Justice territoriale, épanouissement humain et stratégies géographiques de libération. Un entretien avec David Harvey

On Territorial Justice, Human Flourishing and Geographical Strategies of Liberation. An interview with David Harvey

JSSJ : David Harvey, merci beaucoup ! Nous sommes très heureux, et en même temps émus, de vous accueillir à Nanterre et de pouvoir réaliser cet entretien pour la revue Justice spatiale / Spatial Justice. Frédéric et moi-même allons nous partager les questions. Et puisque nous sommes à Nanterre, mais aussi parce que c’est une de nos principales références communes, ma première question concernera Henri Lefebvre. À la fin de votre livre Social Justice and the City, vous dites « je viens de lire Henri Lefebvre, après avoir terminé les premiers chapitres de ce livre », puis dans la postface de ce livre, dans la dernière édition, vous avez ajouté ce texte «The right to the city 2008 ». Ma question est donc : quel était alors le sens de la référence à Henri Lefebvre, et quel est son sens aujourd’hui ? Votre interprétation de Lefebvre et l’usage que vous en faites ont-ils évolué ?

JSSJ: David Harvey, merci beaucoup! We are very happy and moved to have you here, in Nanterre and to be able to make this interview for the journal Justice spatiale / Spatial Justice. We are going to share the questions, Frédéric and me. And because we are in Nanterre, probably because we are in Nanterre, and secondly because it’s one of our main references, and it’s also one of your main references, my first question will be Henri Lefebvre, which is not really a question, but the question would be: at the end of your book Social Justice and the City, you say “I have just read Henri Lefebvre, after finalizing the first chapters of the book”, and then in the postscript of the book, in the last edition, you wrote this piece “The Right to the City 2008”, so the question is: What was the relevance at that time of Henri Lefebvre, and what is the relevance now, as it changes in the way you interpret and use his work?

21 nov 2011

David Harvey : Eh bien, à mon avis, il me semble qu’on pourrait dire qu’à la fin des années 60, Lefebvre réagissait à un état des choses. Lorsqu’il a dit, au sujet du droit à la ville, que c’était « un appel et une exigence », il réagissait aux événements. Et quand moi-même je suis venu à Paris pour la première fois, en 1976, il y avait beaucoup d’agitation urbaine dans divers quartiers de la ville, et je pense que cela avait joué un rôle très important dans les événements de 1968. Mais une des caractéristiques de la pensée de gauche, c’est qu’elle néglige très souvent d’intégrer la dimension urbaine de la politique. Il y a à gauche une tendance à penser aux usines, aux travailleurs, et la communauté est en quelque sorte secondaire, mais j’ai toujours pensé qu’il était très important de toujours faire le lien entre ce qui se passe à l’usine et ce qui se passe dans la ville. Il me semble que Lefebvre comprenait cela très bien à son époque, et que c’est ça qui le faisait réagir. Je pense qu’aujourd’hui nous vivons une situation similaire, et que les conditions de la vie urbaine sont du point de vue politique tout aussi importantes, et même par certains côtés plus importantes, parce que sans doute dans les pays industrialisés, la classe ouvrière traditionnelle s’est affaiblie, au point d’avoir en grande partie disparu ; tout est parti en Chine.

David Harvey: Well I think, the way I would put it is that Lefebvre, it seemed to me, in the late 1960’s, was responding to a situation. When he called the Right to the City “a cry and a demand”, he was responding to what was going on. And when I first came to Paris myself in 1976, there was a lot of urban agitation mobilized in various quarters of the city and I think that played a very important role in what happened in 68. But one of the things that happen to thinking on the Left is that very frequently the urban dimensions to politics get left out. There’s a tendency on the traditional Left to think about the Factory, and the Workers, and you know, Community, that is something secondary and I had always taken it as being very important to keep a link between what’s going on in the Factory, and what’s going on in the City, and I think Lefebvre understood that very well at that time and responded to that situation. I think we are in a similar situation today, where actually the conditions of urban life are just as important politically and in some respects more so, because certainly once upon a time in industrialized countries, the traditional working class has been weakened and in some senses much of it has disappeared – it’s all gone to China.

Donc je pense qu’il réagissait aux événements. Et il me semble qu’à gauche nous devrions réagir au contexte concret qui nous entoure, en y étant plus attentifs que nous ne le sommes. Et par conséquent, si le thème du droit à la ville est en train de réémerger, comme on peut le voir par exemple au Brésil, ou qu’il a réémergé aux États-Unis, ce n’est pas parce que les gens ont lu Lefebvre, c’est plutôt à cause de la situation concrète. La ville néolibérale est devenue tellement divisée entre les classes, et son pouvoir oppresseur se fait sentir si fort dans la vie urbaine quotidienne pour tant de gens qu’il me semble qu’il serait absurde de ne pas y prêter attention au même degré que Lefebvre en son temps. De mon point de vue, le relire aujourd’hui est une façon de nous dire que nous devrions réagir à notre situation contemporaine comme il avait réagi à la fin des années 60, en envisageant l’urbain très sérieusement dans ce qu’il recèle de potentiel révolutionnaire.

So I think that he was responding to a situation. I think we on the Left should also be responding to the material situation around us and pay much more attention. So if the theme of the Right to the City is reemerging, as we see in, say, Brazil, or has reemerged in the United States, it’s not because anybody read Lefebvre, it’s more because of the material situation. The neoliberal City has become so class-divided and so oppressive for daily life in cities for many people that I think we would be silly not to pay attention to it, and to the degree that Lefebvre responded to that situation; I think reading him again is a way of saying to ourselves that we should respond to our contemporary situation in the way he responded in the 1960’s, to talk about the urban as being constitutive of a revolutionary possibility and look at that possibility very seriously.

 

 

JSSJ : Vous définissez le droit à la ville comme un « droit humain précieux et négligé ». Pourriez-vous développer ? Pourquoi un « droit humain » ?

JSSJ: And you define the Right to the City as a “precious and neglected human right”. How would you elaborate on that? Why “human right”?

21 nov 2011

David Harvey : Parce que je crois que, dans une société émancipée, nous devrions tous avoir notre mot à dire sur l’orientation que nous prenons, et je pense que la relation qui existe entre l’urbanisation et le genre de société que nous fabriquons devient importante. Ou, pour le dire autrement, la question « quel type de ville désirons-nous ? » ne peut recevoir de réponse si nous ne nous posons pas cette autre question : « que voulons-nous devenir collectivement ? ». Et le fait de poser cette question sur les potentialités de l’humanité, et sur le développement des capacités et des pouvoirs humains, me semble en rapport avec ce que Marx appelle le droit à « l’épanouissement humain ». Et c’est pour moi un droit fondamental, qui est en partie reconnu par la conception bourgeoise du droit, et c’est pourquoi il me semble qu’il faut que nous nous emparions de ces conceptions bourgeoises pour les projeter dans cette nouvelle dimension. Bien entendu, parler du droit à la ville revient à créer ce que j’appellerais un signifiant vide. N’importe qui peut se réclamer du droit à la ville : c’est ce que font les promoteurs, c’est ce que font les gens de la finance ; nous avons à New York un maire milliardaire, qui proclame son droit à la ville. Mais ce qu’il y a de bien avec un signifiant vide, c’est qu’il pose la question de savoir qui doit le remplir de sens, et cette question devient le pivot du débat, et c’est pour cela me semble-t-il que le droit à la ville a été intégré dans la constitution brésilienne ; en réalité, il est maintenant un peu partout. J’ai vu des groupes qui travaillaient sur ces thèmes à Zagreb, à Hambourg, partout. Ils ont chacun des conceptions légèrement différentes de sa signification exacte, et c’est inévitable. Mais le fait de le désigner comme un droit, c’est le placer au centre même du discours bourgeois, et donc, c’est à la fois quelque chose d’interne à ce discours bourgeois, mais cela a aussi la capacité, comme quelqu’un comme Lefebvre pourrait le dire, de faire éclater ce discours. Et c’est pour cela que j’aurais tendance à l’appeler un droit humain tout à fait fondamental.

