communaux » plutôt que « communs », qui reste selon moi un anglicisme).

La deuxième partie est plus constructive et tout aussi brillante, mais elle reste elle aussi avant tout dans le domaine de la philosophie politique et de l’histoire, sans donner beaucoup d’exemples de stratégies et d’exemples contemporains de « commun ». (Ce sera davantage l’objet de la brève troisième partie). Le chap.6 est une attaque en règle du droit de propriété, en remontant à Aristote. Vive l’inappropriable ! En se gardant de prôner un évolutionnisme à l’envers qui tâcherait de revenir aux appropriations « usufondées » du néolitihique (A. Testard), ou au « communisme primitif » jadis décrit par Marx, le chapitre décrit la progression historique de la propriété privée via Thomas d’Aquin ou Locke, jusqu’à la division assez récente entre droit public et droit privé (259). La common law britannique ne se révèle pas si « commune », montre le chapitre 7, même si, comme tout droit coutumier, elle fonde tout un droit sur l’histoire d’un peuple. Une discussion érudite de la Magna Carta montre notamment comment la common law aura pu se révéler très sélective socialement, notamment pour les usages des communaux forestiers (p.322, 404)… Mais Jaurès lui-même ne s’était-il pas opposé au droit de glanage (362) ?

Le chapitre 9 est lui plus centré sur le monde des villes, en décrivant la constitution d‘un « droit prolétarien ». Avant une reprise des analyses de Mauss ou de Durkheim, les auteurs mettent en lumière la pensée de Proudhon (leur « favori », ils ne s’en cachent guère) : Proudhon prône la coopération, et la conception d’un droit qui puisse « redonner à la société la pleine possession de sa force collective » (372) : association, autogestion, mutualité sont les bases de la « constitution sociale ». Une « fédération des communes », dans la sphère politique générale, se combinera avec la « fédération industrielle-agricole » de la sphère économique (384). Ce programme, comment l’instaurer ? Le chapitre 10 (passablement ardu à lire) aborde « l’institution comme acte, contre une certaine propension à privilégier l’institué aux dépens de l’instituant » (232). Fondé notamment sur les critiques de Castoriadis, il affirme qu’entre la perspective anti-historique de Marx et la tentation d’un retour à la coutume, il faut une « praxis instituante » (405), en perpétuelle action et reconstruction.

La troisième partie, conclusive, va pour cela présenter neuf « propositions politiques ». Le commun doit être global et ne point concerner seulement une entreprise, ou une forêt. Et ce à toutes les échelles, selon un principe fédératif inspiré de Proudhon qui « implique une négation des bases du capitalisme » (461). Il s’agit de renouveler l’espace public, moins en tant qu’agora (où l’on ne fait que discuter, souvent d’affaires privées) que d’ekklèsia (où la collectivité décide véritablement) (464). Le droit d’usage s’oppose à la propriété – y compris à la notion d’usufruit – mais aussi à la vente des accès aux biens et services chère à Rifkin (472), ou au « bouquet de droits » étatsunien en réalité très hiérarchisé. Il s’oppose même aux freewares puisque leur propriétaire ne renonce pas à ses droits patrimoniaux sur ce qui reste un « bien ». Oublions donc la notion de « chose commune », trop réifiante (479). Puisqu’on travaille toujours avec les autres, et pour les autres, il faut une « émancipation du travail » qui passe par une entreprise devenue « institution démocratique ». Il faut même « instituer l’entreprise commune » (491), avec pour but final « la société du commun » à partir d’une économie sociale renouvelée. Les services publics doivent quitter le giron de l’Etat, fût-il providence, grâce à une cogestion par les citoyens-usagers (cas de la « bataille pour l’eau » à Naples en 2011). A l’échelle planétaire se construiront de véritables « communs mondiaux », une « fédération des communs », fort différents de ces « biens publics mondiaux » dont la définition est trop apolitique et la gestion laissée à trop d’acteurs privés (534). A toute échelle alors, on trouvera du co-munus (le latin munus sous-entendant une obligation mêlée à de la réciprocité et de la mutualité) (547). Seraient ainsi articulées les deux sphères, économiques et politiques publiques (le géographe dirait : « territoriales »), avec au sommet une « citoyenneté transnationale ». (Le livre passe sous silence la question de savoir comment éviter les conflits d’échelles, mais le lecteur peut supposer qu’existerait un certain principe de subsidiarité donnant priorité de décision au niveau local).

Bien sûr, selon ses opinions politiques, le lecteur n’est pas obligé de souscrire à cette critique sans nuance du capitalisme et de son avatar néolibéral. D’une part, à côté d’un bilan très sombre, il faudrait rappeler que si les inégalités augmentent dans le monde, la pauvreté, elle, tend à décliner – c’était un des Objectifs du Millénaire pour le Développement. D’autre part, faut-il vraiment en appeler à une révolution entière, ou bien se contenter de promouvoir des alternatives au capitalisme qui pourraient cohabiter avec lui ? Enfin, il n’est pas précisé si la « révolution » que les auteurs appellent de leurs voeux peut se faire sans violence.

