La ville et la justice spatiale

The city and spatial justice

L'expression « justice spatiale » ne s'est diffusée que très récemment et, encore aujourd'hui, géographes et aménageurs ont tendance à éviter l'usage explicite de l'adjectif « spatial » lorsqu'ils analysent la quête de nos sociétés contemporaines pour plus de justice et de démocratie. Soit la spatialité de la justice est ignorée dans ces travaux, soit elle est fondue (et souvent vidée de sa substance) dans des concepts apparentés tels que justice territoriale, justice environnementale, urbanisation de l'injustice, réduction des inégalités régionales, voire plus largement encore dans la quête générique d'une ville juste et d'une société juste. Toutes ces variations sur un même thème sont importantes et font sens, mais elles ont souvent tendance à détourner notre attention de ce qu'une formulation spécifiquement spatiale de la justice peut apporter, et, plus important encore, elles nous privent des nouvelles et nombreuses ouvertures qu'une telle démarche offre à un activisme social et politique qui s'appuierait sur la notion. Les bénéfices ne se comptent donc pas seulement en termes d'apport théorique mais aussi en termes pratiques1.

The specific term « spatial justice » has not been commonly used until very recently, and even today there are tendencies among geographers and planners to avoid the explicit use of the adjective « spatial » in describing the search for justice and democracy in contemporary societies.  Either the spatiality of justice is ignored or it is absorbed (and often drained of its specificity) into such related concepts as territorial justice, environmental justice, the urbanization of injustice, the reduction of regional inequalities, or even more broadly in the generic search for a just city and a just society. All of these variations on the central theme are important and relevant, but often tend to draw attention away from the specific qualities and meaning of an explicitly spatialized concept of justice and, more importantly, the many new opportunities it is providing not just for theory building and empirical analysis but for spatially informed social and political action1.

L'objectif de cette brève présentation est d'expliquer pourquoi il est crucial d'un double point de vue théorique et pratique de mettre l'accent sur cette dimension spatiale de la justice, pas seulement dans la ville mais à toutes les échelles, du local au global. J'organiserai ma démonstration autour d'une série de propositions, en commençant par un examen de l'émergence - depuis cinq ans - de l'expression « justice spatiale », littéralement de nulle part, et des raisons pour lesquelles cette expression va probablement continuer d'être l'expression favorite dans le futur.

My aim in this brief presentation is to explain why it is crucial in theory and in practice to emphasize explicitly the spatiality of justice and injustice, not just in the city but at all geographical scales, from the local to the global. I will state my case in a series of premises and propositions, starting with an explanation of why the specific term spatial justice has emerged from literally nowhere in just the past five years and why it is likely to continue to be the preferred term in the future.

 

 

Pourquoi cette expression de 'justice spatiale', et pourquoi l'employer maintenant ?

Why spatial ?  Why now ?

1. Quel que soit le champ dans lequel on opère, la réflexion ne peut que directement bénéficier d'une perspective critique ancrée dans l'analyse de l'espace. Ce postulat a guidé la presque totalité de mon travail d'écriture depuis quarante ans et constitue la première phrase de l'ouvrage que j'écris actuellement, qui s'intitule À la recherche de la justice spatiale (Seeking Spatial Justice).

1. Whatever your interests may be, they can be significantly advanced by adopting a critical spatial perspective.  This is the premise that lies behind practically everything I have written over the past forty years and is the first sentence in Seeking Spatial Justice, the title of a book I am currently writing.

2. Penser spatialement la justice ne permet pas seulement d'enrichir nos perspectives théoriques, cela permet d'avancer en pratique sur des voies permettant une meilleure efficacité dans notre recherche de plus de justice et de démocratie. A l'inverse, si nous nous refusons à spatialiser explicitement notre réflexion, ces voies ne nous seront pas accessibles.

2. Thinking spatially about justice not only enriches our theoretical understanding, it can uncover significant new insights that extend our practical knowledge into more effective actions to achieve greater justice and democracy.  Obversely, by not making the spatial explicit and assertive, these opportunities will not be so evident.