David Harvey: Well, because I think, in an emancipated society, that we should all have a say about the direction we are going in, and I think this connection that exists between urbanization and the kind of society we create becomes significant. The way I would put it is to say the question of “what kind of city do we want?” cannot be answered without asking the question “what kind of people do we want to be?”, and to ask that question about human possibilities, and the development of human capacities and powers to me seems the right of what Marx would call “the human flourishing”. And that is for me a very profound right, which is partly captured in bourgeois conceptions of right, and I think therefore we have to take the bourgeois conceptions and then shift them into this other dimension, and of course to talk however about the Right to the City is to create what I would call an empty signifier. Everybody can claim the right to the City: developers do, financiers do; we have a mayor in New York City, who is a billionaire, who claims he has the Right to the City. So, as an empty signifier, I think it’s great because then it poses the question of who is going to fill it with meaning, and whose meaning is it that gets within it, then becomes a fulcrum of debate, and I think for that reason the notion of the Right to the City was incorporated in the Brazilian constitution, it has actually jumped up all over the place. I find groups working on these themes, in Zagreb, in Hamburg, everywhere, they all have slightly different understandings of what it might mean, but that is inevitable; but to point to it as a right is to put it right in the center of bourgeois discourse as well, so it’s internal to bourgeois discourse, but it also has a capacity, as somebody like Lefebvre would say, to explode it, and I think that is why I would call it a very profound human right.

 

 

JSSJ : En Afrique du Sud, mon terrain de recherche, ce lien entre la ville et l’usine a vraiment été important dans la lutte contre l’apartheid, et cette question est à nouveau actuelle. Mais vous avez mentionné New York et son maire : qu’avez-vous à dire au sujet du droit à la ville à New York aujourd’hui ?

JSSJ: Another place is South Africa, which is where I work and this connection between the urban and the factory was really part of the struggle in South Africa against apartheid, and today the question is asked again. But you mentioned New York and the mayor of New York: what would you say of the Right to the City in New York today?

21 nov 2011

David Harvey : Lors du Forum social américain de 2007, il s’est créé une Alliance sur le thème du droit à la ville. La plupart des groupes qui ont rejoint cette alliance, par exemple, n’avaient jamais entendu parler d’Henri Lefebvre… Ils ont juste vu une situation où travailler sur les sans-abris, militer contre les brutalités policières, ou travailler sur ce genre de choses, se faisait plus efficacement en coopérant, et en ayant une espèce de programme plus vaste. C’est ainsi que l’Alliance pour le droit à la ville a essayé de mettre au point une plate-forme en proposant des voies alternatives pour l’urbanisme. Et il me semble qu’un des problèmes qu’ils ont soulevés, qui est à mon avis crucial ces derniers temps, est celui de savoir pour quel public est l’espace public. Lorsque le maire Bloomberg décide d’expulser une partie du public de l’espace public, il est évident que ce n’est plus de l’espace public. J’aime bien assimiler l’espace public à la possibilité qui existe d’en faire un véritable bien commun, un lieu de débat politique. Et ce qui se passe aujourd’hui dans la plupart des villes, c’est qu’il est de plus en plus difficile de trouver un espace public qu’on puisse utiliser comme bien commun. A Londres, Paternoster Square [place près de la bourse de Londres], est entièrement administrée par des sociétés privées. Bien que le public y soit admis, c’est entièrement privatisé, même s’il y a une autorité responsable. C’est pourquoi le mouvement londonien Occupy s’est replié sur les marches de Saint-Paul, parce qu’alors que le monde des affaires les aurait immédiatement expulsés, l’attitude de l’église était plus ambivalente. Une des questions soulevées par l’Alliance du droit à la ville a donc été celle de la nature de l’espace public à New York : qui le définit, pourquoi le maire prend certains espaces publics comme Washington Square, qui étaient autrefois des lieux de rassemblement, pour en faire des endroits aseptisés, destinés davantage aux touristes qu’aux habitants. Telles sont les questions que l’Alliance pour le droit à la ville s’est efforcée de poser. Pour diverses raisons, cette alliance n’a pas été très active depuis environ deux ans. C’est le propre des mouvements sociaux, après le premier élan vient le temps des remises en question et des conflits de personnes. Donc ils n’ont pas été très actifs, en particulier dans leurs relations avec le mouvement Occupy Wall Street, mais d’un autre côté, l’idée du droit à la ville a bien été reprise par Occupy Wall Street, sans employer l’expression.

David Harvey: Well, we have an Alliance, which came out of the US Social Forum, back in 2007, on the theme of the Right to the City. Most of the groups that became part of that Alliance for example never heard about Henri Lefebvre… They just saw a situation where working on homelessness, or working against police brutality, or working on any of those things, it was better that people started to work together, and to have a larger kind of program. So the Right to the City Alliance has tried to set up a platform and to articulate a platform for alternative development in the City, and I think one of the issues that they raised, which I think is now very much on the agenda, is the question of who is the public in public space. When Mayor Bloomberg decides to eject one segment of the public from public space then it becomes clear that this is not public space, and I like to put an association between public space and turning public space into a commons, which is a political place of debate, and one of the things that has happened in most of the cities now is the possibility of finding a public space that you can turn into a commons is becoming harder and harder. The London Occupy movement… I mean there is this Paternoster Square, but it is run by the businesses, it is all privatized, even though the public is allowed in, but there is an authority over it as to what shall transpire, that’s why they went to the steps of St Paul’s, because while the business community would have thrown them out immediately, the Church was more, had a more ambivalent kind of thing. So one of the issues that the Right to the City Alliance raised was what is the quality of public space in New York City, who defines it, why is the mayor taking certain public spaces like Washington Square, which were places of congregation, and turning them into manicured and sort of almost tourist friendly -but not people friendly- spaces. So the Right to the City Alliance has tried to raise those questions. Last couple of years, it has not been terribly active for a variety of reasons. You know about social movements, they have moments, and then they get into a muddle as to exactly what they are doing and leadership issues rise. So they have not been terribly active in relationship for example to the Occupy Wall Street movement, but on the other hand, this idea of the Right to the City was actually taken out by the Occupy Wall Street movement, without calling it that.

 

 

JSSJ : Il y a aussi la question de la violence dans les espaces publics. J’écoutais des nouvelles du Caire ce matin, et la violence dans l’espace public est extrêmement politique. Mais dans certaines parties du monde, peut-être presque partout, il existe de nouvelles technologies de contrôle de l’espace public. Et cela doit avoir un effet.

JSSJ: And there is also, there is violence in public spaces. I was listening to the news of Cairo this morning, violence in public space, extremely political, but there is also in some parts of the world, maybe most, some new technologies of control of public space, and that must have an effect…

David Harvey : Oui, et je ne sais pas si vous avez ça ici, mais à New York, il y a ce que l’on appelle des « Business Improvement Districts », dans lesquels des sociétés privées se mettent à exercer un contrôle sur l’espace public au sein duquel elles exercent leur activité. Maintenant, à New York, nous avons la même chose à Central Park, qui est sous l’autorité d’un conservatoire, formé par un consortium de donateurs privés, qui prend des décisions. Et si nous voulons organiser une grande manifestation contre les républicains, un meeting politique, ils ne nous permettent pas d’entrer dans Central Park, parce que le conservatoire explique qu’ils ont dépensé beaucoup d’argent pour soigner le gazon, et qu’ils ne veulent pas qu’on l’abîme. Et c’est comme ça que le droit du gazon l’emporte sur le droit des gens à se réunir. En fait, la constitution américaine, naturellement, garantit le droit de réunion, mais le problème à présent c’est que ce droit ne vaut plus rien puisqu’il n’y a plus d’endroits pour l’exercer. Certes, le droit de se rassembler et de s’associer existe, mais vous ne pouvez pas vous rassembler parce qu’il n’existe aucun endroit où le faire sans avoir besoin d’aller voir le maire pour lui demander : « S’il vous plaît, Monsieur le maire, auriez-vous l’obligeance de nous permettre de faire ceci ou cela ? ».