Le lecteur de Justice spatiale ne trouvera ici que peu d’occurrences du terme « justice » (il est dommage, incidemment, qu’il n’existe pas de glossaire des noms communs dans un ouvrage de cet ampleur) ; mais bien sûr la notion est plus qu’implicite, étant donné que le livre se veut un manifeste dénonçant des dominations présentes ou passées. Le lecteur y trouvera encore moins le terme « espace ». La notion est certes sous-jacente dans les nombreuses pages qui parlent de l’accès aux forêts ou aux communaux villageois, notamment dans le chapitre 7. Mais l’insistance des auteurs pour ne pas « réifier » le commun, ne pas le circonscrire à des « biens » ou à des « choses communes », leur interdit de beaucoup raisonner géographiquement. L’espace ne peut être que métaphorique avant tout.

Cela dit, est-ce un manque ? Vu la taille déjà fort respectable de ce formidable livre, on aurait mauvaise grâce à le leur reprocher. Mais on peut se demander ce qu’aurait apporté une approche en termes plus spatiaux. Suggérons deux bénéfices :

– tout d’abord un plus grand empirisme dans les descriptions de types de gouvernance des communs. La diversité des ayants droits est en général reconnue par les        auteurs, mais l’éventuel bundle of rights (p.473) va au delà de la diversité des droits d’usage, de revenu ou de vente. En effet, cette superposition des usages et des usagers s’inscrit dans le temps comme dans l’espace. La forêt ou le pâturage peuvent être divisés en sous-espaces (dans le cas d’assolements par exemple) dont l’usage varie selon les années, mais aussi les saisons. Cet empirisme des droits d’usage en fonction des époques et des lieux est mentionné dans l’ouvrage, notamment à propos de la Common Law, mais il pourrait être encore plus fouillé, y compris en gardant la même approche historique qui lui permettrait de rediscuter par exemple le contraste agraire entre saltus et silva.

– une approche plus géographique aurait d’autre part pu réduire le biais « occidentalo-centré » du livre. Outre la Bible et les penseurs chrétiens, les références en matière de philosophie politique sont en effet avant tout françaises, allemandes et britanniques, voire nord-américaines. Les exemples de « commun » sont eux aussi très européens. Vers l’est, on ne dépasse pas le mir russe – à l’exception notable des famines de Mao, mais celles-ci sont vues comme une dérive du communiste marxiste. Vers les pays du Sud, les références aux Amérindiens sont rares, celles à l’Afrique également – ce qui peut surprendre vu l’importante littérature existant sur l’appropriation du foncier en Afrique occidentale (E. LeRoy, etc.). Vandana Shiva est la seule Indienne présente, passablement encensée, alors qu’une discussion intéressante aurait pu être tirée des théories sur les pseudo « républiques de village » en Inde imaginées par le colonisateur britannique et reprises à leur compte par Gandhi et ses suiveurs : le concept de swaraj (autonomie), qui fonctionne à plusieurs échelles, de l’individu à la nation, ne pourrait-il représenter dans certains cas un fondement solide pour bâtir du « commun » ?

Une telle approche s’intéressant à ce qu’on appelle aujourd’hui les pays du Sud pourrait alors éclairer sous un jour nouveau les études liées au courant de la political ecology qui dénoncent les héritages coloniaux des offices ou ministères des forêts, de ces administrations qui, du Kenya à l’Inde, tendent encore aujourd’hui à expulser les populations locales de leurs terres au nom de la conservation de la faune ou de la végétation. Trop souvent on pense qu’il s’agissait à l’époque de conceptions raciales voire racistes, les colonisateurs installant des barrières pour protéger des populations « primitives » ce qu’on n’appelait pas encore « l’environnement ». Mais le livre fait découvrir combien ces approches étaient sans doute fondées sur des conceptions moins raciales que sociales : ce que l’administration coloniale faisait peser sur la population africaine ou asiatique, le roi de France ou d’Angleterre l’imposait également à son peuple : trois ans avant la conquête de l’Algérie, le Code forestier français de 1827 interdit le ramassage des glands même dans les forêts communales (p.326), et le terrible Black Act anglais (p.318) n’est aboli qu’en 1823, 17 ans avant le Crown Land (Encroachment) Ordinance qui sévira en Asie britannique.

Répétons-le, il ne s’agit pas de critiques. On aurait mauvaise grâce à le faire, vu l’ampleur de ce livre qui fera date, non seulement comme synthèse érudite d’une énorme part de toute la philosophie politique occidentale, mais aussi comme incitation à une mobilisation politique source d’espoir et de justice.

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Hélène COMBES, David GARIBAY et Camille GOIRAND (dirs.)

Les lieux de la colère, Occuper l’espace pour contester, de Madrid à Sanaa

Paris, Karthala, Aix-en-Provence, Science Po Aix, 2016, 410 p. | commenté par : Alex Mahoudeau

L’ouvrage Les lieux de la colère, Occuper l’espace pour contester, de Madrid à Sanaa, codirigé par Hélène Combes, David Garibay, et Camille Goirand, s’inscrit clairement dans le développement d’une attention accrue au thème de l’espace géographique en sciences sociales et en science politique en général, et dans le domaine de l’analyse des mouvements sociaux en particulier.