3. Après un siècle et demi d'historicisme social, l'idée qu'il faut penser spatial s'est depuis dix ans diffusée de manière extraordinaire dans presque toutes les disciplines. Jamais jusqu'à présent une perspective critique spatialisée n'avait été à ce point reconnue et appliquée de manière aussi variée, de l'archéologie et la poésie aux études religieuses, en passant par la critique littéraire, le droit ou la comptabilité.

3. After a century and a half of being subsumed under a prevailing social historicism, thinking spatially has in the past decade been experiencing an extraordinary diffusion across nearly all disciplines.  Never before has a critical spatial perspective been so widespread in its recognition and application-from archeology and poetry to religious studies, literary criticism, legal studies, and accounting.

4. Ce « tournant spatial », s'il faut l'appeler ainsi, est l'explication première de la popularité récente du concept de justice spatiale ainsi que de la spatialisation de nos théories sur la justice et les Droits de l'Homme, ce que l'on peut vérifier d'ailleurs avec le regain de popularité de la notion du droit à la ville développée par Lefebvre (qui trouve toute son actualité ici à Nanterre). Ne serait-ce qu'il y a cinq ans, le concept de justice spatiale n'aurait pas été aussi facilement compréhensible. Aujourd'hui, il intéresse une audience bien plus large que les disciplines par tradition consacrées à l'analyse de l'espace que sont la géographie, l'architecture et l'urbanisme.

4. This so-called spatial turn is the primary reason for the attention that is now being given to the concept of spatial justice and to the broader spatialization of our basic ideas of democracy and human rights, as in the revival of Lefebvre’s notion of the right to the city, of particular relevance here in Nanterre.  Whereas the concept would not have been easily comprehensible even five years ago, today it draws attention from a much broader audience than the traditionally spatial disciplines of geography, architecture, and urban and regional planning.

5. La réflexion sur l'espace a changé en parallèle ces dernières années. L'espace n'est plus considéré comme un simple réceptacle, comme la scène sur laquelle l'activité des hommes se déploierait, voire comme une simple dimension physique, mais comme une force active qui façonne notre expérience de la vie. On réfléchit désormais par exemple de manière plus approfondie à la causalité spatiale urbaine afin de mieux mesurer l'influence des métropoles sur notre comportement au quotidien mais aussi sur un ensemble de processus : l'innovation technologique, la créativité artistique, le développement économique, le changement social mais aussi la dégradation de l'environnement, la polarisation sociale, l'accroissement des inégalités de revenus, la politique internationale et, plus spécifiquement, la production de justice et d'injustice.

5.  Thinking about space has changed significantly in recent years, from emphasizing flat cartographic notions of space as container or stage of human activity or merely the physical dimensions of fixed form, to an active force shaping human life.  A new emphasis on specifically urban spatial causality has emerged to explore the generative effects of urban agglomerations not just on everyday behavior but on such processes as technological innovation, artistic creativity, economic development, social change as well as environmental degradation, social polarization, widening income gaps, international politics, and, more specifically, the production of justice and injustice.

6. La réflexion spatiale critique contemporaine est fondée sur trois principes :

6. Critical spatial thinking today hinges around three principles:

celui de la spatialité ontologique des êtres humains (nous sommes tous des êtres spatialement tout autant que socialement et historiquement situés).

a) The ontological spatiality of being (we are all spatial as well as social and temporal beings)

celui de la production sociale de la spatialité (l'espace est produit socialement et peut du coup être transformé socialement).

b) The social production of spatiality (space is socially produced and can therefore be socially changed).

celui de la dialectique socio-spatiale (le spatial est socialement produit et donc la réciproque est aussi vraie)

c) the socio-spatial dialectic (the spatial shapes the social as much as the social shapes the spatial)

7. Si nous nous intéressons un peu sérieusement à cette dernière dimension dialectique, il nous faudra bien reconnaître que les géographies que nous vivons au quotidien ont des impacts positifs et négatifs sur presque toutes nos actions. Foucault l'avait saisi en montrant la double dimension libératrice autant qu'oppressive de l'articulation espace/connaissance/pouvoir. S'inspirant de Foucault, Edward Saïd a pu ainsi écrire :

7. Taking the socio-spatial dialectic seriously means that we recognize that the geographies in which we live can have negative as well as positive consequences on practically everything we do. Foucault captured this by showing how the intersection of space, knowledge, and power can be both oppressive and enabling.  Building on Foucault, Edward Said states the following:

« De même qu'aucun de nous ne peut échapper à la géographie, aucun de nous ne peut s'abstenir de lutter contre la géographie. Cette lutte est complexe et intéressante car elle n'engage pas seulement des soldats et des canons mais aussi des idées, des formes, des images et des imaginaires. »2.