David Harvey: Yes! And I don’t know if you have these things here, in New York City, we have these things called business improvement districts, where businesses actually start to manage public space in which they operate. Now, we have the same thing in Central Park in New York City, that is run now by a conservancy or a consortium of private donors, and they make decisions, so when we want to have a big demonstration against Republican, you know, electoral jamboree, they wouldn’t let us into Central Park, because the conservancy said they had spent a lot of money, making the grass very nice, and they didn’t want the grass to be hurt! So the rights of the grass actually trumped the rights of the people to assemble. Actually the American constitution, of course, has a right of assembly in it, but the point now is not that the Right of assembly is being foreclosed but what has happened is that there is no place to assemble. So there is a right to assembly and a right to association, but you can’t assemble because there is no place where you can do it without going to the mayor, and say “Please Mister Mayor, would you let us do this, or would you let us do that”…

 

 

JSSJ : Vous venez de dire « nous » au sujet des mouvements sociaux : cela signifie que vous vous engagez, que c’est important pour vous. Et pour vous citer, vous avez dit récemment « c’est notre devoir en tant qu’universitaires de changer notre mode de pensée » ; et à une autre occasion, en parlant de théorie marxiste, vous avez dit « c’est une nécessité de participer, de s’engager, même si vous ne connaissez pas toute la théorie, vous savez au moins que cette question de la lutte des classes est fondamentale ». Ma question est donc : à vos yeux, quel est notre rôle d’intellectuels et d’universitaires ?

JSSJ: You were just saying “us” about the social movements, that is: you engage, that is important for you. And to quote you, you said recently: “We have a duty as academics to change our mode of thinking”, and on another occasion -it was on Marxist theory-, you said: “There is a necessity to participate, to engage; even if you don’t know all of the theory, you know sufficiently that this question of class struggle is fundamental”. So, my question is: in your eyes, what is our role as intellectuals and academics?

21 nov 2011

David Harvey : Je pense que nous sommes forcés d’être un peu schizophrènes. D’abord, un de nos rôles en tant qu’universitaires est de nous efforcer de maintenir à l’intérieur même de l’université des espaces où des formes de pensée radicalement différentes peuvent s’épanouir. Et je suis sûr que vous savez que cela n’est pas chose aisée : il y a fort à faire pour combattre les orthodoxies néolibérales, les pratiques managériales, et bien sûr les restrictions budgétaires et toute cette sorte de choses. Notre rôle d’universitaires engagés est donc de préserver des espaces où des choses peuvent se produire. Mais il me semble que cela fonctionne mieux lorsqu’il existe un lien entre ce que nous faisons et ce qui se passe hors de l’université. C’est pourquoi il m’a toujours semblé particulièrement important d’avoir un pied hors de l’université. Je ne suis pas un organisateur, beaucoup de mes collègues qui travaillent de cette façon ne le sont pas non plus, mais nous nous efforçons de faire ce qui est en notre pouvoir pour faciliter certaines choses : des discussions, des rencontres… Ce que nous pouvons faire également, je pense, c’est d’aider les gens, du moins s’ils le souhaitent. Par exemple, sur la question du droit à la ville : nous pouvons, collectivement, travailler à en articuler le sens. De mon point de vue, jamais je ne penserais dicter à un mouvement social ce qu’il doit faire et comment il doit le faire, mais s’ils veulent discuter de ce qu’ils font en relation avec les grandes forces qui sont à l’œuvre dans la ville, etc., afin d’être capables de mieux se placer par rapport à tout cela, alors je serai toujours prêt à m’asseoir avec eux pour essayer de les aider. Mais il me semble aussi que nous devrions vraiment nous efforcer de rendre compte au niveau général de ce qui est en train de se passer, afin de permettre aux gens de mieux comprendre quelles forces sont en jeu, et de voir clair à travers les excuses par lesquelles le pouvoir politique se défausse toujours. En ce moment, bien sûr, c’est l’excuse de la dette : cette dette qui signifie que tous ceux qui sont pauvres doivent devenir plus pauvres. Vous ne pouvez pas seulement dire : ce n’est juste ni techniquement ni moralement. À partir de là, vous pouvez développer une rhétorique politique plus générale et construire une position politique.

David Harvey: I think we are bound to be a little bit schizophrenic. To begin with, one of our roles as academics is to keep spaces open inside of Academia, where radically different forms of thought can flourish. And, as I am sure you know, that it is not in itself an easy task: a lot of work has to be put into battling neoliberal orthodoxies and managerial kinds of activities and of course budget cuts, and all those sort of things, so our role as academics is to… as militant academics is to keep spaces open were things can happen. But that always works best, it seems to me, when there is some alliance between what we are doing and what is going on outside of the University. So, one of the things that has always seemed important for me to do is to have one foot outside of the University. I am not an organizer, many of my colleagues who work in this fashion are not organizers, but what we try to do is to use whatever power we have to facilitate some things to happen -conferences, getting together… What we can also do is, I think, help people, if they so wish to be helped. On, for instance, the question of the Right to the City: What might it mean? Can we articulate it collectively? And my view… I would never dream to tell a social movement what it should do and how it should do it, but if they want to talk about what they are doing in relationship to some of the macro-forces that exist in a City and so on, and how to better position themselves in relationship to all of that, then I would always be willing to sit down, and try and help. But I think also, we should really be concerned to produce a very general account of what is happening, so that people have a better understanding of the forces that are being mobilized, and see through some of the excuses that political power typically utilizes. Right now, of course, it is the excuse of the Debt: the Debt means that everybody who is poor has to be poorer. You cannot just say: that is not right, either technically or morally; you can move from that to a more general kind of political rhetoric and a more general political position.

 

 

JSSJ : Toujours au sujet de l’engagement : comment les différentes luttes peuvent-elles s’articuler ou s’intégrer ? Vous distinguez d’un côté des luttes de travailleurs de type classique, et de l’autre des luttes contre « l’accumulation par la dépossession » : pensez-vous que ces deux types de luttes peuvent se rejoindre, et, question annexe, la notion de justice peut-elle servir à cette unification ?

JSSJ: Still on engagement: Strategically, how can the different struggles articulate or integrate? You identify on one part classical workers movement struggles and, on the other side, struggles against “accumulation by dispossession” -what you characterize as accumulation by dispossession. Do you think those struggles can integrate? And another question: Can Justice be a unifying motto for this?

21 nov 2011

David Harvey : Il me semble que de telles luttes peuvent converger. D’expérience, ce n’est pas compliqué pour le pouvoir politique de diviser pour régner, si bien que nous sommes constamment confrontés à la difficulté de maintenir un front uni contre le pouvoir politique, quand le pouvoir politique consiste essentiellement à séparer, par exemple la question du logement de telle autre question… Par conséquent, je ne vois aucune raison qui empêcherait a priori ces deux luttes de converger. Mais en pratique, c’est souvent difficile. En réalité, même la création d’une alliance pour le droit à la ville efficace et puissante n’est pas une chose si simple. À dire vrai, je ne crois pas que dans l’histoire nous ayons jamais réellement essayé de le faire. L’autre jour, des syndicalistes me disaient : « au lieu d’organiser des lieux de travail, nous devrions peut-être penser à organiser la ville entière ». Et ils se demandaient : « comment fait-on pour organiser une ville entière ? ». Et je me suis soudain aperçu que je n’y avais jamais vraiment sérieusement réfléchi. Mais si vous considérez l’histoire, vous vous rendez compte qu’il y a eu des périodes historiques pendant lesquels les villes ont été organisées, même si elles étaient divisées en factions. L’exemple le plus évident est la Commune de Paris, mais il y en a d’autres ; aux États-Unis, par exemple, la grève générale de Seattle de 1919 a été, fondamentalement, une forme de Commune de Seattle. Et plus récemment, un des exemples qui me fascinent le plus est celui d’El Alto en Bolivie. En considérant cela, je me dis que nous devrions peut-être réfléchir à la façon de s’organiser à l’échelle d’une ville entière. Naturellement, une des raisons de penser de cette façon, comme l’expliquent les gens d’Occupy Wall Street, c’est qu’une ville ne devrait pas être fondée sur les niveaux d’inégalité que nous connaissons actuellement. Par conséquent, il est important d’affirmer que la justice, la justice sociale dans la ville, constitue une part essentielle de ce qui devrait être les préoccupations d’une alliance pour le droit à la ville, et que cela devrait faire partie des buts que l’on se donnerait pour organiser l’ensemble d’une ville.