Au début des années 2010, de grands mouvements d’occupations de places, au sud de la Méditerranée mais aussi dans le golfe arabo-persique, en Amérique du Nord, et en Europe, ont donné une nouvelle visibilité au caractère spatial de la contestation politique. Il apparaît paradoxal que l’espace géographique soit demeuré longtemps au mieux un « conteneur passif » des mouvements sociaux, en dépit de propositions d’agendas de recherche incluant les progrès de la géographie à l’analyse des mouvements sociaux. Comme l’expliquent les coordonnateurs de l’ouvrage, « en dépit de cette apparente évidence du lieu, la dimension spatiale a rarement fait l’objet d’une attention en tant que telle dans la sociologie des mobilisations collectives » (p. 10). Le terme d’espace, précisent-ils, a servi sous forme de métaphore pour désigner la coprésence dans un mouvement d’acteurs hétérogènes davantage qu’en référence au concept géographique, théorisant par exemple un « espace des mouvements sociaux ».

Si les coordonnateurs ont raison de souligner son caractère marginal, l’approche spatiale des mobilisations n’est pas à proprement parler un phénomène nouveau dans la discipline. L’introduction permet de situer le livre dans les débats au sein desquels il entend s’inscrire, et notamment la volonté de faire dialoguer les recherches menées dans les mondes anglophones et francophones. Par-delà le rappel des avancées de l’« école de Chicago », il convient de mentionner l’héritage théorique d’Henri Lefebvre. Par le truchement de la géographie et des études urbaines critiques, ainsi que le disent les auteurs (p. 13), il a exercé une influence particulière sur la prise en compte de mouvements sociaux, notamment urbains et localement ancrés. De même, les publications issues des social movement studies au Royaume-Uni et aux Etats-Unis contribuent à ce dialogue. En parallèle, des travaux de science politique publiés en français ont prêté une attention accrue à l’échelle locale et aux dimensions localisée du politique ainsi qu’aux phénomènes proprement écologiques et aux dynamiques sociales singulières se rapportant aux lieux. Ainsi, ce qui découle en premier lieu de la littérature dans deux domaines géographiques et linguistiques différents est que sous le terme unificateur de « tournant spatial », se dégagent des travaux et des théories très diverses, reposant sur une même attention à une dimension spatiale, actualisée par la suite en fonction des traditions, problématiques et pratiques locales fortement différenciées.

Le souci de dialogue concerne aussi les disciplines. Le recueil évite à ce sujet deux écueils principaux. Le premier aurait été de mettre une des deux principales disciplines représentées (la géographie et la sociologie) « au service » de l’autre – les coordonnateurs s’inspirent des critiques émises par Doreen Massey sur la nécessité d’inclure l’espace à l’explication plutôt que d’en faire un simple effet. Le second aurait présenté sur le même thème et côte à côte deux échantillons bien construits de réflexions venant de deux disciplines distinctes. Ou, ainsi que les coordonnateurs l’expliquent, « si les géographes doivent reconnaître les causes sociales des configurations spatiales qu’ils étudient, « les autres spécialistes des sciences sociales doivent prendre en compte le fait que les processus qu’ils étudient sont construits, reproduits et modifiés par des processus qui incluent nécessairement de la distance, du mouvement, et de la différenciation spatiale » (Massey et Allen, 1984) » (p. 24).

Le concept même d’espace sert donc véritablement de fil rouge à l’ouvrage : « (Ré)introduire un questionnement sur l’espace n’a de sens qu’à la double condition de définir le concept et de montrer son utilité pour l’analyse des mobilisations » (p. 23). Ce faisant, l’ouvrage assume à la fois son ancrage empirique et ses ambitions théoriques. La définition qu’il donne a minima appréhende l’espace « à la fois [comme] un lieu et les représentations collectives de ce lieu, les deux dimensions se nourrissant nécessairement l’une l’autre » (p. 24), d’où un « triple tournant méthodologique » (p. 25) qui met l’accent sur l’échelle locale, qui valorise la méthode ethnographique, et qui porte attention à l’articulation des divers espaces de revendication.

A la lecture de l’ouvrage, ce choix peut paraître contraignant, en particulier à travers la fermeture qu’il implique de deux apports principaux que la géographie peut apporter à l’étude des mouvements sociaux. Tout d’abord le choix consistant à se restreindre à la méthode ethnographique implique une certaine fermeture du débat concernant les apports de la spatial analysis et de la géographie positiviste s’appuyant sur des méthodes fortement mathématisées et quantitatives, notamment concernant les phénomènes de diffusion, qui constitue une partie notable de l’état de l’art en géographie concernant les mouvements sociaux (Strang et Soule, 1998). Il s’agit moins ici de critiquer un « manquement » que d’évoquer des espaces adventices à ceux proposés ici. Qu’il émerge d’un choix des coordonnateurs ou des études proposées, ce cadrage autorise dans l’ouvrage un consensus suffisant pour ouvrir le concept à de considérables débats et dissensions, l’un des objectifs de l’ouvrage.