« Just as none of us are beyond geography, none of us is completely free from the struggle over geography.  That struggle is complex and interesting because it is not only about soldiers and cannons but also about ideas, about forms, about images and imaginings. »

8. Toutes ces idées mettent en évidence la causalité spatiale au cœur de la justice et de l'injustice, mais aussi le fait que la justice et l'injustice elles-mêmes sont inscrites dans la spatialité et en sont indissociables, dans les géographies multi-scalaires dans lesquelles nous vivons, depuis l'espace de notre propre corps, en passant par l'espace domestique, l'espace des villes, des régions, de l'État-Nation, jusqu'à l'espace global.

8. These ideas expose the spatial causality of justice and injustice as well as the justice and injustice that are embedded in spatiality, in the multi-scalar geographies in which we live, from the space of the body and the household, through cities and regions and nation-states, to the global scale.

9. Jusqu'à ce que ces idées soient largement comprises et qu'elles aillent de soi, il faut insister pour faire de la spatialité de la justice une réalité scientifique aussi explicite et lourde de conséquences que possible. La redéfinir autrement serait manquer le point essentiel et perdre le champ des possibles qu'une telle réflexion peut ouvrir.

9. Until these ideas are widely understood and accepted, it is essential to make the spatiality of justice as explicit and actively causal as possible.  To redefine it as something else is to miss the point and the new opportunities it opens up.

 

 

À propos du concept de Justice/injustice spatiale

On the concept of spatial justice/injustice

1. Au sens le plus élargi, le terme de justice (ou d'injustice) spatiale met intentionnellement l'emphase sur les aspects spatiaux ou géographiques de la justice et de l'injustice. Pour commencer, cela signifie prendre en considération tout ce qui touche à la distribution équitable et juste dans l'espace des ressources socialement valorisées et des possibilités de les exploiter.

1. In the broadest sense, spatial (in)justice refers to an intentional and focused emphasis on the spatial or geographical aspects of justice and injustice.  As a starting point, this involves the fair and equitable distribution in space of socially valued resources and the opportunities to use them.

2. La justice spatiale en tant que telle ne se substitue pas ou n'est pas une alternative à la justice sociale, économique ou autre, mais consiste plutôt en une manière d'examiner la justice en adoptant une perspective spatiale critique. En adoptant ce point de vue, on trouve toujours une dimension spatiale à la justice qui s'avère pertinente, et en même temps, toutes les géographies portent en elles une expression de la justice et de l'injustice.

2. Spatial justice as such is not a substitute or alternative to social, economic, or other forms of justice but rather a way of looking at justice from a critical spatial perspective.  From this viewpoint, there is always a relevant spatial dimension to justice while at the same time all geographies have expressions of justice and injustice built into them.

3. La justice (ou l'injustice) spatiale peut être comprise à la fois comme une conséquence et comme un processus, en tant que géographies ou schémas de répartitions qui sont en eux-mêmes justes ou injustes, et en tant que processus qui produisent ces résultats. S'il est relativement facile de trouver des exemples d'injustice spatiale, il est beaucoup plus difficile d'identifier et de comprendre les causes sous-jacentes qui produisent les géographies de l'injustice.

3. Spatial (in)justice can be seen as both outcome and process, as geographies or distributional patterns that are in themselves just/unjust and as the processes that produce these outcomes.  It is relatively easy to discover examples of spatial injustice descriptively, but it is much more difficult to identify and understand the underlying processes producing unjust geographies.