David Harvey: I think such struggles can come together. I think, from experience, it’s not hard for political power to divide and rule, so we are constantly faced with the difficulty of maintaining a non-divided front against political power when political power is very much about that housing question, and that something else question… So I don’t see any reasons in principle why those two struggles cannot be merged. But in practice, it’s often difficult to get them together. I think it’s actually not so easy even to create a functioning and powerful Right to the City Alliance for example. I think it is rather difficult. But I don’t think we should let those difficulties stand in our way. To be honest, I don’t think historically we’ve really tried. I had some trade unionists that said to me the other day: “Maybe instead of organizing workplaces, we should think about organizing the whole city.” And they ask this question: “How do you organize a whole city?” And I suddenly realized I had not really thought about that very much! But then when you look historically, you see that there have been historical moments when the city has got organized even though there were various factions within it. The Commune of Paris is the obvious example, but we have other examples in the United States, the Seattle general strike of 1919, which was essentially a Commune in Seattle. And, most recently, the example of facts that fascinate me a lot is El Alto in Bolivia. I look at this and say maybe we should be thinking about organizing on the basis of a whole city. And, of course, one of the motives of that is, what the Occupy Wall Street people have been arguing for, is a city that is not based on the levels of inequality that we have now. So therefore, one of the claims one would make is that justice, social justice in the city, is a very important claim and part of what a Right to the City Alliance should be about and part of the aims of organizing a whole city should be about.

 

 

JSSJ : Vous suggérez de créer : « de nouveaux espaces où pourraient naître de nouveaux processus politiques », et « de mettre en œuvre une occupation stratégique des espaces afin d’élaborer un outil politique pour résister aux forces dominantes qui nous environnent ». C’est presque un programme d’organisation de la ville. Comment voyez-vous cela en pratique, et pensez-vous que les mouvements sociaux actuels aillent dans ce sens ?

JSSJ: You suggest to create “new spaces from which new political processes can start” and to “strategically occupy spaces to develop a political means to counter the dominant forces which are surrounding us”. It’s almost a program of organizing the city. So how do you practically envision this and do you think that the present social movements embody this?

21 nov 2011

David Harvey : Je n’ai pas de conception bien arrêtée sur le sujet. Mon propos est plutôt de lancer cette idée comme un ballon d’essai et de voir ce que les gens en pensent. Mais ce que nous avons souvent vu par le passé, ce sont des réseaux d’actions communautaires. Il y a ainsi un livre intéressant sur ce qui s’est passé en Italie au début du siècle dernier, lorsque l’on a créé des espaces politiques que l’on appelait des « maisons du peuple » qui étaient des centres d’actions communautaires où se sont décidé beaucoup de choses concernant les stratégies politiques, et qui ont été à la base de la mobilisation en faveur des conseils ouvriers. D’après l’auteur, nous connaissons bien l’histoire des conseils ouvriers, mais personne ne s’est intéressé à la relation entre ces conseils et ce qui se passait dans les maisons du peuple. Les maisons du peuple étaient des foyers d’action, qui étaient liés de multiples façons avec les conseils ouvriers, et la puissance de ce mouvement s’explique en partie justement en raison des liens qui existaient entre les conseils ouvriers et les maisons du peuple. Et en Argentine, où il y a toutes ces usines reprises en autogestion par les travailleurs, ce qui m’a frappé c’est que presque toutes, de simples usines, sont devenues à la fois des lieux de production et des centres communautaires. Et lorsque les anciens propriétaires, quand l’Argentine est revenue dans le jeu économique, sont revenus et ont dit « nous voulons reprendre nos usines » ou « nous voulons récupérer nos machines », et autres réclamations de ce genre, c’est la communauté tout entière qui s’est dressée pour dire : « ce n’est pas possible ». S’il ne s’était agi que des travailleurs, ils n’auraient pas eu ce pouvoir. C’est pourquoi je pense que ces lieux, et les choses qui s’y passent, sont politiquement très importants. La protection des usines autogérées en Argentine est intimement liée à la relation qui existe entre l’usine et le quartier. Selon moi, cela fait partie des formes d’organisations que nous devrions commencer à construire consciemment en tant que force politique. Il ne s’agit pas uniquement de défendre les usines, mais véritablement de s’emparer d’un nombre croissant d’usines par les mêmes mécanismes. Je crois qu’il y a une dimension géographique à cette stratégie. Une stratégie géographique qui consisterait à libérer des espaces à l’intérieur desquels certaines activités pourraient se mettre en place de façon alternative est peut-être une des solutions. Par exemple, à Baltimore, il y a un groupe qui s’appelle les Baltimore Workers. Il ne s’agit pas d’un syndicat, mais d’une organisation de défense des droits. Ils ont pris un morceau du centre-ville, ont tracé une ligne autour, et se sont donné pour but de libérer tout cet espace et d’en faire un lieu où chacun aurait un revenu pour vivre et où l’exploitation serait considérablement réduite. Leur militantisme est donc territorial, plutôt que de concerner telle ou telle usine ou tel secteur de l’économie. Ils mettent en œuvre une stratégie du territoire. Périodiquement, ils se mobilisent et encerclent toute la zone, en manifestant à l’extérieur pour protester contre les conditions de travail à l’intérieur. Bien sûr, ils ont maintenant produit un vaste corpus de rapports sur les conditions de travail à l’intérieur de la zone. C’est donc ainsi qu’ils militent. Je pense donc que l’on peut mettre en œuvre des stratégies géographiques.

David Harvey: I don’t really know quite how I envision it! I think part of my objective in putting that idea out there was a bit like a trial balloon as we might call it, to see what people would think about this. But what we have often seen in the past are networks of community action. There is an interesting book for example about what happened in Italy at the beginning of the last century, and how political spaces opened up, called “Houses of the People”, which where community activist centers were a lot of decisions were made about political strategy and it is from there that support was mobilized for the factory councils. The writer of this is saying: “We know a lot about the history of the factory councils but nobody has looked at the relationship between the factory councils and what was going on in the Houses of the People.” And the Houses of the People again were action centers, which had links and all sort of connections to the factory councils. And to the degree that movement came powerful at all is partly because of the links between the factory councils and the Houses of the People. And I noticed in Argentina there were all these recuperated factories which are now worker-, not owned, but worker-managed, and nearly all of them have actually transformed themselves from being merely factories into factories and community centers. So when the original owners, as Argentina came back into the economic play, came back and said: “We want our factories back!” or “We want the machinery!” or something like that, the whole community turned out and said: “No you can’t!” And if it had only been the workers, they would not have had that power. So I think that these spaces and what goes on in these spaces are very important politically. And the protection of the recuperated factories in Argentina has a lot to do with that link between the factory and the surrounding neighborhood. My understanding of that is, well, those are the kinds of forms of organization that we should actually start to consciously construct as a political force: we not just defend factories but we actually start to make movements to take over more factories through these mechanisms. I feel that having like a geographical strategy of this. A geographical strategy that is about liberating spaces within which certain activities can be constructed in an alternative way is perhaps one of the ways to go. For instance in Baltimore, there is a group called the Baltimore Workers. They are not a trade-union group but a rights organization. They took out a large piece of the center of the city and they drew a line around it and said their target was to turn this whole space into a liberated space in which everybody had a living wage, where exploitation was going to be much much reduced. And so they’re campaigning in a territorial way rather than about a particular factory or a particular sector of the economy. It’s a territorial kind of strategy that they are using. And every now and again, they turn up and they surround the whole kind of area and they do demonstrations around the outside about labor conditions on the inside. They have of course developed a great body of literature now, of accounts of what labor conditions are like inside. So they are being militant in that kind of way. So I think there are strategies, geographical strategies that can be utilized.

 

 

JSSJ : Vous parlez de « stratégies géographiques » ; ma nouvelle question concerne la géographie : l’espace, le lieu et l’environnement occupent une place tout à fait centrale dans vos analyses. Je ne vous demanderai pas si vous êtes géographe parce que ce n’est pas la question, mais au sujet de la crise, vous dites ceci : « la géographie de la crise est fascinante. » « C’est très important de suivre l’ensemble de son développement géographique »… Comment donc articulez-vous les questions du lieu et de l’espace dans une perspective marxiste ? En quoi ces notions sont-elles cruciales pour la compréhension du monde actuel et de la crise présente ?

JSSJ: You are talking about “geographical strategies” and my next question was on geography: Space, place and environment are very central in your analyses. I won’t ask you if you are a geographer because that is not the question but to quote you on the crisis: “The geography of the crisis is fascinating.” “Just to track the geography of all of this is very important.” So how do you articulate then place, space, in a Marxist perspective? Why are they so crucial to understand our world and the present crisis?