Le cœur du texte se répartit en quatre grandes parties illustrant les principaux axes de réflexion. La première partie, intitulée « La construction symbolique de la mobilisation par l’espace », porte un intérêt particulier aux enjeux de représentations et d’inscription de discours dans et par l’espace. Dans chacune des études concernées, le lien entre espace et symbolique passe par une pratique de l’analyse des discours, prise au sens large pour inclure la production par les acteurs en conflit de dispositifs (photographies, uniformes, objets mis en avant pendant les épisodes contestataires, affiches, discours militants, mais également les lieux eux-mêmes) s’appuyant sur et contraints par l’espace. Cet intérêt est d’autant plus marqué que les inspirations théoriques des textes se trouvent aussi bien dans la littérature pragmatique que dans les analyses de cadrage au sens anglophone du terme, dont les outils permettent une réflexion fine sur les rapports entre symboles, discours, et pratiques. A ce titre les aspects symboliques sont ancrés dans les lieux, ce qu’illustre notamment la discussion d’Anahi Alvino-Mariso sur l’installation forcée de la « Place du Changement » à côté de l’Université nouvelle de Sanaa, avant que l’obélisque situé sur cette « place » n’en devienne un symbole essentiel (p. 49 – 50). L’intérêt énoncé pour les « espaces sûrs », ainsi nommés par Marie-Laure Geoffray, est redoublé d’une attention aux conditions concrètes dans lesquelles émerge une mobilisation. Ses aspects symboliques et discursifs donnent à voir un politique attaché de façon indépassable aux contextes physiques dans lesquels il s’actualise : « l’émergence de publics locaux apparaît cruciale pour construire des arènes publiques à plusieurs échelles » (p. 93). A l’inverse, l’étude de Tudi Kernalegenn montre un conflit du travail construit par ses protagonistes comme conflit local, affichant la Bretagne comme espace contestataire et permettant à d’autres mobilisations et à d’autres acteurs d’émerger.

La deuxième partie de l’ouvrage va « Des espaces aux identités militantes ». Sans unité théorique et chacune à sa façon, ses trois contributions prêtent toutes un intérêt similaire aux dynamiques de socialisation et à une approche par les dispositions. Franck Gaudichaud s’inspire des écologies de la contestation (Hmed, 2008 ; Zhao, 1998) pour analyser les « cordons ouvriers » chiliens sous la présidence Allende. Doris Buu-Sao établit un lien entre mobilités résidentielles, dispositions sociales et carrières militantes dans la jeunesse amazonienne diplômée d’universités situées dans les grandes villes du Pérou. Influencée par une littérature volontiers proche de l’école de Chicago et des méthodes d’Erving Goffman, Aurélie Llobet analyse finement dans des monographies les interactions entre enseignants et syndicalistes dans des lycées français. Ces approches illustrent, pour comprendre les dynamiques de leurs engagements, l’importance de se concentrer sur les acteurs, individuels et collectifs, sur les lieux de leur formation et sur les ressources sociales mises à leur disposition. Qu’il s’agisse de la façon dont se forme une coalition favorable aux réformes socialistes au Chili, d’un groupe de jeunes diplômés assumant une position intermédiaire entre des groupes indigènes et les organisations de plus grande échelle, ou d’un groupe d’enseignants mobilisés, chaque enquête montre l’importance d’acquérir des dispositions et des ressources importantes dans la seule mesure où elles sont actualisées dans des interactions situées. Ainsi, les identités locales ne forment pas qu’un « habillage spatial » de phénomènes sociaux, mais elles font partie de l’explication.

Intitulée « Occuper, contrôler, façonner », la troisième partie regroupe trois contributions consacrées au rôle que joue l’espace dans les relations entre individus et institutions. Il s’agit d’abord, analysée par Héloïse Nez, de l’émergence d’un public par la délibération sur la place Puerta Del Sol, puis, étudiés par Martin Baloge, des processus en jeu pour le contrôle des militants dans deux sections parisiennes du Parti Socialiste français. Ces deux contributions mettent en évidence le rapport « tactique » développé vis-à-vis de l’espace, les phénomènes de reprise notamment dans le cas de la Puerta Del Sol par lesquels les sens inscrits dans l’espace occupé font l’objet de contestations, mais également l’effet strict de l’écologie (notamment de la météo) sur le mouvement. Dans le cas des sections du PS, Baloge illustre l’interaction lors des réunions observées entre propriétés sociales et militantes, et capacité à agencer l’espace, pour souligner les mécanismes de contrôle. Il en va de même concernant la rénovation d’un interstice urbain au bord de la rivière Hudson, à New York : Stéphane Tonnelat, qui raisonne en termes de « carrière » d’un espace urbain montre ainsi en parallèle l’évolution institutionnelle et sociale de la jetée 84, et ses effets sur les cadrages du conflit autour de cet espace. Chacune des trois contributions s’inscrit dans une continuité vis-à-vis de sources issues de l’interactionnisme symbolique et de l’école de Chicago. L’attention aux institutions permet de replacer le concept d’espace en relation avec les questions propres au politique. Elle met à jour la façon dont le spatial est à la fois formé par les interactions entre acteurs sociaux et institutions, et contribue à les déterminer : agissant à travers l’espace, les institutions s’ancrent durablement en lui et peuvent être attaquées à travers lui.