4. Les discriminations liées aux localisations (discriminations localisationnelles), résultat du traitement inégal fait à certaines catégories de population en raison de leur localisation géographique, s'avèrent fondamentales dans la production d'injustice spatiale et dans la création de structures spatiales pérennes, fondées sur privilèges et avantages. Les trois forces les plus connues qui agissent pour produire de la discrimination localisationnelle et spatiale sont la classe sociale, la race et le genre, mais leurs effets ne doivent pas être réduits à la seule ségrégation.

4. Locational discrimination, created through the biases imposed on certain populations because of their geographical location, is fundamental in the production of spatial injustice and the creation of lasting spatial structures of privilege and advantage.  The three most familiar forces shaping locational and spatial discrimination are class, race, and gender, but their effects should not be reduced only to segregation.

5. L'organisation politique de l'espace est une source puissante d'injustice spatiale, avec par exemple les charcutages électoraux (le « gerrymandering »), les restrictions des investissements municipaux, les processus d'exclusion engendrés par la procédure de zoning ou encore l'apartheid territorial, la ségrégation résidentielle institutionnalisée, l'empreinte des géographies coloniales et/ou militaires au service du contrôle social, et la création à toutes les échelles d'autres structures spatiales du privilège organisées selon le modèle centre-périphérie.

5. The political organization of space is a particularly powerful source of spatial injustice, with examples ranging from the gerrymandering of electoral districts, the redlining of urban investments, and the effects of exclusionary zoning to territorial apartheid, institutionalized residential segregation, the imprint of colonial and/or military geographies of social control, and the creation of other core-periphery spatial structures of privilege from the local to the global scales.

6. Le fonctionnement normal d'un système urbain, les activités de tous les jours qui procèdent du fonctionnement de la ville, sont une source privilégiée d'inégalité et d'injustice dans la mesure où l'accumulation dans le cadre de l'économie capitaliste de décisions liées directement aux localisations tend à la redistribution des richesses en faveur des riches et au détriment des pauvres. Cette injustice dans la redistribution est encore aggravée par le racisme, le patriarcat, le préjugé hétérosexuel et de nombreuses autres formes de discrimination spatiale et localisationnelle. Il est à noter encore une fois que ces processus peuvent tout à fait opérer en dehors du carcan rigide de la ségrégation spatiale.

6. The normal workings of an urban system, the everyday activities of urban functioning, is a primary source of inequality and injustice in that the accumulation of locational decisions in a capitalist economy tends to lead to the redistribution of real income in favor of the rich over the poor.  This redistributive injustice is aggravated further by racism, patriarchy, heterosexual bias, and many other forms of spatial and locational discrimination.  Note again that these processes can operate without rigid forms of spatial segregation.

7. Les inégalités géographiques de développement et de sous-développement nous offrent un cadre d'analyse supplémentaire pour interpréter les processus à l'origine des injustices, mais comme dans le cas d'autres processus, ce n'est que lorsque ces inégalités se rigidifient en des structures plus durables au service du privilège et de l'avantage qu'il devient nécessaire d'intervenir.

7. Geographically uneven development and underdevelopment provides another framework for interpreting the processes that produce injustices, but as with other processes, it is only when this unevenness rigidifies into more lasting structures of privilege and advantage that intervention becomes necessary.

8. Un développement parfaitement égal, une égalité socio-spatiale totale, une justice de pure redistribution, de même que les Droits de l'Homme universels, ne sont jamais réalisables. Chacune des géographies que nous vivons est porteuse, à un degré variable, d'injustice, ce qui rend la question du choix des sites d'intervention particulièrement cruciale.

8. Perfectly even development, complete socio-spatial equality, pure distributional justice, as well as universal human rights are never achievable.  Every geography in which we live has some degree of injustice embedded in it, making the selection of sites of intervention a crucial decision.

 

 

Pourquoi la justice ? Et pourquoi maintenant ?

Why justice ?  Why now ?

1. La recherche de plus de justice ou de moins d'injustice est l'un des objectifs fondamentaux de toutes les sociétés, un principe fondateur visant à préserver la dignité humaine et l'équité. Les débats juridiques et philosophiques souvent informés par la théorie de la justice de Rawls sont ici pertinents, mais ces débats n'évoquent que très marginalement la spatialité de la justice et de l'injustice.