21 nov 2011

David Harvey : Parce que les manifestations de la crise ont toujours un ancrage spatial, et que vous pouvez voir des schémas spatiaux, des mouvements. Une crise qui a commencé dans les marchés immobiliers de la Californie du Sud, de l’Arizona, du Nevada, de la Floride, est ancrée dans des lieux précis. D’autres régions du monde sont concernées, avec l’immobilier espagnol, irlandais, mais c’est toujours précisément localisé. Par conséquent, lorsque vous voulez expliquer la crise, son origine, il faut vous intéresser très précisément aux conditions qui régnaient dans ces lieux particuliers, ce que négligent la plupart des analystes. Ensuite, il faut comprendre comment cela s’est propagé d’un lieu à un autre. Comment une crise qui se développait à tel endroit a-t-elle subitement engendré une crise dans une municipalité norvégienne, qui se trouvait avoir investi dans des CDO, et se voyait tout à coup ruinée à cause de leur faillite ? Comment cela s’est-il propagé ? Et avec quelles conséquences ? Par exemple, pour notre municipalité norvégienne, les conséquences étaient qu’ils ne pouvaient plus régler leurs factures, qu’ils ont dû licencier des enseignants, réduire les services publics, etc. Là encore, l’impact a été tout à fait spécifique, ce qui signifie que la réponse politique doit nécessairement être différente à cet endroit-là de ce qu’elle doit être à l’endroit d’où la crise est partie. Il faut donc penser aux relations. Comment cela se répand, et pourquoi cela se répand de telle façon, et quelles sont les réponses politiques ? Un ami explique que les Chinois répondent à la crise de façon très différente parce qu’ils ont été touchés par la crise de façon très différente. Pour eux, les problèmes viennent de l’effondrement soudain de leurs exportations. Avec 30 millions de gens sans emploi, que vont-ils faire ? C’était ça leur problème, et cela n’avait rien à voir avec le problème initial en Californie du Sud. La nature de la crise change lorsqu’elle passe d’un lieu à l’autre. Et ce changement de nature me semble impliquer un changement nécessaire de la réponse politique. Ainsi, si vous pensez en termes de stratégie militante de gauche, il me semble qu’il est important que la gauche comprenne qu’elle ne peut pas avoir de réponse universelle à la crise. Il faut développer des analyses spécifiques sur le fonctionnement de la crise pour chaque lieu, en comprenant les formes qu’elle prend, quelles sont les réponses politiques de gauche appropriées, et considérer tout cela en relation avec ce qui se passe dans le reste du monde. Pour moi, penser en termes d’espace, de lieu, d’environnement, c’est absolument fondamental pour comprendre les processus d’accumulation du capital, les processus de développement géographique inégal, et les inégalités géographiques dans le développement des réponses politiques. On ne peut pas s’attendre au même type de réponse politique, par exemple, dans une municipalité norvégienne et à Dubaï, quand Dubaï World fait faillite. Ce sont deux situations d’un genre différent, même si elles sont liées par la nature de la crise. Développer une plus grande attention à la relation entre les inégalités de développement géographique et la façon dont fonctionnent les crises et l’accumulation du capital est une partie importante, selon moi, de la contribution que je peux apporter en tant que géographe à la compréhension de la genèse des crises et à l’action politique.

David Harvey: Well because the material manifestations of a crisis are always located. And if you look at the locational patterns and also the movements… I mean a crisis that started in the real estate markets of Southern California, Arizona, Nevada, Florida; you know it is a highly localized starting. And of course other areas of the world, like the Spanish property market, the Irish property market… So it was highly located. So if you want to explain the crisis and where it came from, you have to go and look very specifically about the conditions that were pertaining in those particular locations, which most analysts don’t do. But then you have got to say how it moved from that location to somewhere else. How was it that a crisis that was going on here suddenly created a crisis in some Norwegian municipality, you know, because they had invested in collateralized debt obligations and suddenly they have no money because it bankrupted. How did it spread around? And with what consequences? And the consequences in, say, the Norwegian municipality, were that they could not pay their bills, they had to lay off teachers and they had to sort of reduce services and so on. So again, the impact was very specific, which means then that the political response has to be different there than it was where the crisis originated. Then what you have to do is to start to think about the connections. How it spreads and why it spreads in the way it does and what the political responses are? A friend says that the Chinese responded to the crisis in a very different way than anybody else because the crisis hit them in a very different way. For them it was the sudden collapse of the export sector which created the difficulty. And they had 30 million people unemployed and what were they going to do? That was their problem and this was not the initial problem in Southern California. The crisis changes its nature as it moves from one place to another. And because it changes its nature then it seems to me that the nature of the political response also has to change. If you think of this in terms of, say, militant Left strategies, I think the Left has to understand that it can’t have a blanket response to the crisis. It has to develop very specific ways of thinking about how the crisis operates in this particular place and why it takes the form it does and what the political response might be, the Left’s response, and see that in relationship to the responses which are occurring elsewhere in the world. So, for me the kind of space-place-environment, that sort of way of thinking, is terribly important to understand the processes of capital accumulation, the general kind of processes of uneven geographical development and the uneven geographical development of political responses. So we would not expect the same kind of political responses in, say, a Norwegian municipality as we might expect in Dubai when Dubai World goes bankrupt, you know, this is two different kinds of situations, even though they are linked in terms of the nature of the crisis. So developing much greater sensibility to these questions of how crises and how capital accumulation works through uneven geographical development and through the logic of space-place-environmental configurations is to me a very important aspect of what I, as a geographer, might be able to contribute to the understanding of crisis formation and political action.

 

 

JSSJ : Ce qui nous amène à la question de ce que nous pourrions appeler, pour autant que l’expression ait un sens, la « justice spatiale ». C’est le titre de notre revue, et c’est à l’origine d’un débat entre des gens qui diraient qu’il ne peut pas y avoir d’espace juste, mais seulement une société juste qui a des effets sur l’espace, etc. Vous-même, vous ne parlez pas de « justice spatiale », mais de « justice territoriale ». Que diriez-vous à ce sujet ? S’agit-il d’une notion utile ? Quelle peut être son efficacité ? Il me semble, dans notre approche, que c’est une affaire d’interactions : le social a des effets sur l’espace, mais l’espace affecte aussi le social.

JSSJ: That connects to the question of what we could call –if we can call something like this, what we could call “spatial justice”. We use this notion as a title, and we use it as the beginning of a debate between some people who would say there cannot be any just space, there can only be a just society with effects on space and so on. You don’t use the notion of “spatial justice”, but you use “territorial justice”. What would you say about that? Is it a useful notion? Can it be efficient? I think, how we see it, it is about interaction: the social having effects on space, but also space having effects on the social.

21 nov 2011

David Harvey : La raison pour laquelle je me tiens à l’écart d’un concept comme celui de justice spatiale, c’est que je me pose cette question : qu’est-ce que l’espace ? Voyez-vous, il y a chez Lefebvre cette distinction entre l’espace perçu, l’espace conçu, et l’espace vécu. Quant à moi, je distingue espace absolu, espace relatif et espace relationnel. Je dois donc me poser cette question : dans laquelle de ces dimensions de l’espace envisage-t-on la justice ? Il me semble que parler de justice spatiale est source de trop de confusion. Je pourrais imaginer une situation où, du point de vue de l’espace perçu, on pourrait avoir quelque chose de juste, mais en considérant l’espace conçu et l’espace vécu, quelque chose de totalement injuste. Ainsi vous pourriez avoir la justice d’un côté et l’injustice de l’autre. Et ainsi de suite, avec l’espace relationnel, etc. C’est pourquoi j’évite de parler de justice spatiale.

David Harvey: The reason why I stay clear of using a concept like spatial justice is because I also have the question: What is space? And, you know, this is where the Lefebvrian distinction between material, conceptualized, lived but also for me, the distinction between absolute and relative and relational… I would then ask the question: in which of those dimensions is justice being considered? So I think for me it gets too muddled if you call it “spatial justice”. For that very reason, I mean, I could imagine a situation where you could look at a material thing and say: “Well, OK, this is materially just” but if you look at the conceptual and the lived, it would be totally unjust. So you could have justice here and injustice somewhere else. And also in terms of relationalities, and so on… So that’s the reason why I stay clear of talking about spatial justice.