La dernière partie de l’ouvrage, « Les mobilisations en mouvement », regroupe quatre contributions attachées, encore une fois de façons différenciées, à l’enjeu de la mobilité comme élément d’analyse des mobilisations. C’est ainsi que Sylvie Ollitrault entend s’éloigner d’une analyse descriptive de la mobilité pour « analyser les effets des modifications structurelles dues à certains types de mobilités sur les pratiques et représentations des acteurs » (p. 267). Cette problématique prend tout son sens à travers l’analyse des trajectoires des acteurs et la spatialisation de l’approche en termes d’habitus. Elle permet de lier, dans le cas des militants étudiés par Ollitrault comme pour ceux étudiés par Julie Métais, les liens entre construction d’échelles (locales, nationales, transnationales), la multipositionnalité sociale des acteurs, et leur multipositionnalité géographique. Il en va de même des militants associatifs businenge (descendants de Noirs-marrons) de Saint-Laurent du Maroni, en Guyane, qui articulent des ressources locales (d’autochtonie) et extra-locales (liées aux capitaux culturels et sociaux valorisés par l’administration coloniale), ainsi que l’interaction entre les deux, en relation avec une pratique locale du pouvoir et un renouvellement des élites clientélaires. Une approche légèrement différente transparaît dans le chapitre dû à Charlotte Pujol, consacré moins aux enjeux de ressources sociales qu’à la description fine de la construction d’un espace en même temps que d’un groupe mobilisé, par la mise en visibilité d’une injustice spatiale : « Une citadinité illégitime s’expose sur l’espace public, et, ce faisant, l’expérience ordinaire est publicisée et politisée » (p. 344). Ce rapport entre mobilité, localité, et mobilisations illustre la nécessité de ne pas voir dans les espaces des éléments inertes, mais bel et bien des unités qui, tout en portant un certain « poids » social, sont travaillés par des acteurs et des institutions, y compris à travers des logiques de mobilité.

Revenir ainsi dans le détail de chaque partie de l’ouvrage révèle sa principale richesse ainsi qu’une possible limite de l’exercice, contrairement à des travaux issus d’une seule enquête : les approches théoriques, les problématiques, les angles d’analyse, aussi bien que les méthodes sont nécessairement diverses. Cette disparité peut apparaître au premier regard comme dangereuse, susceptible de classer ce travail collectif dans le registre de « l’inventaire », et cela d’autant plus qu’une fois évoquées en introduction, les dissensions théoriques sont laissées de côté. L’absence d’une conclusion générale aggrave ce risque. Si on peut regretter que les débats qui sous-tendent le texte soient maintenus dans l’implicite, il ne peut toutefois être reproché aux coordonnateurs de faire ce qu’ils annoncent eux-mêmes : « c’est par une approche théorique modeste et plutôt à travers des questionnements méthodologiques renouvelés que l’espace, s’il est entendu à la fois dans sa dimension physique et par les usages et les sens sociaux auxquels il est attaché, peut être considéré dans cet ouvrage comme cadre, moyen et enjeu des mobilisations » (p. 25). En d’autres termes, il s’agit moins de fournir une synthèse théorique générale que de rendre compte de la façon dont la perspective spatiale nourrit les débats en sociologie des mobilisations, et inversement se nourrir de ces débats. Il s’agit en d’autres termes, selon la proposition de Doreen Massey, de reconsidérer l’ensemble des sciences sociales à travers la question de l’espace (Massey et Allen, 1984).

Un autre regret – à seule fin d’ajouter une note critique face à un travail dans l’ensemble excellent – concerne la dimension comparatiste de l’ouvrage. Dans leur Avant-Propos les coordonnateurs souhaitent rendre possible un dialogue autour de terrains situés ailleurs que celui du groupe original d’enquêtes, à savoir l’Amérique latine. Cependant, si l’on peut observer des dynamiques similaires dans des espaces divers à travers les cas présentés, les enjeux de la comparaison semblent manquer, en particulier lorsqu’il s’agit d’espaces anciennement ou actuellement colonisés, vis-à-vis d’espaces non-concernés par ce phénomène,.

Néanmoins, concernant les interactions entre géographie et sociologie des mouvements sociaux, l’ouvrage fournit des analyses aussi bien théoriques qu’empiriques d’un intérêt incontestable. Il montre notamment la façon dont l’approche géographique des mouvements sociaux ne doit pas se restreindre à ceux d’entre eux qui portent spécifiquement sur des lieux (Ripoll, 2013). En engageant à la fois les littératures francophone et anglophone sur le sujet, il fournit une jonction possible entre les débats propres à ces deux traditions en même temps qu’entre deux disciplines. Au total, le livre constitue une contribution bienvenue à un champ scientifique en cours de stabilisation. Il apporte une réponse particulièrement adéquate aux appels divers à une multiplication d’études de cas faisant explicitement face aux enjeux théoriques soulevés par la question de l’espace.