1. Seeking to increase justice or to decrease injustice is a fundamental objective in all societies, a foundational principle for sustaining human dignity and fairness.  The legal and philosophical debates that often revolve around Rawls’ theory of justice are relevant here, but they say very little about the spatiality of justice and injustice.

2. Le concept de justice, et sa relation aux notions associées de démocratie, d'égalité, de citoyenneté et des Droits civiques, a pris un sens nouveau dans le contexte contemporain, et ce pour de nombreuses raisons : on y retrouve entre autres l'intensification des inégalités économiques et de la polarisation spatiale associées à la mondialisation néolibérale et à la nouvelle économie, ainsi que la diffusion transdisciplinaire de la perspective spatiale critique.

2. The concept of justice and its relation to related notions of democracy, equality, citizenship, and civil rights has taken on new meaning in the contemporary context for many different reasons, including the intensification of economic inequalities and social polarization associated with neoliberal globalization and the new economy as well as the transdisciplinary diffusion of a critical spatial perspective.

3. Le terme spécifique de « Justice » a acquis un statut privilégié dans l'imaginaire public et politique par rapport à des alternatives comme « Liberté » (qui a désormais de forts relents de conservatisme), « Égalité » (vu l'impact des politiques culturelles aujourd'hui plus sensibles à la différence), ou « Droits de l'Homme universels », détachés de tout contexte historique et géographique.

3. The specific term « justice » has developed a particularly strong hold on the public and political imagination in comparison to such alternatives as « freedom, » with its now strongly conservative overtones, « equality, » given the impact of a more cultural politics of difference, and the search for universal human rights, detached from specific time and place.

4. La justice dans le monde contemporain en vient à être considérée comme plus concrète, mieux fondée que ses alternatives, plus à même de répondre aux conditions d'aujourd'hui et investie de surcroît d'une force symbolique susceptible de traverser efficacement les clivages de classe, de race et de genre pour nourrir une conscience politique collective et un sens de la solidarité basé sur une expérience largement partagée.

4. Justice in the contemporary world tends to be seen as more concrete and grounded than its alternatives, more oriented to present day conditions, and imbued with a symbolic force that works effectively across cleavages of class, race, and gender to foster a collective political consciousness and a sense of solidarity based on widely shared experience.

5. La quête de justice est devenue un cri de ralliement puissant et une force de mobilisation pour de nouveaux mouvements sociaux et de nouvelles coalitions qui embrassent l'ensemble du spectre politique et qui étendent la portée du concept de justice à de nouvelles formes de lutte et d'activisme, au-delà des domaines traditionnels du social et de l'économique. En sus de la justice spatiale, d'autres combinatoires sont apparues : justice territoriale, raciale, environnementale, monétaire ; justice pour les travailleurs, la jeunesse, le local, le global, les communautés, la paix, les frontières, le corps.

5. The search for justice has become a powerful rallying cry and mobilizing force for new social movements and coalition-building spanning the political spectrum, extending the concept of justice beyond the social and the economic to new forms of struggle and activism.  In addition to spatial justice, other modifiers include territorial, racial, environmental, worker, youth, global, local, community, peace, monetary, border, and corporeal.

6. Combiner les termes « justice» et « spatiale » ouvre un champ nouveau de possibilités pour l'action politique et sociale, de même que pour la théorisation de la société et la recherche empirique, qui ne seraient pas si évidentes si les deux termes n'étaient pas associés.

6. Combining the terms spatial and justice opens up a range of new possibilities for social and political action, as well as for social theorization and empirical analysis, that would not be as clear if the two terms were not used together.

Un retour géohistorique sur le concept de justice spatiale nous ramènerait en fait à la cité grecque et à l'idée aristotélicienne que l'être politique est par essence un être urbain ; nous pourrions suivre ensuite la montée en puissance de la démocratie libérale et le temps des Révolutions, pour finalement nous arrêter sur les crises urbaines des années 1960, crises urbaines dont les épisodes les plus symptomatiques et symboliques ont pris place ici à Nanterre. Le Paris des années 1960, tout particulièrement en raison de la coprésence (encore sous-étudiée) de Henri Lefebvre et de Michel Foucault, est devenu à ce moment le terreau le plus fertile à l'épanouissement d'une conceptualisation radicalement nouvelle de l'espace et de la spatialité ainsi que d'un concept de justice spécifiquement ancré dans le spatial et l'urbain. Le résumé le plus pertinent de ce concept tient dans l'appel de Lefebvre à reprendre le contrôle de notre droit à la ville et notre droit à la différence.