Mais si je parle de justice territoriale, j’ai une idée très claire de ce dont il s’agit, à cause de l’importance des configurations territoriales dans la façon dont les sociétés s’organisent. Et il peut s’agir de communes autonomes, si nous nous référons aux idéaux des anarchistes radicaux. Mais comme l’a dit un des critiques des idées de Murray Bookchin, qui défend les communes libertaires autonomes, le problème avec ce système est que rien n’empêche telle commune de devenir extrêmement riche et telle autre de s’appauvrir énormément. Et, à moins d’avoir un système de redistribution entre les territoires, il n’y a pas d’issue. A ce propos… Je réfléchissais l’autre jour à ce qui était « commun » dans le Marché Commun. En partant d’une définition traditionnelle des biens communs, si vous y pensez en considérant la façon dont l’injustice territoriale émerge à l’intérieur de la configuration européenne, vous voyez poindre une espèce de critique d’une forme d’injustice territoriale que l’on peut exprimer et comprendre très clairement. C’est pourquoi « territorial » me convient.  Mais je suis frappé qu’on puisse se donner pour objectif la justice spatiale en général, c’est pourquoi je m’en écarte, mais j’affirme que le problème fondamental de la lutte anticapitaliste est d’avoir une définition du capital. Si vous prenez le volume 2 du Capital, vous verrez que Marx pose toutes ces questions : Qu’est-ce que le capital ? L’argent ? Non, parce que l’argent existait avant le capital. Est-ce la marchandisation ? Non, la marchandisation existait avant. Est-ce le fait d’acheter et de vendre la force de travail ? Non, échanger la force de travail contre des services se faisait avant… Et Marx passe en revue toutes les réponses et les rejette toutes sauf une. Et celle qu’il garde est la relation de classe entre capital et travail, et l’acte de production qui permet au capitaliste de dégager la plus-value. C’est cela qu’il faut abolir. Et la réponse de Marx est : ce que cela signifie, c’est que les travailleurs unis doivent déplacer cette relation de classe.

Now with territorial justice, I have a very clear idea of what I mean because societies do get organized in territorial configurations. And it can be free standing communes or if we think of radical anarchists’ view of what might be… But as one of the critiques of these idea of Murray Bookchin that you should have free standing libertarian communes put it, the difficulty with that is that nothing whatsoever is going to stop this commune from becoming extremely rich and this one from becoming highly impoverished. And, unless you have some principles of redistribution between the territories, then you get into an end. By the way, you see this in… I was reflecting the other day about what is “common” about the Common Market. And if you use a traditional notion of commons and start to think about it, and then you look at the way in which this territorial injustice is emerging within the structure of the euro configuration, you see a kind of a critique of… a certain form of territorial injustice emerging which can be very clearly stated and understood. So I don’t mind using “territorial”. But I think the objective of having “spatial justice” in general strikes me; that is the reason why I go away from it but I do argue that what’s the foundational problem, what is anti-capitalist struggle about, requires a definition of what is Capital. And if you go through Volume II of Capital, you will find that Marx asks all these questions. Is Capital Money? The answer is no, because Money was around before capitalism was around. Is it Commodification? No! Because Commodification was around… Is it the buying and selling of Labor power? No, because the exchange of Labor power for services… And Marx goes through all these possibilities and rejects all of them except one. And the one he does not reject is the class relation between Capital and Labor in the act of Production, which permits the Capitalists to extract surplus value. That has to be abolished. So Marx’s answer is: this means that, there has to be… the associated laborers have to displace that class relation.

Il y a donc là une espèce de programme politique très fort. Mais aussitôt surgit un problème : si les travailleurs organisés en association dans telle usine produisent des biens à leur façon et en fonction de leurs propres décisions et que ces biens servent à telle autre usine, comment cette autre usine peut-elle s’assurer que la première produira en quantité suffisante, et ainsi de suite. À l’heure actuelle, des secteurs de l’économie solidaire organisent en fait des systèmes de production qui mettent en relation différents éléments de sorte que l’un puisse dire à l’autre « nous avons besoin de tant de boutons pour mettre sur tant de chemises », etc., mais cela demande de la coordination, et à un moment ou à un autre, on arrive à une forme de division du travail pour ajuster la production aux besoins, ce qui suppose que les flux puissent être organisés de façon systématique, et cela nécessite généralement une espèce d’autorité de planification, ou, à défaut d’une véritable autorité, une façon d’organiser la planification pour permettre au système de fonctionner. Dans ce genre de situation, la justice pourrait par exemple consister à soutenir les usines autogérée en Argentine, en précisant que c’est un point de départ, mais il faut maintenant que nous réfléchissions à la façon de nous attaquer à la manière dont la loi de la valeur fonctionne sur le marché mondial, afin de faire le même genre de choses partout. C’est pourquoi, selon moi, la justice devrait en bonne part concerner le processus de libération de l’humanité de la domination des relations de classe et de production, et non simplement dans le fait d’assurer à chacun le même revenu. Ce genre de choses peut aussi avoir son importance, mais fondamentalement, la société anticapitaliste serait celle où les travailleurs auraient la décision, à la fois à travers l’autonomie de chaque travailleur individuellement, mais aussi à travers des principes d’organisation collective fondée sur la collaboration entre les différents producteurs, afin d’assurer à tous un confort de vie décent.

So there is very strong kind of political program there immediately. But then the problem arises: if the associated laborers in this factory are producing goods in their own way and according to their own decisions but those goods are partly an input into the factory over here, then how does the factory over here insure that the people over there produce enough for them… and this goes on. Solidarity economies are now actually organizing production chains in which they communicate with each other and say “we need so many buttons to put on a shirt” or whatever it is, but that requires coordination and that at some point or other means there has to be some coordination of division of labor and coordination of outputs out of this and of inputs into that, which then require flows to be organized in a systematic way, which at some point or another is likely to require some sort of planning authority, not necessarily authority but planning organization that can actually keep a lot of those bits and pieces together. So justice in this situation would be very much about supporting for example the recuperated factories in Argentina and saying that is the beginning point, but we now have to think about how to challenge the way in which the law of value operates on the world market in order to do that systematically everywhere. So, justice at some point for me is very much about a process of trying to liberate humanity from the domination of that class relation and production, and is not about simply everybody having the same income or so. Some issues of that sort may come into the picture, but fundamentally the anti-capitalist society would be one which is full of worker control, of worker self-management and self-decision making but also collectively organized around some principles of collaboration between different producers so that we can all have some reasonable standard of living.

 

 

JSSJ : Excusez-moi de revenir au thème de la justice spatiale. La complexité de l’espace, les trois dimensions de Lefebvre, qui sont le point de départ des trois dimensions que vous développez (relationnelle, relative, et matérielle), cela forme une théorie spatiale puissante et ardue. Mais n’est ce pas aussi une façon de comprendre la complexité de ce que la justice sociale pourrait être, dans sa dimension spatiale, localisée ? La question de la localisation est particulièrement complexe, à cause de la complexité même de la notion d’espace. Serait-il possible de prendre en considération toutes les dimensions de l’espace pour comprendre ce que devrait être la justice spatiale ? Ce serait une théorie complexe, mais serait-elle efficace ?

JSSJ: Sorry, I am coming back to the spatial justice issue: the complexity of space which you elaborate on, with the three dimensions of Lefebvre, and your own three dimensions (relational, relative and material), this is a strong and difficult spatial theory of what is space, isn’t it a way to understand the complexity of what social justice might mean as it has to be spatial, it has to be located? Being located is a complex issue, because space is such a difficult notion. Couldn’t we take in consideration all the dimensions of space to understand what spatial justice would be? That would be a difficult theory, maybe not efficient enough?