Hmed C., 2008, « Des mouvements sociaux « sur une tête d’épingle » ? », Politix, 84, p. 145‑165.

Ripoll F., 2013, « Du “rôle de l’espace” aux théories de “l’acteur” (aller-retour) : La géographie à l’épreuve des mouvements sociaux », dans Séchet R., Veschambre V. (dirs.), Penser et faire la géographie sociale : Contribution à une épistémologie de la géographie sociale, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Géographie sociale), p. 193‑210.

Strang D., Soule S.A., 1998, « Diffusion in Organizations and Social Movements: From Hybrid Corn to Poison Pills », Annual Review of Sociology, 24, p. 265‑290.

Zhao D., 1998, « Ecologies of Social Movements: Student Mobilization during the 1989 Prodemocracy Movement in Beijing1 », American Journal of Sociology, 103, 6, p. 1493‑1529.

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Nicolas JOUNIN

Voyages de classes. Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers

Paris, La Découverte, 2014, 248 p. | commenté par : Sophie Blanchard

Voyages de classes invite à regarder les beaux quartiers à travers les yeux d’étudiant.e.s de classes populaires. Nicolas Jounin y rend compte, en effet, d’une recherche menée dans le 8e arrondissement de Paris par des étudiant.e.s de Seine-Saint-Denis inscrit.e.s en sociologie à l’Université Paris 8-Saint-Denis. Tiré d’une expérience pédagogique, ce récit se présente comme un journal de voyage, ou plutôt comme le carnet de terrain de trois promotions successives d’étudiant.e.s de 1ère année (2011 à 2013) se formant à l’enquête.

“Observer, compter, interroger”, telle est la base du déroulé de ce livre qui se veut un “manuel” de méthodologie de l’enquête appliquée et dont le plan présente un “catalogue” des méthodes des sciences sociales, de l’observation au questionnaire et à l’entretien. Nicolas Jounin rend compte des expériences de terrain des étudiant.e.s, de la façon dont il les encadre et les amène à produire des données d’enquête, mais aussi de la manière dont il utilise les séances en salle pour analyser le quartier en s’appuyant sur des données statistiques. Le texte utilise des écrits rendus par les étudiants à partir de leurs notes de terrain et fait la part belle aux extraits d’entretiens.

 

Comment se caractérisent ces étudiant.e.s : pour les trois quarts des femmes et pour moitié issu.e.s de baccalauréats professionnels et technologiques, rarement « blanc.he.s”, presque tou.te.s habitent en Seine-Saint-Denis. En d’autres termes, des jeunes de classes populaires, racisé.e.s pour beaucoup. Ce profil influe sur le choix des thématiques développées. Ses effets sur le déroulé de l’enquête sont analysés tout au long du livre d’un point de vue réflexif. Le jeu de mot contenu dans le titre renvoie à la dimension pédagogique de l’enquête et à la distance sociale que les étudiant.e.s doivent affronter pour la mener. Il donne à voir ce qui fait l’originalité de l’ouvrage. En réfléchissant aux effets des propriétés sociales d’étudiant.e.s de classes populaires sur une enquête dans les quartiers bourgeois, Jounin reprend l’idée de “l’enseignement comme travail de terrain” développée en 1970 par E.C. Hugues. Fondée sur une analyse de la relation pédagogique et sur la mise en avant d’un rapport actif au savoir, la présentation de l’enquête joue sur la tension entre proximité spatiale – l’université et les beaux quartiers sont reliés par la ligne 13 du métro – et distance sociale, entre centre bourgeois et banlieues populaires, entre enquêté.e.s et étudiant.e.s.

 

La démarche adoptée est donc à la fois engagée et réflexive. Partant de l’idée qu’ ”il n’y a pas plus enquêté que les pauvres” (p. 10), Nicolas Jounin prend à contre-pied une tendance des enquêtes ethnographiques, centrées sur les quartiers populaires et les “petits-moyens” de tous ordres, “au nom d’une exigence politique de symétrie” (p. 15). ”Aller jeter un oeil dans le monde et la manière de penser de ceux qui dominent” (p. 202) permet par conséquent d’inverser une hiérarchie sous-jacente des espaces d’investigation. L’Université Paris-8-Saint-Denis, université de banlieue populaire dans un contexte de massification de l’enseignement supérieur, est alors présentée comme un lieu potentiel de subversion des hiérarchies sociales, scolaires et académiques.

 

En rendant compte d’une exploration d’un point éloigné de l’espace social, Nicolas Jounin met en oeuvre un processus “d’introspection sociologique” : enquêter quand on est socialement dominé pose la question de la place du chercheur sur le terrain, dans une situation d’enquête dissymétrique. L’ouvrage s’appuie sur des récits ethnographiques qui permettent d’analyser les situations d’enquête avec un angle réflexif. Il donne sa place au ressenti des étudiant.e.s, qui ont dû apprendre à “dépasser l’exotisme” et à “encaisser l’humiliation” sur un terrain où il.elle.s ont souvent été en butte à la méfiance des portiers, des vigiles et des résidents. Boutiques et restaurants de luxe deviennent alors les lieux emblématiques de l’injustice sociale et le théâtre d’un mépris de classe auquels les étudiant.e.s enquêteur.trice.s sont particulièrement attentif.tive.s. Ils sont aussi propices à l’expression d’une timidité sociale susceptible de freiner l’enquête, comme le montre par exemple la gêne éprouvée par certain.e.s étudiant.e.s à l’idée d’aller prendre un café au Plaza Athénée. Pour objectiver leur timidité sociale, lors d’une exploration des boutiques de luxe, les étudiants chronométrent le temps écoulé avant qu’ils soient abordés par des vendeurs ou des responsables du magasin. Négocier la place des enquêteur.trice.s sur le terrain suppose donc aussi de prendre en compte le ressenti de la domination symbolique.