A geohistorical look at the concept of spatial justice would take up back to the Greek polis and the Aristotelian idea that being urban is the essence of being political; it would takes us through the rise of liberal democracy and the Age of Revolution, and eventually center attention on the urban crises of the 1960s, with its most symptomatic and symbolic moments taking place here in Nanterre.  Paris in the 1960s and especially the still understudied co-presence of Henri Lefebvre and Michel Foucault, became the most generative site for the creation of a radically new conceptualization of space and spatiality, and for a specifically urban and spatial concept of justice, encapsuled most insightfully in Lefebvre’s call for taking back control over the right to the city and the right to difference.

Ces avancées sur la voie d'une perspective spatiale critique ont été tout à la fois prolongées et détournées par David Harvey dans La justice sociale et la ville (Social justice and the city), publié en 1973. Dans ce livre, comme dans tout ce qu'il a écrit depuis, Harvey a choisi d'utiliser le terme de « justice territoriale » emprunté à l'urbaniste gallois Bleddyn Davies, mais jamais il n'a utilisé explicitement le terme de justice spatiale pour exposer sa théorie de la spatialité de la justice. À travers ses « formulations libérales », Harvey a fait avancer la conceptualisation de la justice et la perspective qu'il a développée a depuis lors influencé tous les débats anglophones sur la justice et la démocratie. En dépit du fait qu'il a reconnu l'importance de la contribution de Lefebvre à l'élaboration d'une philosophie marxiste de l'espace, le marxisme d'Harvey l'a éloigné des questions de causalité spatiale et de l'importance à accorder à la justice en tant que telle. Il n'a que rarement mentionné le terme de justice territoriale par la suite, quand bien même la notion d'urbanisation de l'injustice a été reprise par d'autres, et bien qu'il ait lui-même très récemment recommencé à écrire sur le droit à la ville.

The trajectory of these developments of a critical spatial perspective was both extended and diverted by David Harvey’s Social Justice and the City, published in 1973.  Never once using the specific term spatial justice in this book as well as in everything else he has written since, Harvey chose to use the term territorial justice, borrowing from the Welsh planner Bleddyn Davies, to describe his version of the spatiality of justice.  In his ‘liberal formulations’ Harvey advanced the spatial conceptualization of justice and his view would shape all Anglophonic debates on justice and democracy ever since.  Despite his recognition of Lefebvre’s contributions as a Marxist philosopher of space, Harvey’s Marxism moved him away from spatial causality and from a focus on justice itself, and he would rarely mention the term territorial justice again, although the notion of the urbanization of injustice would be carried forward and Harvey, very recently, would write again on the right to the city.

La première mention explicite du terme « justice spatiale » que j'ai pu relever se trouve dans la thèse de Doctorat inédite du géographe politiste John O'Laughlin intitulée La justice spatiale et l'électeur Noir américain : la dimension territoriale de la politique en ville (Spatial Justice and the Black American Voter: The Territorial Dimension of Urban Politics), thèse soutenue en 1973. La publication la plus ancienne que j'ai trouvée utilisant le terme en anglais remonte à 1983 est un article de G.H. Pirie intitulé « De la justice spatiale » (« On spatial justice »), mais en 1981, le géographe français Alain Reynaud n'en était pas loin avec la publication de son livre Société, espace et justice: inégalités régionales et justice socio-spatiale. Des années 1980 jusqu'au tournant du siècle, l'usage et les nouvelles résonances du terme de justice spatiale ne se retrouvent quasi exclusivement que dans les travaux de géographes et aménageurs de Los Angeles... ce qui m'amène directement à mes conclusions.