21 nov 2011

David Harvey : Oui, je n’avais pas voulu lancer ce débat, mais c’est bien que vous le fassiez. C’est quelque chose qui pourrait intéresser votre revue, et ce sont des questions importantes à explorer. Je sais qu’un bon nombre de gens me critiquent, comme par exemple Edward Soja, parce que je ne parle pas explicitement de justice spatiale, mais ce que j’essaie de faire, c’est de vous expliquer les raisons pour lesquelles je n’emploie pas cette expression. Cela ne signifie pas que la justice n’a aucun rapport avec ce qui m’intéresse, mais je suis davantage concerné par la façon dont on peut l’atteindre. Il ne peut pas y avoir de justice dans un ordre social capitaliste, ce qui pose la question de savoir sur quoi doit porter principalement la lutte anticapitaliste, et, selon moi, politiquement, je préférerais, à la place de la notion de justice, employer la notion marxiste traditionnelle d’épanouissement humain : le développement devrait concerner le potentiel et les pouvoirs de l’humanité, ce qui est très différent de la croissance des richesses et des revenus. C’est pourquoi nous devrions nous détourner de la croissance et de l’accumulation. Ce que je veux dire par là, c’est que selon la théorie néolibérale, si vous lâchez la bride aux forces du marché et que l’accumulation du capital est laissée libre de jouer son rôle, cela devrait profiter à tout le monde. Mais ce que Marx montre dans Le Capital, c’est que plus vous vous rapprochez de cette idée utopique, plus les classes qui composent la société sont divisées. D’une certaine façon, l’argument néolibéral est une escroquerie qui conduit, comme on peut le voir, à quelque chose de radicalement différent : c’est très clair quand on regarde l’énorme accroissement des inégalités sociales qui s’est produit lors de cette crise. C’est à cela, selon moi, que la politique doit s’attaquer, et je pense qu’on peut mobiliser la notion de justice dans ce contexte et que sa géographie, sa territorialité, jouent un rôle. Par exemple, pourquoi en ce moment est-ce que ce sont les Grecs qui sont frappés si violemment et si brutalement ? Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce réellement une nécessité économique ? Ou y a-t-il un choix politique de favoriser l’accumulation par la dépossession, en s’attaquant aux Grecs qui sont un des groupes les plus vulnérables de la zone euro en ce moment ? Vous les dépouillez, puis vous continuez en dépouillant les Espagnols et Portugais, et puisque vous avez déjà dépouillé les Irlandais, vous vous en prenez aux Italiens : il y a une dimension territoriale intéressante dans la façon dont ces affaires sont conduites et vous pourriez considérer cela et dire que c’est injuste en employant cet argument pour provoquer une mobilisation. Mais une fois de plus, la question est de savoir comment nous comprenons la géographie de tout cela, et ce qui se produit dans cette géographie. C’est pourquoi j’aurais tendance à soutenir que l’essentiel de ce qui se produit en ce moment correspond davantage à une accumulation par la dépossession qu’à un accroissement des profits par l’exploitation du travail. Quand il n’y a plus beaucoup d’accroissement du profit, qu’est-ce que vous faites ? Vous dépouillez les autres, et ainsi de suite. Nous vivons une époque de prédateurs, partout dans le monde, et les exemples abondent en ce moment aux États-Unis.

David Harvey: Yes, I haven’t wanted to launch into that debate but you are very welcome to! And your journal might want to debate that, I think it would be very interesting to think about it. I know, for example, quite a few people are critical of me, like Ed Soja is critical of me for not really talking about spatial justice, but I am trying to explain to you the reasons I don’t. I think that doesn’t mean that justice is something that is irrelevant to what I am interested in. But it is the manner through which it is achieved and the fact that there can be no justice under a capitalist social order that are what an anti-capitalist struggle should be focusing on, and for me, probably politically. Rather than use the notion of justice, I would use the kind of rather traditional Marxist notion of “human flourishing”: that development should be about the development of human capacities and powers, and that is very different from the growth of wealth and income. Therefore we should get away from the growth and accumulation, I mean the neoliberal theory is that if you liberate market forces and accumulation of capital is allowed to play out its role, then everybody will be better of. What Marx shows in The Capital is that the closer you get to that utopian idea, the greater the class divisions that exist in society. So, in a way, the neoliberal argument is a con game which is going to produce something radically different, and clearly is producing something radically different: if you look at the huge increases in social inequality that have occurred in the midst of this crisis, you see this is very much in motion. So, to me, the political task is to go after that and I think that notions of justice can certainly be mobilized as part of what that’s about, and I think that the geography of it, the territoriality of it, I mean why is it that the Greeks are being hit so hard right now, really viciously? What is involved in that? Is this really an economic necessity? Or is it a political choice to engage in accumulation by dispossession, by dispossessing the Greeks who are one of the most vulnerable groups in the euro zone right now: you dispossess them, and then you go dispossess the Spaniards and the Portuguese, and you have already dispossessed the Irish, so now you are going for the Italians. There is an interesting territoriality in how this is being worked out and you could look at that and say: “this is unjust!’ and mobilize against it on those grounds. But again it comes back to how we understand the geography of all of this and what is going on within the geography of all of this. That is why I would kind of argue that much of what is going on right now is more about accumulation by dispossession than it is about actually expanding the surplus through the exploitation of labor. There is not that much expansion of the surplus going on, so what do you do? You steal stuff from everybody, and so and so. It is a very predatory moment, all over the place, with plenty of examples inside the United States right now.

 

 

JSSJ : Je relisais hier l’épilogue de Spaces of Hope, écrit en 1998, dans lequel vous décrivez un rêve. Ce n’est pas très rassurant parce que vous mentionnez la date de 2013 comme celle de la grande crise économique, et, dans votre rêve, on glisse vers une situation terrifiante, vers un pouvoir théocratique et militaire. Puis vous revenez vers l’utopie en décrivant ce qui pourrait succéder à cette période. Pensez-vous que c’est cela qui se produit en ce moment ? Pensez-vous que nous devrions être terrifiés comme je l’ai été hier soir en lisant ces pages ?

JSSJ: I was re-reading yesterday evening the epilogue of Spaces of Hope, which was written in 1998, in which you tell us about this dream. If you look at the dates, it is not very reassuring because you mention the date of 2013 as being the moment of the big economic crash, and then, in that dream, we move to a terrifying situation of military power, of a military theocracy. But then you come back to Utopia and what could happen after that period. Do you think all that is what is happening now? Do you think we should be terrified as I was yesterday night reading these pages?

21 nov 2011

David Harvey : Ce n’était pas dans mon intention de faire peur. Juste une note au passage : ce texte n’a suscité pratiquement aucune réaction dans le monde anglophone. Les gens n’ont pas réagi, ils n’en ont jamais discuté. Mais en Amérique latine, ce texte est très lu et très apprécié et commenté ; quand je vais dans ces pays, on me demande toujours de parler de l’épilogue de Spaces of Hope ! Dans le monde anglophone, personne ne veut m’en parler, presque comme si je ne l’avais jamais écrit, comme si c’était gênant que j’aie pu un jour écrire une chose pareille. C’est donc intéressant que vous y fassiez référence. Franchement, je n’en sais rien. À l’évidence, je n’ai aucune idée de ce qui peut se produire, mais il y a en effet des signes nets d’évolutions autocratiques. Quand vous voyez deux gouvernements qui, dans les faits, hors de tout processus démocratique, ont porté au pouvoir de prétendus « technocrates » pour résoudre leurs problèmes ; quand vous regardez ce qui se passe dans la zone euro, et la façon dont les décisions sont prises par l’Allemagne, la France, avec le FMI et la banque centrale, cela ressemble à ce que j’avais décrit dans The Enigma of Capital et que j’avais appelé le complexe financiaro-étatique, qui pour moi a émergé clairement aux États-Unis lorsque pendant la crise ce sont le Trésor et la Réserve Fédérale, et non le président, qui ont dicté la politique du pays. Ce que vous voyez maintenant n’est pas seulement un déficit de démocratie : la démocratie représentative est presque entièrement renversée. Et si vous considérez les mouvements de contestation et les réponses qu’ils suscitent, la militarisation est déjà avancée. Aux États-Unis, seuls les mouvements de gauche ont été réprimés ; le Tea Party n’a pas été inquiété, on l’a au contraire favorisé alors qu’on a réprimé la contestation de gauche. Je pense que nous sommes entrés dans une période très difficile où l’on risque de voir un usage massif du pouvoir policier et militaire pour contenir les mécontents. Que peuvent-ils faire d’autre ? Mais je ne sais pas si cela deviendra aussi violent que je l’avais envisagé dans Spaces of Hope.