 

Une première technique d’enquête consiste à formaliser et à problématiser des observations. Différentes façons de faire sont mises en avant : au parc Monceau, observer les interactions des “nounous”, devant l’ambassade d’Algérie, scruter la surveillance. Les thématiques des catégorisations ethno-raciales et des dispositifs sécuritaires reviennent tout au long de l’ouvrage. La question de la race et du racisme est mise en avant dans une réflexion sur les comptages ethno-raciaux, lorsque les étudiant.e.s s’attachent à “observer et compter la race”, afin de mesurer les discriminations et la ségrégation racistes. Cela ouvre un travail de réflexion sur le phénotype, les signes de la race et la perception que les étudiant.e.s en ont. Cela pose finalement la question des catégorisations ethno-raciales et de la multiplicité des nomenclatures possibles. La thématique de la surveillance et de la sécurité amène à porter attention aux forces de l’ordre et aux vigiles, au moyen de comptages – compter les caméras de sécurité, compter les vigiles devant les magasins et les banques – et va même jusqu’à une observation pirate dans un commissariat de police. L’observation des puissants légitime pour l’auteur ce qu’il qualifie de “braconnage”, c’est-à-dire le fait d’observer incognito et de profiter des situations de creux et des incertitude pour mener l’enquête. Le passage consacré à la construction et l’application du questionnaire en décortique les trucs et astuces, mais aussi les limites, tout en ouvrant des pistes d’interprétation des refus de réponse.

 

L’enquête aborde aussi les mondes de la grande bourgeoisie, au travers d’entretiens menés à partir de la “porte d’entrée” que constituent les conseils de quartier. Des entretiens sur la vie du quartier et ses représentations ouvrent des pistes de réflexion sur les dynamiques commerciales, la place des immigrés dans un arrondissement bourgeois et les questions scolaires. C’est aussi l’occasion de faire apparaître un “sexisme du prestige”, celui des cercles notamment, et de rappeler que le sexisme et les violences faites aux femmes ne sont pas l’apanage des quartiers populaires. D’un point de vue méthodologique, cette dimension informe sur les difficultés spécifiques aux enquêtes sur/chez les grand.e.s bourgeois.es : il apparaît par exemple plus difficile d’anonymiser des enquêté.e.s dont la position sociale est sans équivalent. C’est aussi là que la distance sociale ressentie par les étudiant.e.s, mais aussi par l’enseignant, est la plus grande. Les habitant.e.s du 8e arrondissement interrogé.e.s expriment sans fard leur vision de la banlieue, fondée sur des images fantasmées d’une banlieue hostile et dangereuse, parfois même sans chercher à ménager les jeunes enquêteur.trice.s dont ils savent qu’ils sont les produits de cette même banlieue. En introduction, le récit d’un entretien mené par Nicolas Jounin avec le maire du 8e arrondissement, avant le début de l’enquête, donnait déjà à voir la position inconfortable du sociologue face à un élu rompu au commerce des puissants et méfiant à l’égard de la démarche d’enquête. A cet inconfort fait écho le mélange de fascination et de répulsion exprimé par les étudiant.e.s face à ce monde de la grande bourgeoisie dont ils entrevoient progressivement les rouages.

 

En amenant des étudiant.e.s de banlieue à produire un savoir socialement et spatialement situé sur les beaux quartiers, ce livre qui suit les pas des apprentis chercheur.se.s constitue un précieux manuel de pédagogie appliquée. Il permet aussi de subvertir les rapports de domination qui président à la production de la recherche et fait ainsi doublement oeuvre pédagogique.

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Mireille DELMAS-MARTY

Aux quatre vents du monde, Petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation

Le Seuil, 2016, 150 p. | commenté par : Bernard Bret

Alors que nous sommes exposés aux quatre vents du monde, Mireille Delmas-Marty nous offre un petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation. Elle va à l’essentiel et, se réclamant du poète Edouard Glissant, elle file la métaphore du vent pour redonner souffle à une société en panne, tel un navigateur dans le pot au noir.