The first use of the specific term ‘spatial justice’ that I can find is in the unpublished doctoral dissertation of the political geographer John O’Laughlin, entitled Spatial Justice and the Black American Voter: The Territorial Dimension of Urban Politics, completed in 1973.  The earliest published work I have found using the term in English is a short article by G.H. Pirie, « On Spatial Justice » in 1983, although almost there in 1981 was a book by the French geographer Alain Reynaud, Société, espace et justice: inégalites régionales et justice socio-spatiale.  From the 1980s to the turn of the century, the use and development of the term spatial justice became almost exclusively associated with the work of geographers and planners in Los Angeles…and this takes me to my conclusions.

Los Angeles a de fait fonctionné comme un centre majeur non seulement pour la théorisation de la justice spatiale mais, plus important encore, pour le glissement du concept et son élargissement des stricts débats académiques aux mondes de l'action politique et de l'aménagement. Je crois pouvoir affirmer, même s'il est impossible de le prouver de manière concluante, qu'une perspective spatiale critique et une compréhension de la production des géographies de l'injustice et des structures spatiales du privilège ont fait leur chemin dans les stratégies et l'activisme des communautés et des travailleurs avec plus de succès à Los Angeles que dans n'importe quelle autre métropole étatsunienne. Les stratégies spatiales ont joué un rôle clef dans l'avènement de Los Angeles au rang de lieu privilégié de l'élaboration de nouvelles formes de lutte pour les mouvements des travailleurs étatsuniens, et l'ont consacré comme l'un des centres les plus dynamiques de l'innovation en ce qui concerne les organisations à base communautaire. De nouvelles idées tournant autour d'un régionalisme fondé sur la communauté, de la discrimination localisationnelle, du redécoupage des districts électoraux, et de la justice environnementale ont propulsé sur le devant de la scène des organisations comme l'Action Stratégique pour une Économie Juste (SAJE), l'Alliance de Los Angeles pour une Nouvelle Économie (LAANE), Justice pour les Femmes de Ménage (Justice for Janitors), et le Centre Stratégique Travailleurs/Communautés (dont l'un des leaders a écrit sur Henri Lefebvre), toutes organisations au premier plan de la lutte pour la justice spatiale dans la ville.

Los Angeles has been a primary center not just in the theorization of spatial justice but more significantly in the movement of the concept from largely academic debate into the world of politics and practice.  I believe it can be claimed, although it is almost impossible to prove conclusively, that a critical spatial perspective and an understanding of the production of unjust geographies and spatial structures of privilege have entered more successfully into the strategies and activism of labor and community groups in LA than in any other US metropolitan region.  Spatial strategies have played a key role in making Los Angeles the leading edge of the American labor movement and one of the most vibrant centers for innovative community based organizations.  New ideas about community-based regionalism, locational discrimination, electoral redistricting, and environmental justice have propelled such organizations as SAJE (Strategic Action for a Just Economy), the Los Angeles Alliance for a New Economy, Justice for Janitors, and the Labor/Community Strategy Center (one of the leading figures having written on Henri Lefebvre) into the forefront of contemporary struggles over spatial justice and the city.

L'exemple peut-être le plus spectaculaire de l'impact des approches spécifiquement spatiales dans la quête de justice est celui de l'Union des Usagers de l'Autobus (BRU), une organisation au service des travailleurs pauvres et immigrés très dépendants des réseaux de transport public. BRU a combattu avec succès les discriminations localisationnelles de l'Autorité Métropolitaine des Transports Publics (MTA) et notamment leur projet de création très coûteux d'un système ferroviaire en site propre. Ce système aurait servi principalement les intérêts des populations suburbaines aisées aux dépends des besoins plus urgents des travailleurs pauvres de l'inner city, lesquels ont plutôt besoin d'un réseau d'autobus dont la souplesse leur permettrait de se rendre sur leurs multiples lieux de travail dispersés dans l'agglomération. Une décision de justice prise en 1996 a exigé que MTA classe l'achat d'une nouvelle flotte d'autobus comme priorité budgétaire, au même titre que la lutte contre la criminalité aux arrêts de bus, l'amélioration de la desserte et la réduction des temps d'attente. Dans d'autres villes, des cas similaires d'action en justice relevant des droits civiques et concernant la discrimination raciale n'ont pas abouti. À Los Angeles, la notion de discrimination spatiale et localisationnelle, la création de géographies injustes des transports publics, s'est superposée à l'argument de la discrimination raciale et a permis à l'action d'aboutir. L'histoire de ce mouvement est bien sûr plus compliquée que cela, mais au final, ce sont plusieurs milliards de dollars d'investissements publics dans un projet de train qui aurait bénéficié aux riches plutôt qu'aux pauvres (ce qui est généralement le cas dans la ville capitaliste) qui ont été redistribués en faveur d'un projet au service des pauvres plutôt que des riches : c'est presque une première. Aujourd'hui, le réseau d'autobus est l'un des meilleurs du pays et sert de modèle d'efficacité aux autres agglomérations.