David Harvey: Well, I did not mean to terrify! Just a footnote on that: that piece has generated almost no response in the English speaking world at all; people did not respond to it at all, they avoided any discussion of it. In Latin America, people use it a lot, and love it, and talk about it all the time, so when I go down there, people always want to talk about the epilogue of Spaces of Hope! In the English speaking world, nobody wants to talk to me about it, it is almost like if I never wrote it, and it is almost like an embarrassment that I wrote such a thing. So it’s interesting that you mention it. I honestly don’t know, obviously I have no idea of what might happen, but there certainly are signs of a very autocratic series of moves. When you have two governments already that have, in effect, gone outside of any democratic system and appointed so called “technocrats” to solve their problems without any democratic process behind it; when you look at what is going on in the euro zone, and you look at the decision making where it is Germany and France, plus the IMF, plus the Central Bank, essentially dictating terms; it evokes something that I wrote about in The Enigma of Capital which I called the State-Finance nexus, which became very clear to me in the United States when the crisis came on that it was the Treasury and the Federal Reserve that ran the Government: the President didn’t. What you have right now is not only a democratic deficit, but you have got almost an overthrow of democratic representation entirely. And when you look at some of the protest movements and the responses, it is almost militarized. And there is no need in the United States to hit; they did not do that to the Tea Party! They did that to the Left. They supported the Tea Party, they facilitated the Tea Party and they attack this. So I think we’re heading into a very difficult period where there is likely to be a lot of use of police power and military power to control discontent, because what else can they do? Now I don’t know if it is going to get as violent as I suggested in Spaces of Hope.

 

 

JSSJ : Mais il y a aussi la seconde partie du rêve, dans laquelle les plus démunis se révoltent et font émerger quelque chose d’autre. A quelle part du rêve correspond l’utopie aujourd'hui ?

JSSJ: But then there is the second part of the dream, in which the most deprived revolt and something else emerge. Which part of the dream is the utopia now?

David Harvey : On voit des signes de révolte un peu partout. Certaines révoltes anciennes continuent : le mouvement des sans terre au Brésil, l’insurrection maoïste dans l’Inde centrale, les campements d’étudiants chiliens qui représentent une force réelle, et ce que nous observons place Tahrir… Il me semble qu’en ce moment même, nous sommes au point d’inflexion. Prenez par exemple les étudiants chiliens. Quelle est leur lutte ? Ils se sont débarrassés de Pinochet, mais ils n’ont pas pu changer le système que Pinochet avait mis en place. Et ces étudiants s’attaquent maintenant à ce système, et disent : « nous voulons en sortir ». En Grande-Bretagne, Thatcher s’est retirée mais le thatchérisme est toujours très puissant. Et en ce moment même, ce qui se passe en Égypte, ce sont les gens qui se disent : « d’accord, on s’est débarrassé de Moubarak, mais on ne s’est pas débarrassé du système », et c’est un affrontement prévisible avec ce système qui se dessine. Puisque vous vous intéressez à l’Afrique du Sud, vous savez que vous en avez fini avec l’apartheid et que beaucoup de gens là-bas diraient « bon, cela veut dire que je peux aller dans des endroits où je ne pouvais pas aller avant, je peux aussi discuter avec des gens d’autres races, ce qui était impossible auparavant. Et pourtant, ma vie quotidienne ne s’est pas le moins du monde améliorée ». Dans tous les cas, il y a un système qui s’est mis en place, et il faut systématiquement s’y confronter et l’attaquer, et tout montre que les gardiens de ce système risquent en retour d’utiliser leur pouvoir politique avec brutalité et violence, comme cela s’est produit place Tahrir. Cela signifie que le système d’exploitation et d’accumulation par la dépossession s’intensifie plutôt qu’il ne s’atténue avec la crise. Je ne sais pas comment cela pourrait se dénouer pacifiquement, car je souhaite une issue pacifique, mais vous voyez une mobilisation incroyable du pouvoir des médias et de la classe dominante pour préserver le statu quo. Cela ne sauve pas le capitalisme, cela préserve la portion de la classe capitaliste qui possède toutes les richesses.

David Harvey: Well, we see signs of the revolt all over the place actually. There have been long standing revolts going on: the MST in Brazil, the Maoist insurgency in central India, the Chilean students who really camped out and are really very strong, and we see evidence of it on Tahrir square… At this particular moment, it seems to me, we are at this inflexion point. For example, the Chilean students, what are they battling? They got rid of Pinochet, but they never challenged the system that Pinochet put in place, and now the Chilean students are confronting that system, saying: “We want out of that system”. In Britain, Thatcher stepped down but Thatcherism is still very strong. What is going on in Egypt right now is “Ok, we got rid of Mubarak but we did not get rid of the system” and now there is a predictable confrontation going on with the system. As somebody interested in South Africa, you know you got rid of Apartheid and many people there would say “Ok, this means I can walk around in places I could not walk around, I can have conversations across race lines which I could not have before, but frankly my daily life has not improved one jot”. And so, what we have is a system that got put in place and systemically now has to be confronted and attacked, and all the signs are that the guardians of that system are likely to use political power, pretty ruthlessly as they just done on Tahrir Square, to really respond in a thoroughly violent way. What this means is that system of exploitation and accumulation by dispossession is deepening rather than being attenuated through the crisis. I don’t know how that is going to be turned around peacefully -because I would like it to be done peacefully-, but what you see is the mobilization of incredible media power and class power to maintain the status quo, which does not save capitalism, it saves that portion of capitalist class that has all the wealth.

 

 

JSSJ : Il me semble que Lefebvre a dit quelque chose comme « une révolution qui n’a pas transformé le système et l’espace est une révolution inachevée ». L’Afrique du Sud est un très bon exemple d’un système néolibéral qui s’est parfaitement adapté à l’ancienne organisation spatiale. C’est ce lien entre système et espace qui m’intéresse.

JSSJ: I think Lefebvre said something like “a revolution which has not changed the system and space is an unfinished revolution”. South Africa is a very good example of a neoliberal system which is very well adapted to the former spatial organization, which can reuse it. This “system and space” is interesting to me.

David Harvey : Oui, je pense que c’est fondamental. Nous faisons face à deux problèmes majeurs, l’un est l’appauvrissement global, l’autre la dégradation de l’environnement. Ni l’un ni l’autre de ces deux problèmes ne peut être résolu sans une reconfiguration radicale de la vie urbaine. Cette reconfiguration radicale implique de réorganiser l’espace de la ville. Et aux États-Unis, le problème de l’étalement est plus aigu qu’ici. Qu’allons-nous faire de nos banlieues ? Elles se sont développées comme un mode d’accumulation du capital, et les gens ont adopté un mode de vie qu’ils n’ont pas envie d’abandonner et qui pourtant est, du point de vue de l’environnement, désastreux. Du point de vue social, cette urbanisation est très discriminatoire et injuste, avec des riches qui sont de plus en plus retranchés dans leurs communautés fermées, à l’intérieur desquelles ils prennent des responsabilités envers leur communauté, tout en refusant toute responsabilité sur l’évolution de l’urbanisation en général. C’est donc un désastre politique. Quand vous voyez cela, vous vous dites que ce ne sera pas possible de changer quoi que ce soit aux États-Unis, à moins, comme vous le dites, d’accepter de transformer radicalement les relations sociales et l’organisation spatiale. Et je ne suis pas sûr que ces questions retiennent vraiment l’attention des universitaires, des techniciens, ou des politiques.

David Harvey: Yes, I think it is foundational. Of the two major problems that we have, one is global impoverishment and the other environmental degradation, and there is no way that those two questions can be addressed without a radical reconfiguration of urban life, a radical reconfiguration, which involves a spatial reorganization of how cities work. And we have the problem in the United States, more than you do here, of the suburbs: what do we do about the suburbs? They were built as a mode of capital accumulation, there now people have adopted a way of life which they don’t want to give up and yet you see that environmentally this is a disastrous form of urbanization. Socially, it is highly discriminatory and socially unjust; increasingly the rich are being ghettoized in gated communities in which they have a responsibility to what goes on inside the community but no responsibility for urbanization in general. So politically this is a disaster. So, you look at this and say, well, we are not going to be able to do anything in the United States unless we are prepared to do what you are saying, which is to change the social relations and change the spatial organization in radically new ways. And I am not sure I see the academic thinking around about that, the technical thinking around that or the political thinking around that.

JSSJ : Merci beaucoup !

JSSJ: Thank you very much, merci!

 

 

Pour citer cet article

To quote this paper

David Harvey, Frédéric Dufaux, Philippe Gervais-Lambony, Chloé Buire, Henri Desbois, «Justice territoriale, épanouissement humain et stratégies géographiques de libération. Un entretien avec David Harvey», traduction : Henri Desbois, justice spatiale | spatial justice, n° 4, décembre 2011, www.jssj.org

David Harvey, Frédéric Dufaux, Philippe Gervais-Lambony, Chloé Buire, Henri Desbois,  « On Territorial Justice, Human Flourishing and Geographical Strategies of Liberation. An interview with David Harvey », justice spatiale | spatial justice, n° 4, december 2011, www.jssj.org