Juriste de longue date attentive aux problèmes liés à la mondialisation, Mireille Delmas-Marty avait précédemment publié des travaux précieux pour penser le monde et agir dans le monde. On retiendra surtout Les forces imaginantes du droit (quatre volumes, Le Seuil, 2004 à 2011) où elle avait montré les tensions entre Le relatif et l’universel et où elle prônait Le pluralisme ordonné comme principe directeur pour organiser une planète mondialisée, c’est-à-dire intégrée et pourtant diverse

           Aux quatre vents du monde est de la même veine. Dans un style très original, incisif et qui va à l’essentiel, l’auteure affirme que le raisonnement juridique, longtemps cohérent avec un droit lui-même hiérarchique et stable parce que correspondant à un territoire d’Etat, doit s’élargir pour approcher la mondialisation d’une façon dynamique en phase avec la nouvelle donne : des interdépendances croissantes, de nouveaux acteurs, de nouveaux principes et de nouvelles catégories juridiques… au total, une complexité croissante tiraillant le monde entre des vents contraires et plaçant le citoyen dans l’incertitude sur la route à suivre. Reprenant donc les trois idées majeures de son précédent ouvrage (résister, responsabiliser, anticiper, Le Seuil, 2013), Mireille Delmas-Marty veut résister à la déshumanisation, responsabiliser les acteurs, anticiper les risques à venir. Pour cela, il faut du souffle : du souffle comme esprit, à l’esprit comme énergie, puis à l’énergie comme action.

Sans doute faut-il d’abord mieux comprendre la situation. C’est peu dire qu’elle est inquiétante. Le début du XXIème siècle accumule des crises qui s’ajoutent les unes aux autres et créent un mélange explosif. C’est la crise financière, c’est aussi la crise du terrorisme international, c’est encore la crise du dérèglement climatique, c’est, liée à elles, la crise des migrations. Les droits nationaux ne sont évidemment pas à l’échelle de ces problèmes mondiaux. Or, s’il est vrai que le droit international progresse, il se heurte encore trop souvent au principe de souveraineté. Mais, parce qu’elle est elle-même convaincue des forces imaginantes du droit, Mireille Delmas-Marty sait être convaincante quand elle nous montre des issues possibles. Posant les forces majeures qui organisent le système mondial et conditionnent l’action des citoyens, elle dessine une rose des vents (p. 79). La liberté en est un point essentiel, à quoi doit aussi répondre la sécurité, de même que la compétition entre les acteurs doit être équilibrée par leur nécessaire coopération. De la combinaison de ces quatre données, ces quatre vents, découlent quatre processus possibles, quatre autres vents : la liberté et la compétition produisent l’innovation, mais la compétition associée à la sécurité peut engendrer l’exclusion alors que la liberté et la coopération permettent l’intégration, et que la sécurité combinée avec la coopération conduit à la conservation. Autant de tendances et de scénarios possibles. Ainsi, la tension entre l’exigence de liberté et le besoin de sécurité a-t-elle conduit à des dérives dans la lutte anti-terroriste et mis à mal ou menacé l’Etat de droit (prison de Guantanamo et autorisation de la torture aux Etats-Unis, débat sur la déchéance de nationalité en France). Mais, ces tensions sont ce que nous en faisons. Elles peuvent être régulées si nous utilisons les vents de la mondialisation pour nous orienter en fonction de principes, et c’est de nouveau un dessin (p.107) qui résume la pensée de l’auteure : la ronde des vents qui montre comment la gouvernance mondiale, quels que soient les acteurs qui l’exercent, pourrait contribuer à équilibrer les tensions nées de la mondialisation, afin de réguler les souffles d’une mondialisation que l’on voudrait légitime et efficace (p. 89). Les droits indérogeables reconnus dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme permettent de concilier la liberté et la sécurité. De la même façon, pratiquer à la fois la compétition et la coopération avec ses partenaires est possible quand on respecte la nécessaire solidarité à l’échelle planétaire. De même aussi, le principe de précaution entendu comme un principe d’anticipation (il ne faut pas tant maintenir toujours l’existant qu’anticiper les avantages et les risques du nouveau pour faire des choix éclairés) évite la double impasse du conservatisme ou de l’innovation dangereuse. Finalement, puisque l’intégration forcée qui nierait les identités comporte autant de périls que l’exclusion, Mireille Delmas-Marty reprend le terme de pluralisme ordonné. Elle voit la solution dans un universalisme pluriel, qui admet des différences, dans la limite de leur compatibilité avec des valeurs communes (p. 101).

Mettre en œuvre les principes avec souplesse n’est donc pas les trahir, c’est être lucide et les faire avancer dans le monde réel. Mireille Delmas-Marty le montre en particulier à propos de l’action contre le réchauffement climatique. Sans doute, l’accord réalisé en 2015 à la COP 21 relève-t-il de la soft law, car s’il comporte des obligations, il ne prévoit pas de pénalité sanctionnant les Etats qui se déroberaient aux engagements pris. Il constitue néanmoins une avancée importante car une soft law peut anticiper ce qui deviendrait une hard law, cette fois contraignante, dans une étape ultérieure. Il montre à tous des acteurs de la mondialisation, pas seulement les Etats, un impératif qui fait consensus. A un moment où l’élection de Donald Trump à la Présidence des Etats-Unis menace gravement cet accord de Paris sur le climat, il est important que la société civile sache ainsi sa capacité d’agir pour une cause commune si chacun a conscience de devenir citoyen du monde.

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