Perhaps the most dramatic example of the impact of specifically spatial approaches in the search for justice is the Bus Riders Union, an organization of the transit-dependent immigrant working poor that successfully challenged the locational biases of the Metropolitan Transit Authority and their plans for creating a multi-billion dollar fixed rail system that would primarily serve relatively wealthy suburban population at the expense of the more urgent needs of the inner city working poor, who depend on a more flexible bus network given their multiple and multi-locational job households.  A court order was issued in 1996 that demanded that the MTA give first budget priority to the purchase of new buses, reduction of bus stop crime, and improvements in bus routing and waiting times.  Similar civil rights cases based on racial discrimination had been brought to court in other cities and failed.  In LA, the notion of spatial and locational discrimination, the creation of unjust geographies of mass transit, was added to the racial discrimination arguments and helped to win the case.  There are many complications to the story, but the end result was a shift of billions of dollars of public investment from a rail plan that would benefit the rich more than the poor, as is usually the case in the capitalist city, to an almost unprecedented plan that would benefit the poor more than the rich.  The bus network today is among the best in the country and is being used as a model of efficiency in other cities.

Plus récemment encore, et plus significativement pour nous autres, Los Angeles et en particulier le département d'Urbanisme de UCLA est devenu le lieu d'élaboration d'un mouvement national centré sur la notion des Droits à la ville. Nourri par Lefebvre et d'autres penseurs adoptant une perspective spatiale critique, ce mouvement localisé a essaimé à l'échelle globale dans le cadre du Forum Social Mondial, qui a proposé en 2005 une Charte Mondiale des Droits à la Ville.

More recently and of special relevance here, Los Angeles and in particular the Urban Planning Department at UCLA has become the site for the building of a national movement centered on the notion of the rights to the city.  Informed by Lefebvre and others espousing a critical spatial perspective, the local movement has been joined at the global scale by the World Social Forum, which in 2005 presented a World Charter of the Rights to the City.

J'espère que par cette contribution, j'ai aidé à expliquer pourquoi, après une mise entre parenthèses de presque trente années, les idées passionnées de Lefebvre sur le Droit à la ville3 ont été si vivement réactivées.

I hope I have been of some help in explaining why, after thirty or so years of relative neglect Lefebvre’s passionate ideas about le droit à la ville have been so actively revived.

 

 

Pour citer cet article

To quote this document

Edward W. Soja, University of California, Los Angeles, USA, “The city and spatial justice”, [«La ville et la justice spatiale», traduction : Sophie Didier, Frédéric Dufaux], justice spatiale | spatial justice | n° 01 septembre | september 2009 | http://www.jssj.org/

Edward W. Soja, University of California, Los Angeles, USA, “The city and spatial justice”, [«La ville et la justice spatiale», traduction : Sophie Didier, Frédéric Dufaux], justice spatiale | spatial justice | n° 01 septembre | september 2009 | http://www.jssj.org/

 

 

1. D'après une  présentation faite lors du colloque Justice et injustice spatiales, Université de Paris Ouest Nanterre, 12, 13 et 14 mars 2008.

1. Paper prepared for presentation at the conference Spatial Justice, Nanterre, Paris, March 12-14, 2008.

2. "Just as none of us are beyond geography, none of us is completely free from the struggle over geography. That struggle is complex and interesting because it is not only about soldiers and cannons but also about ideas, about forms, about images and imaginings." in E. Saïd (1994), Culture and imperialism, Londres, Vintage, p. 7, traduit par nous (note des traducteurs).

 

3. En français dans le texte (note des traducteurs)